Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 2p. 443-455).

APPENDICE IV


(Cf. Chapitres Quinzième et Seizième)
RE : LE LOUTRE
L’ABBÉ LE LOUTRE


L’on connaît la substantielle et consciencieuse monographie que M. André Chagny a consacrée à l’abbé François Picquet « le Canadien ». (Paris, Plon-Nourrit & Cie, 8, rue Garancière, 1913.) Le sous-titre de cette œuvre tout-à-fait définitive est : Un défenseur de la Nouvelle France.

L’abbé Le Loutre mériterait également que quelque historien, sincère ami de la vérité, mît sa carrière en pleine lumière, et le vengeât des imputations dont on l’a chargé. Lui aussi pourrait être dit « l’Acadien », le Défenseur du petit pays dont il avait fait sa patrie. Le Loutre est, dans l’histoire acadienne, le signum cui contradicetur. Ce serait un beau travail à faire que d’étudier son rôle apostolique et patriotique, et de montrer comme il a vu loin et juste. Ce ne sont pas les documents qui manquent à son sujet. Lorsque nous nous sommes adressé aux Archives Fédérales pour avoir telle pièce concernant ce missionnaire, l’on nous a répondu que les Archives contenaient plus d’une centaine de documents à son propos : documents contradictoires, provenant de sources tantôt hostiles, tantôt impartiales ou amies. Cela nous tenterait beaucoup de dépouiller toute cette masse, de la discuter, de comparer les textes, d’en faire l’analyse et la critique, et de sculpter, à l’aide de cette matière diverse, la vera effigies du plus « clairvoyant et du plus intelligent » des missionnaires acadiens. Peut-être un jour nous y mettrons-nous, s’il plaît à Dieu. Car c’est une figure attirante que celle de Le Loutre.

Outre les documents que nous publions ci-après, ceux de nos lecteurs qui seraient désireux de faire plus ample connaissance avec cette noble âme de prêtre et de patriote pourront consulter avec fruit, dans le Canada-Français, (Documents inédits sur l’Acadie,) la propre correspondance de Le Loutre, de 1738 à 1748, un mémoire en sa faveur par l’abbé de L’Isle-Dieu à M. Stanley, en 1761 ; la correspondance de l’abbé Maillard, etc., etc.

Dans les Anciens Missionnaires de l’Acadie devant l’Histoire, par Bourgeois, il y a aussi de bonnes pages à son sujet. — Aussi dans Casgrain. Les Sulpiciens, etc.

LETTRES NOMMANT L’ABBÉ LE LOUTRE GRAND VICAIRE


(Des Archives de l’Archevêché de Québec)


HENRICUS MARIA DUBREIL DE PONTBRIAND


miseratione divina et Stæ Sedis Aplicæ gratia Eppus Quebecensis, eidem Sedi Aplicæ immediate subjectus, insigni Ecclesiæ metropolitanæ Turonensis honorarius Regi ab omnibus consiliis &c.

Dilecto nobis in Xto magistro Leloutre presbytero Trecorensi indorum missionario salutem in Dno.

