Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 182-200).

CHAPITRE XXXVIII

la recherche

Les premiers dix jours après le départ d’Hetty se passèrent aussi tranquillement que tout autre pour la famille de la Grand’Ferme et pour Adam, occupé de son travail habituel. Ils s’attendaient tous à ce qu’Hetty serait absente une semaine ou dix jours au moins, peut-être un peu plus longtemps, si Dinah revenait avec elle, parce que quelque chose pouvait les retenir. Mais au bout de quinze jours ils commencèrent à être un peu surpris de ce qu’elle ne fût pas de retour ; elle trouvait sans doute la société de Dinah plus agréable que personne ne l’eût supposé. Adam, pour sa part, était très-impatient de la revoir, et il résolut, si elle n’arrivait pas le jour suivant, un samedi, de partir le dimanche matin pour aller la chercher. Il n’y avait point de voiture le dimanche ; mais en partant avant le jour, et peut-être avec le secours de quelque char sur la route, il arriverait de bonne heure à Snowfield et ramènerait Hetty le jour suivant, Dinah aussi, si elle devait venir. Il était bien temps qu’Hetty rentrât à la maison, et il consentit à perdre son lundi pour cela.

Son projet fut très-approuvé à la Ferme, où il alla le samedi soir. Madame Poyser lui demanda énergiquement de ne point revenir sans Hetty, qui avait fait une absence bien assez longue, considérant tout ce qu’elle avait à préparer pour le milieu de mars, et qu’une semaine de changement d’air était bien suffisante pour la santé de qui que ce fût. Quant à Dinah, madame Poyser avait peu d’espoir qu’on pût la ramener, à moins de pouvoir lui persuader que les gens d’Hayslope étaient deux fois plus misérables que ceux de Snowfield. « Quoique, dit madame Poyser comme conclusion, vous puissiez lui dire qu’il ne lui reste qu’une tante, et qu’elle est assez usée pour n’être presque plus qu’une ombre ; que nous serons peut-être à vingt milles plus loin à la Saint-Michel prochaine, où nous pourrons mourir, le cœur brisé, en laissant les enfants sans père ni mère.

— Non, non, dit M. Poyser, qui avait certainement l’air très-pénétré, ce n’est pas si mal que ça. Tu as très-bonne mine à présent et tu reprends chaque jour des chairs. Mais je serai bien aise que Dinah vienne, car elle t’aidera pour les petits ; ils se faisaient étonnamment bien à elle. »

Adam partit donc à la pointe du jour le dimanche. Seth l’accompagna un ou deux milles, car la pensée de Snowfield et la possibilité que Dinah revînt l’agitait, et cette promenade avec Adam à l’air frais du matin, tous deux dans leurs meilleurs habits, contribuait à lui faire éprouver le calme du dimanche. C’était la dernière matinée de février, avec un ciel lourd et gris et une légère gelée blanche sur le bord de la route et sur les haies sombres. Ils entendaient le murmure du ruisseau dont l’eau abondante se précipitait au bas de la colline, et le léger gazouillement des oiseaux matineux, car ils marchaient en silence, quoique avec un agréable sentiment de fraternité.

« Adieu, garçon, dit Adam, posant la main sur l’épaule de Seth et le regardant affectueusement au moment de s’en séparer. Je voudrais que tu pusses faire toute la route avec moi et que tu fusses aussi heureux que je le suis.

— Je suis content, Addy, je suis content, dit Seth gaiement. Je serai probablement un vieux garçon, et je ferai du tapage avec tes enfants. »

Ils se séparèrent, et Seth revint à la maison en marchant tranquillement et répétant intérieurement une de ses hymnes favorites ; il les aimait beaucoup :

« Sombre et triste est le matin que n’accompagne pas ta présence. Le retour du jour est sans joie, si je ne vois les rayons de ta grâce ; si ta lumière pénétrante ne réjouit mes yeux et n’égaye mon cœur. Visite donc, mon âme, perce l’obscurité du péché et de la tristesse. — Envahis-moi de tes divins rayons, dissipe tout ce qui obscurcit ma foi. Montre-toi toujours plus à mes yeux et que la splendeur du jour soit parfaite. »

