Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome Ip. 297-312).

CHAPITRE DIXIÈME


Le major Paul Mascarène succède à Lawrence Armstrong. — Caractère du nouveau gouverneur. — Son habileté. — Ses succès.


C’est avec une vive satisfaction que nous passons maintenant à l’administration de Paul Mascarène, appelé à remplacer Armstrong dans la charge de lieutenant-gouverneur de la Nouvelle-Écosse ou Acadie. La mort de ce dernier, en créant une vacance dans le régiment de Philipps, valut au major Cosby la promotion au grade de lieutenant-colonel, et au capitaine Mascarène, celle de major ; mais, comme premier conseiller du gouverneur, celui-ci devint, suivant la coutume, lieutenant-gouverneur de la province.

Depuis plusieurs années, Mascarène, dégoûté vraisemblablement de la brutalité et des travers d’esprit d’Armstrong, et désireux d’éviter les froissements auxquels il aurait été exposé en demeurant à Annapolis, avait passé la plus grande partie de son temps à Boston. Il s’y trouvait encore au mois de décembre 1739, quand Armstrong mit fin à ses jours ; et ce ne fut qu’au printemps suivant qu’il put prendre possession de la charge qui venait de lui échoir.

Il serait difficile d’imaginer un contraste plus frappant que celui qui distinguait Mascarène de son prédécesseur. Autant Armstrong était fougueux, mobile, emporté, autant Mascarène était ferme, calme et doux. L’un ne pouvait faire un pas sans se créer des difficultés ; l’autre non seulement ne s’en forgeait pas, mais il avait le don rare d’aplanir celles qui se présentaient, si épineuses qu’elles fussent.

Paul Mascarène était le fils d’un huguenot français que la Révocation de l’Édit de Nantes avait forcé de s’expatrier. Tout jeune encore, il suivit son père à Genève d’abord, et plus tard en Angleterre, où il prit du service dans l’armée ; il s’éleva peu à peu, par son propre mérite, à la position à laquelle nous le voyons maintenant arrivé. Conciliant, habile, instruit, d’un esprit juste et droit, il gagna l’estime et la confiance de tous. Sa correspondance reflète les mêmes qualités et donne la meilleure idée de son caractère et de son éducation. Il serait difficile de relever dans toute sa conduite un seul point à propos duquel l’on puisse lui infliger un blâme sérieux, et dans son caractère un seul défaut saillant : l’on ne découvre chez cet homme que des qualités, et des qualités d’un ordre supérieur. Il était sévère, très sévère même, mais avec cela humain et travailleur ; il commandait avec respect et voulait qu’on lui obéît de même ; il avait de la patience ; il était minutieux à l’excès ; il poussait la recherche du détail jusqu’à en être parfois fatigant ; mais on lui reconnaissait de la loyauté, de la justice, de la compassion ; et s’il ne parvenait pas toujours à convaincre ses subordonnés de l’opportunité de ses mesures, il ne manquait guère d’en obtenir l’obéissance la plus complète. Sa vigilance se portait sur les plus petites choses de l’administration ; les coins les plus reculés de la Province n’échappaient pas à son regard ; rien n’était soustrait à son active vigilance. Le moindre retard dans l’exécution d’un commandement, la moindre infraction à ses ordres et règlements faisaient le sujet de longues lettres, où les réprimandes étaient données d’un ton paternel. Il punissait quelquefois ceux qui étaient en faute ; le plus souvent, il les renvoyait après leur avoir adressé une admonition bienveillante ; quand il devait infliger une peine, ce n’était qu’après avoir entendu, pesé, mûri le pour et le contre, et après avoir donné à l’accusé toutes les chances de se disculper. En lui s’unissaient aux plus belles qualités du tempérament français celles du tempérament anglais : de l’un il tenait l’affabilité, la courtoisie, l’estime pour les faibles, le désir et l’art de plaire ; de l’autre le calme, l’inflexible détermination, la sage lenteur, la persévérance dans les desseins. Aimant sa carrière, tout à son devoir et à son pays d’adoption, il était bon soldat, sans que l’esprit militaire eût étouffé chez lui le goût des lettres, le raffinement des mœurs ; ce qui faisait sa supériorité comme administrateur, venait précisément de ce qu’il savait combiner le sens de la discipline avec une très grande délicatesse de procédés.

