Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 3p. 497-502).

APPENDICES X


(RÉPONSE À LA REVIEW OF HISTORICAL PUBLICATIONS
RELATING TO CANADA).


PRO DOMO

Peu après la publication du tome premier d’Acadie, en 1916, la librairie Marlier, de Boston, recevait de l’un des directeurs de la Review of Historical publications relating to Canada, de Toronto, une lettre dans laquelle on lui demandait si elle voudrait bien envoyer un exemplaire de cet ouvrage à la dite revue, — la recension qui en serait faite devant compter comme souscription. Cette demande nous ayant été transmise, nous nous empressâmes d’y accéder. Un an après paraissait la critique promise et attendue. Ce n’était pas trop d’une année, vraiment, pour préparer « le plat » que la Review a bien voulu nous servir, et l’on va voir que les directeurs ont fait largement les choses, et qu’ils ont tenu à ce que leur recension de notre ouvrage eût toute la valeur d’une généreuse souscription. Nous disons « les directeurs ». La critique étant anonyme, nous sommes bien obligé d’en envoyer nos compliments à toute la Revue. Nous eussions préféré toutefois savoir à qui nous adresser personnellement. Nous étions sous l’impression qu’il était plus honnête de signer une critique. Cela se pratique dans tant de Revues que nous recevons et lisons que nous nous étions figuré que cela était une règle à peu près générale. À Toronto, l’on pense et agit autrement. Il y avait donc naïveté de notre part à entretenir pareille imagination. Le Cardinal Gonsalvi, dans une page célèbre de ses Mémoires, où il a prévu l’évolution du journalisme moderne, a dit : « L’anonymat y sera le régulateur de la conscience publique ». À la Review of Historical publications relating to Canada, l’anonymat est le régulateur de la conscience historique. Gonsalvi a eu tort de protester à l’avance contre un tel procédé. C’est le seul bon, le seul juste, le seul loyal. Messieurs de Toronto, continuez !

Si nous étions seul en cause dans l’article en question, nous ne songerions même pas à nous en plaindre. C’est notre invariable habitude de ne pas répondre aux critiques dont nos ouvrages peuvent être l’objet. Publier, c’est se mettre au blanc, et rien d’étonnant alors que l’on nous tire dessus. L’on conviendra d’ailleurs qu’un auteur, si humble qu’il soit, ait mieux à faire qu’à vouloir redresser les opinions que l’on professe sur son compte. Ne serait-ce pas là temps perdu ? Que si, aujourd’hui, nous sortons de la réserve dont nous nous sommes fait une loi, pour relever une critique, c’est que nous y voyons un devoir d’honneur et de justice envers la mémoire et l’œuvre d’Édouard Richard, qui y sont traitées avec une flagrante partialité ; et c’est aussi que, sur d’autres points où nous sommes personnellement concerné, cette recension contient des inexactitudes que la vérité nous oblige à signaler.

L’auteur commence par faire des compliments au sujet de l’exécution typographique de l’ouvrage, dont il se déclare des plus satisfait. Tant mieux donc ! Puis, après quelques détails empruntés à notre Introduction, touchant le sort qu’avait eu le manuscrit original d’Acadie avant de tomber entre nos mains, voici qu’il donne un éreintement en règle à Édouard Richard. Nous nous en voudrions d’altérer, par une simple analyse, ce couplet vraiment charmant. Le voici dans toute sa grâce : — « Richard était bien peu qualifié pour assumer la tâche d’historien. Il n’était pas un homme instruit, il manquait de caractère ; sa documentation est défectueuse. Il s’approprie sans vergogne de longs passages de Rameau, de Beamish Murdoch, de Casgrain et d’autres écrivains. Sa manière de citer est bizarre. Selon toute apparence, il citait souvent de mémoire, tant la teneur de son texte diffère de l’original. Son français fourmille d’anglicismes et d’expressions traduites de l’Anglais. Son histoire n’est pas une histoire ; elle est justement nommée par deux fois un plaidoyer, et cela avec une parfaite exactitude. Il est loué comme « l’avocat de la grande cause acadienne ». Avec une telle formation, un tel bagage, et une pareille tournure d’esprit, Richard assaille nerveusement l’exactitude de Parkman et la sincérité de Akins ! »

Y pensait-il ? Toucher à de tels personnages ! Porter sur eux une main profane !

