Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome Ip. 1-32).

PRÉFACE


Le travail que nous entreprenons n’a jamais été fait.

Que le lecteur ne s’étonne pas trop de cette assertion à l’emporte-pièce, car elle repose sur une excellente raison, à savoir : que les Archives se rapportant à la partie la plus importante de cette histoire ont été ou enlevées, ou détruites, ou simplement perdues. Nous verrons plus tard laquelle de ces alternatives est la plus vraisemblable.

Un écrivain américain[1] traitant le même sujet, a donné pour titre à son ouvrage : Acadia — A lost chapter in American History. L’auteur ne possédait pas les documents nécessaires pour recomposer ce chapitre en entier ; cependant, avec son jugement sûr et sa grande impartialité, et en faisant bon usage des pièces qu’il avait sous la main, il nous a en quelque sorte laissé entrevoir ce qui se cachait dans la partie des archives qui est disparue.

Or, ce « chapitre perdu », nous croyons l’avoir rétabli dans ses formes essentielles. Et le lecteur jugera si le titre que nous avons choisi convient à l’ouvrage que nous avons l’honneur de lui présenter. Avons-nous donc eu l’avantage de découvrir des archives qui étaient demeurées jusqu’ici introuvables ? Oui et non. Il est probable qu’une portion considérable de ces documents évanouis ne reverra jamais le jour. Pourtant, une chance heureuse en a mis sur mon chemin des fragments en quantité suffisante pour jeter la lumière, sinon sur les détails secrets de cette histoire, du moins sur ses points principaux, ses plus grandes lignes. Le reste est le fruit de ma pensée qui, depuis des années, a vécu en relations intimes avec ce sujet.

L’on comprendra aisément l’intérêt que ces événements offraient pour un arrière-petit-fils des Acadiens déportés. Une attraction puissante émanait pour moi de ces choses qui n’avaient pour d’autres que le mérite de piquer la curiosité ; et je me sentais comme fortement pressé d’entreprendre des recherches, de me livrer à des méditations qui semblent avoir rebuté tous ceux qui jusqu’ici se sont occupés de la question. Le mystère même qui l’environnait a fasciné bien des écrivains ; mais l’on se lasse vite d’un labeur qui se heurte à des difficultés de toute nature ; aussi est-il arrivé que tous ont fini par enjamber le vide ou par exploiter un mince filon emprunté à ceux qui avaient ouvert la voie.

Toute l’importance de cette histoire de l’Acadie, depuis la conquête anglaise, en 1710, jusqu’en 1763, se concentre dans les actes qui ont amené la déportation, dans cette déportation même avec tout ce qui s’en est suivi. Et cela embrasse une période qui s’étend de 1743 à 1763, ou même 1766. Ce qui précède ne renferme rien qui soit vraiment digne de mémoire. L’on ne s’attarde pas à dépeindre la rivière qui coule paisible à travers une vallée dont la physionomie est plate et uniforme. Que si, laissant derrière soi cette ennuyeuse monotonie, l’on atteint des escarpements prodigieux et fantastiques, des rochers qui surplombent, des flots écumants qui se précipitent d’abîme en abîme, alors l’on s’arrête comme saisi, l’on reste émerveillé de cette nature tourmentée, déchirée par les efforts incessants de l’onde qui passe. C’est là l’image de l’histoire que nous allons parcourir. Mais au lieu de décrire minutieusement la partie qui seule offre un intérêt réel et varié, l’on s’est borné jusqu’ici à en tracer quelques coups de crayons grossiers qui ne nous laissent rien voir des événements palpitants dont elle est parsemée.

Comment expliquer la disparition des documents ayant trait à une période si importante ? Faut-il voir là un simple hasard ou un coup prémédité ? Telle est la question que beaucoup d’écrivains se sont posée avant nous. Ceux qui y ont répondu l’ont tous fait dans le même sens, d’autres ont fait semblant de l’ignorer, c’est-à-dire qu’ils n’ont voulu en tenir aucun compte, et qu’ils l’ont délibérément passée sous silence. Mais si ces derniers ne partageaient pas les soupçons de leurs confrères, l’on conviendra que leur devoir était de les combattre, ou à tout le moins de mentionner le fait de la disparition de ces documents, ne fût-ce que pour se justifier auprès de leurs lecteurs d’avoir exposé brièvement une période aussi importante de l’histoire. Avaient-ils peur qu’on ne tirât de là des conclusions qui s’imposent ? On pourrait le croire.

Quoi qu’il en soit, le développement que nous avons donné à un sujet que nos devanciers avaient seulement effleuré devra suffire pour prouver que nous nous sommes imposé un travail sérieux et que nous avons trouvé bien des renseignements nouveaux. Sur ce point, nos lecteurs ne seront pas déçus. Quelque opinion qu’ils conçoivent de notre œuvre ils ne pourront nous refuser le mérite de les avoir intéressés par une masse de documents inédits, par des aperçus originaux et des conclusions dont il est difficile de se défendre. D’aucuns même, nous en sommes persuadé, ne seront pas loin d’admettre que ce livre est toute une révélation, et qu’il renferme la solution du problème qui se posait depuis un siècle.

L’on sait quelles impressions profondes produisent sur l’enfant les récits du foyer, surtout lorsque ces récits sont tout pleins d’éléments dramatiques. Et si les événements qu’il entend raconter furent personnels aux auteurs de ses jours, ils prennent à ses yeux des proportions démesurées et s’enracinent à jamais dans son esprit. Ainsi en fût-il pour moi des événements qui ont précédé, accompagné et suivi la déportation des Acadiens. C’est sur les genoux de ma mère[2] qu’ils m’ont été cent fois contés ; et les larmes que souvent ils m’ont fait verser suffiraient seules à en perpétuer en moi le souvenir. Toute mon enfance s’est écoulée au sein d’une population acadienne. Alors vivaient encore les fils de ceux qui avaient été déportés ; ces souvenirs étaient frais dans leur mémoire ; et chaque famille pouvait recomposer la série de ses malheurs, depuis le départ de Grand-Pré, Beaubassin ou Port-Royal, jusqu’au moment de son établissement définitif en Canada[3].

