Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 2p. 61-83).

CHAPITRE QUINZIÈME



Procédés des Français. — L’abbé Le Loutre. — Son caractère. — Opinion de Parkman.


Tout l’été de 1750 fut employé activement par les Français à parachever le fort Beauséjour, dont ils avaient jeté les assises l’automne précédent. Ce fort était situé au fond de la baie de Fundy, sur une haute colline, au nord du village de Beaubassin et de la petite rivière Messagouetche, où les Français plaçaient les limites de l’Acadie, en attendant la décision de la Commission qui siégeait alors pour régler cette question.

Ce district de Beaubassin, ou de Chinecto, comme on le désignait quelquefois, était très populeux, et renfermait une vaste étendue de prairies naturelles, dont une partie considérable avait été enceinte d’aboteaux[1], fortes digues desti nées à les protéger contre les hautes marées. Au nord de cette frontière se trouvaient les établissements de Chipody, Petitcodiac, Memramcook, Joli-Cœur, Aulac, La Prée des Bourgs, La Prée des Richards, Cocagne, etc. ; — au sud, le village de Beaubassin, la rivière des Héberts, Menoudy, etc. La moitié, ou à peu près, de ce district, était donc en territoire anglais, et les Français s’attendaient bien que leurs ennemis n’allaient pas tarder à l’occuper, ne fut-ce que pour mettre obstacle à l’émigration des Acadiens[2].

En attendant, l’abbé Le Loutre, qui s’était fait l’instrument des Français[3] fit de grands effors pour déterminer les Acadiens qui demeuraient près de cette frontière à passer du côté des Français, mais sans y réussir[4].

Avant d’aller plus loin, il convient de nous occuper de cet abbé Le Loutre, qui a joué un rôle si considérable dans les événements de cette époque. Cet homme s’est attiré bien des haines, non moins grandes de la part des officiers français et peut-être même des Acadiens, que de la part des Anglais[5].



Pendant environ dix ans, il avait été missionnaire chez les sauvages Micmacs de la rivière Shubénacadie, entre Cobequid et Chibouctou, (Truro et Halifax). Jusqu’à la guerre de 1744, il n’est à peu près jamais question de lui. Il accompagna, en 1745, les sauvages de sa mission, et autres, dans une expédition contre Annapolis, après quoi il se retira à la Baie Verte, avec les Indiens qu’il desservait, en territoire français ou du moins réclamé comme sien par la France, Peu de temps après, il retourna en France, d’où il revint en 1747, alors que la guerre touchait à sa fin. Depuis ce temps jusqu’à 1755, il résida à Beauséjour.

La fondation d’Halifax avait alarmé les Français. Jusque-là, ils avaient toujours espéré qu’un traité, ou les hasards de la guerre, leur rendraient cette Acadie, à laquelle les Anglais ne paraissaient pas attacher un très grand prix, puisqu’ils n’avaient rien fait pour en consolider la conquête. Mais l’établissement d’Halifax était venu briser cet espoir : il annonçait en effet une politique de colonisation qui, en peu d’années, devait rendre cette Province chère à l’Angleterre, et par les sacrifices qu’elle lui aurait coûtés, et par le nombre de sa population. L’honneur dictait à la France son devoir, en pareille occurrence. Mais entre ces deux nations, rivalisant à qui posséderait finalement l’Amérique, l’honneur ne comptait que pour une quantité négligeable et qui n’était qu’en surface. Pourvu que l’on en sauvât les apparences, le but était atteint. Pour le faire, l’on s’abritait derrière les sauvages, amis de l’une ou de l’autre. Dans l’Ouest, l’Angleterre avait ses alliés, qu’elle poussait de l’avant quelquefois pour déjouer les projets des Français et faire réussir les siens. La France y avait aussi ses amis, et en plus grand nombre. En sorte que ni l’une ni l’autre n’échappait à l’occasion de les « utiliser pour nouer des intrigues ou servir ses fins. Dans l’Est, par contre, tous les Indiens étaient pour la France et avaient juré une haine mortelle à l’Angleterre, laquelle, dans son exaspération, les combattit avec une barbarie qui souvent dépassa celle de ces sauvages mêmes. Ceux-ci avaient donc de nombreux griefs à venger, et leur animosité était telle qu’il était toujours assez facile de les porter à des actes d’hostilité.

C’est la crainte de ces sauvages qui, pendant un demi-siècle, empêcha l’Angleterre de coloniser la Nouvelle-Écosse. Les Français s’imaginèrent qu’il leur suffirait de harceler les nouveaux colons, de semer chez eux la terreur par des violences habilement ménagées, pour leur faire prendre en dégoût un pays si peu sûr, et frustrer ainsi la Grande-Bretagne dans ses projets. Politique inhumaine et insensée, qui ne pouvait que soulever davantage l’animosité de l’Angleterre et multiplier ses efforts pour déloger finalement une rivale, dont le voisinage serait toujours un obstacle à son commerce et à son expansion[6].

Cette influence des Français sur les sauvages de ces régions se voilait sous d’habiles déguisements, mais nous savons assez ce qu’elle a produit pour lui donner sans réserve notre désapprobation. L’instrument dont se servirent les Gouverneurs du Canada, pour mener à bonne fin cette politique coupable et funeste, fut précisément cet abbé Le Loutre, dont nous venons de parler. Son zèle aveugle, ses intrigues en vue de pousser les sauvages à inquiéter les colons amenés par Cornwallis, ses moyens injustifiables pour forcer contre leur gré les Acadiens à passer la frontière, méritent également condamnation, et particulièrement celle des Acadiens mêmes.

Qu’il nous soit permis, entre parenthèses, de noter un fait important, et qui n’a jamais été clairement expliqué. Tous les historiens parlent des abbés Le Loutre, Germain, Maillard, Le Guerne, comme s’ils avaient été missionnaires chez les Acadiens qui étaient en territoire anglais. Leurs efforts pour servir les intérêts de la France sont interprétés de ce chef comme des actes indignes. Pour éviter la confusion que ces écrivains font naître, nous devons dire qu’aucun de ces prêtres ne fut jamais, que nous sachions, missionnaire chez les Acadiens de la péninsule[7]

Maillard, jusqu’à la dispersion, n’exerça son ministère que dans l’Île de Cap Breton, laquelle appartenait à la France ; Germain fut missionnaire chez les sauvages Malécites, dans le haut de la Rivière Saint-Jean ; Le Guerne, chez les Sauvages de la Côte Nord de la Baie de Fundy ; il desservait en même temps les quelques Acadiens disséminés le long de ces côtes. Le Loutre, il est vrai, fut longtemps missionnaire chez les Micmacs de la rivière Shubénacadie, en Acadie ; mais il ne fit jamais rien alors pour troubler la paix. Lorsqu’il se décida à adopter une autre ligne de conduite, il se retira avec ses sauvages à la Baie Verte, en territoire français. Tous ces missionnaires se trouvaient, par conséquent, sur un territoire réclamé et occupé par la France ; et leur patriotisme, si ardent qu’il fût, était justifiable et même honorable. Si leurs actions ne le furent pas, alors, qu’on les condamne. Et c’est par ce que celles de Le Loutre ne l’ont pas été, que nous les qualifions avec la sévérité qu’elles méritent. Mais il est souverainement injuste à leur égard de laisser le public sous l’impression que ces missionnaires étaient accrédités auprès de leurs compatriotes de l’Acadie anglaise ; ce qui changerait les choses, et rendrait blâmable un sentiment honorable, ou donnerait un caractère odieux à un acte simplement digne de blâme[8].