L’occasion eut été belle pour lui de se venger sur les Acadiens et sur leurs prêtres de l’intolérance dont, à son point de vue, sa famille avait été l’objet[1]. Il n’en fit rien cependant. Nous n’en voulons d’autre preuve que les résultats qu’il obtint dans les circonstances les plus difficiles. Mascarène eut autant plus de mérite à adopter pareille conduite qu’il eut à lutter contre les préventions de son entourage, et en particulier celles de Shirley, gouverneur du Massachusetts, auquel le gouvernement de la Métropole avait donné voix consultative dans les affaires de la province. Son tact parfait lui dicta l’attitude à prendre dans les conjonctures délicates qu’il eut à affronter, et qui étaient le fruit de la guerre. Sans blesser personne, son habile diplomatie triompha de toutes les oppositions, et nous pouvons affirmer que pas un des gouverneurs qui le précédèrent ou lui succédèrent, n’eût été en mesure de tourner aussi bien les obstacles qu’il rencontra sur sa route. Il avait la véritable manière de régler les choses, celle que donne une bonne éducation, servie par une haute intelligence et un noble cœur.

Mascarène était aidé de conseillers qui ne connaissaient que l’arbitraire, et qui ne s’inspiraient que de la rudesse des camps. L’on sent parfois que sa bonne volonté était entravée par ces influences extérieures, qu’il se montrait plus sévère qu’il n’aurait voulu, pour éviter le reproche de se laisser guider par des sympathies de race, tandis qu’au fond son grand esprit d’observation lui faisait comprendre que la douceur et la persuasion étaient les moyens les plus propres à retenir les Acadiens dans la voie du devoir. Nous sommes obligé d’avouer que sa conduite à l’égard du clergé fut empreinte de quelque sévérité. Cédait-il, sur ce point, aux préventions qu’il devait naturellement entretenir, lui dont la famille avait souffert la persécution et l’exil à cause de ses croyances protestantes ? Peut-être. Les siens avaient été victimes de l’intolérance religieuse. Maintenant qu’il détenait le pouvoir, il avait peut-être le secret désir de plier le clergé catholique à ses volontés, et même de lui faire sentir le poids de ses caprices. Si haute que fût son intelligence, si réel que fût son esprit de justice et de bonté, il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il eût cédé quelquefois à cette tentation. En vérité, il imposa aux prêtres de nombreuses obligations : mais nous ajoutons qu’il eût toujours la condescendance de les discuter avec eux point par point ; et, d’une manière générale, il obtint toujours, de leur part, assentiment et obéissance. Au reste, si nous tenons compte de la position très spéciale dans laquelle se trouvaient ces prêtres, force nous est de convenir que les restrictions que Mascarène mît à leur action furent, pour la plupart, parfaitement justifiables.

Le volume des Archives de la Nouvelle-Écosse, pages 111, 112, 113, contient trois lettres de ce gouverneur à M. Des Enclaves[2], et pages 118 et 127, deux lettres du même à M. de la Gaudalie. Dans ces lettres, Mascarène discute fort courtoisement les motifs des mesures qu’il a prescrites à ces missionnaires[3]. Comme toujours, le compilateur n’a garde de nous donner les réponses de ces derniers. Dans le cas présent, elles n’offriraient qu’un intérêt relatif, la teneur même de la correspondance de Mascarène nous laissant assez deviner les réponses qu’on a dû lui faire : « L’autre point de votre lettre — écrivait le gouverneur à M. DesEnclaves, le 29 juin 1741 — auquel je n’ai pas pu répondre dans ma dernière, est celui où vous mentionnez que le spirituel est parfois en telles relations étroites avec le temporel qu’on ne peut pas l’en séparer. » Apparemment que le poids de ses raisonnements eut une influence sur l’esprit du missionnaire, et amena entre les deux personnages une entente sur ce sujet scabreux, car il lui dit dans une autre lettre du 20 juillet de la même année : « J’ai reçu la vôtre, et je suis heureux de constater que ma lettre précédente a eu pour effet de vous rendre sensible aux conséquences désastreuses qui résulteraient si l’on faisait aller de pair le spirituel et le temporel… » Enfin, dans une troisième et dernière lettre, Mascarène informe M. Desenclaves de la situation en Europe, et l’avertit qu’au cas où la guerre éclaterait entre l’Angleterre et la France, les Acadiens et leurs prêtres se trouveraient exposés à de graves dangers : « Les affaires européennes sont très embrouillées ; et advenant une rupture entre la Grande-Bretagne et la France, les missionnaires seront tout naturellement tenus pour suspects : leur devoir est donc de montrer beaucoup de prudence et de circonspection dans leur conduite personnelle, ainsi qu’à l’égard des habitants français ; ils mèneraient en effet ceux-ci à une ruine certaine, s’ils leur donnaient le moindre encouragement à résister ou à désobéir aux ordres de ce gouvernement. »