Une génération nouvelle a maintenant remplacé celle qui disparaissait ; moi-même, voilà bien des années que j’ai quitté le toit paternel, dit adieu au village natal ; les impressions et les souvenirs de mon enfance, si vivaces qu’ils soient encore au fond de ma pensée, ont perdu cette précision qui fait la valeur des traditions soigneusement recueillies et rend si précieux leur témoignage. Du reste, mes souvenirs ne portant que sur les faits purement matériels de la déportation et les infortunes qui en furent la conséquence, le lecteur n’y prendrait qu’un médiocre intérêt. Nous dirons seulement que la réponse invariable de tous ceux à qui s’adressaient nos questions touchant les causes de la déportation fut celle-ci : refus de la part des Acadiens de prêter le serment d’allégeance sans la réserve expresse qu’on ne leur ferait jamais prendre les armes contre les Français.

« Mais, leur objections-nous souvent, cela est difficile à croire. Vos pères ont dû se rendre coupables de quelque acte d’hostilité qui a forcé le gouvernement à user envers eux de rigueur. Leur châtiment a sans doute été trop sévère, et il faut blâmer l’autorité d’avoir eu recours à un si violent moyen de répression ; mais comment penser qu’ils ne méritaient pas au moins quelque peine ? » — Et notre question évoquait toujours la réponse, précise et formelle, qu’à aucun moment la population qui résidait dans la péninsule, en territoire anglais, n’avait pris ou même menacé de prendre les armes contre ses maîtres.

En dépit de leurs affirmations, nous nous imaginions que nos interlocuteurs devaient se tromper. Le dirons-nous ? notre désir était de nous convaincre nous-même qu’ils faisaient erreur. L’amertume que ces souvenirs suscitent en nous eût été amoindrie par la certitude que la déportation avait eu une cause avouable. Nous aurions alors confondu ou essayé de confondre ces néfastes événements avec tant d’autres qui, à des époques reculées, ont frappé indistinctement toutes les nations. Quelque cruel qu’ait été un châtiment, l’idée qu’il a été en partie mérité est déjà en soi une consolation[4], le pardon et l’oubli deviennent possibles, si ce n’est même un devoir.

Or, l’étude consciencieuse que nous avons faite ne nous a pas donné cette consolation-là. Nous avons au contraire acquis, au cours de nos recherches, la persuasion absolue que la tradition était, sur le point qui nous occupait, le fidèle écho de la vérité historique. Ajoutons seulement, si extraordinaire que cela puisse paraître, que le gouvernement de la métropole ne fut pour rien dans l’arrêt et l’exécution de la mesure barbare dont le souvenir causera toujours une impression douloureuse au monde civilisé[5].

Il est des événements ou des hommes qui s’imposent à l’attention de leurs contemporains avec une telle force qu’il semble que leur souvenir subsistera longtemps et sera même consacré par l’histoire. Ils passent cependant sans laisser de trace ; le vain bruit qu’ils ont fait s’éteint dans un prompt oubli. D’autres, moins importants en apparence et moins remarqués, se prolongent indéfiniment dans l’avenir, sans rien perdre de l’intérêt qu’ils avaient d’abord suscité. Enfin, certains faits ou certains personnages paraissent grandir en raison de la distance qui nous en sépare : ils prennent d’autant plus de majesté qu’ils s’enfoncent dans un passé plus lointain[6]. Dans l’antiquité, le siège de Troie, le combat des Thermopyles, les noms d’Homère, de Socrate, de Platon ; dans les temps modernes, la Grande Charte, la St-Barthélemy, Colomb, Shakespeare, Washington, voilà de ces choses et de ces hommes qui projettent dans l’histoire une ombre gigantesque. Ainsi en sera-t-il, croyons-nous, de la déportation des Acadiens[7]. Ce fait unique de la dispersion d’un peuple prendra toujours plus de relief avec le recul des siècles. L’effort même qu’on a fait pour effacer tout vestige de cet événement, en supprimant les documents et les mémoires où son empreinte était gravée, contribuera plus que tout le reste à en perpétuer le souvenir. Là où l’historien ne peut pénétrer, entre le poète avec ses admirables facultés d’intuition et de divination. Ces chapitres tronqués ou perdus de l’histoire des nations deviennent alors le domaine mystérieux où celui-ci, glanant les rares épis échappés à la destruction, empruntant le reste à son propre génie, compose ces chants attendris qui lui vaudront l’immortalité[8]. Et quelle riche moisson poétique offre le sujet que nous allons exposer ! Un peuple heureux et prospère arraché violemment à ses foyers, disséminé sur toutes les plages ; des familles brisées dont les membres épars se cherchèrent pendant des années ; des existences vouées désormais à la tristesse et à la douleur, oh ! comme de tout cela se dégage une impression pénétrante. Même après plus d’un siècle, impossible à celui qui médite sur ces événements de n’en pas recevoir une sensation d’infinissable mélancolie. Les victimes de ce drame lugubre vous prennent au cœur et aux entrailles, comme les personnages d’une tragédie antique. L’esprit se perd à vouloir calculer les conséquences de cette affreuse dispersion : elles ont atteint chacun des membres de chaque famille ; pas un cœur qui n’en ait été torturé ; pas un muscle qui n’en ait tressailli.

Si nous ne pouvons nous dire que le châtiment infligé à nos pères fut, même pour une part, mérité, du moins la conviction que la métropole n’avait pas décrété officiellement ce crime a apporté comme un adoucissement aux pensées amères qui hantaient notre esprit. Non ! Le gouvernement anglais n’a jamais ordonné cette déportation ; et nous voulons croire qu’il n’en a jamais entretenu la pensée sous la la forme odieuse qui a été adoptée[9]. Cet ouvrage fournira la preuve indiscutable qu’au moment même où le gouverneur Lawrence, se couvrant indignement du nom de Sa Majesté, mettait à exécution ce dessein depuis longtemps nourri, on lui adressait de là-bas des ordres condamnant en termes énergiques le projet pourtant atténué, la mesure adoucie qu’il avait soumis aux Lords of Trade. Chose étrange, et qui montre avec quelle légèreté s’écrit parfois l’histoire : aucun des historiens anglais ne cite un seul des documents qui établissent ce fait si important, les uns pour des raisons que nous expliquerons au cours de ce récit, les autres parce qu’ils ont aimé mieux suivre le sentier battu que de s’ouvrir un chemin à travers la brousse.