Quoniam propter distantiam locorum ac vias difficillimas vix ac ne vix quidem nec non sine maximis periculis ac labore posse populos et missionarios Accadiæ ad nos recurrere extra dibium nobis semper visum fuit : harumce regionum pastoribus ac missionariis tunc temporis in parvo numero existentibus amplissimas huc usque facultates semper concessimus, hac via satis superque commodis populorum et utilitati consulere existimantes : at nunc aucto, id exigente necessitate, missionariorum numero necessarium prorsus esse propter diversas easque graves rationes aliquem seligere, quem vicarium nostrum generalem in illis regionibus constitueremus, protinus intelleximus. Qua propter te dilectum nostrum magistrura Leloutre cujus scientiam, probitatem et integritatem adeo compertas habemus ut plurimum in Dno confidamus fore ut ea quæ tibi commiserimus probe et fideliter exequari, in cunctis provinciis tum sub Angliæ tum sub Franciæ regum ditione positis, in peninsula et in omnibus locis a fluvio dicto a Sto Joanne ad insulam usque a Sto Joanne pariter nuncupatam inclusive utrobique vicarium nostrum generalem tam in spiritualibus quam in temporalibus fecimus constituimus creavimus ordinavimus, facimusque constituimus creamus et ordinamus per præsentes, tibi ipsi dantes et concedentes pro foro interiori plenariam onmimodamque nostram aucthoritatem et potestatem quam et ipse prout expedire judicaveris communicare poteris : pro foro autem exteriori, in omnibus impedimentis tam impedientibus matrimonium quam dirimentibus (impedimentis paternitatis spiritualis ac consanguinitatis et affinitatis scilicet in secundo gradu pleno exceptis) et super baunorum publicatione dispensandi, missionarios examinandi et ad confessiones audiendas deputandi et approbandi, approbationesque vel a nobis ipsis concessas revocandi limitandi et annihilandi, parochias harumce regionum visitandi et quæcumque omnia in talibus ordinari et fieri solita ordinandi et faciendi, ecclesias oratoria et cœmetaria aliaque loca divino cultui dicanda benedicendi et quæ post benedictionem polluta aut prophanata fuerint reconciliandi ; campanas, vestes, linteamina quæ sacris usibus altaris sacrificio deservire debent et alias quascumque, quarum benedictio nobis reservata foret benedicendi, hasque benedictiones faciendi facultatem aliis communicandi, ab oibus casibus et censuris nobis reservatis vel etiam ab ipsamet hæresi aut per se aut per alios quibus hanc facultatem concedere volueris absolvandi, sacramenta quæcumque, exceptis confirmatione et ordinatione in dictis locis administrandi ; volentes tamen ut quantum ad insulam a Sto Joanne nuncupatum nihil immobile et fixum nisi conjunctim cum magistro Maillard vicario nostro generali saltem quoad fieri potest statuatur. Cum autem evenire possit ut morbo præpeditus hanc nostram aucthoritatem exercere supraque dicta tibi a nobis comissa exequi non valeas : in hoc sicut et in mortis aut itineris in Galliam agendi casibus, dilecto nobis in Xto magistro Leguerne corisopitensi presbytero supradicta tibi commissa exercendi, decernendi, regendi et faciendi, in tui absentia aut defectu plenariam et omnimodam potestatem et authoritatem tam generaliter et specialiter quam tibi, per præsentes concessimus, contulimus et donavimus concedimusque conferimus et donamus statuantes et declarantes insuper procul nostra esse ab intentione quas jamdiu magistris DesEnclaves et Chauvreutts concessimus facultates revocandi, volentes e contra eas in integrum ad specialiorem usque revocationem subsistere.

Datum Quebeci sub signo nostro ac secretarii nostri et testium ad id vocatorum subscriptionibus ac sigilli nostri eppalis appensione die 20 martii anno Dni millesimo septingentesimo quinquagesimo quarto : præsentibus ad quinquennium valituris.

De mandato Illustrissimi ac reverendissimi

DD. Eppi Quebecensis
BRIAND.


Cornwallis à Desherhiers


A. C. App. N. P. 356-7-8-9.


Chebouctou, 21 septembre 1749,. S.


Monsieur, — J’eus l’honneur de celle de V. E. de l’11me d’Aoust. Je vous [suis] très obligé pour le soin que vous aviez [avez eu] de ces Anglais pris par les sauvages — Par un Vaisseau qui arriva l’autre jour, M. Maillard m’envoye une copie de la lettre que V. E. écrit aux Sauvages de l’Isle Royale. J’y reconnois votre caractère, Je suis charmé qu’à la fin Les Gouverneurs des Colonies des deux Nations et leurs Habitans peuvent se fier les uns aux autres. Il semble que quelqu’uns ont cru qu’il fut permis meme pendant la paix d’exciter les Sauvages alliés d’une Nation a faire tout le mal qu’ils pourroient a l’autre. Pour moi il m’a toujours paru etrange qu’entre les Particuliers rien n’est si infame que de louer un Assassin pour venger un Affront, ou tuer un Rival, mais qu’entre deux Nations on pourroit souffrir la Coutume barbare de exciter ces Sauvages a leur Guerre Assassine.

Monsieur, — A mon Arrivée dans cette Province les Sauvages de l’Accadie venoient ici tous les Jours. Je les trouvai tranquilles et charmés de revoir la Paix. Il ne se lassoient point de m’assurer de leur Amitié aux Anglois — de ma part ils furent bien reçus et assurés de tout sorte de protection. Ils devoient s’assembler cette automne pour reconnoître S. M. Britannique & recevoir les presens qu’elle leur envoye — Pour ceux de L’Isle Royale Je n’eus point de leurs Nouvelles, Je n’ai rien à faire avec eux — et Je suis persuadé que les Sauvages n’ont ni assez d’Esprit ni assez de bêtise pour se mêler de leur chef des Affairs qui ne les regardent en aucune façon. D’ou vient donc Monsieur que Depuis l’Evacuation de Louisbourg tout est si changé ? Vous savez ce qui est arrivé a Canso — Vous Aurez entendu ce qu’ils viennent entreprendre a Chinectou, Monsieur Je croirois vous dire la plus grande Injure de vous en soupçonner la cause, mais J’ai toute la Raison du mond[e] de presumer que quelqu’uns qui sont venus avec vous en sont les auteurs.

