Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 2p. ix-xvi).


AVANT-PROPOS


Notre tome premier d’Acadie a été bien accueilli par la critique sérieuse.

Les esprits réfléchis, que les événements actuels, si extraordinaires qu’ils soient, n’absorbent pas, et qui, au milieu de tant de vicissitudes, conservent encore assez de liberté pour songer au passé, et gardent toutes choses à leurs plans respectifs, ont paru se féliciter de voir paraître le manuscrit original d’une œuvre dont l’objet était de jeter la pleine lumière de la vérité sur le fait le plus dramatique assurément, et aussi le plus dénaturé, de l’histoire d’Amérique. Sans discuter ici la portée des raisons que l’auteur avait pu avoir de publier son ouvrage en anglais, il y avait bien eu quelque anomalie en cela ; il semblait étrange qu’une œuvre, où nos ancêtres et nous étions directement intéressés, n’eût pas vu le jour en notre langue, et que les persécuteurs de notre race n’eussent pas encore été flétris dans ce parler français qu’ils avaient été bien incapables d’étouffer sur les lèvres des Acadiens. Aussi bien, Édouard Richard avait toujours eu l’intention de combler lui-même cette lacune et de doter notre littérature historique du monument qui lui manquait. Un événement toujours imprévu — la mort — l’en ayant empêché, nous avons cru de notre devoir d’exécuter sa volonté. Et tous les bons esprits s’en sont réjoui. Nous ne mentionnerons pas ici les lettres particulières que nous avons reçues à ce sujet des plus éminents personnages : ces approbations spontanées nous ont été extrêmement précieuses, mais elles ne doivent pas sortir de nos archives personnelles. Nous en tenant donc aux articles de journaux et de revues consacrés à notre tome premier, ces appréciations ont été bienveillantes et de nature à nous encourager. Les critiques d’ensemble, les jugements synthétiques ne pourront être émis que lorsque l’ouvrage aura été complété. Cependant l’apparition de la première partie a éveillé suffisamment de curiosité intelligente et sympathique pour nous persuader que notre travail venait à son heure, et qu’il avait sa place marquée au foyer de tous ceux qui pensent et qui se souviennent.

Nous donnons aujourd’hui le tome deuxième, lequel va jusqu’au seuil de la « tragédie acadienne », ainsi qu’on a appelé la déportation. Pour la préparation de cette seconde partie, nous sommes resté fidèle à la méthode que nous nous étions tracée au commencement, tâchant de lui donner encore plus de rigueur et de précision. Cette méthode est assez complexe, et il ne sera pas inutile peut-être d’en rappeler ici les lignes principales : elle comprend d’abord des retouches apportées au texte original au point de vue de la forme. L’histoire est un art, — ce qui veut dire que celui qui se mêle de l’écrire doit, en premier lieu, se conformer aux règles essentielles de la langue qu’il emploie. Que l’on n’aille pas s’imaginer toutefois que, dans ce domaine, nous ayons pris les libertés les plus larges à l’égard du manuscrit primitif. L’on a parlé, en certains quartiers, sans connaissance de cause d’ailleurs, de « transposition » de notre part ; l’on a insinué que nous avions substitué notre style au style et à la manière de l’auteur ; même, en affectant des regrets dont la malhonnêteté sentait son candidat évincé d’une collaboration gratuitement offerte et non moins gratuitement déclinée, l’on a été jusqu’à déplorer que nous n’eussions pas publié le manuscrit tel quel. Nous prions ceux que de pareilles doléances, aussi suspectes, auraient pu émouvoir, de se rassurer entièrement. Hélas ! non, nous le disons sans fausse modestie, ce n’est pas là notre style, notre manière d’écrire. Aucun de ceux qui ont pris la peine de nous lire en d’autres ouvrages personnels, et qui en ont comparé la forme avec celle d’Acadie, ne s’y est trompé. Nous avons opéré ici un « redressement », — ce qui n’est pas la même chose qu’une « transposition », encore moins qu’une « substitution ». Et, pour en finir avec ces intempestifs regrets, dont le plus clair était de tâcher d’entraver le succès d’un travail que nous avions pourtant entrepris avec un absolu désintéressement — nous ne parlons pas des quatre années de recherches et de veilles qu’il nous a déjà coûtées, nous ne parlons pas de notre santé qui avait paru s’y abîmer sans retour — oui, pour faire bonne justice, une fois pour toutes, des sottes insinuations dont notre œuvre a pu être l’objet, en « certains quartiers », nous dirons ceci : nous avons consciencieusement respecté la « manière » d’Édouard Richard, son genre, ses tournures, ses expressions, tout en faisant entrer son style dans la saine tradition française ; chaque fois qu’il n’a pas été nécessaire, pour obéir aux lois imprescriptibles de la syntaxe, de le corriger ou de le retoucher, nous l’avons laissé en l’état ; lorsque, sur tel ou tel point, nous avons dû rectifier la pensée, comme à la fin du chapitre XV, par exemple, où le texte original porte que l’abbé Maillard se fit assister à ses derniers moments par le ministre protestant d’Halifax « dont il s’était fait l’ami » — pouvions-nous laisser passer une telle monstruosité doctrinale ? — nous avons, en note, cité les paroles mêmes qui ont appelé la rectification, en sorte que l’ouvrage Acadie est bel et bien la reproduction intégrale du MS. authentique rédigé par Édouard Richard, et tout entier écrit de sa main. Est-il besoin d’ajouter que c’est pour la première fois que cet ouvrage voit le jour ? Car l’édition anglaise n’était pas l’œuvre de Richard, c’en était la traduction, exécutée par un autre.