Nous n’entendons point, dans une préface, indiquer, fût-ce brièvement, sur quoi s’appuie notre ouvrage, quelles en sont les substructions. Cela nous entraînerait trop loin. Que ceux qui prennent un sincère intérêt aux choses de l’histoire soient seulement assurés de trouver ici de quoi satisfaire pleinement leur légitime curiosité. Nous osons même nous flatter que notre ouvrage leur donnera la solution de l’énigme qu’ils cherchaient depuis longtemps : nos explications mises à part, l’enchaînement progressif des faits à la lumière des nombreux documents inédits que nous apportons, — voilà ce qui sera surtout de nature à leur plaire.

Dans l’esprit de nos lecteurs va sans doute s’élever une foule de préventions, que nous espérons voir tomber une à une, et se dissiper tout à fait bien avant le dernier chapitre de notre livre. Loin de nous étonner de ces préventions, nous les comprenons parfaitement : comment en effet se défendre de l’impression que celui qui décrit des événements auxquels tous ses ancêtres ont été si douloureusement mêlés ne puisse les envisager avec le calme et l’impartialité nécessaires à l’historien ? — Il est vrai, le souvenir du traitement infligé aux Acadiens a laissé en notre âme une empreinte indélébile ; notre cœur a saigné au récit des malheurs qui ont accablé nos pères. Et cependant cela est resté sans influence sur notre jugement, et c’est avec la plus grande liberté d’esprit que nous avons examiné un problème obscur et tenté de le déchiffrer. L’éducation fixe souvent dès l’enfance les opinions de toute la vie. Pour le plus grand nombre, cette éducation est tout ; elle met dans leur intelligence des semences d’idées, dans leur cœur des germes de sentiments qui se développeront normalement et leur serviront à tout jamais de règles et de principes : en sorte que les choses seront toujours teintées à leurs yeux des couleurs sous lesquelles elles leur sont apparues d’abord. Mais il y a des tempéraments plus souples, plus élastiques, et aussi plus personnels, qui, tout en respectant les traditions puisées au foyer, les discutent, en pèsent la valeur, font même table rase de tout ce dont l’éducation les a chargés pour revoir les questions dans une lumière nouvelle et sous un angle plus large. Telle est, croyons-nous, la disposition de notre caractère.

Les historiens n’ont pas l’habitude de faire leur propre psychologie. Quelque naïveté qu’il puisse y avoir à l’avouer, l’on nous permettra de dire que la bienveillance — trait le plus saillant de notre nature — nous a guidé dans tout le cours de notre étude. Chaque fois que cela a été possible sans compromettre trop gravement la vérité, il nous a été doux de céder à ce sentiment. Nous nous sommes gardé, encore que cela eût été facile, de suspecter la sincérité de bien des historiens ; nous avons même poussé l’indulgence jusqu’à prêter à tel ou tel des intentions honnêtes quand nos convictions nous disaient tout le contraire, pensant qu’il valait mieux nous taire ou pécher par excès de bonté que de risquer de tomber dans une sévérité outrée. Pourtant devant les efforts systématiques, bien caractérisés et sans cesse renouvelés que certaine école a tentés pour fausser l’histoire, le silence de notre part eût été une faute ; notre conscience nous faisait un devoir de dévoiler ces pratiques honteuses et d’en stigmatiser les auteurs.

C’est du compilateur des Archives de la Nouvelle-Écosse et de M. Parkman que nous voulons ici parler[10].

Nous regrettons d’avoir eu à traiter avec rigueur ces deux derniers historiens, mais l’évidence avec laquelle nous est apparue leur mauvaise foi nous en faisait une obligation. Comme nous n’avançons rien sans preuves, le public jugera par lui-même de la valeur des motifs qui nous ont inspiré à cet égard. Nous nous exposons sans doute à des représailles que nous sommes du reste en mesure de pouvoir repousser victorieusement. Malgré toutes nos recherches pour nous rendre maître de la question, il est possible que nous ayons pu nous tromper sur quelques points, laisser de côté certains faits secondaires ou même importants. Il n’y aurait rien d’étonnant à cela, puisqu’il s’agissait de reconstituer un chapitre perdu avec des fragments échappés à la destruction. Si donc nos erreurs se sont glissées dans notre travail, nous sommes prêt à les reconnaître et à les corriger. Mais autre chose est ignorer un fait inédit et dénaturer ou passer sous silence une vérité que tout le monde connaît et qui s’impose à l’esprit.

La plupart des historiens ont cependant tiré des conclusions peu différentes des nôtres. Tout ce qui s’est écrit sur le sujet pendant au delà de cent ans procédait à peu près du même point de vue. D’abord vient Raynal, qui écrivait vers 1780, peu de temps après la déportation[11]. Son ouvrage — Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes — pourrait avoir quelque valeur si l’auteur avait vécu sur les lieux, ou s’il avait seulement pris la peine de les visiter et de recueillir par lui-même des informations. Faute d’avoir personnellement contrôlé ses sources de renseignements, Raynal, bien que contemporain des événements qu’il raconte, ne compte guère comme historien. Sans mettre en doute sa bonne foi, nous attachons si peu d’importance à son récit que nous ne le citons pas une seule fois. Ses opinions ne sont que le reflet des idées et des sentiments qui régnaient alors en France. Ce n’est pas un écrivain sérieux, c’est tout au plus un beau conteur dans le style pompeux et ampoulé de l’époque. La peinture flatteuse qu’il fait des mœurs acadiennes est trop idéale pour n’avoir pas été enjolivée par son imagination. Néanmoins, nous avons des preuves nombreuses qu’à Halifax même, une partie de la population ne paraissait pas supposer qu’il s’éloignât beaucoup de la réalité. Haliburton, qui écrivait quarante ans plus tard, cite les appréciations de Raynal en faisant observer qu’elles sont plus près de la vérité qu’on ne pourrait le croire.

Cet Haliburton n’était pas un étranger, mais un enfant du sol[12]. Son père, un Loyalist, s’était en effet établi en Nouvelle-Écosse, après la guerre de l’indépendance américaine ; et c’est à Windsor, dans cette province, que naquît, en 1796, celui qui devait illustrer le nom de la famille. Thomas-Chandler Haliburton, s’est élevé jusqu’au rang de juge de la Cour Suprême de sa Province ; il a laissé des ouvrages remarquables ; il a toujours joui de l’estime de ses compatriotes et a mérité d’être honoré par son Souverain. Par son caractère, son esprit juridique, sa position sociale, ses talents supérieurs et variés, il est peut-être l’homme le plus distingué qu’ait encore produit cette Nouvelle-Écosse, pourtant si féconde en natures d’élite.

