Actes et Paroles volume1 Notes La question de dissolution



Actes et parolesJ. Hetzel & Cie1 (p. 216-221).


NOTE 5.

la question de dissolution

En janvier 1849, la question de dissolution se posa. L’assemblée constituante discuta la proposition Rateau. Dans la discussion préalable des bureaux, M. Victor Hugo prononça, le 15 janvier, un discours que la sténographie a conservé. Le voici :

M. Victor Hugo. — Posons la question.

Deux souverainetés sont en présence.

Il y a d’un côté l’assemblée, de l’autre le pays.

D’un côté l’assemblée. Une assemblée qui a rendu à Paris, à la France, à l’Europe, au monde entier, un service, un seul, mais il est considérable ; en juin, elle a fait face à l’émeute, elle a sauvé la démocratie. Car une portion du peuple n’a pas le droit de révolte contre le peuple tout entier. C’est là le titre de cette assemblée. Ce titre serait plus beau si la victoire eût été moins dure. Les meilleurs vainqueurs sont les vainqueurs cléments. Pour ma part, j’ai combattu l’insurrection anarchique et j’ai blâmé la répression soldatesque. Du reste, cette assemblée, disons-le, a plutôt essayé de grandes choses qu’elle n’en a fait. Elle a eu ses fautes et ses torts, ce qui est l’histoire des assemblées et ce qui est aussi l’histoire des hommes. Un peu de bon, pas mal de médiocre, beaucoup de mauvais. Quant à moi, je ne veux me rappeler qu’une chose, la conduite vaillante de l’assemblée en juin, son courage, le service rendu. Elle a bien fait son entrée ; il faut maintenant qu’elle fasse bien sa sortie.

De l’autre côté, dans l’autre plateau de la balance, il y a le pays. Qui doit l’emporter ? (Réclamations.) Oui, messieurs, permettez-moi de le dire dans ma conviction profonde, c’est le pays qui demande votre abdication. Je suis net, je ne cherche pas à être nommé commissaire, je cherche à dire la vérité. Je sais que chaque parti a une pente à s’intituler le pays. Tous, tant que nous sommes, nous nous enivrons bien vite de nous-mêmes et nous avons bientôt fait de crier : Je suis la France ! C’est un tort quand on est fort, c’est un ridicule quand on est petit. Je tâcherai de ne point donner dans ce travers, j’userai fort peu des grands mots ; mais, dans ma conviction loyale, voici ce que je pense : L’an dernier, à pareille époque, qui est-ce qui voulait la réforme ? Le pays. Cette année, qui est-ce qui veut la dissolution de la chambre ? Le pays. Oui, messieurs, le pays nous dit : retirez-vous. Il s’agit de savoir si l’assemblée répondra : je reste.

Je dis qu’elle ne le peut pas, et j’ajoute qu’elle ne le doit pas.

J’ajoute encore ceci. Le pays doit du respect à l’assemblée, mais l’assemblée doit du respect au pays.

Messieurs, ce mot, le pays, est un formidable argument ; mais il n’est pas dans ma nature d’abuser d’aucun argument. Vous allez voir que je n’abuse pas de celui-ci.

Suffit-il que la nation dise brusquement, inopinément, à une assemblée, à un chef d’état, à un pouvoir : va-t’en ! pour que ce pouvoir doive s’en aller ?

Je réponds : non !

Il ne suffit pas que la nation ait pour elle la souveraineté, il faut qu’elle ait la raison.

Voyons si elle a la raison.

Il y a en république deux cas, seulement deux cas où le pays peut dire à une assemblée de se dissoudre. C’est lorsqu’il a devant lui une assemblée législative dont le terme est arrivé, ou une assemblée constituante dont le mandat est épuisé.

Hors de là, le pays, le pays lui-même peut avoir la force, il n’a pas le droit.

L’assemblée législative dont la durée constitutionnelle n’est pas achevée, l’assemblée constituante dont le mandat n’est pas accompli ont le droit, ont le devoir de répondre au pays lui-même : non ! et de continuer, l’une sa fonction, l’autre son œuvre.

Toute la question est donc là. Je la précise, vous voyez. La Constituante de 1848 a-t-elle épuisé son mandat ? a-t-elle terminé son œuvre ? Je crois que oui, vous croyez que non.

Une voix. — L’assemblée n’a point épuisé son mandat.