Adam marchait beaucoup plus vite, et toute personne venant sur la route d’Oakburn, au lever du soleil de ce jour, aurait eu du plaisir à voir cet homme grand, à large poitrine, s’avancer avec la tenue droite et ferme du soldat, regardant d’un œil vif et joyeux les montagnes bleu foncé qui commençaient à se montrer de loin. Rarement, dans sa vie, Adam avait été dégagé de tout nuage d’inquiétude comme il l’était ce matin ; et cette absence de souci, comme c’est l’ordinaire pour les intelligences pratiques semblables à la sienne, le portait à observer les objets qui l’entouraient et à en retirer des idées pour ses plans favoris et ses arrangements ingénieux. Son amour heureux, l’assurance que chacun de ses pas le rapprochait de plus en plus d’Hetty, qui lui appartiendrait bientôt, étaient aussi agréables à ses pensées que le doux air du matin à ses sensations ; il éprouvait un bien-être qui lui rendit le mouvement délicieux. De temps en temps un flot de plus profond amour pour elle venait chasser toute autre image ; alors il éprouvait un étonnement plein de reconnaissance de ce que tout ce bonheur lui était accordé, de ce que notre vie renferme de telles douceurs, car notre ami Adam avait l’esprit religieux, quoiqu’il n’eût pas beaucoup de patience pour les discours des dévots, et sa tendresse ressemblait à sa vénération, de sorte qu’on pouvait rarement les mettre en jeu l’une sans l’autre. Mais après que le sentiment s’était fait jour de cette manière, l’activité de la pensée revenait avec une nouvelle vigueur, et ce matin elle s’appliquait à des moyens de pouvoir perfectionner les routes, qui étaient si mauvaises dans tout le pays. Il se représentait les avantages qui pourraient ressortir de l’activité d’un simple gentilhomme de campagne qui voudrait s’occuper des intérêts de son propre district.

Ces dix milles, pour arriver à Oakburn, lui firent l’effet d’une courte promenade ; une fois dans cette jolie ville, en vue des montagnes bleues, il y déjeuna. Depuis là, le pays devenait de moins en moins cultivé ; plus de bois touffus, plus d’arbres aux branches étendues près de demeures rapprochées, plus de haies épaisses, mais des murs de pierres grises séparant de maigres pâturages, et de misérables maisons de pierres, espacées à distance sur des terrains crevassés où il y avait eu des mines qui n’existaient plus. « Un pays de famine ! se dit Adam. Je préférerais aller vers le sud, où l’on dit que c’est aussi plat qu’une table, que de venir ici. Puisque Dinah aime à vivre dans le pays où elle peut trouver le plus de gens à consoler, elle a raison de rester de ce côté, car elle doit sembler venir directement du ciel comme les anges au désert viennent pour fortifier ceux qui n’ont rien à manger. » Quand enfin il arriva en vue de Snowfield, il trouva que la ville était « bien digne du pays, » quoique le courant d’eau qui traversait la vallée, où était la grande filature, reverdît agréablement les prés inférieurs. Le bourg, triste, pierreux et découvert, était situé assez haut sur le flanc d’une colline escarpée ; Adam ne s’y rendit pas directement, car Seth lui avait dit où il trouverait Dinah. C’était dans une chaumière au dehors, à quelque distance de la filature, une vieille maison au bord de la route, avec un petit morceau de terrain planté de pommes de terre. C’est là que logeait Dinah avec un vieux couple, et si par hasard elle était sortie avec Hetty, Adam saurait où elles étaient allées, ou quand elles rentreraient. Il se pouvait aussi que Dinah se fût rendue à quelque prédication, et peut-être aurait-elle laissé Hetty à la maison. Adam ne pouvait s’empêcher de l’espérer, et quand il reconnut la chaumière à côté de la route devant lui, ses traits s’animèrent de ce sourire involontaire propre à l’attente d’une joie prochaine.

Il hâta le pas le long de l’étroit sentier et frappa à la porte. Elle fut ouverte par une vieille femme très-propre qui avait un lent tremblement nerveux de la tête.

« Dinah Morris est-elle à la maison ? dit Adam.

— Eh !… non, dit la vieille femme regardant cet étranger avec un étonnement qui la faisait parler plus lentement qu’à l’ordinaire.

— Voulez-vous prendre la peine d’entrer ? ajouta-t-elle en se retirant de la porte, comme revenant de sa surprise. Mais vous êtes le frère de ce jeune homme qui est venu avant, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Adam en entrant. C’était Seth Bede. Je suis son frère Adam. Il m’a dit de vous présenter ses compliments, ainsi qu’à votre bon mari.