Dans son Historical and Statistical Account of Nova Scotia, Haliburton n’a sans doute pas donné la mesure de son talent d’écrivain, mais l’on y voit percer l’élévation de son caractère, sa droiture naturelle : l’on constate que l’auteur a fait de louables efforts pour se rendre maître de son sujet et pour guider le public dans la voie que sa conscience lui disait être la bonne. Il a aussi fondé l’histoire de sa province ; la législature de son pays lui vota des remercîments officiels. Encore aujourd’hui, il est l’autorité que l’on consulte et sur laquelle s’appuient ceux qui s’occupent d’histoire locale. Haliburton fut presque contemporain de quelques-uns des personnages qui avaient figuré, à un titre ou à un autre, dans l’épisode de la déportation, soit comme acteurs, soit comme témoins. Et s’il a pu en étudier l’histoire à ses sources, il a eu en outre l’immense avantage de pouvoir recueillir les renseignements qui lui étaient transmis par une tradition encore fraîche. L’on verra que ses conclusions se rapprochent sensiblement des nôtres.

Trente ans plus tard vint Rameau, avec La France aux Colonies (1859) et Une Colonie féodale en Amérique[13] ; puis en 1865, Beamish Murdoch, avec son History of Nova Scotia. Le volume des Nova Scotia Archives, commencé en 1857, fut complété en 1869. En 1873, Campbell donnait aussi une History of Nova Scotia, tandis que Moreau publiait son Histoire de l’Acadie. En 1879, parut History of Acadia, par Hannay ; en 1884, AcadiaA lost chapter in American History, par Philip H. Smith. En 1884 encore, ce fut au tour de Parkman qui, dans son Wolfe et Montcalm, traite assez au long de l’Acadie. Enfin, en 1885, l’abbé H.-R. Casgrain décrivait son Pèlerinage au pays d’Évangéline, ouvrage rempli de détails inédits, et que l’Académie Française a couronné en 1888.

À l’exception de Hannay et de Parkman, et peut-être de Murdoch, qui pourtant ne se prononce guère sur les événements qu’il raconte, tous les écrivains que nous venons de citer ont donné à peu près dans le même sens que Haliburton.

Ces dernières années, l’histoire de l’Acadie s’est enrichie d’une collection extrêmement précieuse qui jette un jour nouveau même sur les points restés les plus obscurs. Il est regrettable que des hommes apparemment sincères, comme Murdoch et Hannay, n’aient pas eu l’avantage de la connaître. Quant à Parkman, nous avons des raisons de croire qu’il la connaissait, encore qu’il ait paru l’ignorer.

Il s’agit des papiers laissés par le révérend Andrew Brown, ministre de l’église presbytérienne, qui mourut à Édimbourg. Il était professeur de Rhétorique à l’Université de cette ville. Brown avait vécu à Halifax de 1787 à 1795, et avait profité de son séjour dans la Nouvelle-Écosse pour réunir des matériaux relatifs à l’histoire de cette province, qu’il se proposait d’écrire. Son travail resta en cours d’exécution. La partie qui en était faite, ainsi que les pièces très précieuses que l’auteur avait découvertes et dont il se fut servi pour étayer tout l’ouvrage, après avoir été longtemps perdues, furent retrouvées par le plus grand hasard. Le British Museum s’est empressé de les acheter et de les classer. La Nova Scotia Historical Society et le Canada-Français, de Québec, ont rendu aux sciences historiques un service signalé en publiant des fragments considérables de cette collection, dont on ne peut assez hautement proclamer l’importance[14]. Nous lui devons, en effet, d’avoir recomposé, à peu près en entier, notre « chapitre perdu ». Il nous manquait un historien, plus voisin de ces événements sur lesquels on avait voulu faire l’oubli, que ne l’avait été Haliburton. Grâce aux manuscrits du Dr Brown, cette lacune est maintenant comblée, et d’autant mieux que la probité de l’auteur ne laissait rien à désirer.

Le volume d’archives, publié en 1869 par ordre de la Législature de la Nouvelle-Écosse, eut pour éditeur Thomas B. Akins, commissaire des archives publiques de cette province. Nous n’hésitons pas à affirmer que la plus grande partialité a présidé au choix des documents qui le composent : cette compilation a été faite dans le but mal déguisé — ainsi qu’il appert par la préface même — de réunir tout ce qui était de nature à justifier la déportation des Acadiens. Nous nous bornerons à dire pour le moment que, sans avoir pris à tâche de relever par le menu toutes les accusations qu’on y fait peser sur nos pères et d’en montrer l’inanité, nous avons incidemment apporté suffisamment de preuves à l’encontre pour éclairer quiconque désire sincèrement connaître la vérité. Il est évident que Akins a voulu produire une réaction contre les opinions et les sentiments qui régnaient depuis au delà d’un siècle. Sa compilation, qui viole toutes les règles de l’équité, serait, il s’en flattait du moins, l’arsenal où l’on viendrait chercher des armes, sachant bien que peu d’historiens se donneraient la peine de pousser plus loin leurs investigations.

L’histoire de cette période ne saurait avoir pour base le simple résumé des documents qui nous en sont parvenus. Celui qui s’en tiendrait à cela n’aurait aucunement fait œuvre d’historien. Ces documents sont d’abord peu nombreux et puis, jusqu’en 1758, l’on se trouve en face d’une autorité omnipotente incarnée dans la personne d’un gouverneur militaire. Habitués à la rigoureuse discipline des camps, ces gouverneurs n’étaient bons qu’à commander, et qu’à exiger de leurs sujets une obéissance passive. Or, est-ce avec les proclamations et les ordres d’un potentat, ses lettres au Secrétaire d’État représenté dans l’instance par les Lords of Trade, que l’on pourra écrire une impartiale histoire ? — Ces lettres ne montrent qu’un côté de la question, — le sien ; il n’y a rien mis qui lui soit défavorable à lui-même, rien qui puisse donner prise contre lui, ou justifier ceux qui auraient eu le courage de le contredire ou de faire entendre un murmure. Voilà cependant tout ce que nous possédons comme source de renseignements. Et encore ces pièces sont loin d’être complètes, une grande partie en ayant disparu. Du moins, celui qui entreprend de donner au public un travail où l’image de la réalité soit peinte aussi fidèlement que possible, doit-il, autant pour sa propre satisfaction que pour celle de ses lecteurs, s’aider de ces misérables débris, tâcher de les ajuster et d’en pénétrer le sens caché ; il lui faut s’efforcer de découvrir les motifs secrets qui pouvaient inspirer la conduite de ce despote, de saisir les indices qui permettront de juger de son caractère et de ses actes. Si donc, analysant ces pièces officielles dans lesquelles le gouverneur n’a dit que ce qu’il a voulu et a eu toute liberté de s’attribuer le beau rôle et de donner aux mesures qu’il a prises la couleur de la légalité, l’historien parvient cependant à percer leur louche phraséologie, à montrer ce qui se cache sous leur forme habile, et à prouver de façon péremptoire que tel acte public a eu pour cause déterminante, non pas les raisons fictives qui sont données là, mais de tout autres mobiles, honteux et inavouables, et que cette conclusion s’impose avec toute la force de l’évidence, — certes, pareil résultat serait bien propre à créer l’étonnement.