J’ai eté informé qu’un François est venu de Louisbourg & a passé par cette Province. Je scais qu’un certain Pretre nommé Leutre [sic pour Le Loutre] est depuis quelque tems avec les Sauvages & qu’il étoit à Chinectou quand ils attaquèrent les Vaisseaux Anglois — comme cette homme es venu de France dans la Chabanne il depend de votre Gouvernement.

Vous me permettrez de vous demander s’il est entré dans cette Province avec votre permission ou contre vos ordres. En tout cas Je vous prie de la rappeler et de faire examiner sa Conduite. Les Pretres doivent savoir qu’il leur est défendu d’entrer dans cette Province sans avoir obtenu ma permission. Vous pouvez conter que ceux qui viendront de votre part seront bien receus et protegés, ma résolution étant de laisser aux Sujets François de S. M. Brit. aussi bien qu’aux Sauvages l’exercice libre de leur Religion mais pour ceux qui presumeront officier dans ces Provinces sans m’avoir présenté une lettre de la part de V. E. ou de M. Jonquiere, Je fairai executer les Loix qui les regardent. Je fairai tout mon possible pour que ceux qui doivent diriger les Consciences des autres soient eux mêmes honnêtes hommes. Les Missionnaires se vantent qu’ils ont converti les Sauvages de ces Pais, si c’est être Chretien que de commettre toutes sortes de Crimes de Vols et d’Assassinats il vaudroit mieux qu’ils fussent Restés toujours Sauvages Payens. Un Sauvage honnête homme vaux dix mille Chretiens Fourbes.

Monsr depuis que Je scais que les Sauvages se sont retirés a St-Pierre dans l’Isle Royale avec le vaisseau Anglois qu’ils prirent a Canso, c’est mon devoir de vous en demander la restitution. Et Je ne doute nullement que, V. E. ne me le faira renvoyer au plutôt. Au moins si qui que ce soit, alloit mener un Voisseau François dans un Port de la Nouvelle Écosse, Je croirois mon Gouvernement bien foible ou bien lâche si Je ne vous le renvoyois sur le Champ, & meme je me croirois obligé de punir ceux qui l’avoient pris en Corsaires, ou de vous les livrer pour être punis a votre Gré. À L’égard des menaces de vos Sauvages, vous voyez que Je ne les soupçonne pas sans l’entervention de quelques François Malintentionnés et Grâces au Dieu nous Sommes à l’Abri de toutes leurs Entreprises.

Je suis avec le plus sincère Estime, etc.

Desherbiers à Cornwallis.


A Louisbourg, le 15 octobre 1749.


Monsieur, — J’ay receu la Lettre que votre Excellence ma fai l’honneur de m’écrire Le 21 Sepembre, par Les mains de Mr Scot… Vous me rendez Justice Monsieur En me croyant incapable d’exciter les Sauvages a commettre aucun Acte d’hostillitée de quelque nature qu’ils puissent estre Et je suis charmé que vous ayés vu La Lettre que J’ai Ecritte aux Sauvages pour les remercier des prisoniers que je vous ay renvoyé S’ils avoient amenés Le Batteau dans le Port de cette Isle ou il y a Garnison Je l’aurois renvoyé avec les Prisoniers et leur en aurois Payé la rançon comme je leur ay fait payer celle des prisoniers. Mais J’ay toujours ignoré ou ils ont menés ce bâtiment, Et je suis informé par le commandant du Port Thoulouze et par Mr Labé Maillard que le bateau n’a point été conduit a St Pierre et qu’ils ne savent point ou il est.

Si les Sauvages etoient Sujets du Roy (comme vous le croyez) il n’est pas douteux que je Les aurois obligés à rendre le batteau. Mais votre Excellence ne doit pas ignorer qu’ils ne sont que sur le pied d’Alliés dans toutes nos Colonies et que nous n’exigeons rien d’eux par autorité. Il est vray que Mr l’Abbé le Loutre a passé de france icy Sur le Vaisseau le Chabanne et que le Missionaire a eté rejoindre les Sauvages de sa Mission a l’Acadie je ne scay Monsieur si ce Missionaire n’etant emploiés que pour les Sauvages Seulement, a cru estre obligé de ce présenter devant vous, C’est le Roy deffrance qui l’a envoyé a sa Mission, mais je suis tres sur que Sa Majesté ne luy a donné aucun ordre de faire ce dont vous l’accusés.

Si ce Missionaire fait quelque chose contre les Regles de votre Gouvernement et qu’il ait outre passé les fonctions de son Ministère, ce n’est ni directement ni indirectement par mes ordres, ainsi je ne suis ny comptable ny responsable de ses Actions.