Le 16 juin 1742, le même gouverneur écrivait à M. de la Gaudalie, grand-vicaire de la province : « Je vous ai trouvé, lorsque j’ai eu l’avantage de vous connaître durant votre séjour ici, si bien disposé à vous conformer aux règles établies en vue de procurer le bon ordre et la paix, que je ne doute pas que vous ne soyez toujours dans les mêmes intentions à cet égard ; j’espère que, par votre exemple et vos conseils, vous voudrez bien contribuer à garder les missionnaires dans le respect de leurs devoirs envers ce gouvernement, et que vous verrez également à ce que les habitants restent dans les limites de l’obéissance qu’ils ont prêtée par leur serment à Sa Majesté le Roi de Grande Bretagne. » Le 14 novembre 1743, il écrivait encore ceci : « Je suis content des assurances que vous me donnez, en votre nom et au nom des autres missionnaires, que tous vous agirez de concert pour maintenir les habitants de cette province dans la paix et la tranquillité, ainsi que dans leur devoir à l’égard de ce gouvernement, comme les y oblige le serment qu’ils ont prêté… »

En moins de deux ans, Mascarène, par son administration si remarquablement habile et juste, avait écarté les causes de dissentiments qui, jusque-là, avaient créé tant de malaises, entre le gouvernement et les Acadiens. Toutes les difficultés qui, d’année en année, étaient venues compliquer la situation, s’étaient aplanies comme par enchantement. Le gouverneur n’avait qu’à parler pour qu’on se soumît volontiers à ses ordres, d’un bout à l’autre de la Province. Et pourtant son autorité n’avait qu’un faible appui, du côté matériel : le fort d’Annapolis était en ruine, et sa garnison ne comprenait pas cent hommes valides. Ceci montre bien ce que l’on pouvait attendre de cette population acadienne, naturellement paisible, et toujours prête à se soumettre à un régime équitable, à des maîtres humains et conciliants. Dans les gouvernements absolus, et particulièrement dans les petits États, le caractère des gouvernants donne la clef de l’histoire ; c’est lui qui explique tout. Aussi avons-nous cherché à faire la psychologie des personnages que l’Acadie a eu pour maîtres. Il nous semble que, d’une manière générale, c’est là la tâche de quiconque veut faire œuvre d’historien. Les hommes expliquent les événements ; ce sont même eux qui les forgent dans une grande mesure. Et pour comprendre et apprécier sainement la vie d’un peuple dans telle situation donnée, ou à travers telle période de temps, il faut nécessairement étudier l’âme des chefs préposés à ses destinées. Tant vaut le maître, et tant valent les sujets, du moins en règle ordinaire. Par exemple, avec des gens naturellement pacifiques comme les Acadiens, les dissensions, les troubles qui ont rempli plusieurs années de leur histoire, seraient inexplicables, si la physionomie d’un Armstrong n’apparaissait, ne ressortait dans toute sa vérité, fantasque, dominatrice, âpre et chimérique, fourbe et violente. Un Mascarène devait avoir, au contraire, l’insigne honneur de faire régner la concorde et l’harmonie, même au milieu des conjonctures les plus épineuses, parmi des populations que de mauvais traitements avaient rendues défiantes et irritables, et cela par le seul effet de son caractère équitable, modéré, soucieux par-dessus tout de rendre à chacun ce qui lui était dû.