Ne nous laissons pas intimider par ces grands coups de cravache anglaise. — Quelle surprise, si, par hasard, ils avaient manqué leur effet ! Et c’est bien ce qu’il sera facile de démontrer.

Nous admettons que la documentation d’Acadie présentait des lacunes, surtout en ce sens que les références n’y étaient que rarement indiquées, et que les citations offraient quelques différences de forme avec les sources originales ; il nous faut également concéder qu’assez souvent l’auteur a introduit dans sa narration des emprunts pour lesquels il a oublié de donner crédit à qui de droit. Comme emporté par son sujet, dans le feu de la composition, il n’a pas toujours pensé à mettre au bon moment des guillemets ni à faire intervenir ses autorités. Manifestement, ce fut là de sa part de l’oubli, de la négligence, l’effet d’une initiation insuffisante aux procédés si précis et si méticuleux de l’école historique moderne. Ce serait le calomnier gratuitement que d’en faire, à cause de cela, un plagiaire. Nul moins que lui n’a songé à l’être. Il est vrai enfin que son style est loin d’avoir la pureté classique, et que les anglicismes de mots et d’expressions le déparent, surtout dans la première partie. Car, au fur et à mesure qu’il avançait dans son ouvrage, il semble que sa plume, longtemps oisive, se soit dérouillée, et qu’elle se soit débarrassée dans une grande mesure de tout ce qui entravait sa marche. Avec de la pratique, notre cousin retrouvait sa formation première ; sa pensée s’inscrivait en de meilleures formules.

Les imperfections de son œuvre pleinement admises, s’ensuit-il, comme l’affirme le critique de la Review, qu’Édouard Richard n’était pas « un homme instruit », et qu’il ne possédait que dans une faible proportion les qualités requises pour être historien ? La seule lecture d’Acadie suffit à convaincre du contraire tout homme de bonne foi. Richard avait évidemment reçu une solide instruction classique, et il s’était donné une immense lecture, en sorte que son esprit avait, pour employer la magnifique expression de Molière, des « clarté de tout ». C’était d’ailleurs un esprit éminemment intuitif, et par là il s’apparentait aux plus grands. Il avait le don de penser par lui-même, ce qui n’est pas si commun. Son intelligence était toujours en éveil et en travail ; elle était curieuse de problèmes, surtout de ceux de l’ordre social et métaphysique. Nous l’avons assez connu pour savoir qu’il vivait dans cette « perpétuelle inquiétude » qui vient de la recherche constante de la vérité. Quant au sujet particulier auquel il appliqua, à une certaine époque, ses belles et riches facultés, — nous voulons dire l’Acadie, — il en arriva à le posséder et à le maîtriser. Ce n’est pas qu’il ait découvert, que nous sachions, aucune source nouvelle d’information. Sa véritable supériorité consiste dans l’usage extraordinaire qu’il a fait de celles qui existaient déjà, dans sa discussion et son interprétation des textes, dans la pénétration avec laquelle il a mis à jour les fraudes, les erreurs, les omissions, les partis-pris officiels de la plupart des historiens anglais, et spécialement les manœuvres grossières de Maître Thomas Akins et les perfides habiletés de Francis Parkman. Était-ce donc là si peu de chose ! Que voulait-on qu’il inventât en fait de documents, quand il est prouvé que les Archives des Acadiens furent enlevées et qu’elles furent en grande partie détruites ? Mais avec les débris qui en restaient, et en soumettant à une critique interne d’une rare sagacité les documents de la partie adverse, Richard a construit une œuvre qui est ce qu’il y a de plus complet et de plus profond sur la question acadienne, une œuvre que l’on peut appeler définitive. La Review of Historical Publications joue sur les mots, quand, arguant de ce que nous avons appelé le travail de Richard un « plaidoyer », elle en conclut que ce n’est pas une histoire. Tout plaidoyer peut n’être pas de la véritable histoire. Mais toute histoire véritable n’est-elle pas ou ne doit-elle pas être un plaidoyer ? En épigraphe à notre Introduction, nous avons cité cette phrase extrêmement juste de Brunetière : « l’historien digne de ce nom veut toujours prouver quelque chose ». Et alors, il fait donc une manière de plaidoyer. Est-ce que, par hasard, l’écrivain de la Revue ontarienne voudrait prétendre que l’on doit étudier l’histoire d’un pays comme on étudie un fossile, avec toute la sécheresse de cœur et la nue objectivité qu’un savant apporte à l’observation des espèces disparues ? Et quand ce pays est le sien, et qu’un gouvernement sans entrailles a voulu en faire un désert, qu’il s’est complu à en tramer la ruine, qu’il en a déraciné, par force et par ruse, les paisibles habitants, et les a semés aux quatre vents du ciel, sur des plages inhospitalières, n’est-il pas permis à celui qui retrace cette lugubre tragédie d’en ressentir quelque émotion ? Et si, pièces à l’appui, jouant cartes sur table, analysant les charges les plus violentes accumulées contre ses pères et contre sa race entière, il démontre l’inanité de ces accusations, il exonère les victimes, il stigmatise leurs oppresseurs, il prouve que la déportation de tout un peuple ne reposait sur aucune raison valable et qu’elle fut proprement un crime de lèse-humanité, nous le voulons bien, il fait un plaidoyer, un grand et magnifique réquisitoire, une œuvre de réparation et de justice, mais en même temps et avant tout ne fait-il pas de l’histoire, de la grande histoire ? Parce qu’il n’est pas impassible dans la question, faut-il qu’il soit partial, quand d’ailleurs les documents sont là pour étayer tous ses raisonnements ? Dans son Discours sur l’Histoire Universelle, Bossuet se fait l’avocat de l’action de la Providence dans les événements de ce monde. C’est là le fond et comme la trame sur laquelle se déroulent ces grandes fresques où revivent les âges depuis les temps les plus lointains. Ce Discours cesse-t-il, à cause de cela, d’être de la superbe histoire, véridique et majestueuse, comme jamais le génie humain n’en avait composée ? La Revue affirme qu’Édouard Richard n’avait pas la préparation requise pour assumer le rôle d’historien. Qu’elle nous explique alors comment il se fait que malgré cela il ait produit une œuvre magistrale qui fixe pour toujours l’opinion sur une question complexe ? Cela tiendrait donc du miracle. Ne juge-t-on pas de l’arbre à ses fruits ? Et si Acadie, en dépit de ses lacunes et de ses imperfections, est un travail qui semble bien définitif, c’est donc que, en dépit de la Review, son auteur avait les qualités qu’il faut pour bâtir l’histoire. Mais, puisque l’on était en frais de critiquer Richard, pourquoi, au lieu de s’appesantir sur des choses qui sont, en somme, des détails, n’avoir pas signalé le point vraiment faible et paradoxal de son œuvre, à savoir que la Métropole ne fut pour rien dans la déportation des Acadiens, laquelle aurait été accomplie par Lawrence et ses complices, à l’insu et contre le gré des autorités britanniques ? Ah ! c’est que cette incroyable manière de voir fait trop bien le jeu de messieurs les Anglais pour qu’ils pensent à y redire. D’où le silence là-dessus de l’écrivain de Toronto.