— Je l’en remercie bien : c’était un gracieux jeune homme. Et vous lui ressemblez, seulement vous êtes plus brun. Asseyez-vous dans le fauteuil. Mon mari n’est pas encore revenu de la réunion. »

Adam s’assit patiemment, ne voulant pas la presser de questions, mais regardant avec attention, à un angle de la chambre, l’étroit escalier tournant, car il croyait possible qu’Hetty eût entendu sa voix et descendît bientôt.

« Ainsi vous êtes venu pour voir Dinah Morris ? dit la femme debout devant lui. Et vous ne saviez pas qu’elle était absente, alors ?

— Non, dit Adam ; mais je pensais bien qu’elle serait probablement dehors, puisque c’est dimanche. Mais l’autre jeune personne est-elle à la maison ou est-elle sortie avec Dinah ? »

La vieille regarda Adam d’un air ébahi.

« Sortie avec elle ? dit-elle. Mais Dinah est allée à Leeds, une grande ville dont vous aurez entendu parler, où il y a beaucoup de gens du Seigneur. Elle y est allée il y a eu vendredi quinze jours ; on lui a envoyé l’argent pour son voyage. Vous pouvez voir ici sa chambre, » continua-t-elle en ouvrant une porte, sans remarquer l’effet de ses paroles sur Adam. Il se leva et la suivit, jeta un regard ardent dans la petite chambre, qui contenait un lit étroit, le portrait de Wesley pendu à la muraille, et quelques livres reposant sur une grosse Bible. Il avait eu l’espérance sans motifs qu’Hetty pourrait s’y trouver. Il ne put parler au premier moment après qu’il eut vu que la chambre était vide ; une crainte vague s’était emparée de lui, quelque chose était arrivé à Hetty pendant son voyage. Pourtant la vieille femme était si lente à parler et à saisir, qu’Hetty pouvait, après tout, être à Snowfield.

« C’est dommage que vous ne l’ayez pas su, dit-elle. Êtes-vous venu de votre pays exprès pour la voir ?

— Mais Hetty, Hetty Sorrel, dit Adam subitement, où est-elle ?

— Je ne connais personne de ce nom, dit la vieille femme étonnée. Est-ce quelqu’un dont vous ayez entendu parler à Snowfield ?

— Est-il venu ici une jeune fille, très-jeune et très-jolie, il y a eu vendredi quinze jours, pour voir Dinah Morris ?

— Non, je n’en ai point vu.

— Pensez-y ; en êtes-vous bien sûre ? Une fille de dix-huit ans, avec des yeux noirs et des cheveux noirs bouclés, un manteau rouge et un panier au bras ? Vous ne pourriez l’oublier, si vous l’aviez vue.

— Non ; il y a eu vendredi quinze jours — c’est alors que Dinah est partie — il n’est venu personne. Personne n’est venu la demander avant vous, car les gens de par ici savent qu’elle est partie. Seigneur, Seigneur, est-il arrivé quelque malheur ? »

Elle avait vu l’air épouvanté d’Adam. Mais il n’était ni pétrifié, ni confondu ; il cherchait activement où il pourrait s’informer d’Hetty.

— Oui, une jeune fille est partie de notre pays pour voir Dinah, il y a eu vendredi quinze jours. Je suis venu pour la chercher. J’ai peur qu’il ne lui soit arrivé quelque chose. Je ne puis m’arrêter. Adieu. »

Il sortit à la hâte de la chaumière, et la vieille femme le suivit à la porte, le regardant tristement de sa tête branlante, tandis qu’il courait presque vers la ville. Il allait prendre des renseignements à l’endroit où s’arrêtait la voiture d’Oakburn.

Non ! aucune personne comme Hetty n’avait été vue. Était-il arrivé quelque accident à la voiture quinze jours auparavant ? Non. Et il n’y avait point de voiture qui pût le ramener à Oakburn ce jour-là ! Eh bien, il irait à pied ; il ne pouvait rester là dans cette affreuse inaction. Mais l’aubergiste, voyant qu’Adam était dans une grande inquiétude, et prenant part à ce nouvel incident, avec le zèle d’un homme qui passe une grande partie de son temps les mains dans ses poches à regarder une rue d’une monotonie obstinée, lui offrit de le reconduire ce même soir à Oakburn dans son propre « char taxé. » Il n’était pas cinq heures ; il restait assez de temps à Adam pour prendre un repas et arriver avant dix heures à Oakburn. L’aubergiste déclara qu’il lui fallait positivement y aller, et qu’il pouvait aussi bien le faire ce jour-ci ; il aurait tout le lundi devant lui. Adam, après avoir essayé en vain de manger, mit des vivres dans sa poche, et, après avoir bu un verre d’ale, se déclara prêt à partir. Comme ils approchaient de la chaumière, il lui vint à l’esprit qu’il ferait bien d’apprendre de la vieille femme où l’on pourrait trouver Dinah à Leeds ; s’il y avait quelque malheur à la Grand’Ferme (il n’admettait qu’à moitié la crainte qu’il pût y en avoir), les Poyser pourraient désirer la présence de Dinah. Mais elle n’avait point laissé d’adresse, et la vieille, dont la mémoire était infirme à l’égard des noms, ne put se rappeler celui de la « femme bénie, » qui était l’amie intime de Dinah, dans la Société de Leeds.