Or, une traduction est une traduction. Si bonne qu’elle soit, si exacte, si fluide, si élégante, de si près qu’elle serre le texte, si fidèlement qu’elle en reflète la pensée et le tour, elle n’est pas plus l’ouvrage même qu’une gravure faite d’après un tableau n’est ce tableau. C’est ici qu’il y a transposition. L’édition anglaise d’Acadie est sans doute un excellent travail ; de bons juges l’ont admirée et louée. Édouard Richard a déclaré la faire sienne, il l’a donnée comme renfermant l’expression adéquate de son manuscrit. Nous l’admettons pleinement. Outre que ce suffrage était mérité, si l’on considère la valeur intrinsèque de cette ver- sion, on le trouve d’autant plus naturel de la part de l’auteur d’Acadie que le traducteur avait travaillé sans autre rémunération que la satisfaction d’avoir servi une juste cause. Mais enfin c’est une traduction. Ne confondons rien, ne mêlons pas les essences. Celui qui fait passer un écrit d’une langue dans une autre doit obéir aux lois du genre, et par conséquent faire subir à cet écrit les transformations nécessaires et inévitables. Chaque langue a son génie propre, lequel ne s’imprime sur un texte d’origine étrangère qu’à la condition que ce texte soit en quelque sorte jeté au creuset où il prendra la physionomie particulière à cette langue. Tandis que les retouches linguistiques et syntaxiques que le manuscrit original d’Acadie a subies sous notre main, ne pouvaient tendre à en changer le caractère ni à en altérer les marques distinctives. Un tableau de maître, que la poussière des ans aurait un peu fané et obscurci, ou mieux une peinture, dont tel détail de dessin ou de coloris aurait été par trop négligé, ne cesserait pas d’être l’œuvre unique et originale de tel artiste, pour avoir été l’objet, de la part d’un collaborateur discret, de quelque rafraîchissement de ton, et de quelque léger redressement de ligne, là où la main du maître avait un peu tremblé, là où son pinceau avait eu quelques oublis ou quelques défaillances.

Si nous n’avions eu à nous préoccuper que du point de vue art, nos corrections ne se fussent pas bornées à réparer des faiblesses de style, mais nous aurions éliminé des longueurs inutiles, supprimé des redites, tâché de donner un meilleur équilibre à toutes les parties, veillé à la suite logi- que des idées. Car, sous ces divers rapports, l’ouvrage présente des imperfections. Cependant, nous ne nous sommes pas cru autorisé à de pareilles transformations qui en eussent trop changé l’armature et l’ordonnance générale, lesquelles demeurent absolument ce qu’elles sont dans l’original. Que si on les trouve défectueuses en certains endroits, la faute n’en est pas à nous. L’on remarquera seulement que lorsqu’une note marginale du manuscrit renvoyait à l’édition anglaise, nous avons toujours référé à celle-ci et tenu compte de ce qu’elle pouvait présenter de nouveau ou de différent.