Je ne puis luy donner ordre de revenir icy n’étant point employé dans l’Etandue de mon Gouvernement, etant dans les parties du Gouvernement gênerai de la nouvelle France.

A l’égard du François que V. E. me mande avoir passé d’icy à l’Accadie et aux Mines, J’ignore qu’il est et ce qu’il peut y avoir eté faire. Je prie votre E. qu’en Cas que vous trouviés quelque François dans votre province qui excite des troubles de le faire arrester, Et je vous promets d’en faire bonne Justice, s’il est habitant de mon Gouvernement, et s’il est de quelqu’autre Province de le faire conduire Surement à son Commandant pour qu’il soit puni à toute rigueur suivant l’exigence du cas.

Je vois avec horreur et Indignation les Cruautés et les trahisons des Sauvages, mais cette nation malgré les Principes de Religion qu’on tache de leur inspirer conserve toujour sa première ferocité il seroit à souhaiter qu’on put les Corriger, mais par le raport que m’a fait Leur Missionaire cela me paroit impossible, il est triste à des Gens d’honneur d’estre exposé à la Surprise de ces Gens là.

Je prie votre E. d’estre persuadé que je n’ay ni n’auray de ma vie aucune part a leurs Actions et que je fairay tout mon possible pour conserver la bonne intelligence et l’union qui doit estre entre les deux Nations.

J’aprens ce soir par une lettre du Commandant du port Thoulouze qu’un de vos Batteaus de Guerre est toujour mouillé dans nos havres entre les deux passages, ce commandant a Envoyé un officier à son bord pour luy demander S’il a besoin de quelque chose et savoir les Raisons qui l’oblige à se tenir ainsi à l’écart.

Je prie votre E. de vouloir bien ordonner à vos Vaisseaux de s’adresser directement a moy Lorsqu’ils feront quelque Séjour dans quelque port de cette isle, et s’ils ont besoin de secours, Je leur feray donner ce qui leur sera nécessaire.

Si je puis découvrir ou est le Batteau que les Sauvages ont pris, Je tacheray de le retirer de leur mains pour vous le renvoyer, mais je ne puis les y contraindre par la force.

Je suis avec toute la considération et l’estime possible Monsieur

Votre tres humble et tres obeissant Serviteur,
DESHERBIERS.


L’abbé Le Loutre au ministre.


App. L. P. 346-7.

Louisbourg, le 29 juillet 1749.


Monseigneur, — Comme je suis chargé des Sauvages Micmacs de l’Acadie, et que le Comte de Maurepas m’avait ordonné de l’informer de la situation de ce pays, je prends la liberté de faire un détail à Votre Grandeur de ce qui s’y passe : il y a un mois que les anglois sont arrivés à Chibouctou avec 22 vaisseaux de transport tant navires que brigantins et desquels il y en a de 24 pièces de canon ; il y a 600 familles dans ces vaisseaux ; à leur arrivée le général que l’on nomme Cornwallis a fait passer un courrier a Monsieur Mascarène Gouverneur du Port Royal pour l’en informer, le général a donné ordre aux députés des Mines de se transporter sous huit jours à Chibouctou avec 200 bœufs defense aux habitans de l’Acadie de faire passer bœufs ou moutons à Louisbourg sous peine de punition corporelle et de confiscation de leurs biens.

Le général va faire travailler incessamment au portage de Chibouctou aux Mines, il doit y faire travailler les habitans de l’Acadie jusqu’à ce qu’il y ait un chemin à y faire passer les charettes, leurs vaisseaux ne font présentement qu’aller de Chibouctou à Baston pour le transport des vivres et autres choses necessaires pour leur établissement.

Les anglois ont deux corsaires en croisière depuis le cap de Sable jusques par le travers de Chibouctou pour empescher les Bastonnais et les bastiments de l’Acadie d’aller à Louisbourg ils ont deux autres corsaires destinés pour la Baye Verte et qui doivent prendre les bœufs et moutons qu’ils pourront trouver à Beaubassin, ils payent partout bien gros, sèment et n’épargnent point l’argent. Les anglois qui étoient à Louisbourg vont à Chibouctou, ces messieurs comptent avoir 2,000 soldats pour mettre les habitans à couvert des incursions des Sauvages.

Les anglois font tout ce qu’ils peuvent pour gagner les Sauvages de l’Acadie ; ils chargent de présens tous ceux qu’ils peuvent rencontrer, ils voudroient les avoir pour amis, tandis qu’ils se bâtissent et se fortifient, les anglois doivent faire hiverner une partie de leurs troupes dans les Mines pour contenir les habitans françois et éloigner les Sauvages, et une fois établis aux Mines et à Chibouctou ils doivent passer à Beaubassin et faire un fort à la Baie Verte.