À notre tour maintenant d’être passé au crible de ce terrible Zoïle :

« Dans la version anglaise (p. 65) — dit-il, il y a cette constatation concernant la chute du Canada : « And when Canada in its turn yielded to the invader, it had only five or six thousand soldiers left to withstand sixty thousand of the enemy. » — Cette constatation est reproduite telle quelle dans l’édition française où elle est renforcée par une note marginale de M. d’Arles : « la petite armée des Français, décimée par quatre années de victoires, ne recevant aucun renfort de la Métropole, réduite à cinq ou six mille hommes, fut attaquée par soixante-dix mille soldats. » C’est ainsi qu’on écrit l’histoire, et qu’un écrivain imprécis et inexact est ratifié par un éditeur censé compétent. »

Ce paragraphe est une perle. Nous nous demandons si l’écrivain de la Revue sait lire. Cette note où nous sommes censé renforcer une affirmation de Richard, n’a qu’un malheur, c’est de n’être pas de nous. En effet, au bas de la page 96 de notre tome premier, nous reproduisons, entre guillemets, un passage de Rameau où se trouve la phrase incriminée, et nous référons à l’ouvrage où nous avons pris cet extrait (Rameau, op. cit., p. 299-300). Comment donc, voici un critique qui reproche à Richard son inexactitude, et qui tombe dans un défaut beaucoup plus grave, qui est de nous prêter une citation qui n’est pas de nous ! Monsieur de Toronto, si vous ne voyez pas clair, mettez donc vos lunettes. Quant à l’affirmation ici émise par Richard et confirmée par Rameau, nous serions bien aise que l’on nous prouvât qu’elle n’est pas juste. En attendant, nous nous y tenons, attendu que Rameau est une autorité unanimement reconnue, et que, selon le mot d’un spécialiste non moindre que M. Émile Salone, « l’auteur de la France aux Colonies a mené ses recherches avec la science d’un érudit consommé ».[1]