Pendant ce long, long voyage dans le « char taxé, » il y avait du temps pour toutes sortes de conjectures, de crainte importune ou d’espérance rassurante. Dans le premier choc de la découverte qu’Hetty n’était pas à Snowfield, la pensée d’Arthur avait traversé l’esprit d’Adam comme une flèche douloureuse ; mais il essaya pendant quelque temps de se tenir en garde contre son retour et s’occupa activement à rechercher différentes manières d’expliquer ce fait alarmant, en dehors de cette crainte insupportable. Quelque accident était arrivé. Hetty, par un hasard singulier, s’était trompée de voiture ; elle était tombée malade et ne voulait pas les effrayer en le leur faisant savoir. Mais cette frêle barrière de vagues improbabilités fut bientôt renversée par un flot d’appréhensions positives et mortelles. Hetty s’était trompée en croyant qu’elle pourrait l’aimer et l’épouser ; elle aimait Arthur pendant tout ce temps, et maintenant, dans son désespoir de l’approche de leur mariage, elle avait pris la fuite. Et elle était allée vers lui. Son indignation et sa colère se ranimèrent et lui firent naître le soupçon qu’Arthur s’était conduit faussement, avait écrit à Hetty, l’avait encouragée à venir à lui, ne désirant pas, après tout, qu’elle pût appartenir à un autre. Peut-être il avait combiné toute l’affaire et lui avait donné des directions pour le suivre en Irlande. Car Adam savait qu’Arthur y était allé trois semaines avant, l’ayant récemment appris au Château. Chaque regard triste d’Hetty, depuis qu’elle s’était engagée à lui, lui revenait maintenant avec toute l’exagération d’un chagrin rétrospectif. Il avait été ridiculement prompt et confiant. La pauvre enfant, pendant longtemps peut-être, n’avait pas connu sa propre disposition d’esprit ; elle avait cru pouvoir oublier Arthur, et n’avait été que momentanément attirée vers l’homme qui lui offrait un amour protecteur et fidèle. Il ne pouvait supporter de l’accuser ; elle n’avait jamais pensé lui faire cet affreux chagrin. Le blâme était pour cet homme qui avait égoïstement joué avec ce cœur, qui l’avait peut-être, de propos délibéré, engagée à partir.

À Oakburn, l’aubergiste du Chêne royal se rappela qu’une jeune personne, telle que la décrivait Adam, était sortie de la voiture de Treddleston, il y avait plus de quinze jours ; il n’était pas probable qu’il pût oublier en si peu de temps une aussi jolie fille ; qu’il était sûr qu’elle n’était point partie par la voiture qui passait à Snowfield, mais qu’il l’avait perdue de vue pendant qu’il emmenait les chevaux, et ne l’avait jamais aperçue depuis. Adam, alors, alla directement à la maison d’où partait la voiture de Stoniton ; c’était l’endroit où Hetty avait dû le plus probablement se rendre d’abord, quelle que fût sa destination, car elle ne se serait pas hasardée à prendre une autre voiture que la principale. On l’avait aussi remarquée là et on l’avait vue assise sur l’impériale, à côté du cocher ; mais on ne pouvait parler à ce cocher, car un autre conduisait sur cette route à sa place depuis trois ou quatre jours ; on pourrait probablement le voir à Stoniton, en le demandant à l’auberge où s’arrêtait la voiture. Ainsi Adam, tourmenté, le cœur brisé, dut nécessairement attendre et essayer de se reposer jusqu’au matin ; bien plus, jusqu’à onze heures, que partait la voiture.