Or, ce résultat, nous l’avons atteint dans l’examen des documents rédigés par Lawrence et ses complices[15]. Les historiens ont été à peu près unanimes à admettre que les Acadiens n’avaient rien fait qui pût justifier leur déportation. Leurs actes, tels que présentés par Lawrence lui-même, ne motivaient pas un traitement aussi barbare. Ce fut là le sentiment général pendant un siècle. S’il est vrai, d’autre part, que le gouvernement anglais n’a jamais ordonné la déportation, il faut donc supposer que Lawrence avait un intérêt quelconque à agir comme il l’a fait. Cet intérêt, nous en avons eu comme l’intuition dès le début de nos études sur ce sujet ; nous avons parfaitement compris en quoi il avait pu consister. Mais là n’était pas la difficulté. Le point essentiel était de prouver que nous avions vu juste et que notre pressentiment avait un fondement dans la réalité. Chose ardue, quand on se souvient que les documents sur lesquels nous aurions pu appuyer notre démonstration avaient disparu. Quelqu’un a dit avec plus d’esprit peut-être que de justesse : « Vous voulez connaître la raison d’un crime ? cherchez la femme ![16] » Nous, nous dirons à propos du plus monstrueux attentat que relatent les annales des nations : « cherchez l’intérêt !» Oui, ce crime affreux a eu pour mobile l’intérêt, la rapacité sordide. Nous ne nous trompions pas dans nos calculs en soupçonnant que l’intérêt avait inspiré cette barbarie ; et, grâce à Dieu, nous avons réussi à en donner une preuve assez claire et assez nette pour satisfaire même les exigences d’un tribunal ; alors que personne n’avait cependant le droit de nous demander d’établir la vérité, sur un fait vieux de cent quarante ans, avec toute l’exactitude et toute la rigueur prescrites dans les cours de justice.

Il est relativement facile d’écrire l’histoire d’une nation qui compte de longs siècles d’existence, comme la France ou l’Angleterre. Tant de documents font contrepoids aux pièces officielles qu’il suffit presque de citer les sources, de les comparer, de confronter l’un avec l’autre les divers moyens d’information pour se former sur toute chose une opinion : les interprétations, les commentaires deviennent en quelque sorte superflus. Tandis que, dans la question dont il s’agit ici, l’instrument de travail est si ingrat et d’une nature telle qu’il faut le peser consciencieusement, méditer à fond son essence, avoir recours à toutes les subtilités de l’argumentation pour en tirer quelque chose qui ressemble à l’histoire : l’esprit doit faire appel à toutes ses ressources pour en dégager d’irréfutables conclusions. Nous aurions pu nous borner au rôle de compilateur, et, à l’exemple de tant d’autres, copier à droite et à gauche, sans apporter à nos recherches le moindre sens critique, le moindre souci de faire œuvre de vérité. Mieux eut valu alors ne rien écrire du tout. S’il en est qui ont été à même de compulser plus de documents que nous n’avons fait, en revanche nous affirmons que personne ne s’est appliqué autant que nous à faire la critique interne des pièces, officielles ou autres, concernant ce sujet, pour en dévoiler l’âme, la substance réelle, surprendre, sous les mots vagues ou trompeurs, entre les lignes d’une rédaction de commande, les intentions, les vrais sentiments des parties intéressées. Nous avons abordé cette étude dans un parfait esprit d’impartialité, et avec l’espoir de trouver quelque raison valable à cette déportation, et de délivrer ainsi notre âme de la lourde oppression qui la faisait gémir. Hélas ! nous n’avons rien vu qui ait pu justifier cette mesure, tout au contraire. Du moins avons-nous acquis la consolation de savoir que ce crime ne porte pas directement ou tout entier sur une nation, mais sur des individus que l’histoire n’a pas encore flétris convenablement. Le gouvernement de la Métropole sort indemne de l’enquête approfondie que nous avons menée pour découvrir les véritables auteurs de ce forfait. Toute la honte en rejaillit sur les Lawrence, les Belcher, les Wilmot, les Morris et leurs complices. Il est juste que le front de ces personnages en demeure stigmatisé.

Tout en réprouvant la politique égoïste et astucieuse qui fait invariablement le fond de la diplomatie britannique, l’on ne peut se refuser d’admettre que l’Angleterre doit sa haute position à la sagesse et à la largeur de vues de ses hommes d’État. Un ministère succédait à un autre, mais dans les grandes lignes de sa politique, rien n’était changé. Sans enthousiasme subit, mais aussi sans défaillance, sans volte-face inattendue, l’Angleterre marchait vers son but avec la même ferme résolution, la même âpre ténacité. Les obstacles qu’elle rencontrait sur sa route ne semblaient servir qu’à aiguiser ses convoitises et à fortifier ses déterminations.