Voilà, Monseigneur, le dessein des anglois et la situation de l’Acadie les habitans françois sont dans une consternation générale, ils se voient à la veille de se voir anglois pour la vie et pour la religion ou de quitter et d’abandonner leur patrie, les anglois ont chassé Monsieur de la Goudalie des Mines, ils ne veulent pas souffrir Monsieur Brossart[1] envoyé de Québec à Beaubassin.

Monsieur de Miniac repasse en France pour ses infirmités, il ne reste plus que Monsieur Desenclaves au Port Royal, Monsieur Chauvreulx à Pegiguitk, et Monsieur Girard à Cobeguith, les anglois font assez entendre qu’ils n’en veulent pas d’autres et une fois bien établis ils trouveront quelque prétexte pour chasser ceux qui y sont présentement.

Votre Grandeur me permettra de lui représenter que suivant le traité d’Utrecht les anglois doivent laisser les Accadiens paisibles sur leurs biens et dans le libre exercice de la Religion Catholique et en conséquence souffrir des missionnaires pour les instruire.

J’ay vu Monsieur Desherbiers, MM. Bigot et Prevost qui m’ont promis tous les secours pour conserver les Sauvages dans la religion et la fidélité qu’ils doivent à Sa Majesté, je vais partir en conséquence pour l’Acadie, je feray mon possible pour rassembler mes Sauvages et comme on ne peut s’opposer ouvertement aux entreprises des anglois, je pense qu’on ne peut mieux faire que d’exciter les Sauvages à continuer de faire la guerre aux anglois mon dessein est d’engager les Sauvages de faire dire aux anglois qu’ils ne souffriront pas que l’on fasse de nouveaux établissements dans l’Acadie, qu’ils prétendent qu’elle doit rester ou elle étoit avant la guerre, que si les anglois persistent dans leur dessein les Sauvages ne seront jamais en paix avec eux et leur déclareront une guerre éternelle.

Mes Sauvages en conséquence vont envoyer des députés chez les autres nations pour les convier de s’unir avec eux afin de s’opposer aux entreprises des anglois et de les empêcher de former leurs établissemens.

Voilà, Monseigneur, le parti que je vais prendre pour le bien de l’Etat et de la Religion, et je feray mon possible de faire paroître aux anglois que ce dessein vient des Sauvages et que je n’y suis pour rien, j’auray soin d’informer Votre Grandeur plus particulièrement par le départ de l’Intrépide, comme je seray dans l’Acadie je n’épargneray rien pour me mettre au fait des démarches des anglois.

J’ay l’honneur d’être avec un profond respect, Monseigneur,


Votre très humble et très obéissant serviteur,


J. L. LELOUTRE.


L’abbé LeLoutre au ministre.

App. N. 358 & seq.


Beaubassin, 4[2] octobre 1749.


Monseigneur, — J’ay [eu] l’honneur d’écrire de Louisbourg à Votre Grandeur pour l’informer des entreprises des anglois sur l’Acadie, trois semaines après l’évacuation, j’en suis parti pour me rendre à l’Acadie et j’ay vu par moy même que l’Anglois n’épargnoit rien pour venir about de son dessein. J’ay eu l’attention d’informer Monsieur Desherbiers gouverneur de l’Isle Royale de toutes ses démarches et je lui ay communiqué toutes les ordonnances du Général Cornwallis et je pense qu’il vous les aura fait passer ; à mon arrivée à l’Acadie j’ay fait passer trois de mes sauvages jusqu’à Québec pour informer Monsieur de la Jonquière nouvellement arrivé de la triste scituation des Acadiens, et je viens d’apprendre par des lettres qu’il a pris la résolution de continuer le plan de Monsieur de la Gallissonnière, et de soutenir le projet qu’il avoit commencé faisant prendre possession de la rivière St-Jean par l’un de ses officiers avec ordre d’y faire un fort, de faire un corps de milice des habitans qui y sont establis, deffence faites à ces dits habitans de reconnoître d’autre maître que le Roy de France pour soutenir cette entreprise, Monsieur de la Jonquière a fait partir deux bastiments de Québec pour Cocagne qui est le port de mer le plus proche du Cap Tourmentain [nous] attendons tous les jours ces battimens, et suivant les lettres que nous en avons reçu, ils ne doivent pas tarder.

Monsieur le Chevalier de la Corne est à la tête d’un détachement considérable, il a l’ordre d’établir le port de Cocagne et d’y faire un fort, de conserver la rivière St-Jean, de prendre possession des trois autres rivières Chippoudy, Petkoudiac et Memeramkouk qui se trouvent sur la même coste, de faire un corps de milice des habitans qui sont établis dans les dites rivières, de leur faire défense de reconnoître d’autre maître que le Roy de France et d’employer toutes ses forces tant du côté des françois que des Sauvages pour se maintenir dans cette prise de possession et repousser les anglois s’ils y viennent.