Cette distinction essentielle ne pouvait cependant pas, il nous semble, échapper à l’attention des historiens, et à Parkman moins qu’à tout autre, puisqu’il s’est particulièrement appesanti sur les faits et gestes de cet abbé Le Loutre. Il paraît, au contraire, avoir tout fait pour augmenter cette confusion. Ainsi, lorsqu’il nous dit que Le Loutre était Grand-Vicaire de l’Acadie ; que les sauvages dont il était missionnaire demeuraient à une journée de marche d’Halifax, sur les bords de la rivière Shubénacadie, donnant par là à entendre que ce prêtre lui-même y résidait, Parlanan trompe doublement et sciemment[9]. Car Le Loutre n’était pas alors Grand-Vicaire, et ni lui ni ses sauvages ne demeuraient depuis longtemps sur la rivière Shubénacadie, mais bien à la Baie Verte, sur un territoire réclamé et occupé par la France. Nous pourrions ajouter que Parkman trompe triplement, parce que Le Loutre, lorsqu’il fut nommé Grand-Vicaire, quatre années plus tard, ne le fut pas pour l’Acadie ou la Péninsule, mais pour la partie nord de la Baie de Fundy, laquelle était appelée, dans le temps, l’Acadie française, dans le but de distinguer cette région du Canada proprement dit, et de la Péninsule, — celle-ci étant dénommée par les Français Acadie Anglaise[10].

Nous voudrions pouvoir dire que Parkman a simplement fait erreur, mais cela nous est impossible. Nous avons étudié de trop près sa manière de procéder, nous sentons trop ses efforts constants dans le but de déguiser la vérité, pour ne pas voir, ici comme ailleurs, trace de ce système méthodique de tromperie que l’on retrouve à chaque page de ce qu’il a écrit sur l’Acadie. Dura veritas, sed veritas[11]

Nous avons cherché à pénétrer le caractère de cet abbé Le Loutre, qui a amoncelé sur sa tête des haines bien méritées. La chose n’était pas facile ; cependant, nous croyons y être parvenu dans une large mesure. Parkman, qui ne doute de rien, lui, a eu bien vite fait de peser et de mesurer ce personnage. En quelques mots, avec le laconisme de César racontant ses conquêtes, veni, vidi, vici[12], il nous dit : « Le Loutre était un homme d’un égoïsme effréné ; il était possédé d’un violent esprit de domination ; il avait une haine intense des Anglais, et un fanatisme que rien n’arrêtait[13]. » Et voilà la question jugée. Comme effet de style, c’est . enlevant. Le gros public aime à être ainsi mené grand train à travers les obscurités de l’histoire : rien ne plaît davantage que ce simulacre d’activité dévorante qui tranche dans le vif d’un sujet, coupe, taille, pour en faire ressortir, comme par enchantement, quelque chose de brillant et de poli ainsi qu’un bijou tout neuf.

Ce n’est pourtant pas de la sorte que procèdent les écrivains sérieux. Le fond d’un caractère ne se dessine que bien rarement, sinon jamais, avec cette physionomie tranchée, et tout d’une pièce, laquelle permet au peintre, en deux ou trois coups de crayon, d’en offrir un modèle de ressemblance. Les caricatures se font ainsi[14]  ; et à cet égard ou à ce point de vue, le portrait de Le Loutre, tel que peint par Parkman, peut avoir une lointaine ressemblance avec l’original. Macaulay recherche ainsi la concision et la rapidité ; il ne paraît cependant pas avoir possédé le secret trouvé par l’historien américain ; au contraire, comme tous les grands peintres, il donne bien des coups de crayon ou de pinceau, avant de nous offrir ses portraits. Il est vrai que ceux-ci sont généralement ressemblants, grâce aux retouches que l’artiste y a apportées, aux nuances qu’il y a mises, à la patience avec laquelle il les a exécutés.

Sauf quelques corrections, nous pourrions laisser subsister, comme arrière-plan au tableau, un ou deux des quatre traits en lesquels Parkman a prétendu esquisser son modèle. Mais nous refusons à admettre cet « égoïsme effréné » dont il le décore. Nous ne voyons rien qui appuie cette assertion : le contraire est exactement prouvé. Pour en arriver à juger Le Loutre d’une manière à peu près satisfaisante, il faut se pénétrer des sentiments et des idées qui animent ordinairement un missionnaire. Pareille étude, on le comprendra, était difficile, sinon impossible, à cet auteur, même s’il eut été doué de la droiture que nous lui contestons, et de la pénétration dont il nous paraît, à un certain degré du moins, également privé.

De plus, il faut faire cette étude à la lumière des idées de l’époque et des circonstances particulières de lieu[15]. Si le fanatisme national était grand, le fanatisme religieux l’était bien davantage. Les préjugés avaient poussé de profondes racines. La persécution commençait à peine à se relâcher de ses rigueurs révoltantes, mais l’intolérance subsistait dans toute sa force. Il n’y avait pas longtemps que la France avait chassé les Huguenots de son sein ; l’Irlande haletait sous le talon de l’Angleterre ; partout les minorités souffraient sous l’oppression[16]. Que de crimes ont été commis au nom de la religion ! Que de cruautés infligées au nom d’un Dieu bon et miséricordieux ! Était-ce là un produit né du christianisme, ou le fruit des passions et des intérêts humains ? Était-ce un résultat permanent, ou une manifestation transitoire, un souffle mauvais qui allait s’épuiser par sa violence même, et servir, par des moyens détournés, et à l’insu de ceux qui l’avaient déchaîné, la cause du christianisme et de la civilisation ? Telle était la question que beaucoup d’esprits durent alors se poser. Et, de la manière dont ils allaient la résoudre allaient surgir deux courants en sens inverse : l’un, d’incrédulité, fruit d’un christianisme faux et cruel ; l’autre, de retour au pur esprit chrétien, tout imprégné de charité d’amour et de miséricorde. « L’homme s’agite et Dieu le mène[17]. » Dans la vie de la religion,

comme dans celle des sociétés, rien n’arrive sans produire des résultats lointains, difficiles à prévoir d’abord. Les petits événements accumulés amènent les grands ; les faits s’enchaînent aux faits par des liens invisibles, comme les fils aux fils pour composer les tissus.