La politique de la France peut se résumer en une définition à peu près contraire. L’on fondait des colonies avec enthousiasme, pour les abandonner à elles-mêmes quelques années après. Il en fut ainsi pour l’Acadie entr’autres. L’on y implanta une centaine de familles qui eurent bientôt à subir, sans recevoir de la mère-patrie les secours auxquels elles avaient droit, des luttes héroïques contre un ennemi beaucoup plus fort[17]. Lorsque cette poignée de colons fut devenue un petit peuple heureux et prospère, lorsque l’on vit quel prix l’Angleterre mettait à sa conservation, on se reprit à convoiter ce que l’on avait négligé ou laissé perdre. Au lieu de fonder des colonies avec des colons, l’on y élevait des forteresses coûteuses en s’imaginant que c’était en cela surtout que consistait la colonisation. Un seul des trente millions dépensés sur le rocher de Louisbourg eut suffi à peupler l’Acadie de manière à en assurer à la France la possession définitive. Pendant que le Canada, avec ses soixante mille âmes, tenait en échec les douze cents mille de la Nouvelle Angleterre, la France, livrée aux courtisans, s’amusait. Voltaire, qui présidait la cour des beaux esprits, déclarait que l’on aurait bien tort de se déranger pour « quelques arpents de neige »[18]. Le mot fit fortune, détermina tout un courant d’opinion défavorable à notre cause, — et le Canada fut perdu[19]. Les colonies d’outre-mer avaient des devoirs envers la France, dont elles se sont généreusement acquitté. La France peut-elle à son tour en dire autant à leur égard ? Un père de famille est-il quitte envers ses enfants après leur avoir donné le jour ? Ne leur doit-il pas en plus éducation et protection ?

Après plus d’un siècle d’oubli, la France a constaté que l’enfant lointain qu’elle avait conçu dans un élan d’amour pour l’abandonner ensuite à son propre sort, avait grandi, et qu’il gardait toujours de son ancienne mère-patrie un tendre souvenir ; elle s’est aussi aperçue que les arpents de neige qu’elle avait dédaignés étaient devenus presque un empire, dont les immenses ressources enrichissaient sa rivale. Elle a pu regretter alors d’avoir été si peu clairvoyante, de n’avoir pas prévu l’avenir qui était réservé à ce pays et de ne s’être pas résolue à faire les plus grands sacrifices pour le garder. Inutiles regrets ! Depuis longtemps, l’Angleterre s’est appropriée toutes les terres désirables de notre planète. Sa langue, ses institutions, ses capitaux couvrent tous les points du globe. Elle s’est constituée le plus magnifique empire colonial que le monde ait vu. Pendant que la France s’occupait de folies, l’Angleterre travaillait activement à accroître ses possessions : cela valait bien le mot d’esprit qui fit rire un jour et qui eut été oublié le lendemain si la France n’avait encore à en déplorer le néfaste succès.

Pauvre France ! Pour garder ton sceptre en mains fermes, tu avais inventé la loi salique. Tu ne voulais pas être gouvernée par des reines, et tu l’as été par des courtisanes. Tu étais riche et honorée : les maîtresses royales ont gaspillé tes écus et ton honneur. Tes beaux esprits ont fait rire, mais à tes dépens. Il te reste aujourd’hui le privilège de faire sécher ton poisson sur un petit coin de ce continent qui t’appartenait ou pouvait t’appartenir en entier. Tu t’es faite plus sage, tu as reconnu tes erreurs, pleuré tes légèretés ; tu as vu que l’Angleterre était devenue riche et puissante pour avoir su apprécier ce que tu avais méprisé. Il est trop tard ! Quelques arpents de sable dans le Sahara, où tes enfants ne peuvent habiter ; quelques milliers de nègres dans le Sénégal, le Dahomey ou le Congo, ne compenseront jamais pour toi la perte de ces cœurs français qui eussent surgi en nombre des vastes et salubres plaines de ce beau continent. Ô France ! pardonne à un fils des malheureux Acadiens d’invoquer ces souvenirs cruels… Nous avons tant souffert[20] !

Abandonnés par la France, les Canadiens ont cependant toujours aimé leur ancienne patrie. Ils ont changé de domination, mais pour devenir bientôt les maîtres de leurs propres destinées. S’ils ont été très sensibles à l’oubli dans lequel la France les tenait, ils n’ont pourtant guère eu à se plaindre autrement de leur nouveau sort. En fut-il ainsi des Acadiens ? Peuvent-ils, eux, ne pas se souvenir des affreux malheurs que leur a causés le fait d’avoir été lâchement abandonnés ? Si les maux incalculables qui nous ont été infligés restent gravés dans notre mémoire, nous croyons toutefois équitable de pardonner à l’Angleterre la part qui peut lui être attribuée dans ce triste drame de notre misère. Mais, ce qui nous est impossible, c’est de pardonner aux vrais coupables ; non, nous ne pardonnerons jamais à ceux qui, sans raison aucune, sans mandat, sans ordre officiel et même contre les ordres de la Métropole, nous ont dépouillés et jetés sur toutes les plages. De pareilles injustices ne se peuvent oublier. Tant que nos enfants pourront retracer leur origine, ils se rappelleront les souffrances de leurs pères et flétriront leurs persécuteurs. Il n’est pas en notre pouvoir d’effacer de nos cœurs ces poignants souvenirs. Nous voulons bien aimer et bénir le drapeau qui flotte au-dessus de nos têtes ; nous voulons bien pardonner au gouvernement Britannique la faiblesse qu’il a commise en n’intervenant pas contre ceux qui tramaient notre ruine. Mais, de grâce ! que l’on cesse de nous calomnier à seule fin d’exonérer une douzaine d’individus que toute l’eau du Niagara ne saurait laver de leur crime. Que l’on se joigne plutôt à nous pour nous aider à rétablir les faits que certains historiens de la dernière heure ont pris à tâche de dénaturer ! Compatriotes anglais, montrez-nous que le British fair play n’est pas un mot vide de sens. Imprimez sur le front des coupables le stigmate qu’ils méritent ! Et nos frères acadiens pardonneront le passé, ils l’oublieront même… si cela leur est toutefois possible après tant d’infortunes.

Une curiosité bien naturelle nous a poussé à étudier cette histoire ; des convictions profondes nous ont amené à l’écrire. Nous regrettons d’avoir cédé à cette curiosité : elle a jeté sur notre vie un voile de tristesse que rien ne saurait dissiper. Nous nous sommes condamné à refaire sans cesse par la pensée le calvaire d’opprobres et d’ignominies que nos pères avaient dû gravir. Notre esprit s’est rivé à cette lugubre épopée, comme autrefois Pygmalion à sa statue, avec cette différence essentielle que celui-ci se complaisait dans la contemplation de son œuvre, tandis que nous sommes hanté par un cauchemar qui ne nous laisse aucune trêve. Nous avons voulu voir : nous avons vu. Quand nous avons voulu reculer, il était trop tard. Comme le fiancé qui n’avait pu résister au désir de revoir dans la mort les traits de celle qui avait charmé son cœur, nous avons cherché à nous enfuir épouvanté ; mais l’impression était faite ; nous restions victime de notre témérité.