À Stoniton, autre délai, car le vieux cocher qui avait conduit Hetty ne reviendrait pas avant la nuit. Quand il arriva, il se rappelait très-bien Hetty, et sa propre plaisanterie, qu’il répéta plusieurs fois à Adam, redisant tout aussi souvent avoir pensé qu’il y avait quelque chose de plus que l’ordinaire, parce que Hetty n’avait pas ri quand il l’avait plaisantée. Mais il affirma, comme avaient fait les gens de l’auberge, avoir perdu de vue Hetty dès qu’elle était descendue. Une partie de la matinée suivante se passa en recherches à chaque maison de la ville d’où partait quelque voiture, le tout en vain, car vous savez qu’Hetty avait quitté Stoniton à pied de grand matin ; puis il alla jusqu’aux premières barrières de péage, sur les différentes directions de routes, dans la vaine espérance d’y trouver quelque souvenir d’elle. Non, impossible de suivre sa trace plus loin, et le premier devoir d’Adam était maintenant de retourner à la maison, porter à la Grand’Ferme ces désastreuses nouvelles. Quant à ce qu’il devait faire après, il en était venu à deux résolutions distinctes au milieu du tumulte de pensées et de sentiments qui se pressaient en lui. Il ne dirait rien de ce qu’il savait de la conduite d’Arthur Donnithorne vis-à-vis d’Hetty jusqu’à ce que ce fût une nécessité absolue ; il se pouvait encore qu’Hetty revînt, et cette révélation pourrait lui nuire ou l’offenser. Dès qu’il serait de retour chez lui et qu’il aurait fait les préparatifs nécessaires à son absence, il partirait pour l’Irlande ; s’il ne trouvait aucunes traces d’Hetty sur la route, il irait droit au capitaine Donnithorne et chercherait à s’assurer jusqu’où il était informé de ses démarches. Plusieurs fois il lui vint à l’esprit de consulter M. Irwine ; mais ce serait inutile, à moins de lui tout dire et de trahir ainsi le secret d’Arthur. Il paraît singulier qu’Adam, l’esprit constamment occupé d’Hetty, n’eût jamais songé à la probabilité qu’elle fût allée à Windsor, dans l’ignorance qu’Arthur n’y était plus. Peut-être est-ce parce qu’il ne pouvait concevoir qu’Hetty allât vers Arthur sans qu’il l’eût appelée ; il n’imaginait aucune cause qui pût l’entraîner à une semblable démarche après la lettre écrite au mois d’août. Il n’y avait que deux alternatives dans son esprit ; ou Arthur lui avait écrit de nouveau pour l’engager à venir, ou elle avait simplement fui devant l’approche de son mariage avec lui, parce qu’elle avait trouvé, après tout, qu’elle ne pouvait l’aimer assez pour cela et qu’elle était effrayée de la colère de ses amis, si elle se rétractait.

Avec cette dernière détermination d’aller droit à Arthur, la pensée qu’il avait perdu deux jours en recherches presque inutiles était une torture pour Adam. Cependant, dès qu’il ne pouvait parler aux Poyser de ses soupçons au sujet de l’endroit où était allée Hetty, et de son intention de l’y suivre, il devait leur dire qu’il avait recherché ses traces aussi loin que possible.

C’était minuit le jeudi soir quand Adam arriva à Treddleston. Ne voulant pas déranger sa mère et Seth, et s’exposer à leurs questions à cette heure-là, il se jeta tout habillé sur un lit au « Char renversé » et dormit pesamment d’extrême fatigue. Pas longtemps cependant, car avant cinq heures il se mit en route pour arriver chez lui à la faible lueur de l’aurore. Il gardait toujours une clef de l’atelier dans sa poche, de manière à pouvoir entrer, et il voulait le faire sans réveiller sa mère, car il désirait vivement éviter de lui apprendre ce nouveau chagrin lui-même, et souhaitait voir Seth le premier, pour le prier de le lui dire quand ce serait nécessaire. Il traversa légèrement la cour et mit doucement la clef à la porte ; mais, comme il s’y attendait, Gyp, qui couchait dans l’atelier, poussa un vif aboiement. Il se tut quand il vit Adam lever le doigt pour lui imposer silence, et dans sa joie muette, en l’absence de sa queue, il dut se contenter de frotter son corps contre les jambes de son maître.