Ce gouverneur avait à peine pris possession de sa charge qu’il s’occupait de la triste situation dans laquelle on avait placé les Acadiens, en leur refusant, depuis le traité d’Utrecht, toute nouvelle concession de terres. De 2,500 âmes qu’elle était en 1713, la population Acadienne s’était élevée, en 1740, à environ 9,000 âmes : malgré cet accroissement assez considérable, elle se trouvait confinée dans le même territoire, devenu beaucoup trop étroit pour la contenir[4] Dans une lettre du 15 novembre 1740, adressée au Secrétaire d’État[5], Mascarène s’exprimait ainsi à ce sujet : « L’accroissement des habitants français est tel que nous désirons recevoir des instructions toutes fraîches nous disant que faire d’eux. Ils ont divisé et subdivisé entre leurs enfants les terres qu’ils possédaient ; et maintenant ils cherchent à avoir de nouvelles concessions de terres, que ni le gouverneur (Philipps), ni feu le gouverneur (Armstrong) ne s’étaient crus autorisés à leur accorder, vu que les Instructions de sa Majesté sur ce chapitre prescrivent qu’on ne doit concéder des terres nouvelles qu’aux seuls sujets protestants. Ce retard a été cause que plusieurs des colons français sont allés s’établir sur les limites et presque en dehors de la province, à une bonne distance d’Annapolis, nonobstant les proclamations et ordres contraires. Il n’a pas paru sage jusqu’ici de les déposséder par force… « Que si on leur arrache ce qu’ils ont dû prendre, ils en seront réduits à vivre ici misérablement, et fomenteront des troubles ; si on le leur laisse, alors ils continueront à se considérer comme propriétaires légitimes, en dépit de toutes les défenses du gouvernement ; ou, conséquence plus funeste, passeront-ils en bloc à la colonie française avoisinante.

« Les Français du Cap Breton saisiront naturellement toutes les occasions de troubler la paix de cette Province, spécialement en cette circonstance, et dans le cas d’une guerre entre l’Angleterre et la France ; et si l’on donnait à la population d’ici des sujets de mécontentement, elle en prendrait vite avantage contre nous ; et vu que ces Acadiens sont au moins dix contre un, ils ne tarderaient pas à détruire notre garnison, et même à s’emparer du fort, lequel est d’ailleurs tout près de sa ruine. »

Après cela, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’Armstrong ait pu écrire : « Les Acadiens sont amateurs de procès, ils aiment la chicane, et ils sont si mal disposés les uns envers les autres qu’il ne se passe pas de jour qu’ils n’empiètent sur les biens de leurs voisins[6] ? » — Parkman, qui a fouillé dans tous les coins pour trouver matière à décrier les Acadiens, n’a pas manqué de s’emparer de cette phrase tendancieuse. Que lui importait ce que fût Armstrong, qu’il prend bien soin de ne pas faire connaître à ses lecteurs ? Que lui importait la véritable situation des Acadiens, laquelle une fois comprise, tout le reste s’éclaire, et l’opinion, plus haut émise, du gouverneur Armstrong à leur égard, perd tout crédit ? Il avait là, sous la main, ce qu’il cherchait, et, avec ce bout de phrase accusatrice, il va établir des conclusions, à l’encontre d’ailleurs de cent preuves qui les contredisent et les annihilent : « C’étaient tous (les Acadiens) des paysans simples et ignorants, prospères dans leur petite vie bien humble, et heureux quand les rivalités de leurs maîtres cessaient de les inquiéter, encore qu’ils fussent toujours à se quereller les uns avec les autres, à propos des limites incertaines de leurs terres, lesquelles n’avaient jamais été arpentées d’une manière officielle[7]. » Mais, comment des difficultés au sujet des bornes de leurs propriétés, ne fussent-elles pas survenues au sein de ces pauvres colons, quand ils s’étaient multipliés au point que leur nombre avait quintuplé en trente ans ? Quand leurs terres avaient subi de tels morcellements qu’il n’en restait plus à chacun que des parcelles ? Quand le gouvernement ne s’était jamais donné la peine de faire arpenter ces terres pour en définir exactement les limites ? N’est-il pas permis de supposer qu’Armstrong se livre ici, sur le dos des Acadiens, à l’une de ces violences de langage qui lui étaient familières, qu’il grossit à plaisir un fait qui était vrai dans son fond ? Et pourquoi Parkman, qui trace avec tant d’insistance le caractère des Acadiens, dans le but mal déguisé de détruire le verdict de l’histoire sur leur compte, néglige-t-il, d’une façon générale, de nous peindre les gouverneurs anglais ? Il avait là, pourtant, d’excellents « modèles » propres à tenter son pinceau. Que ne nous a-t-il laissé, lui dont la main était si souple et le regard si pénétrant, une galerie complète de ces augustes fonctionnaires ? La postérité lui en eût été reconnaissante. Quand on a le jugement dont il se targue, il est plus facile encore d’apprécier exactement un homme que toute une race.