Monsieur de la Gallissonnière qui passe en France informera Votre Grandeur de la situation de ces Rivières et de la côte depuis le Cap Tourmentin jusqu’à Gaspé qui fait le commencement du fleuve St-Laurent et de l’avantage et de l’utilité qu’il en reviendra à l’état pour cette prise de possession.

Cette démarche des puissances du Canada console et anime tellement les Acadiens qu’ils ont pris la résolution de députer l’un d’entre eux et nommer Monsieur Joseph Vigneau pour vous informer, Monseigneur, de leur triste situation et implorer l’honneur de Votre protection, et je prends la liberté d’exposer à Votre Grandeur que l’on trouvera plus de mille familles acadiennes pour établir les rivières et la côte dont on vient de prendre possession, elles sont toutes prêtes à se soumettre à l’obéissance de Sa Majesté Très Chrétienne et à se sacrifier pour soutenir la gloire et l’intérêt de l’état ; mais comme il se trouve quelques difficultés, vous me permettrez, Monseigneur de vous les exposer.

Les Acadiens françois de nation ont tombé par les malheurs de la guerre et sous le gouvernement de Monsieur de Subercase sous la domination de la Grande Bretagne, en 1713 l’Acadie ayant été cédée aux anglois par le traitté d’Utrecht et dans les termes les plus amples, les anglois prétendent avoir toute l’étendue de l’Acadie portée dans la commission de Monsieur de Subercase gouverneur de Port Royal et prétendent que cette étendue va jusqu’au Cap Desrosiers qui est à l’entrée du fleuve St-Laurent.

Le Général Cornwallis envoyé de la part du Roy d’Angleterre pour l’établissement de Chibouctou prétend que les Acadiens ne peuvent plus sortir de l’Acadie que tous ceux qui en sortent sont et doivent être regardés comme déserteurs et punis comme tels en conséquence le général a fait défence aux Acadiens de sortir sous de graves peines, il fait passer dans les Mines 7 à 800 hommes et il fait travailler à construire un fort pour contenir et soumettre l’habitant à sa volonté, et il a continuellement deux bastiments armés dans l’entrée des Mines pour empescher les habitans d’en sortir avec leurs petites voitures, la raison de ce général est que par le traitté d’Utrecht les Acadiens avoient un an pour délibérer et choisir de demeurer ou sortir de l’Acadie avec leurs effets mobiliers, que les Acadiens ayant choisi d’y demeurer, il ne doit plus être dans le pouvoir d’en sortir, vu que depuis 1714 ils sont devenus les véritables sujets du Roy d’Angleterre.

Il est vray, Monseigneur, que l’Acadie a été cédée à l’Anglois dans toute son étendue et dans les termes les plus amples, mais avec cette clause que les deux couronnes nommeroient des expers pour placer les bornes de l’Acadie et la séparer des terres du Canada, ce qui n’a pas encore esté fait jusqu’à présent, les puissances du Canada prétendent que l’Acadie n’et qu’une péninsule, une presqu’isle, et qu’en donnant aux Anglois cette péninsule on leur donnera toute l’étendue de l’Acadie, et qu’aussy il faut leur donner depuis le Cap Tourmentain ou la Baye Verte où est le portage d’une grande lieue qui fait et constitue l’Acadie péninsule, toute la partie du Sud en traversant la Baye Françoise suivant la coste de l’Est jusqu’à l’Isle de Campceau exclusivement, revenant par le passage de Fronsac jusqu’au Cap Tourmentain ou à la Baye Verte.

Voilà ce que nous appelons l’Acadie et voilà ce que les puissances de Québec veulent donner à l’Anglois et rien d’avantage, et en conséquence ces messieurs ont fait prendre possession de toute la côte depuis le Cap Tourmente jusqu’à Gaspé avec la partie du nord de la Baye Françoise où se trouve la rivière St-Jean et les trois autres rivières, je pense que Votre Grandeur soutiendra ce que ces messieurs ont fait et par ce moyen les Acadiens trouveront des terres à cultiver.

Quant à la défense faite par le Général Cornwallis aux Acadiens, je pense qu’elle ne doit avoir lieu, et Votre Grandeur me permettra de luy exposer comme les Acadiens se sont comportés depuis la paix d’Utrecht.