Adam avait le cœur trop malade pour prendre garde aux caresses de Gyp. Il se jeta sur le banc et regarda tristement le bois et les outils de travail autour de lui, se demandant s’il viendrait jamais à y pouvoir encore trouver du plaisir, tandis que Gyp, s’apercevant confusément que quelque chose n’allait pas bien, posait sa rude tête grise sur le genou d’Adam et plissait son front pour lever les yeux vers lui. Jusqu’à ce moment, depuis l’après-midi du dimanche, Adam s’était constamment trouvé entouré de personnes et de choses étrangères, sans associations avec sa vie de tous les jours ; et maintenant qu’à la clarté de ce nouveau matin, de retour chez lui, il se voyait environné d’objets familiers qui semblaient privés pour toujours de leur charme, la réalité, la pénible, l’inévitable réalité de son chagrin pesa sur lui d’un nouveau poids. Juste en face de lui était une commode à tiroirs, non achevée, dont il s’était occupé dans ses moments de loisir pour servir à Hetty quand elle serait chez elle.

Seth ne s’était pas aperçu de l’arrivée d’Adam, mais il avait été réveillé par l’aboiement de Gyp, et Adam l’entendit bouger dans la chambre au-dessus et s’habiller. Les premières pensées de Seth furent pour son frère ; il l’attendait bien certainement ce jour-là, car sa présence était urgente pour les travaux du lendemain ; mais il lui était agréable de voir qu’il avait eu des vacances plus longues qu’il ne comptait. Et Dinah, viendrait-elle aussi ? Seth pensait que ce serait le plus grand bonheur qu’il pût désirer pour lui-même, car il ne lui restait aucun espoir qu’elle pût jamais l’aimer assez pour l’épouser, et il s’était souvent dit qu’il valait mieux être l’ami et le frère de Dinah que le mari d’aucune autre femme. S’il pouvait seulement vivre toujours près d’elle, au lieu d’en être si séparé !

Il descendit les escaliers et ouvrit la porte qui menait de la cuisine à l’atelier, pour faire sortir Gyp ; mais il s’arrêta immobile sur le seuil, frappé d’un coup inattendu à la vue d’Adam, assis négligemment sur le banc, pâle, les cheveux en désordre, les yeux fixes et abattus, presque comme un homme ivre de la veille. Mais Seth reconnut immédiatement ce que cela signifiait ; ce n’était pas l’ivresse, mais une grande calamité. Adam leva les yeux sur lui sans rien dire, et Seth s’avança vers le banc, tremblant tellement lui-même qu’il ne pouvait parler.

« Dieu ait pitié de nous, Addy ! dit-il à voix basse en s’asseyant sur le banc à côté d’Adam ; qu’est-il arrivé ? »

Adam était incapable de répondre : cet homme fort, habitué à dissimuler ses peines, avait senti son cœur se gonfler, comme celui d’un enfant, au premier appel de la sympathie. Il se jeta au cou de Seth et sanglota.

Seth était préparé à ce qu’il y avait de pire maintenant, car, même dans les souvenirs de leur enfance, il n’avait encore jamais vu pleurer Adam.

« Est-ce la mort, Adam ? Est-elle morte ? demanda-t-il en baissant la voix, lorsque Adam, se remettant un peu, releva la tête.

— Non, ami ; mais elle est partie, elle est allée loin de nous. Elle n’a jamais été à Snowfield. Dinah s’était rendue à Leeds déjà quinze jours avant vendredi passé, le jour même qu’Hetty s’est mise en route. Je n’ai pu découvrir ou elle est allée depuis Stoniton. »

Seth se taisait dans son étonnement ; il ne connaissait rien qui pût expliquer le départ d’Hetty.

« As-tu quelque idée de ce qui a pu l’engager à cela ? dit-il enfin.

— Elle ne pouvait pas m’aimer ; elle ne voyait pas approcher avec plaisir notre mariage, ce doit être cela, dit Adam. Il était décidé à ne point indiquer l’autre motif.

— J’entends bouger la mère, dit Seth. Faut-il le lui dire ?

— Non, pas encore, dit Adam se levant du banc, et repoussant les cheveux de dessus son visage, comme pour se retrouver lui-même. Je ne veux pas qu’elle l’apprenne encore. Il faut que je reparte pour un autre voyage tout de suite après avoir été au village et à la Grand’Ferme. Je ne puis te dire où je vais, et tu lui diras que je suis parti pour une affaire dont personne ne doit rien savoir. Je vais faire ma toilette maintenant. » Adam se dirigea vers la porte de l’atelier ; après un ou deux pas, il se retourna, et rencontrant les yeux de Seth, il lui dit avec un regard triste et calme : « Il faut que je prenne tout l’argent de la boîte, mon garçon ; mais s’il m’arrive quelque chose, tout le reste est à toi pour prendre soin de la mère. »

Seth était pâle et tremblant ; il sentait qu’il y avait là-dessous quelque terrible secret. « Frère, dit-il faiblement, il n’appelait jamais Adam, frère, si ce n’est dans des circonstances solennelles, je ne pense pas que tu veuilles rien faire sur quoi tu ne puisses implorer la bénédiction de Dieu.