Et donc, puisque les autorités avaient gardé, de force ou par ruse, les Acadiens dans le pays, c’était une indignité de leur refuser des terres nouvelles, et de les contraindre de la sorte à morceler presque à l’infini leurs propriétés. C’était retarder leurs progrès, produire parmi eux le mécontentement, provoquer la désobéissance, troubler l’harmonie mutuelle, affaiblir leur loyauté ; c’était aussi exposer le gouvernement à de graves mécomptes. Et Mascarène a bien vu tout cela. Il confesse qu’en dépit des injonctions qui avaient été faites, plusieurs allèrent occuper des terres sur les confins de la province. Mais, l’étonnant, c’est que le plus grand nombre se soit soumis aux ordres qui avaient été édictés. Nous doutons fort que les colons de la Nouvelle-Angleterre eussent subi pendant quarante ans une aussi criante injustice sans se révolter contre le pouvoir. Mascarène nous dit encore que les instructions de Sa Majesté étaient de n’accorder des octrois de terres qu’à des sujets protestants. Parfaitement. Mais il ne serait pas téméraire de penser que pareilles instructions eussent été obtenues par l’influence « désintéressée » des messieurs qui s’étaient octroyés à eux-mêmes, sous l’administration d’Armstrong, la bagatelle de 100,000 acres de terre dans la région de Grand-Pré et de Beaubassin. Et parmi ces messieurs, en outre de Philipps, d’Armstrong, et de leurs conseillers, figuraient King Gould, Allured Popple, Henry Popple, Andrew Robinson, Henry Daniels, Ecrs., tous d’Angleterre. Nous ne connaissons pas l’état social de ces spéculateurs à longue portée, à l’exception de King Gould, qui était l’agent financier de Richard Philipps. Mais nous avons lieu de croire que l’un d’eux, Allured Popple, n’était autre que le Secrétaire d’État lui-même. Avec un intermédiaire aussi haut placé, l’ordre royal en question s’explique. En vertu de cet ordre, le gouverneur n’était pas libre d’accorder de nouvelles concessions aux Acadiens, qui n’avaient plus que la ressource de s’adresser aux landlords anglais, ci-devant nommés, lesquels s’étaient taillés, à très peu de frais, un immense domaine dont l’exploitation était ainsi garantie avec grands avantages[8].

Nous ne voyons nulle part que les sages recommandations de Mascarène aient eu leur effet : la situation sur laquelle il appelait l’attention des autorités britanniques se perpétua, croyons-nous, jusqu’à la déportation ; laquelle eut pour cause principale, comme nous le verrons, une spéculation véreuse, dans le genre de celle dont nous venons de parler. Tout au long de leur existence jusqu’à leur écrasement et leur exil, les pauvres Acadiens étaient destinés à être les victimes de l’écœurante rapacité anglaise[9].



  1. Sur la Révocation de l’Édit de Nantes, le 18 octobre 1685, cf. Histoire de France, par Ernest Lavisse, Tome VII, 2e partie, par E. Lavisse, Livre VI, ch. III, Le Protestantisme. Cet édit « fut pour la France un recul d’un siècle », p. 80. « La révocation de l’Édit de Nantes ne fut pas, comme on l’a dit quelque fois, la cause principale de la décadence économique de la France, mais elle y contribua beaucoup. » Id. Ibid. Tome VIII, Ie Partie, Livre 4e, par M. Sagnac, p. 204 et seq. — Cf. aussi Dictionn. encycl. de la théologie catholique, Tome II, pp. 155 et seq., à l’article Huguenots. (Paris, Gaume et Duprey, Édit., 1861. « Louis XIV, en persécutant les Huguenots, avait singulièrement aggravé sa situation à l’extérieur : Rome même le désapprouva, quoiqu’on ait souvent soutenu le contraire. Innocent XI déclara que le Christ ne s’était pas servi de cette méthode ; qu’il fallait conduire les hommes dans les temples, mais non les y traîner. » — Cf. aussi Catholic Encyclopedia, vol. VII, pp. 527 et seq. (art. signé Antoine Degert) : « This measure, (la Révocation) which was regrettable from many points of view, evoked in France unanimous applause from the catholics of all classes. This attitude is explained by the ideas of the time. » L’auteur de cet article signale que Vauban et Saint-Simon furent les deux seuls grands personnages de l’époque qui osèrent blâmer l’Édit de Nantes.