Et donc, en ces temps-là, le pur esprit chrétien était faussé, mais la foi était grande. Et c’est à ce double point de vue qu’il faut se placer pour juger de l’abbé Le Loutre[18]. Il nous est bien difficile, à nous, hommes du monde, de nous faire une idée juste de la foi qui anime ceux qui vouent leur vie à l’enseignement chrétien, et particulièrement le missionnaire catholique.

Livrés que nous sommes tout entiers à la lutte pour l’existence, absorbés et comme enfouis dans les mille détails qui composent les voies et les moyens par lesquels nous pouvons satisfaire nos besoins et nos plaisirs, nous ne comprenons pas ou nous perdons de vue les motifs qui font agir les missionnaires, l’esprit qui les remplit et les dirige. Cet « immense égoïsme, » que Parkman attribue à Le Loutre, très souvent applicable à nous-mêmes, ne peut guère être vrai de ces derniers. Celui qui, comme Le Loutre, avait abandonné fortune, plaisirs, parents, amis, patrie, pour venir passer sa vie au fond des bois, avec des barbares cruels et grossiers, celui qui s’imposait des privations de tout genre, devant lesquels l’homme le plus dévoué recule d’épouvante et de dégoût, et tout cela pour évangéliser des sauvages, celui-là, dirons-nous ne pouvait guère avoir un immense égoïsme.

Il est vrai que le cœur humain est bien complexe, et que la profession qu’une personne a embrassée, la haute vocation qu’elle a suivie, ne détruit pas toujours les tendances que la nature peut lui avoir données[19] ; mais, en règle générale, les incompatibles disparaissent ou s’atténuent, et s’il faut qu’elle reste avec des défauts, car tout le monde en a et nul n’est parfait, du moins ces défauts s’harmonisent-ils avec son nouvel état. Dans le cas du missionnaire, par exemple, l’égoïsme doit ainsi faire place à des imperfections qu’une foi vive, aux prises avec les excentricités humaines, n’empêche pas de surgir, ou que cette foi même, si elle n’est pas tempérée de prudence, peut inspirer. L’abbé Le Loutre avait donc ses défauts, sans doute, encore que ces défauts aient été, croyons-nous, le contraire de celui dont l’historien américain, dans sa courte psychologie, l’a revêtu.

Au reste, où est, dans les actes de cet abbé, la preuve de cet « immense égoïsme » ? Est-ce parce qu’il harcela les établissements anglais ! Est-ce parce qu’il s’efforça de pousser les Acadiens à émigrer en terre française, quand cette émigration les privait de tous leurs biens ? L’on peut facilement trouver des mobiles à ses actions, mais certainement pas celui de l’égoïsme. Les grands motifs qui le faisaient agir ne pouvaient être que la religion et le patriotisme, la religion en premier lieu et pardessus tout, car c’était à elle qu’il avait sacrifié sa vie. Il y avait déjà douze ans qu’il vivait paisiblement au milieu des sauvages, lorsque Halifax fut fondé. De ce document, son activité, son zèle, son fanatisme s’élèvent à un haut diapason. Ce n’est plus un missionnaire doux et pacifique, c’est un dictateur, un énergumène, qui fait feu et flamme pour arracher les Acadiens à leur pays, comme s’il se fut agi d’arracher des malheureux à l’abîme qui les menace. Ne pouvant persuader à ceux qui habitaient près de la frontière d’émigrer volontairement, pour les y contraindre, il fait mettre le feu à leurs habitions par les sauvages. Que s’était-il donc passé ? Quelle était la raison de ce changement soudain dans l’âme de cet homme ? Quelque chose, évidemment, était venu semer en lui le trouble ; ce revirement dans son attitude ne pouvait être que l’effet d’intérêts religieux qu’il croyait gravement compromis. Il serait difficile d’expliquer autrement cette transformation[20].

Pas n’est besoin de chercher longtemps pour trouver le motif sur lequel reposaient ses appréhensions. N’avons-nous pas vu que Shirley avait formé le projet de protestantiser les Acadiens et de chasser leurs prêtres ? Que ce beau plan, ce gouverneur l’avait renouvelé, en y apportant une insistance étrange ? Que cela était venu vaguement à la connaissance des Acadiens, et les avait jetés dans une grande alarme ? Quoi d’étonnant que Le Loutre en ait subi un ébranlement violent, et que la conviction que ce projet serait bientôt mis à exécution, se soit profondément enracinée dans son esprit ? Puisque ce plan avait été élaboré en temps de guerre, alors que les Anglais avaient le plus d’intérêt à voir les Acadiens garder leur neutralité, quand ces derniers résistaient aux séductions et aux menaces pour rester fidèles à leur seraient, et que l’Acadie, seulement défendue par une poignée de soldats, était à leur merci, que n’avaient-ils pas à craindre, maintenant qu’Halifax existait ? Cornwallis n’avait-il pas signalé son arrivée par une Proclamation qui abolissait la convention de 1730, et réduisait à néant les assurances de bon vouloir que Sa Majesté avait signifiées aux Acadiens, par l’intermédiaire de son secrétaire d’État, le Duc de New-Castle[21] ? Plus loin, dans le passé, l’idée d’une déportation possible n’avait-elle pas déjà été émise ! Cette idée n’avait-elle pas été reprise par l’amiral Knowles, et par Shirley lui-même, — et cela sans une ombre de raison, sans motif propre à la justifier ? — Tout ceci réuni, et encore que Le Loutre n’ait connu peut-être qu’une partie de ce qui se tramait dans le secret des chancelleries, — n’était-il pas suffisant pour émouvoir profondément son âme de prêtre et de patriote ? Non seulement ce missionnaire était justifiable de concevoir des appréhensions, mais tout nous fait croire qu’il avait raison d’en entretenir ; les faits sont là, pour montrer que ses craintes n’étaient que trop fondées. Et alors, nous n’avons qu’à nous rappeler l’ardeur de sa foi apostolique, et à lui supposer un tempérament bouillant, pour avoir l’explication naturelle de toute sa conduite, sans qu’il soit besoin de lui prêter, par un effort d’imagination, un caractère de fantaisie qui ne repose sur rien de solide.