M. Victor Hugo. — Si ceux qui veulent maintenir l’assemblée parviennent à me prouver qu’elle n’a point fait ce qu’elle avait à faire, et que son mandat n’est point accompli, je passe de leur bord à l’instant même.

Examinons.

Qu’est-ce que la constituante avait à faire ? Une constitution.

La constitution est faite.

Le même membre. — Mais, après la constitution, il faut que l’assemblée fasse les lois organiques.

M. Victor Hugo. — Voici le grand argument, faire les lois organiques !

Est-ce une nécessité ou une convenance ?

Si les lois organiques participent du privilége de la constitution, si, comme la constitution, qui n’est sujette qu’à une seule réserve, la sanction du peuple et le droit de révision, si comme la constitution, dis-je, les lois organiques sont souveraines, inviolables, au-dessus des assemblées législatives, au-dessus des codes, placées à la fois à la base et au faîte, oh ! alors, il n’y a pas de question, il n’y a rien à dire, il faut les faire, il y a nécessité. Vous devez répondre au pays qui vous presse : attendez ! nous n’avons pas fini ! les lois organiques ont besoin de recevoir de nous le sceau du pouvoir constituant. Et alors, si cela est, si nos adversaires ont raison, savez-vous ce que vous avez fait vendredi en repoussant la proposition Rateau ? vous avez manqué à votre devoir !

Mais si les lois organiques par hasard ne sont que des lois comme les autres, des lois modifiables et révocables, des lois que la prochaine assemblée législative pourra citer à sa barre, juger et condamner, comme le gouvernement provisoire a condamné les lois de la monarchie, comme vous avez condamné les décrets du gouvernement provisoire, si cela est, où est la nécessité de les faire ? à quoi bon dévorer le temps de la France pour jeter quelques lois de plus à cet appétit de révocation qui caractérise les nouvelles assemblées ?

Ce n’est donc plus qu’une question de convenance. Mon Dieu ! je suis de bonne composition, si nous vivions dans un temps calme, et si cela vous était bien agréable, cela me serait égal. Oui, vous trouvez convenable que les rédacteurs du texte soient aussi les rédacteurs du commentaire, que ceux qui ont fait le livre fassent aussi les notes, que ceux qui ont bâti l’édifice pavent aussi les rues à l’entour, que le théorème constitutionnel fasse pénétrer son unité dans tous ses corollaires ; après avoir été législateurs constituants, il vous plaît d’être législateurs organiques ; cela est bien arrangé, cela est plus régulier, cela va mieux ainsi. En un mot, vous voulez faire les lois organiques ; pourquoi ? pour la symétrie.

Ah ! ici, messieurs, je vous arrête. Pour une assemblée constituante, où il n’y a plus de nécessité il n’y a plus de droit. Car du moment où votre droit s’éclipse, le droit du pays reparaît.

Et ne dites pas que si l’on admet le droit de la nation en ce moment, il faudra l’admettre toujours, à chaque instant et dans tous les cas, que dans six mois elle dira au président de se démettre et que dans un an elle criera à la législative de se dissoudre. Non ! la constitution, une fois sanctionnée par le peuple, protégera le président et la législative. Réfléchissez. Voyez l’abîme qui sépare les deux situations. Savez-vous ce qu’il faut en ce moment pour dissoudre l’assemblée constituante ? Un vote, une boule dans la boîte du scrutin. Et savez-vous ce qu’il faudrait pour dissoudre l’assemblée législative ? Une révolution.

Tenez, je vais me faire mieux comprendre encore : faites une hypothèse, reculez de quelques mois en arrière, reportez-vous à l’époque où vous étiez en plein travail de constitution, et supposez qu’en ce moment-là, au milieu de l’œuvre ébauchée, le pays, impatient ou égaré, vous eût crié : Assez ! le mandant brise le mandat ; retirez-vous !

Savez-vous, moi qui vous parle en ce moment, ce que je vous eusse dit alors ?

Je vous eusse dit : Résistez !

Résister ! à qui ? à la France ?

Sans doute.

Notre devoir eût été de dire au peuple : — Tu nous as donné un mandat, nous ne te le rapporterons pas avant de l’avoir rempli. Ton droit n’est plus en toi, mais en nous. Tu te révoltes contre toi-même ; car nous, c’est toi. Tu es souverain, mais tu es factieux. Ah ! tu veux refaire une révolution ? tu veux courir de nouveau les chances anarchiques et monarchiques ? Eh bien ! puisque tu es à la fois le plus fort et le plus aveugle, rouvre le gouffre, si tu l’oses, nous y tomberons, mais tu y tomberas après nous.