— Non, garçon, dit Adam, n’aie pas peur. Je n’ai à remplir que le devoir d’un homme. »

La pensée que s’il laissait voir son chagrin à sa mère, elle ne ferait que le fatiguer par ses discours, dictés autant par une affection maladroite que par un sentiment de triomphe qu’elle ne pourrait cacher, de ce qu’Hetty montrait qu’elle n’était pas la femme convenable pour lui, lui redonna une partie de sa fermeté habituelle et de son empire sur lui-même.

Il s’était senti du malaise pendant son retour, lui dit-il quand elle descendit, et s’était arrêté une nuit à Treddleston pour ce motif ; et un violent mal de tête, dont il souffrait encore ce matin, fut la raison donnée pour expliquer sa pâleur et ses yeux abattus.

Il alla d’abord au village remplir ses fonctions pendant une heure, et avertir Burge de la nécessité pour lui d’un voyage, en le priant de n’en parler à personne. Il désirait éviter d’aller à la Grand’Ferme à l’heure du déjeuner, quand les enfants et les domestiques étaient dans la grande cuisine, car il y aurait des exclamations de leur part en le voyant revenir sans Hetty. Il attendit que l’horloge sonnât neuf heures pour quitter l’atelier et le village, et partit à travers champ pour la Ferme. Ce fut un grand soulagement pour lui, quand il approcha du clos de la maison, de voir M. Poyser s’avancer vers lui, car ça lui éviterait la douleur d’entrer. M. Poyser marchait vivement dans cette matinée de mars, avec la pensée des occupations printanières ; il allait, son aiguillon à la main, jeter le coup d’œil du maître sur le ferrage d’un nouveau cheval. Grande fut sa surprise en apercevant Adam ; mais ce n’était pas un homme disposé à avoir de tristes pressentiments.

« Hé, Adam, mon garçon, est-ce vous ? Et vous avez donc été tout ce temps absent sans ramener ces fillettes ? Où sont-elles ?

— Non, je ne les ai pas ramenées, dit Adam en se retournant pour indiquer à M. Poyser qu’il désirait revenir sur ses pas avec lui.

— Pourquoi ? dit Martin regardant Adam avec une attention plus vive ; vous avez mauvaise mine ! Est-il arrivé quelque chose ?

— Oui, dit Adam en pesant sur le mot. Une triste chose. Je n’ai pas trouvé Hetty à Snowfield. »

La figure du bon M. Poyser exprima une triste surprise. « Pas trouvée ? Que lui est-il arrivé ? dit-il, ses pensées se portant immédiatement sur quelque accident physique.

— Je ne saurais dire s’il lui est arrivé quelque chose. Elle n’est point allée à Snowfield, elle a pris la voiture de Stoniton, mais je n’ai rien pu apprendre d’elle depuis qu’elle l’a quittée.

— Comment ! vous ne voulez pas dire qu’elle s’est sauvée ? dit Martin, immobile et tellement abasourdi, qu’il ne sentait pas encore le chagrin de cet évènement.

— Il faut que ce soit cela, dit Adam. Probablement que notre mariage lui déplaisait quand elle en a vu l’approche ; ce doit être cela. Elle s’était méprise sur ses sentiments. »

Martin resta silencieux une ou deux minutes, regardant par terre, et fouillant l’herbe avec son aiguillon, sans savoir ce qu’il faisait. Sa lenteur habituelle triplait quand le sujet de la conversation était pénible. Enfin il leva les yeux et dit à Adam, en le regardant en face :

« Alors elle ne méritait pas de vous épouser, mon garçon. Et je sens que c’est aussi ma faute, car c’était ma nièce, et j’ai toujours chaudement désiré ce mariage. Je ne puis vous offrir aucun dédommagement, et j’en suis encore plus fâché ; c’est une triste blessure pour vous, je n’en doute pas. »

Adam ne put rien dire ; et M. Poyser, après avoir marché quelques pas, reprit :

« Je réponds qu’elle est partie pour essayer de trouver quelque place de femme de chambre, car elle avait cette idée en tête depuis plus de six mois et voulait obtenir mon consentement. Mais je désirais du mieux que ça pour elle, ajouta-t-il, en secouant la tête lentement et tristement. J’en avais meilleure opinion et je ne m’attendais pas à ceci, après qu’elle avait engagé sa parole, et que tout était préparé. »

Adam avait les plus grands motifs pour encourager cette supposition de M. Poyser, et il essaya même de se dire que cela pourrait être vrai. Il n’avait encore aucune preuve pour croire avec certitude qu’elle fût allée vers Arthur.