Quelqu’éloigné que l’on soit des idées de celui que l’on veut juger, il est nécessaire, pour se prononcer sur lui avec quelque précision, de faire abstraction de sa propre mentalité, pour entrer, autant que faire se peut, dans la sienne, et de tenir compte de ses croyances, de son éducation, des circonstances au milieu desquelles il se trouvait. Le Loutre avait tout sacrifié à une idée ; il avait sacrifié les jouissances de cette vie à celles de l’autre. Pour nous, pour l’homme du monde, cet abbé avait des idées fort étroites. Mais qui sait si nos efforts vers l’acquisition de choses frivoles et passagères n’auraient pas paru à cet abbé bien mesquins ? Nous trouvons qu’il y avait de sa part cruauté de priver les Acadiens de leurs biens. Pour lui, ce sacrifice n’était rien à côté de celui de la religion. Le savant plongé dans ses méditations, l’astronome planant par la pensée à travers les mondes infinis, presque étrangers à leurs entours, ont, eux aussi, selon le monde, des idées étroites. Cependant, des hauteurs d’où ces rêveurs nous contemplent, nous agitant fiévreusement comme autant de fourmis, nous devons leur paraître bien infimes.

Les fautes de Le Loutre dépendent plus, croyons-nous, de son esprit mal équilibré que des égarements de son cœur. Comme tous ceux qui sont obsédés par une idée fixe, il était ignorant de la science du monde et impropre au gouvernement des hommes[22].

Ses lettres à ses supérieurs sont empreintes d’une foi ardente et du plus pur esprit évangélique. En 1740, il écrivait à son supérieur : « Souvenez-vous que je ne suis ici que par obéissance à vos ordres ; j’y suis pour la gloire de Dieu et le salut des âmes[23]  » En 1747, étant retourné en France, ses supérieurs, estimant qu’il avait fait sa part de sacrifices, lui offrirent d’y demeurer. Lui, ne croyant pas avoir assez accompli pour son salut, refusa toutes leurs offres. Nous savons que, dans plusieurs occasions, il sauva la vie à des officiers anglais ; que le capitaine Hamilton, qui avait été témoin de ses bontés, l’avait en haute estime ; qu’après la déportation et son retour en France, il se fit l’ange consolateur des Acadiens réfugiés ; qu’il consacra son temps et ses ressources à leur procurer des adoucissements.

Son ami, l’abbé Maillard, qui l’avait initié à la langue micmaque et à la conduite des missions, fut, lui aussi, bien qu’à un degré moindre, enveloppé dans la même condamnation[24]. Maillard a passé les dernières années de sa vie à Halifax, au milieu de ceux qui avaient été ses ennemis. Or, il les a tous subjugués par l’ascendant de ses qualités et de ses vertus. À son chevet de mourant, le ministre protestant dont il s’était fait l’ami se trouvait présent ; et l’élite de la société d’Halifax, tant civile que militaire, fit cortège à son cercueil[25]. Si Le Loutre se fût trouvé dans les mêmes circonstances, peut-être eut-il finalement provoqué les mêmes marques de sympathie.

Remarquons que ce que nous savons de ce missionnaire repose sur une autorité qui a si peu de poids — Pichon, traitre-espion — qu’aucun historien, Parkman excepté, n’a voulu puiser à cette source. Nous en reparlerons plus loin[26].



  1. Le MS. original — folio 316 — porte abboiteaux. Mais le traducteur a mis au bas de la page une note au crayon, ainsi conçue : « Rameau (I, p. 227,) cite « Diéreville, qui dit : « par de puissantes digues qu’ils appellent des aboteaux » En effet l’auteur de Une colonie Féodale cite la description que Diéreville, dans son Voyage en Acadie, (Amsterdam, 1708), nous a laissée à ce sujet, laquelle est une des pages les plus curieuses de son récit. Cependant, Casgrain écrit : aboiteaux. Cf. Coup-d’œil sur l’Acadie, dans Le Canada Français, tome 1er, 1888, p. 127. De même Bourgeois, dans Les Anc. missionnaires de l’Acadie devant l’Histoire, p. 77.

    La véritable orthographe doit être aboteaux, de abot, terme archaïque signifiant « entrave de bois ou de fer », forme dial, de about, subts. verbal de abouter, au sens de « bouter, fixer à ». Cf. Dict de Hatzfeld et Darmester. Voir aux Appendices la savante dissertation que M. Adjutor Rivard a faite sur l’origine de ce mot.

  2. Cf. A. C. (1894) p. 153, N. S. Lords of Trade to Secretary of State (Bedford). March 9, 1750. Whitehall… « the rapid growth of Halifax… is only part of a great plan ; other settlements must be made, without which the French inhabitants will never be induced to become good subjects… The place to be settled next summer is between Chignecto and Baie Verte, at the entrance of the peninsula » . A.& W. I., vol. 596.
  3. Cette expression ne rend pas justice à Le Loutre. Richard ici, comme en d’autres endroits de ce chapitre, s’inspire de Casgrain, qui a dit de ce missionnaire : … « entraîné par un patriotisme aveugle, il se fit l’instrument des intrigues et des menées coupables de quelques-uns des commandants français… Bien que doué d’une activité et d’une persévérance incontestables, il a méconnu les devoirs de son état ». Cf. Coup-d’œil sur l’Acadie, (C. Fr. T. 1er, p. 126 et passim.) Les Anglais n’ont pas parlé autrement de ce vénérable prêtre : « Father Le Loutre, a véritable pro-consul of France », lit-on, dans Records of Chignecto, par W. C. Milner (Coll. of the N. S. H. S. vol. XV, Halifax, 1911, p. 3). Or, tout ceci est une exagération malheureuse. Des historiens sont venus qui ont réhabilité Le Loutre, (Cf. Appendices) et ont bien prouvé qu’il fut un irréprochable missionnaire. Casgrain lui-même a réformé son premier jugement à son sujet, dans son ouvrage : Les Sulpiciens et les prêtres des Missions Étrangères en Acadie, où il dit : « … l’abbé Le Loutre, le plus clairvoyant des missionnaires » de l’Acadie, qui avait prédit aux Acadiens la trahison dont ils allaient être les victimes, et qui criait bien haut que leur dernière chance de salut était de fuir et de se réfugier sous le drapeau français. »(Québec. Pruneau & Kirowac, Libr. Édit. 1897, p. 406).
  4. Il y réussit cependant bientôt : « Cette voix puissante et quasi prophétique (de Le Loutre) ne pouvait manquer d’être écoutée, et Cornwallis fut bientôt effrayé du torrent d’émigration qui se dirigeait vers Beauséjour. » (Casgrain. Ibid.) Cf. Bourgeois, Les Anc. mission…, p. 45. Cf. A. C. 1887, p. 179. M. de la Jonquière au ministre. Sept. 9, 1749. Québec. Ihid., p. 181. M. Bigot, Intendant, au ministre. Québec, Sept. 30, 1749. Abbé Le Loutre writes : « … if an attempt is made to compel them (les Acadiens) to tako the oath, they will take up arms ivith the Indians. » Canada. Corr. gén., 1749, vol. 93, c. 11, fol. 253, 2 ½ p. — Cf. Lettre de Le Loutre à Bigot, datée de Baie Verte, 15 août 1750 : … « Nous avons ici un grand nombre de personnes à supporter, et à l’automne nous aurons un apport de plus de 60 familles de Beauhassin… » (Dans N. S. Doc., p. 193).