Un profond penseur a dit : « Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire ! » — Cette pensée est aussi vraie et profonde qu’elle semble étrange. Elle soulève dans nos esprits un flot de réflexions amères. L’on serait tenté de la prendre pour un paradoxe, tant d’ordinaire les nations, fortes ou faibles, humbles ou superbes, glorifient leur passé, le regardent avec aise et s’ingénient à embellir et à magnifier les traits de leurs ancêtres à la faveur du recul dans le lointain des âges, à travers le mirage de leurs patriotiques illusions. Mais il en va bien autrement pour les Acadiens. Pour eux, rappeler le bonheur et les vertus de leurs pères, évoquer les félicités du siècle qui a précédé leur déportation, c’est ressusciter les misères et les deuils de celui qui l’a suivie. Leur malheur est inséparable de leur bonheur ; regarder l’un, c’est regarder l’autre ; grandir l’un, c’est donner à l’autre des proportions infinies. Leur histoire est comme ce Janus à deux visages, dont l’un, le plus récent, le plus frais dans leur mémoire, — celui qui offre un aspect horrible, — est constamment tourné vers eux, les fixant comme une obsession. Oh ! il leur serait doux de pouvoir contempler l’autre, et, oubliant les terreurs que celui-ci leur inspire, de se reposer avec délices dans la vision des temps primitifs de leur morte patrie. Mais ils ont beau faire, quand ils remontent dans leur passé, ils sont comme infailliblement attirés par les destins où leur vie a sombré. Tout le reste s’évanouit dans ce spectacle lugubre. Leur bonheur ancien n’est plus qu’une petite lueur qui se perd dans la tempête et la nuit. En vérité, pour les Acadiens, la parole célèbre est d’une absolue justesse : « Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire ![21] »

  1. Philip H. Smith. — Nous avons trouvé un exemplaire de son ouvrage au Boston Atheneum. C’est un in-octavo de 381 pages, orné d’illustrations d’un caractère très primitif. La page-titre porte la mention suivante : Pawling (New-York), published by the Author. 1884.
  2. Marie-Hermine le Prince, née à St-Grégoire de Nicolet, le 14 janvier 1818, était fille de Joseph le Prince, — frère de Mgr Jean-Charles le Prince, d’abord coadjuteur de Montréal, puis premier évêque de St-Hyacinthe, — et de Julie Doucet. Elle était sœur de ma mère Elizabeth-Esther le Prince. Le 14 janvier 1841, elle épousa à St Grégoire Louis Richard qui, cette même année, s’établit à Stanfold comme marchand et y demeura jusqu’à sa mort arrivée le 13 novembre 1876. Il avait été fait Conseiller Législatif au Parlement de Québec en 1874. Hermine le Prince mourut à l’Hôtel-Dieu d’Arthabaska le 13 décembre 1899 et fut inhumée à Victoriaville.
  3. « J’ai encore un vieil oncle — Raphaël Richard — qui se rappelle très-nettement avoir entendu son aïeul raconter les incidents de la déportation dont il avait été lui-même victime à l’âge de onze ans. »

    Raphaël Richard était le frère de Louis Richard, père de l’auteur d’Acadie. Il naquît à St-Grégoire de Nicolet, le 21 février 1821, du mariage de Auguste Richard et de Marie Hébert. Dès l’âge de treize ans, il entra dans la carrière commerciale à Québec, et plus tard passa en Angleterre où il vécut trois ans comme acheteur pour la maison de son frère Colbert Richard, dont le siège était dans la capitale du Bas-Canada. Le 4 septembre 1854, il épousa à St-Grégoire Élodie le Prince. Il s’établit à Stanfold où il résida jusqu’en 1863 ; il vint alors se fixer à Arthabaska. Il mourut à Victoriaville, le 27 juillet 1903, chez sa fille Madame A.-F. Poulin, née Eugénie, et fut inhumé dans le cimetière d’Arthabaska. Il était le père de M. Auguste Richard et de M. Émile Richard.

  4. C’est presque la réflexion de l’Évangile :

    « Et nos quidem juste, nam digna factis recipimus ; hic vero nîl mali gessit. »

    « Pour nous, c’est justice, car nous recevons ce qu’ont mérité nos crimes ; mais celui-ci n’a rien fait de mal. » — Luc. XXIII, 41.