    Nos lecteurs remarqueront qu’en traçant ce portrait du gouverneur Mascarène, l’auteur d’Acadie verse presque dans le dithyrambe. Dieu nous garde de contester les réelles qualités de cet homme. Mais il nous semble qu’il est ici porté un peu haut et peint trop « en rose ». Nous avons déjà eu l’occasion de signaler les exagérations dans lesquelles Richard tombe volontiers, et qui s’accordent mal avec la sérénité d’appréciation que l’on attend de l’historien. Akins et Parkman sont aussi rudement malmenés que les accusateurs le sont par les avocats de la défense, au cours d’un procès au criminel. Mascarène, par contre, à cause de ses sympathies pour les Acadiens, est élevé jusqu’aux nues. Comme nous l’avons dit d’ailleurs dans notre Introduction, il ne faut pas oublier que, tout en écrivant l’Histoire, Richard fait un plaidoyer dans lequel il met toute son âme.

  2. L’abbé Jean-Baptiste Gay Desenclaves naquit le 29 janvier 1702, dans la paroisse de St-Léonard de Limoges, France. Il fut ordonné à la prêtrise le 15 juin 1726, entra quelque mois après dans la société de St -Sulpice, et deux ans plus tard, fut envoyé en Canada. Le 1er  septembre 1728, il arriva à Montréal, et exerça le ministère pendant 9 ans dans les paroisses de Notre-Dame de Montréal, de Ste -Anne du Bout-de-l’Île, de Repentigny, de la Longue-Pointe et du Sault-au-Récollet. Après avoir fait un court séjour en France il vint à Louisbourg, en septembre 1739, avec l’abbé Nicolas Vauquelin. L’abbé Vauquelin avait été nommé curé d’Annapolis Royal, par le lt-gouv. Armstrong, et Desenclaves fut envoyé successivement à Cobequid (maintenant Truro), à Grand-Pré et Rivière-aux-Canards (maintenant Canning). En juin 1742, Desenclaves devint curé d’Annapolis, et pendant 12 ans vécut en bons termes avec le gouverneur et les principaux officiers de l’endroit. Après que Duvivier eut éprouvé un échec devant Annapolis, en 1744, il attribua son insuccès aux missionnaires de l’Acadie, et il écrivit un rapport à de Maurepas dans lequel il se plaignait que les prêtres n’eussent pas encouragé les Acadiens à seconder son entreprise. Desenclaves tint la même loyale ligne de conduite en 1745 et en 1747, lors des expéditions de Marin et de De Ramezay contre Annapolis, ainsi qu’en font foi deux lettres de l’abbé Daudin et de l’abbé Le Loutre, en date du 10 août et du 26 septembre 1754. Desenclaves avait quitté Annapolis au printemps de 1754 : le dernier acte signé de sa main qui se trouve dans les registres locaux est daté du 8 avril 1754. Il alla dans les établissements d’Entremonts et Camisaults, au Cap Sable, (lesquelles fondations sont maintenant connues sous les noms de Barrington et de Pubnico), et y demeura deux ans. Quand Prebble fit escale à ces endroits, en allant de Halifax à Boston, en avril 1756, il fit prisonniers et emmena plusieurs des Acadiens. Desenclaves réussit à s’échapper avec un petit nombre d’entre eux, et trouva refuge à la Pointe Baccaro, quatre milles au delà de Port La Tour. Il y était depuis 2 ans et demi quand il fut capturé par les Goreham’s Rangers, envoyés par Monckton en septembre 1758, à la recherche des Acadiens réfugiés dans le voisinage du Cap Sable. Le major Morris embarqua les prisonniers et les dirigea sur Halifax. Ces prisonniers, avec d’autres pris durant l’automne de 1758, furent expédiés en France sur deux Cartel-Ships, et arrivèrent au Havre en février 1759. Desenclaves avait passé neuf ans au Canada et vingt en Acadie, comme missionnaire. Quand il fut capturé à Baccaro, il était pauvre, vieux et faible. Grâce à l’entremise de l’abbé de l’Isle-Dieu, le ministre, M. Berryer, obtint une pension de 400 livres pour ce pauvre abbé, qui alla finir ses jours à Limoges. La date de sa mort n’est pas connue.