Notre contradicteur nous sert encore d’autres aménités :

« Dans son introduction, M. d’Arles parle avec fierté du travail que suppose la masse de notes dont son texte est étayé. Et cependant il est capable de confondre à tout jamais Sir Robert Walpole avec son fils Horace : « Cet Horace Walpole fut l’une des figures les plus complexes et les plus intéressantes du 18e siècle anglais. Il fut un des grands ministres d’Angleterre qu’il gouverna glorieusement vingt-et-un ans… » (i, 346, Acadie, note.) Et la Review de triompher de ce qu’elle appelle une désespérante confusion. Or, à cet endroit d’Acadie, nous citons un mot au sujet du duc de Newcastle, lequel mot vient de l’Histoire de George ii, (i, 344) par Horace Walpole, d’où notre note sur Horace Walpole. Notre manuscrit porte : « Cet Horace Walpole fut l’une des figures les plus complexes et les plus intéressantes du 18e siècle anglais. Il fut le fils de Sir Robert Walpole, l’un des grands ministres d’Angleterre, qu’il gouverna glorieusement vingt-et-un ans… » L’écrivain de la Revue doit connaître ce que c’est qu’une faute d’impression. Or, ce qu’il nous reproche comme une déplorable confusion est tout simplement le fait d’un accident typographique comme il en arrive dans les… meilleurs ateliers. Notre manuscrit original est correct. Notre critique en est donc pour ses frais. Nous pouvions d’autant moins confondre grossièrement le fils avec le père que nous avions rédigé cette note en ayant sous les yeux les longs et substantiels articles de la Encyclopedia Britannica, qui ont trait à l’un et à l’autre. Et voilà ! C’est vraiment trop de bruit pour une omelette.

Nous résumons le dernier paragraphe que la Review veut bien nous consacrer : « …Si M. d’Arles en avait référé aux deux volumes d’archives publiés par le gouvernement de la Nouvelle-Écosse depuis l’apparition de l’ouvrage édité par M. Akins, il ne serait pas tombé (p. 309) dans une erreur déjà vieille, dont un gouverneur anglais est responsable, à savoir que les terres des Acadiens ne furent jamais dûment arpentées… »

À ceci nous répondrons : cette erreur, si erreur il y a, n’est pas le fait d’un gouverneur anglais seulement, mais de deux au moins, et des plus considérables. Nous donnons dans notre ouvrage ce qu’a dit là-dessus, à maintes reprises, le gouverneur Mascarène. Nous citerons ici l’affirmation non moins positive du gouverneur Lawrence : « How difficult it is for the courts to give judgments in cases where the disputes relate to the Bonds of Lands that have never as yet been surveyed that we know of. » (Lawrence to Board of Trade, December 5th 1753.)

L’auteur de l’article termine en disant que dans Acadie, « quelques noms propres sont défigurés et que d’autres fautes typographiques se présentent. Il y a (également) un contraste très marqué entre le portrait de l’auteur (d’après une photographie), dans l’édition de 1895, et l’idéalisation qu’en a faite Hébert dans le présent ouvrage (c’est nous qui soulignons).

Nous concédons que certains noms propres sont mal épelés dans Acadie, et nous avons admis plus haut qu’il s’y était glissé aussi des fautes d’impression. Seulement, nous ne comprenons guère qu’un critique, qui est si délicat en pareille matière, ait trouvé le moyen, dans un article de deux pages, de laisser passer deux grosses fautes du même ordre : ADouard pour Édouard Richard, et The Rev. J. Drummond pour Lewis Drummond. Quant à sa suprême réflexion, l’on pourrait en conclure, sans manquer le moins du monde à la charité, que l’auteur ne sait rien de ce qu’est l’art. Il s’étonne de voir qu’il y a contraste entre une photographie et un modelage d’artiste ! Est-ce naïveté ? Est-ce pure ignorance des lois fondamentales de l’art ? Pour toute réponse, nous lui citerons la parole célèbre d’Ernest Hello : « Réaliser l’idéal et idéaliser le réel, — telle est la fonction de l’art. »

Henri d’Arles.



  1. Émile Salone. La colonisation de la Nouvelle-France, Préface p. vi.