L’histoire est encore, elle est peut-être surtout, une science, science extrêmement positive, à base de faits et de témoignages, science dont les procédés ont quelque chose de géométrique. Son objet est la vérité. N’est-ce pas Cicéron qui disait de l’histoire magistra veritatis ? Elle a aussi sa philosophie. Prenons ce fait de la déportation des Acadiens : personne ne songe à le nier ; sa réalité s’impose avec la clarté de l’évidence. Mais que de considérations, que d’explications différentes, à propos d’un fait que tout le monde admet ! Les uns le justifient, les autres le condamnent. Où est la vérité dans tout cela ? La vérité ne peut être cherchée dans les principes de telle école ou dans l’étroite logique des sentiments nationaux. Ce fait est-il réprouvé ou non par la morale éternelle, transcendante aux questions de races ? Pour le savoir, on l’étudiera dans ses causes, ses circonstances de temps, de lieux, de personnes. Sans philosophie, l’histoire est une sèche nomenclature. Mais la saine philosophie de l’histoire suppose une formation intellectuelle et morale bien complète. L’on peut rapporter exactement des faits, et en tirer des conclusions qui sont tout le contraire de la vérité.

Nous n’avons rien négligé pour donner à Acadie la substruction scientifique que réclame l’histoire et qui rend ses contributions durables. Et cela signifie que nous avons d’abord contrôlé toutes les citations du MS., pour les ramener à leur source, les rectifier et les compléter, comme aussi nous avons restitué à qui de droit des emprunts que l’auteur, de la meilleure foi du monde, avait insérés dans sa narration sans penser à mettre de référence. Nous avons en outre appuyé ses assertions sur une documentation irrécusable. Il y a enfin certaines de ses idées majeures que nous avons discutées ou réfutées, en ayant soin de toujours baser nos raisonnements sur d’authentiques témoignages ou sur des principes que nous considérons comme sacrés. Dans ce tome, nos discussions ont eu particulièrement pour objet le rôle joué en Acadie par le célèbre abbé Le Loutre, et la participation du gouvernement de la Métropole dans l’affaire de la déportation. Ce sont là des questions essentielles : dans l’une était engagé l’honneur du sacerdoce catholique, l’autre relève des droits de la justice immanente. Aussi nous sommes-nous efforcé de mettre ces deux points dans la lumière de la vérité, laquelle est une et ne saurait se plier aux fluctuations de l’esprit humain. Quand avait paru Acadia, en 1895, les critiques indépendants, aux États-Unis surtout, avaient signalé la profonde invraisemblance de la thèse de l’auteur à l’effet d’exonérer la Métropole de toute complicité dans ce crime de lèse-humanité, et trouvé ses raisons peu convaincantes[1]. Oui, invraisemblable, et sans fondement dans la réalité des choses, tel est le jugement qu’un examen impartial des pièces au dossier nous oblige à porter sur ce point spécial et important de l’œuvre de Richard. Au reste, la sentence définitive concernant la responsabilité du gouvernement britannique, sera prononcée dans notre tome troisième. En attendant, nous avons produit dans celui-ci suffisamment de preuves pour éclairer là-dessus quiconque n’est pas désespérément aveuglé par l’esprit de parti, les préjugés de race ou un loyalisme mal entendu.

La gravure que nous donnons en première page est d’après un bas-relief spécialement exécuté pour notre ouvrage par le jeune maître Lucien Gosselin. Lucien Gosselin est le propre neveu, par sa mère, du maître regretté Philippe Hébert. Ainsi, dans une même famille, se transmet la flamme du génie, non seulement de père à fils, mais d’oncle à neveu. Cursores lampada tradunt

Et maintenant, ô mon livre, va, à la grâce de Dieu…

Henri d’Arles.
  1. Édouard Richard avait réuni en deux albums qui nous ont été légués avec son MS. toutes les appréciations auxquelles son ouvrage avait donné lieu. « It seems incredible, a dit par exemple le Minneapolis Journal, that the British government was kept in ignorance by Lawrence of his manifold cruelties and outrages to the Acadians, and it is so in consonance with the character of the British government to approve such an infamous act that it requires some yielding of natural prejudice to accept Mr. Richards narrative… »