    (Cf. appendices). Cf. également le Tableau Sommaire des missionnaires séculiers, etc., dressé par l’abbé de l’Isle-Dieu :

    « Acadie Angleise. — Avant la dévastation des postes que nous avions sous le gouvernement anglais dans l’intérieur de la Péninsule ou Nouvelle-Écosse, nous y avions plus de 1600 habitans et cinq missionnaires séculiers, sçavoir MM. de la Goudalie… de Chauvreuil… Des Enclaves… Daudin et Lemaire. »

    « Des cinq missionnaires dont il est parlé dans l’article cy-contre les deux premiers et le quatrième sont morts… Le troisième consumé d’années et de travail est repassé en France, et s’est retiré dans sa province, avec 400 liv. que M. Berryer lui a fait délivrer, en passant par Paris pour se rendre dans son païs natal et dans le diocèse de Limoges dont il est originaire… mais il est extrêmement pauvre… fort âgé et infirme, et par conséquent il aurait grand besoin d’une petite ressource dont près de trente ans de service le rendent bien digne.

    Canada-Français. Doc. inéd. sur l’Acadie, pièce II. Ce Tableau et le Mémoire qui le précède étaient destinés à Mgr  le Duc de Choiseul, Ministre Secrétaire d’État de la Guerre et de la Marine.

  3. Dans Description de l’Acadie, tirée des Arch. du Séminaire de Québec et qui est de l’abbé Le Loutre, 1746, (Cf. C.F. Doc. inéd. p. 41), il est dit : « L’Acadie est divisée en 6 paroisses : la première est le Port-Royal ou Annapolis Royal. Cette paroisse est desservie par M. Desenclaves, prêtre de Saint-Sulpice ; elle peut avoir douze lieues d’étendue et environ deux mille communiants… La troisième est le Grand-Pré, elle a pour prêtre M. de la Goudalie, grand-vicaire de l’Acadie, elle peut avoir quatre lieues et environ mille communiants. » — Dans une autre Description de l’Acadie, avec le nom des paroisses et le nombre des habitants, laquelle est de 1748, et est une reproduction avec additions et commentaires de celle de Le Loutre, et se trouve aux Archives de la Marine à Paris, (Cf. C. F. loc. cit. p. 44, il est dit : « Il y a 3 missionnaires de l’Acadie qui doivent repasser en France après l’évacuation des anglais de Louisbourg,… M. de la Goudalie parce qu’il est un peu sourd, M. Desenclaves parce qu’il est épuisé de la poitrine… » Cependant M. Desenclaves était encore à Annapolis en 1754, ainsi qu’il appert par une lettre de Cotterell du 15 juin 1754 (cf. Akins, p. 210). Une lettre du gouv. de Boston, Pownall, à Lawrence, 1759, mentionne l’abbé Desenclaves : «  Desenclave the Priest, and the other Neutrals now prisoners with you… » Cette lettre est datée de Boston, 2 janvier 1759. (Cf. Akins, p. 305-6). — « L’abbé Casgrain, et avant lui, Thomas Akins, ont écrit que l’abbé Desenclaves, d’abord missionnaire du Port-Royal, puis du Cap-Sable, à l’époque de la descente de Prebble, avait été emmené prisonnier à Boston où il était resté deux ans, jusqu’en 1759. Ceci est manifestement une erreur. » Cf. Un Épisode du grand Dérangement, par Pascal Poirier, (Mém. de la S. R. D. C. vol. II, S. I., Ottawa, 1909). « M. Desenclaves (dit Rameau, Une Colonie, tome II, ch. XII, p. 76) fut un des missionnaires de l’Acadie qui se distinguèrent le plus par leurs travaux et leur dévouement ; au moment de la proscription, il suivit les Acadiens réfugiés dans les bois ; ils furent découverts et saisis avec lui, en 1756, dans les forêts du Cap Sable, à moitié morts de misère… » — Cf. B. Murdoch, vol. II, ch. 24-25.