    Lorsque l’abbé Le Loutre demanda aux Acadiens de passer sur ce qu’on disait être le territoire français de l’isthme de Chignectou, ceux-ci ne répondirent pas avec beaucoup d’empressement… Mais quand, trois mois plus tard, le gouverneur Cornwallis leur enjoignit de prêter un serment d’allégeance sans réserve, les Acadiens comprirent mieux la sollicitude et l’esprit de prévoyance du missionnaire Le Loutre. L’Histoire du Canada, par Bourgeois. Montréal, Beauchemin, p. 125).

  5. Que Le Loutre se soit attiré la haine des Anglais, on le comprend, et on ne le sait que trop, les pièces officielles anglaises abondant en calomnies et en injures grossières à son égard. Il était plus fin qu’eux, il déjouait leur plans, il savait que leur intention était de protestantiser et de dénationaliser les Acadiens ou même de les expulser. C’est en prévision de ce malheur, que, meilleur apôtre encore que bon patriote, il exhortait ceux-ci à fuir en territoire français. Que ne l’ont-ils tous écouté ! Richard expliquera plus loin, ainsi que d’ailleurs le fait Casgrain (loc. cit.) la raison pour laquelle quelques-uns des officiers français ont chargé la mémoire de ce missionnaire. Il était prêtre trop zélé pour hommes imbus d’idées voltairiennes et dont il avait flagellé la conduite. Quant aux Acadiens, si quelques-uns d’entre eux ont accusé Le Loutre, ce fut sous l’influence de la peur et de l’intimidation. Quels aveux ne peut-on arracher à des victimes, par le moyen de l’intimidation ? À cet endroit, le MS. original (fol. 317), portait : « et peut-être même des Acadiens ». "Le peut-être fut subséquemment biffé, et l’édit anglais (vol. I, p. 258) porte : and even from the Acadians. Nous l’avons rétabli, car il laisse du moins subsister un doute sur la soi-disant haine que les Acadiens auraient conçue envers le plus intelligent et le plus dévoué de leurs missionnaires.
  6. Toujours le cher commerce, la chère expansion de l’Angleterre ! À lire Richard, l’on dirait vraiment qu’une pareille fin était nécessaire au bonheur de l’humanité et qu’elle entrait dans les vues insondables de la Providence, puisqu’il blâme si vertement les Français de l’avoir entravée de leur mieux. L’on voit où il veut en venir : faire le procès de ce pauvre abbé Le Loutre « d’où est venu tout le mal », coupable, selon lui, de s’être servi des Indiens amis de la France, dans un but uniquement politique. Le raisonnement de l’auteur d’Acadie pèche par la base. Mais quoi ! aurait-il voulu, par hasard, que la France n’eut pas essayé de reprendre ce qu’elle avait perdu ? Surtout quand elle savait ce que les autorités anglaises tramaient contre ses enfants, exilés dans leur propre territoire ? Et puisque les Français, ici et au Canada, avaient toujours traité assez humainement les Sauvages pour s’en faire des amis, quel mal y avait-il de leur part à les employer pour tâcher de reconquérir un morceau perdu de la patrie ? Depuis quand est-ce un manquement à l’honneur de faire appel à des alliés pour tâcher de réparer avec leur aide des infortunes passées ? Les Français y avaient d’autant plus de droit que l’Angleterre méconnaissait ses promesses envers les Acadiens et qu’elle se préparait sournoisement à leur faire subir, en retour de leur loyauté, un châtiment inique.
  7. « En dehors de la Nouvelle-Écosse, à Chignectou, sur le territoire français, s’élevait une paroisse de 2,000 âmes, dont la population vivait dispersée sur les rivières de Memramcook, de Peticoudiac et des environs, autour du fort Beauséjour. M. le Guerne desservait seul cette immense paroisse. Toujours sur le même territoire, deux missionnaires s’occupaient principalement des missions micmaques : l’abbé Le Loutre, qui dirigeait celle de Shubenacadie, sur la rivière du même nom, et demeurait plus ordinairement à Beauséjour ; et l’abbé Maillard, prêtre des Missions Étrangères, qui desservait Malpec, dans l’île Saint-Jean, Natkitgouèche, sur la côte de l’Acadie, et Maligouèche, lieu de sa résidence, Cap Breton. Enfin, à Medockeck, sur la rivière Saint-Jean, au nord de la baie de Fundy, habitait le P. Charles Germain. » (Cf. Les Jésuites et la Nouvelle-France au 18e siècle, par le P. Camille de Rochemonteix. Tome II, ch. VII, p. 99. Paris, Picard, 1906).

    Le P. Germain, Luxembourgeois, né le 1er mai 1707, entra au nov. des Jésuites de Tournai le 14 sept. 1728, partit pour Québec en 1739, en 1740, remplaça le P. Danielou auprès des Acadiens de la rivière Saint-Jean, mourût à Saint-Prançois-du-Lac, le 5 août 1779.

    « Il est essentiel de saisir la différence qu’il y avait entre la situation des missionnaires attachés aux sauvages et celle des curés de l’Acadie française : ceux-ci suivaient le sort de leurs paroissiens devenus sujets anglais, ceux-là prenaient le mot d’ordre à Louisbourg ou à Québec dont ils dépendaient. » Casgrain, Les Sulpiciens, etc., p. 367.

  8. C’est là une belle page, et juste, et pleine de sens. Mais qui ne voit que ces considérations atténuent singulièrement la portée de ce que l’auteur a dit précédemment, et même qu’elles impliquent contradiction ? Après s’être emporté contre Le Loutre, voici maintenant qu’il déclare que ce missionnaire, étant en territoire français et relevant des autorités françaises, a montré un patriotisme justifiable et honorable. Que si le principe qui a fait agir ce missionnaire était en tous points honorable, puisqu’il procédait de l’amour naturel de sa patrie, d’où vient que Richard ajoute que ses actions mêmes furent injustifiables, et qu’il se réserve de les qualifier comme elles le méritent ? C’est que Le Loutre alors serait allé trop loin, et aurait commis des excès de nature à compromettre un sentiment beau en soi. L’auteur d’Acadie va essayer de le prouver. Nous l’attendons à l’œuvre.
  9. « Louis-Joseph Le Loutre, vicar-general of Acadie and missionary to the Micmacs, was the most conspicuous person in the Province, and more than any other man was answerable for the miseries that ovenvhelmed it. The sheep of which he was the shepherd dwelt, at a day’s journey from Halifax, by the banks of the river Shubénacadie…  » (Montcal and Wolfe. Vol. I, ch. IV. Conflict for Acadia, p. 118),
  10. « L’abbé Le Loutre ne fut nommé Vicaire-Général qu’en 1754, c’est-à-dire un an seulement environ avant son retour en France. Selon l’abbé de l’Isle-Dieu, il n’avait ce titre que pour l’Acadie française, c’est-à-dire pour la partie située à l’ouest de la rivière Messagouetche. » Arch. du Sém. de Québec. Tableau sommaire… Arch. de l’arch. de Québec. Casgrain, Coup-d’œil sur l’Acadie C. F. Tome I, p. 120, note).