Voilà ce que vous eussiez dit, et vous ne vous fussiez pas séparés.

Oui, messieurs, il faut savoir dans l’occasion résister à tous les souverains, aux peuples aussi bien qu’aux rois. Le respect de l’histoire est à ce prix.

Eh bien ! moi, qui il y a trois mois vous eusse dit : résistez ! aujourd’hui je vous dis : cédez !

Pourquoi ?

Je viens de vous l’expliquer.

Parce qu’il y a trois mois le droit était de votre côté, et qu’aujourd’hui il est du côté du pays.

Et ces dix ou onze lois organiques que vous voulez faire, savez-vous ? vous ne les ferez même pas, vous les bâclerez. Où trouverez-vous le calme, la réflexion, l’attention, le temps pour examiner les questions, le temps pour les laisser mûrir ? Mais telle de ces lois est un code ! mais c’est la société tout entière à refaire ! Onze lois organiques, mais il y en a pour onze mois ! Vous aurez vécu presque un an. Un an, dans des temps comme ceux-ci, c’est un siècle, c’est là une fort belle longévité révolutionnaire. Contentez-vous-en.

Mais on insiste, on s’irrite, on fait appel à nos fiertés. Quoi ! nous nous retirons parce qu’un flot d’injures monte jusqu’à nous ! Nous cédons à un quinze mai moral ! l’assemblée nationale se laisse chasser ! Messieurs, l’assemblée chassée ! Comment ? par qui ? Non, j’en appelle à la dignité de vos consciences, vous ne vous sentez pas chassés ! Vous n’avez pas donné les mains à votre honte ! Vous vous retirez, non devant les voies de fait des partis, non devant les violences des factions, mais devant la souveraineté de la nation. L’assemblée se laisse chasser ! Ah ! ce degré d’abaissement rendrait sa condamnation légitime, elle la mériterait pour y avoir consenti ! Il n’en est rien, messieurs, et la preuve, c’est qu’elle s’en irait méprisée, et qu’elle s’en ira respectée !

Messieurs, je crois avoir ruiné les objections les unes après les autres. Me voici revenu à mon point de départ, le pays a pour lui le droit, et il a pour lui la raison. Considérez qu’il souffre, qu’il est, depuis un an bientôt, étendu sur le lit de douleur d’une révolution ; il veut changer de position, passez-moi cette comparaison vulgaire, c’est un malade qui veut se retourner du côté droit sur le côté gauche.

Un membre royaliste. — Non, du côté gauche sur le côté droit. (Sourires.)

M. Victor Hugo. — C’est vous qui le dites, ce n’est pas moi. (On rit.) Je ne veux, moi, ni anarchie ni monarchie. Messieurs, soyons des hommes politiques et considérons la situation. Elle nous dicte notre conduite. Je ne suis pas de ceux qui ont fait la république, je ne l’ai pas choisie, mais je ne l’ai pas trahie. J’ai la confiance que dans toutes mes paroles vous sentez l’honnête homme. Votre attention me prouve que vous voyez bien que c’est une conscience qui vous parle, je me sens le droit de m’adresser à votre cœur de bons citoyens. Voici ce que je vous dirai : Vous avez sauvé le présent, maintenant ne compromettez pas l’avenir ! Savez-vous quel est le mal du pays en ce moment ? C’est l’inquiétude, c’est l’anxiété, c’est le doute du lendemain. Eh bien, vous les chefs du pays, ses chefs momentanés, mais réels, donnez-lui le bon exemple, montrez de la confiance, dites-lui que vous croyez au lendemain, et prouvez-le-lui ! Quoi ! vous aussi, vous auriez peur ! Quoi ! vous aussi, vous diriez : que va-t-il arriver ? Vous craindriez vos successeurs ! La constituante redouterait la législative ? Non, votre heure est fixée et la sienne est venue, les temps qui approchent ne vous appartiennent pas. Sachez le comprendre noblement. Déférez au vœu de la France. Ne passez pas de la souveraineté à l’usurpation. Je le répète, donnons le bon exemple, retirons-nous à temps et à propos, et croyons tous au lendemain ! Ne disons pas, comme je l’ai entendu déclarer, que notre disparition sera une révolution. Comment ! démocrates, vous n’auriez pas foi dans la démocratie ? Eh bien, moi patriote, j’ai foi dans la patrie. Je voterai pour que l’assemblée se sépare au terme le plus prochain.