  4. « En 1707, la population française de la presqu’île acadienne était de 1484 âmes, sauf les pêcheurs dispersés sur les côtes. On peut évaluer la population française de la péninsule acadienne, en 1731, à environ 6,000 âmes. En 1737, un recensement officiel et fort détaillé constate en Acadie 7,598 habitants, savoir : 6,542 dans les cantons des Mines et de Beaubassin, et 1,046, à Port-Royal, tous français. Ce qui représente une augmentation de 6,114 sur le dénombrement de 1707, et de 1,600 sur celui de 1731. La population avait donc quintuplé en trente ans, ce qui représente un accroissement moyen de 6 pour 100 par an, dû presque exclusivement au mouvement naturel des naissances. » Rameau. La France aux colonies, ch. III, passim. V. aussi les notes de ce chapitre.
  5. N.-S. Doc., p. 108.
  6. Nova Scotia Docum. — Governor Armstrong to Lords of Trade. Annapolis Royal, 16 November 1731, — page 94 de la compilation.
  7. « They were all alike a simple and ignorant peasantry, prosperous in their humble way,… though vexed with incessant quarrels among themselves, arising from the unsettled boundaries of their lands, which had never been properly surveyed. » — A half-century of Conflict. Vol I, ch. IX. Louisbourg and Acadia, p. 199.
  8. Cf. au sujet de cette concession territoriale les Appendices. — Au ch. LVII du Tome I de Son Histoire, B. Murdoch écrit simplement : « 28 et 31 August 1736. Two patents, for the granting of 50.000 acres in each, were passed in council ». Et l’on admire avec quelle facilité le conseil royal d’Annapolis ratifiait cette énorme transaction ! Aussi bien, nous savons qu’Armstrong composait à peu près à lui seul tout son conseil. Et d’ailleurs, il y avait trop de « grands » personnages intéressés dans cette spéculation pour qu’il pût être question de la discuter et encore moins d’y mettre obstacle. Il s’agissait tout bonnement d’accorder les « patentes » voulues à cet effet. À quoi le conseil se prêta avec une bonne grâce digne d’une meilleure cause. — Pour le détail de cette concession, nous renvoyons à l’appendice, où l’on verra que this (the grant), was escheated (c’est-à-dire, devait échoir aux personnes y intéressées), 21 April 1760, à condition, pour elles de payer one penny per acre, to begin 30 August 1739, and another penny per acre, if the crown require it, for provincial expanses. Ministers and Schoolmasters lots to be laid out. A space of one hundred yards wide along the banks of all creeks and rivers to be left open for ways and public uses. Fifty houses to be erected within three years. The grant to be annulled if the conditions are not performed. Par où l’on voit que les conditions posées aux dits concessionnaires, pour que cet immense territoire leur échût en nue propriété, étaient loin d’être draconiennes. Et la raison de cet inique accaparement ? Quia nominor leo !
  9. « Une des tracasseries qu’eurent à souffrir les Acadiens durant toute cette période a été fournie en accusation contre eux. Des auteurs anglais leur ont, en effet, reproché de s’être trop confinés dans leurs établissements, et d’avoir fort peu défriché les forêts qui les environnaient. Or, cette accusation retombe de tout son poids sur les gouvernants, qui ont empêché autant qu’ils ont pu les défrichements, en défendant de concéder des terres à d’autres qu’à des protestants. Heureusement que par leur seule force d’expansion, et comme à leur insu, les Acadiens ont fait éclater le cercle dans lequel on voulait les enfermer. De là, de continuelles réclamations de part et d’autre. Il est curieux d’étudier, dans les rapports des gouverneurs, le double sentiment qui les tiraillait : d’une part, ils créaient des lois prohibitives pour arrêter un développement qui les effrayait ; de l’autre, ils n’osaient les appliquer avec trop de rigueur, de crainte de voir les Acadiens aller coloniser les terres françaises. C’est ainsi que dans cette histoire le comique côtoie presque toujours l’odieux. » (Casgrain. Pèlerinage… ch. III, note de la page 86).