    Tableau Sommaire des miss, séculiers, etc., Acadie Françoise :

    « Par là on entend les postes que les Acadiens f rançois qui avoient évacués la Nouvele-Écosse des Anglois, avoient établis sous la protection du fort de Beauséjour et dont il a été parlé dans le mémoire auquel on a joint ce tableau sommaire. Il y avoit dans l’Acadie françoise quatre missionnaires séculiers, sçavoir Mr. Le Loutre, etc… Le premier et le plus ancien de ces quatre missionnaires (M. Le Loutre) était le Supérieur et le Grand-Vicaire de cette mission particulière. » (Docum. in. sur l’Acadie, pièce II, C. Fr., p. 14).

    Le MS. original porte à cet endroit la note suivante : « Parkman a vu la preuve de ce dernier fait dans un compte-rendu des missions de l’Acadie par l’abbé de l’Isle-Dieu en 1755, lui-même Vicaire-Général du Diocèse de Québec, duquel relevait (sic) les missions de l’Acadie, et par conséquent la personne la (sic) plus en état de parler avec autorité. » (fol. 322). Cf. aux Appendices les Lettres de Vicaire-général de Le Loutre. Il y est nommé, et cela paraît contredire l’affirmation de Richard, Grand-Vicaire in cunctis provinciis tum suh Angliœ tum sub Franciœ regum ditione positis, in peninsula…

  11. Ceci n’est pas une citation. Cela est inspiré du «  dura lex. sed lex ».
  12. Le MS. original, fol. 322, porte ; « avec la rapidité de César, racontant ses conquêtes de la Gaule, veni, vidi, vici, il dit. » Or, ce n’est pas après sa guerre des Gaules, mais après sa victoire rapide et éclatante sur Pharnace, roi de Pont, que Jules César, dans une lettre au sénat de Rome, a dit ces mots fameux : Pontico triumpho inter pompœ fercula trium verborum prœtulit titulum, — veni-vidi-vici — non acta ielli significantum, sicut ceteris, sed celeriter confecti notam. Cf. C. Suetoni Tranquilli Opéra. De Vita Cœsarum Divus Julius, lib. I, p. 17).
  13. «  Le Loutre was a man of boundless egotism, a violent spirit of domination, an intense hatred of the English and a fanatism that stopped at nothing.  » Montcalm and Wolfe, I, p. 118.
  14. Pas tout-à-fait. Voici d’ailleurs, d’après un éminent critique d’art, la définition exacte de la caricature : « En tirant de tous les traits qui composent une figure le seul trait qui marque sa dissemblance d’avec l’espèce, le caricaturiste nous découvre le caractère propre à l’individu, et, par là, nous résume le visage. » " Robert de la Sizeranne. La caricature et la guerre. (Revue des Deux-Mondes du 1er juin 1916, p. 483).
  15. Richard pose ici un principe qui s’applique à l’histoire en général, et non pas seulement à tel épisode ou à tel personnage du passé. Le premier devoir de l’historien, s’il veut comprendre la matière dont il traite et l’apprécier juste, ment, est de se faire une mentalité qui soit en harmonie parfaite avec les hommes et les choses de l’époque qu’il étudie ; de s’abstraire en quelque sorte de ses entours de temps, d’espace et de personnes, pour vivre en arrière, parmi les événements qu’il veut évoquer. C’est la seule manière pour lui d’arriver à une représentation fidèle des âges évanouis. Tite-Live l’avait bien compris, lui qui disait qu’à force de compulser les chroniques de la vieille Rome, il s’était fait une « âme antique ».
  16. Si l’auteur vivait de nos jours, que ne dirait-il pas ? Oserait-il soutenir que le monde a beaucoup marché vers la tolérance, après qu’on a vu le martyre de la Belgique, l’écrasement de la petite Serbie par les ignobles Allemands, les supplices qu’ils ont infligés, « au nom de leur Dieu, Gott mitt uns », à des prêtres et à des religieuses, leur profanation des églises ? Le milieu du 18e siècle où nous sommes arrivés, valait bien notre temps. Et s’il est incontestable que des crimes aient été commis au nom de la religion, que n’a-t-on pas fait au nom de la liberté, en pleine effervescence de cette Révolution, qui, soi-disant, allait émanciper les peuples ? « Ah ! liberté, comme on t’a jouée et que de crimes on commet en ton nom ! » disait Madame Roland, sur l’échafaud. Mais les crimes de tous les temps, y compris le nôtre, ne prouvent rien ni contre la vraie religion ni contre la vraie liberté. Notre pauvre humanité ne se réformera guère. Et de pareils malheurs seront toujours possibles, hélas ! Si Louis XIV a eu tort, à tous les points de vue, même politiquement et économiquement, de révoquer l’édit de Nantes, la France contemporaine a-t-elle été plus excusable d’expulser de son sein les religieux et les religieuses et de persécuter les catholiques ? C’est la même chose renversée, plus inexplicable encore dans le dernier cas que dans le premier. Quant à « l’oppression des minorités », l’Angleterre moderne et « tolérante » n’en a-t-elle pas donné un nouvel exemple dans la guerre des Boers, entreprise et menée à terme uniquement pour satisfaire la rapacité de ses Impérialistes affamés d’or, éblouis par l’appât des diamants ?
  17. Cette parole célèbre est de Fénelon : « Dieu n’accorde aux passions humaines, lors même qu’elles semblent décider de tout, que ce qu’il leur faut pour être les instruments de ses desseins. Ainsi l’homme s’agite et Dieu le mène. (Serm. pour l’Épiphanie). »
  18. Voilà qui renverse toutes nos notions. Richard n’est pas toujours heureux quand il veut s’élever à la sphère philosophique. L’on a pu remarquer, dans tout ce passage, des choses contradictoires, dont le moins que nous puissions en dire est qu’elles n’avaient rien à voir dans la question. Mais nous ne pouvons laisser passer cette dernière affirmation que « le pur esprit chrétien était faussé, alors que la foi demeurait grande ». Ceci est une fausseté absolue, en théorie et en pratique. L’esprit chrétien procède de la foi comme de sa source. Là où la foi est sincère, réelle, éclairée, règne aussi le véritable esprit du christianisme. Il ne peut y avoir d’esprit chrétien sans foi, ni de foi sans esprit chrétien. Les deux se tiennent : l’un est la conséquence nécessaire de l’autre. De même que le feu réchaurfe et éclaire, ainsi la vraie foi produit le véritable esprit chrétien, charité, miséricorde, douceur et pitié. Si, dans la société du 18e siècle, l’esprit chrétien était faussé, c’est que la foi d’abord s’y était altérée et amoindrie. Or, l’abbé Le Loutre, ainsi que les documents l’affirment et ainsi que l’auteur de d’Acadie l’admet, ayant été le type du missionnaire catholique, ardent, dévoué, zélé, l’abbé Le Loutre, homme de foi profonde, n’a pu dans sa conduite, donner l’exemple d’un faux christianisme. Mais qu’est-ce que Richard entend par pur esprit chrétien ? — C’est ce qu’il faudrait savoir. Entend-il que Le Loutre, sachant que les Anglais voulaient pervertir la foi et la religion chez les Acadiens, a eu tort de mettre ceux-ci en garde contre un pareil malheur ? Veut-il dire qu’il a eu tort d’employer des moyens énergiques pour sauver leurs âmes de l’apostasie ? Prétend-il que la tolérance lui prescrivait, à lui, apôtre de la vérité, de ne pas s’opposer à un pareil danger, le pire de tous, et de ne pas compromettre sa réputation aux yeux des hommes, et sa vie même, afin d’arracher ses brebis et ses compatriotes au péril qui les menaçait — le protestantisme ? Mais, c’est ce qui rend si vénérable, aux yeux de la postérité, la mémoire de l’abbé Le Loutre, d’avoir dépensé tant d’énergie pour tâcher d’épargner aux Acadiens ce malheur, et l’infortune de la déportation. L’auteur d’Acadie confond deux choses tout-à-fait inconciliables pourtant : l’esprit chrétien, et ce que le monde désigne du nom de tolérance religieuse. Ce n’est pas du tout avoir l’esprit chrétien, que se montrer doux, coulant, faible, quand le salut d’un peuple est en cause, que l’on veut attenter à sa foi et à son immortelle religion ; ce n’est pas non plus être tolérant, dans le sens véritable du mot, car c’est permettre que l’erreur doctrinale, mal suprême, s’instaure dans les esprits et corrompe les cœurs. Tolérer pareille chose est toujours une cruelle lâcheté, d’autant plus odieuse que l’on est appelé, par vocation, à défendre la vraie foi. Les véritables intolérants sont les sectaires, qui, comme le Roi de la Grande Bretagne (voir ses Instructions à Cornwallis), comme Shirley, comme tous les Anglais d’alors, en Acadie et en Grande-Bretagne, voulaient séduire les Acadiens et les faire passer au protestantisme. De même que ces hérétiques avaient perdu l’esprit chrétien, ils avaient faussé la véritable notion de tolérance. Foi, christianisme, tolérance, — toutes choses qui se tiennent et s’enchaînent intimement, à la condition qu’on les entende comme elles doivent être entendues, cela se trouvait chez les missionnaires, qui, comme Le Loutre, surent tout braver, même les critiques et l’incompréhension de leurs propres compatriotes, pour rester fidèles à leur mission de lumière et de vérité.
  19. La grâce ne détruit pas la nature, mais elle bâtit dessus, la surélève et la perfectionne. Si surnaturelle que soit la vocation à laquelle l’on a été appelé, cependant, la grâce divine ne corrige pas tous les traits défectueux dont on peut être marqué ; mais elle est assez forte, en effet, pour effacer, de ces traits, ceux qui entraveraient l’œuvre pour laquelle on a été choisi, et qui iraient contre la fin même de la vocation que l’on a reçue. Ainsi, égoïsme personnel et vocation apostolique, sont deux termes qui répugnent l’un à l’autre, qui s’annulent réciproquement. Ce n’est pas à dire cependant que le meilleur missionnaire soit sans défaut absolument, ne puisse donner dans des travers d’esprit et autres. La grâce ne violente pas la nature, mais la réforme dans la mesure où il est besoin pour qu’elle obtienne sa fin essentielle.
  20. « Dictateur, énergumène », — l’on s’étonne de trouver ces mots, empruntés aux documents anglais, et si peu dignes de la sérénité de l’histoire, sous la plume de Richard. — Et voici l’un des grands chefs d’accusation contre Le Loutre, — l’incendie de Beaubassin, que ce missionnaire aurait ordonné. Or, cette accusation n’est rien moins que prouvée : « On reproche à Le Loutre, comme mesure de politique arbitraire et despotique, d’avoir fait évacuer et incendier Beaubassin, en 1750, afin de ne pas laisser aux anglais de quoi se ravitailler. Dans la relation du Journal de Franquet, il est dit expressément que ce fut M. de la Vallière et les habitants de ce district qui se déterminèrent d’eux-mêmes à ce sacrifice extrême, et non d’après l’ordre du missnonnaire. » (Les Anc. Miss. de l’Acadie, etc., p. 76).