« Il valait mieux qu’il en fût ainsi, dit-il aussi, tranquillement qu’il le put, si elle sentait ne pouvoir m’aimer comme mari. Mieux vaut se sauver avant, que de se repentir après. J’espère que vous ne serez pas trop sévère pour elle si elle revient, comme cela peut arriver, quand elle trouvera trop pénible d’être loin de chez elle.

— Je ne pourrai la voir du même œil qu’avant, dit Martin d’un ton décidé. Elle s’est mal conduite envers vous et envers nous. Mais je ne lui tournerai pas le dos ; elle est encore bien jeune, c’est la première chose de mal que j’apprends sur son compte. Ce sera une tâche difficile pour moi que de le dire à ma femme. Pourquoi Dinah n’est-elle pas revenue avec vous ? Elle aurait aidé à apaiser un peu sa tante.

— Dinah n’était pas à Snowfield. Elle était partie pour Leeds depuis quinze jours ; et je n’ai pu apprendre de la vieille femme chez qui elle loge où on pourrait la trouver à Leeds, autrement je vous l’aurais ramenée.

— Elle ferait beaucoup mieux de rester avec les siens, dit M. Poyser d’un ton indigné, que d’aller comme ça prêcher parmi des étrangers.

— Il faut que je vous quitte à présent, monsieur Poyser, car j’ai bien des choses à voir.

— Eh, il eût mieux valu pour vous rester à vos affaires. Je le dirai à la maîtresse en rentrant. C’est une pénible tâche !

— Mais, dit Adam, je vous prie surtout de garder tout cela secret pendant une semaine ou deux. Je ne l’ai pas encore dit à ma mère, et on ne sait pas comment les choses peuvent tourner.

— Moins on dit, moins il y a à reprendre. Nous n’avons pas besoin d’expliquer pourquoi le mariage est rompu, nous pouvons avoir de ses nouvelles avant peu. Touchez là, mon garçon ; je voudrais pouvoir vous faire quelque réparation. »

Il y avait quelque chose dans la voix de M. Poyser qui le força à prononcer ces paroles d’une manière entrecoupée. Cependant Adam n’en comprit que mieux la signification ; et ces deux hommes au cœur honnête unirent leurs rudes mains dans une entente mutuelle.

Rien n’empêchait plus Adam de partir. Seth devait aller au Château, laisser pour le vieux chevalier la commission qu’Adam Bede avait été obligé de partir subitement pour un voyage, et de n’en pas dire davantage à tout autre personne qui ferait des questions sur lui. Si les Poyser apprenaient qu’il fût reparti, Adam savait qu’ils le supposeraient à la recherche d’Hetty.

Il désirait se mettre en route directement en quittant la Grand’Ferme ; mais la tentation qu’il avait déjà souvent éprouvée de se confier à M. Irwine revint avec la force nouvelle qui s’attache à une dernière occasion. Il allait partir pour un voyage par mer, long et difficile — pas une âme ne saurait où il était. S’il lui arrivait quelque chose ou s’il avait absolument besoin de quelque secours concernant Hetty ? On pouvait se fier à M. Irwine ; et le sentiment qui faisait frémir Adam à la pensée de dire quelque chose de son secret à elle, devait céder devant la nécessité qu’il y eût quelqu’un d’autre que lui-même qui fût prêt à la défendre jusqu’à la dernière extrémité. À l’égard d’Arthur, lors même, qu’il n’eût encouru aucun nouveau blâme, Adam ne se sentait point obligé de garder le silence, quand l’intérêt d’Hetty l’engageait à parler.

« Il faut le faire, dit Adam, lorsque ces pensées, qui s’étaient présentées pendant les heures de son triste voyage, l’inondèrent en un instant comme une vague qui a été lente à se former ; oui c’est une chose convenable. Je ne puis rester plus longtemps seul dans ce terrible secret. »