Les experts n’ayant point esté nommés pour placer les bornes de l’Acadie et la séparer des terres du Canada, et les Anglois leur faisant entendre qu’ils avoient jusqu’au Cap Desrosiers, les habitans ne sachant où aller pour cultiver les terres françoises demeurèrent dans l’Acadie comme une populace mutinée refusant de prester le serment de fidélité au Roy de la Grande Bretagne, faisant la guerre avec les Sauvages aux Anglois et défendant aussy leurs terres et leur religion jusqu’à l’année 1727 dans laquelle ils firent un traité particulier avec Monsieur Philip général de cette province et envoyé de la part du Roy d’Angleterre, par lequel les dits Acadiens promettent d’être fidèles au Roy George ii et luy obéir, et en vertu de ce serment le général Philip leur accorde au nom du Roy son maître la jouissance paisible de leurs biens, le libre et public exercice de leur religion avec la liberté d’avoir des prêtres catholiques et romains pour les instruire, l’exemption de porter les armes contre qui que ce soit, la liberté de se retirer ailleurs quand bon leur semblera, et qu’ils seront déchargés de fidélité dès qu’ils ne seront plus sur les terres de la Grande Bretagne.

Vous me permettrez, Monseigneur, de vous faire remarquer que le Roy George a approuvé ce que son général avoit fait pour la tranquillité de sa province, et qu’en conséquence les Acadiens ont joui jusqu’à présent de ces privilèges, que même pendant cette dernière guerre, Monsieur Mascarène gouverneur d’Annapolis Royale a laissé les Acadiens tranquilles, et ne leur a jamais parlé de prendre les armes pour la défense de la province, qu’il les a toujours exhorté à garder le traitté qu’ils avoient fait avec le Général Philip et leur a promis de les faire jouir aussi longtemps qu’ils seroient fidèles, des prérogatives que le général leur avoit promis au nom du Roy son maître.

Les Acadiens prétendent en vertu de ce traitté être en droit de sortir de l’Acadie avec leurs effets mobiliers et en conséquence ils ont représenté au Général Cornwallis pour répondre à ses ordres une requeste signée de plus de mille personnes, par laquelle ils refusent de prêter un nouveau serment et de prendre les armes contre les françois et les Sauvages pour la défense de cette province, et protestant tous qu’ils sont prêts à sortir de leur patrie plustôt que de se soumettre à ses ordres.

Mais comme une populace ne peut rien contre une puissance qui à la force en mains, les Acadiens réclament, Monseigneur, votre protection et prennent la liberté d’implorer votre secours ; ils espèrent que votre Grandeur voudra bien s’intéresser pour eux auprès du Roy leur premier maître, et c’est dans cette vue qu’ils ont député Monsieur Vignau qui aura l’honneur de vous présenter une requeste de leur part, et comme la justice parle pour eux et que la France est la ressource des malheureux, j’espère, Monseigneur, que vous voudrez bien prendre sous votre protection ce peuple abandonné et que vous obtiendrez de Sa Majesté et la liberté de sortir de l’Acadie et les moyens de s’établir sur les terres françoises et de transporter leurs effets soit dans la rivière St-Jean soit dans les autres terres dont les puissances du Canada viennent de prendre possession.

Les Acadiens soutiendront aux dépens de leur vie cette prise de possession, travailleront avec courage à cultiver les terres, feront fleurir le commerce, fourniront l’Isle Royale de rafraichissemens de toute espèce, et en cas de guerre on trouvera plus de mille hommes portant les armes soit pour la défense de Louisbourg, soit pour reprendre l’Acadie, et dans ces circonstances on verra les Acadiens marcher contre l’Anglois et se battre en braves contre l’ennemi de l’état.

Monsieur Desherbiers m’a demandé un état de ma mission, des noms des villages qui en dépendent et le nombre des Sauvages qui la composent, je luy ay envoié exactement, vous verrez Monseigneur, que j’ay perdu beaucoup de Sauvages, que j’ay beaucoup de veuves et d’orphelins depuis cette guerre, j’en compte cependant cent quatre-vingt en état de porter les armes, je les ay trouvés dans une extrême pauvreté ; mes Sauvages étant de l’Acadie qui a esté le théâtre de la guerre, n’ont pu s’occuper au jardinage ni pour leur chasse ordinaire.

Ils ont esté de tous les partis et ont suivi tous les détachements j’ay obtenu de Monsieur Bigot que j’ay vu à Louisbourg des présens extraordinaires pour récompenser leur fidélité je leur ay distribués à mon arrivé à l’Acadie, et j’ay eu cette consolation de les entendre promettre une fidélité inviolable au Roy de France leur père. Je les ay trouvé bien zélés pour la religion catholique.

À PROPOS DU MOT ABOITEAU


(Note 1 du ch. xv.)