    « … à huit heures six bâtiments furent mouillés un peu plus bas que Beaubassin où tout était en feu mis par les sauvages de M. Le Loutre, ce qui engagea les Anglais à mettre à terre leurs troupes à la pointe à Beauséjour… »

    {Arch. Can. 1905, vol. II, p. 386). La Corne à M. Besherhiers. Memeramkouc… 1750.

    La Corne ne dit pas que c’est à l’instigation de Le Loutre que les sauvages en ont agi ainsi.

    Dans Records of Chignecto, par W. C. Milner, (N. S. H. S., vol. XV, Halifax, 1911), voici comment la chose est racontée « 1750, the next year, Cornwallis dispatched captain Lawrence with a force of 400 men, to maintain British supremacy there (Beauséjour). On his arrivai, he found the French flag flyiug upon the shore, Lacome in possession and his men drawn up to dispute a landing. In answer to the former’s question as to where he should land, La Corne pointed to Beaubassin across the Missiquash river, stating the French claimed that as the boundary line, until otherwise settled. Lawrence proceeded to land his troops at Beaubassin, (now Port Lawrence), when suddenly a conflagration broke out in the village, consuming the church and all the dwellings. Le Loutre himself, it is said, set the torch to the church and his emissaries did the rest. The houseless and homeless occupants were thus obliged to seek shelter across the River at Beaubassin and adjacent villages. One hundred and fifty houses were said to have been burned, but this must have been largely exaggerated. » (p. 12).

    Ce Le Loutre himself, it is said est ineffable. Est-ce que l’on écrit l’histoire sur des on-dit ? Est-ce que l’on doit, pour charger la mémoire d’un homme, s’en rapporter à de vagues racontars ?