QUESTIONS ET RÉPONSES


Question. — « Je désirerais savoir d’où vient un mot que les dictionnaires ne donnent pas, mais qu’emploient tous les historiens qui ont parlé des choses d’Acadie. Les Acadiens, en effet, pour protéger leurs terres contre les inondations, construisaient des espèces de digues très fortes. Et ces digues, Diéreville, dans son Voyage en Acadie, les appelle des aboteaux. D’autres ont écrit depuis aboiteaux.

« Ce mot est-il un mot de patois ? Où serait-il possible de lui trouver une racine bien française ? Au mot abot, le dictionnaire Hatzfeld et Darmesteter dit : « Entrave de fer ou de bois… » Ne serait-ce pas là l’origine du mot que je cherche ? Des digues sont bien des entraves. Et comme c’était l’eau malfaisante qu’il s’agissait d’entraver, dans les terres basses d’Acadie. — au mot abot, Diéreville aurait joint — -eau — d’où ce néologisme formé d’un archaïsme comme racine, et d’un substantif, qui est toujours d’usage courant — comme c’est bien le cas de le dire, puisque c’est d’eau que l’on parle.

« J’aimerais savoir votre opinion là dessus… »

Henri d’Arles.


Réponse. — Aboteau est, en effet, un mot répandu, non seulement en Acadie, mais aussi dans certaines régions de la province de Québec. On l’a relevé dans Témiscouata, Kamouraska, l’Islet, Montmagny, et généralement dans la région de la Province à l’est de Québec.

Il se prononce le plus souvent abouéteau (abweto), parfois aboiteau (abwato), plus rarement aboteau (aboto).

Il sert généralement à désigner des espèces de remblais établis sur les bords d’une rivière pour protéger les terres contre l’inondation, comme le dit notre correspondant. Par une extension qui s’explique facilement, il arrive qu’on appelle aussi aboiteau une masse de glace qui est d’abord formée sur le bord d’une rivière et que les eaux entraînent ensuite dans la débâcle du printemps. Clapin (qui relève aussi la forme aboideau) signale un autre sens :

« A sluice through a dike so arranged that the water can run out of the creek at low tide. When the tide is coming on, a valve automatically closes the passage. » (A New Dictionary of Americanisms.) Ce sens aurait été relevé à Grand Pré.

Le mot aboteau, sans être de l’Académie, est connu des lexicographes français.

Littré (Suppl.) l’enregistre : « Aboteau, s. m. Barrage, obstacle mis au cours de l’eau, dans la Saintonge. »

Larousse le donne aussi, avec le même sens.

S’il n’est pas classique, aboteau est donc bien près d’être français tout de même.

D’où vient-il ?

Notre correspondant suggère l’origine abot (entrave, etc.). La métaphore serait hardie. Cependant on la trouve dans le parler de la Vendée, où l’abot normand (morceau de bois que l’on attache au pied des chevaux pour les empêcher de passer d’un champ dans un autre) est devenu « une petite digue en terre qui arrête un courant d’eau. » (Voir Dumèril, Dict. du patois normand.)

Mais il semble bien plutôt que le français a emprunté directement aboteau du parler saintongeois. En Saintonge, l’aboteau est un « petit bâtardeau fait pour retenir l’eau ». (Éveillé, Gloss. saintongeais ; Jônain, Dict. du patois saintongeais.)

Éveillé tire aboteau du bas-latin abotare.

Le bas latin avait aussi abotum et abotamentum. DuCange donne à ces mots un sens juridique : « privilège du créancier sur les terres qui l’avoisinent. » Mais Du Cange, comme le fait remarquer Éveillé, ne savait pas le saintongeais, et cela lui a fait négliger l’autre sens qu’il aurait pu trouver dans l’une de ses citations ; en effet, il cite lui-même cet extrait d’une lettre de Guillaume, évêque de Poitiers, en 1224 :

«  « Quidquid habere dicebant… in maresüs, pratis, terris, aquis, botis, canalibus, abbotamentis… »  »

Cette citation, dit Éveillé, « indique le sens de mare, pièce d’eau, analogue à celui du patois saintongeais. » En effet, l’aboteau saintongeais est d’abord un « petit réservoir factice pour attirer les oiseaux », puis « un petit bâtardeau pour retenir l’eau ».

Quant à la prononciation aboiteau, elle se retrouve aussi en France.

(Dans Le Parler Français, décembre 1916, Adjutor Rivard).



  1. L’abbé François-Xavier-Nicolas-Marie Brassard, né le 2 décembre 1721 et ordonné le 19 décembre 1744. Il fut le 4e curé de la paroisse de Saint-Augustin, P. Q., où il décéda le 26 juillet 1765 ; il desservait cette paroisse depuis 17 ans 4 mois et 10 jours.
  2. Sic pour 14.