  21. Il y a eu deux Proclamations de Cornwallis, ainsi que nous l’avons vu.
  22. Si l’abbé Le Loutre avait été aussi mal équilibré qu’il est dit ici, comment l’évêque de Québec aurait-il pu le nommer Grand-Vicaire ? En l’investissant d’une pareille autorité, ne reconnaissait-il pas au contraire, chez ce prêtre, non seulement des vertus sacerdotales, mais encore des qualités de gouvernant ?
  23. « Pensez à moy, ne m’oubliez pas, procurez pour moy auprès de Mr. Caris, souvenez-vous que je ne suis dans ce païs que par obéissance et pour suivre vos ordres, il y va de la gloire de Dieu et du salut des âmes, je ne sçaurois y suffire tout seul. » De Cobequitk, ce 3 Obre. 1740. Dans cet extrait, l’abbé demande un auxiliaire pour la paroisse française. Cette lettre ne porte pas de suscription, mais elle était évidemment adressée à M. Du Fau, Supérieur du Sém. des Miss. Étrang. à Paris. (Cf. Doc. inédits sur l’Acadie. Lettre de M. l’abbé Le Loutre. C. Fr., p. 26).
  24. Cf. Lettres de l’abbé Maillard, dans Documents inédits sur l’Acadie. Can.-Fr., p. 55 et seq. — Maillard, dont l’autorité morale n’a pas été contestée, parle dans les termes les plus élogieux de Le Loutre, à tous les points de vue, et dit de lui qu’il est très intelligent, instruit, homme de tête, grand caractère.

    Cf. Casgrain. Coup d’œil sur l’Acadie. Can.-Fr., 1888, p. 133,

  25. « L’abbé Maillard mourut à Halifax en 1762. À ses derniers moments, lorsque le saint missionnaire eût perdu connaissance, un ministre protestant vînt lire des prières au chevet du prêtre mourant, et ce bon ouvrier évangélique fut enterré avec pompe. Les hauts fonctionnaires de l’État accompagnèrent ses restes mortels jusqu’à sa dernière demeure. » (Cf. Bourgeois. Les anc. mis, etc., p. 75).

    Le MS. original, fol. 350, porte ceci : « À sa mort, il (Maillard) fut assisté à sa demande par le ministre protestant dont il s’était fait l’ami. »

    L’abbé Maillard n’a pu demander à un ministre protestant, en tant que tel, de venir l’assister à ses derniers moments. Aucun catholique, en aucun cas, n’a le droit de recourir au ministère d’un pasteur anglican, à quelque dénomination qu’il appartienne. L’Église défend toute communicatio in sacris de ce genre. Mais qu’un ami de l’abbé, fut-il ministre de profession, soit venu, comme personne privée, réconforter le mourant par sa visite, et lui donner une marque suprême de sa sympathie, il n’y a rien à dire à cet acte de charité qui n’avait aucun caractère officiel. Akins a rapporté cette tradition invraisemblable et impossible, du révérend Wood, faisant fonctions de ministre de l’église anglicane auprès de l’abbé Maillard mourant et à la demande de ce dernier (Cf. N. S : arch., p. 184-5, note). Si le révérend Wood a lu auprès de Maillard l’office des malades tel que contenu dans le Prayer-Book, ce ne put être que de son chef, et à l’insu du moribond. Cf. à l’App. des Sulpiciens et Prêtres des Missions Étrangères en Acadie, p. 443, un extrait d’une Lettre du révérend Wood à ce sujet. Il y est dit : « The day before his death (Maillard,) at his own request, Mr. Wood performed the office for the Visitation of the sick according to our form in the French language. » {Lambeth MSS. 1124. Rev. Mr. Wood to S. P. G., Oct. 27, 1762. Halifax). — Nous en demandons pardon à ce révérend Wood, mais il y a là une impossibilité.

    L’auteur des Records of Chignecto, (N. S. H. S, vol. XV, p. 30. Halifax, 1911) va donc trop loin, lui aussi, quand il dit : «  He, (Mr. Woods), and priest Maillard were close friends. When the lutter was on his death hed at Halifax, Mr. Wood administered to him the last rites of the Church. » — Ce Révérend Wood a été le premier missionnaire envoyé à Chignecto par la Société de Propagande Évangélique. Il était venu d’abord du New Jersey à Annapolis. Il possédait à fond la langue micmaque, et il passe pour avoir traduit la Bible en cette langue.

  26. Ce chapitre quinzième est l’un de ceux qu’il est le plus regrettable que Richard n’ait pas pris le temps de refaire presque d’un bout à l’autre. Car il est imparfait à bien des égards. L’auteur d’Acadie n’est évidemment pas à son aise : ce personnage de Le Loutre le gêne, l’embarrasse, et il ne sait trop sous quel angle l’envisager. Et ce qu’il nous eu dit renferme de telles contradictions que l’on ne sait plus à quoi s’en tenir à son sujet. En somme, pour lui, Le Loutre a commis des méfaits, entr’autres l’incendie de Beaubassin. Mais, quelles qu’aient été ses actions, fruit de son exaltation patriotique et de son déséquilibre mental, elles ne procédaient pas de cet « égoïsme effréné » dont Parkman l’a taxé. Voilà à peu près à quoi se réduit, jusqu’à présent, la défense que Richard oppose aux calomnies et aux accusations portées contre ce vénérable missionnaire. Pour un plaidoyer, c’est assez faible. Je ne dis pas que l’avocat n’y déploie une certaine habileté, ni qu’il ne développe des considérations élevées sur le rôle du missionnaire catholique, en général, et en particulier sur le dévoûment apostolique de Le Loutre. Mais il semble qu’à ses yeux sa cause soit mauvaise, et c’est pourquoi il fait appel, pour tâcher de s’en tirer, à des considérations qui ne regardent que de fort loin la question. Combien il eut été plus simple de compulser les Archives, et de montrer, à coups de documents, l’inanité des jugements professés par les ennemis de Le Loutre ! Il le fera dans le chapitre seizième, lequel, à notre point de vue, est l’un des meilleurs de son ouvrage. Si l’auteur eut procédé de la même manière dans celui-ci, et qu’il eut discuté les sources auxquelles il se réfère et montré qu’elles ne méritaient pas plus de créance que celles qu’il va confondre dans le suivant, il eût bâti une thèse bien autrement consistante et eût rendu plus entière justice à Le Loutre. Au fond, il s’agit d’ailleurs des mêmes sources : les dires du triste Pichon-Tyrrell. Ce pauvre sire a fondé la légende qui calomnie ce missionnaire. Or, son autorité n’est pas seulement douteuse, elle est nulle. Richard va réfuter victorieusement ses assertions concernant la part que Le Loutre aurait eue au meurtre de Howe. Mais si Pichon en a menti sur ce point, est-il plus digne de foi sur les autres ! Quelle valeur accorder à tous ses témoignages ? Richard aurait dû, dès ce chapitre-ci, autrement que par le mot de la fin, nous mettre en garde contre un pareil faussaire ; il aurait dû se garder tout le premier de se laisser influencer par ce calomniateur, et ses satellites, les bons anglais.