  5. Cette assertion n’est pas juste, dans son ton absolu. Nous ne pouvons cependant croire que l’auteur l’ait faite par esprit de ménagement envers la couronne Britannique. Richard n’occupait aucune situation officielle quand il a composé son ouvrage, et il n’attendait aucune faveur de la Grande Bretagne et de ses représentants au Canada. Sa probité l’eut d’ailleurs empêché de lancer une pareille affirmation si les documents lui eussent fourni la preuve du contraire. Il était seulement insuffisamment renseigné sur ce point particulier que la mise au jour des archives coloniales a permis d’élucider depuis, comme nous le montrerons.
  6. Cette dernière phrase nous remet en mémoire la belle pensée de Cormenin, dans son Livre des Orateurs : « Les hommes extraordinaires sont comme les montagnes ; et leur image nous paraît d’autant plus grande qu’elle s’éloigne davantage de notre vue, et qu’elle s’élève toute seule sur les confins de l’horizon. »
  7. C’est beaucoup dire. Enthousiaste de son sujet, l’auteur verse ici dans une déclamation qui s’allie mal avec le ton pondéré que nous attendons de l’historien. Nos lecteurs ramèneront toutes choses à leurs véritables proportions. Et pourquoi Richard ne signale-t-il pas à cet endroit le démembrement et le partage de la Pologne ? C’est bien là pourtant le fait de l’histoire moderne qui présente le plus d’analogie avec le drame acadien.
  8. L’Acadie attend toujours son « poète national » qui chantera en belles strophes l’épopée douloureuse des ancêtres. C’est un poète américain qui a eu le premier l’honneur d’exploiter l’excellente matière d’art que renferme ce fait de la déportation d’un petit peuple. Et c’est évidemment à l’Évangéline de Longfellow que Richard fait ici allusion. Sur l’origine, les sources, le caractère de ce poème, il faut consulter l’ouvrage si documenté de M. Paul Morin, intitulé : Les Sources de l’œuvre de Henry Wadsworth Longfellow (Paris, Émile Larose, Libr.-Éditeur, 11, rue Victor Cousin, 1913) de la page 133 à la page 154. Nous empruntons à ce beau travail les notes suivantes : Dans American Note-Books (Boston, 1868, I, 203) N. Hawthorne dit qu’un « Canadien-français a raconté cette histoire d’un jeune couple acadien à H. L. Conolly. Le jour du mariage de ces jeunes gens, tous les hommes de la province reçurent l’ordre de se réunir à l’église pour entendre lecture d’une proclamation. À peine assemblés, on les fit prisonniers, et des navires les amenèrent dans la Nouvelle Angleterre où on les dissémina. Parmi eux se trouva le jeune époux ; sa femme, partie à sa recherche, erra dans le pays pendant toute sa vie, et, déjà vieille, le retrouva enfin, mais sur son lit de mort. Sa douleur fut si profonde qu’elle le suivit bientôt dans la tombe. » Hawthorne et Conolly, dînant un soir chez Longfellow, firent ce récit au poète, qui en tira Évangéline. M. Paul Morin dresse ensuite la nomenclature des sources certaines et des sources possibles de ce poème, et il conclut : Haliburton, avec son ouvrage « An Historical and Statistical account of Nova Scotia », Halifax, 1829, 2 vols., — fut la source principale de la première partie (I, 665), William Darby, avec son ouvrage A geographical description of the state of Louisiana, Philadelphia, 1816, — de la seconde (666-fin.) Puis vient l’analyse détaillée du poème, selon l’ordre des vers : l’on nous montre tout ce que Longfellow doit aux auteurs cités précédemment, au point de vue de l’histoire, de la légende, de la géographie, de l’ethnologie, etc. — Il est très intéressant de constater la part de réalités objectives qui se mêle à la fiction du poète, et de voir comment celui-ci a transformé et s’est assimilé les divers éléments qu’il avait puisés de côté et d’autre. À la fin de son étude, M. Morin établit que c’est à tort que l’on a « fréquemment comparé l’Évangéline de Longfellow à l’Hermann et Dorothée de Goethe. Les deux idylles n’ont que fort peu en commun. Dans Hermann et Dorothée ce sont les personnages qui parlent le plus souvent, les héros excitent également l’intérêt du lecteur, les caractères sont clairement décrits, les descriptions nettes et vigoureuses, enfin, et surtout, Goethe épuise ses situations et les soutient avec habileté jusqu’à la fin ; le poème américain semble au contraire être « récité » par son auteur, et Évangéline y occupe la première et, pour ainsi dire, l’unique place. Gabriel passe presqu’inaperçu, et nous ne nous en faisons qu’une idée assez vague, Longfellow s’interrompt lui-même pour introduire de longues descriptions dans son texte, et ces raccords sont infiniment nuisibles à l’harmonie générale… »

    L’on sait que notre « poète du terroir », Pamphile Lemay, a traduit en vers français l’Évangéline de Longfellow. Le 2 juillet 1902, Richard envoyait de Paris une préface pour une édition nouvelle de cette traduction, laquelle n’a paru qu’en 1912, à Montréal, chez J. Alfred Guay.

  9. Le texte primitif portait : « Le gouvernement anglais n’a jamais ordonné cette déportation, ni rien fait qui pût l’impliquer ». C’est cette version qui a passé dans la traduction anglaise : « The English Government never ordered this deportation, nor ever did anything that might imply it. » (p. 7.) L’auteur biffa subséquemment ce dernier membre de phrase et le remplaça par celui-ci : « et nous voulons croire qu’il n’en a jamais entretenu la pensée dans la forme odieuse qui a été adoptée ».
  10. Francis Parkman était le fils du révérend Francis Parkman, qui fut pendant 36 ans pasteur de la New North Church de Boston, et de Caroline Hall. Il naquit à Boston le 16 septembre 1823. L’ancêtre des Parkman en Amérique s’appelait Élias, qui venait de Sidmouth (Devon) et s’était établi à Dorchester (Massachusetts) en 1633. Francis Parkman étudia au collège de Harvard où il prit ses degrés en 1844. Sur les instances de son père, il entra alors à l’école de droit « Dane » de Cambridge, et en obtint les titres en 1846. Il ne se fit cependant jamais admettre au barreau. Il se mit à voyager dans le Nord-Ouest américain et à étudier l’ethnologie indienne. Son premier voyage The Oregon Trail (1849) contient lu récit de ses courses et de ses observations dans ces régions lointaines. En 1851 parut sa Conspiration de Pontiac ; en 1856, il donna un essai de roman sous le titre Vassal Morton. Il avait épousé, en 1850, Catherine, fille du docteur Jacob Bigelow, de Boston. Madame Parkman mourut en 1858. Vers cette époque, Parkman eut une crise de santé qui dura longtemps et qui faillit prendre une tournure fatale : il était menacé de perdre, non-seulement la vue qu’il eut toujours très faible, mais la raison. Il alla à Paris consulter des spécialistes qui ne lui donnèrent pas grand espoir de guérison. De retour dans son pays, il se fit floriculteur et obtint en cette qualité une sorte de célébrité. Les forces lui ayant été rendues, il recommença à voyager, et à préparer le grand ouvrage qu’il méditait depuis longtemps et auquel il a donné le titre général de La France et l’Angleterre dans l’Amérique du Nord. Car Parkman s’était toujours destiné à l’histoire. Il alla plusieurs fois à Paris consulter les archives et les savants ; à diverses reprises, il visita aussi le Canada, Québec, Montréal, la Nouvelle-Écosse ; il y était allé en 1856 notamment ; il y retourna en 1873 et parcourut maintes fois la région sise entre Québec et le lac George. C’est vers la fin de la guerre de Sécession qu’il commença à donner les monographies qui ont fait sa gloire et qui toutes se rangent sous la rubrique que nous avons indiquée plus haut. Voici ces ouvrages dans l’ordre de leur apparition : The Pioneers of France in the New World (1865) ; The Jesuits in North America (1867) ; The Discovery of the Great West (1869) ; The Old Regime (1874) ; Count Frontenac and New France under Louis XIV (1877) ; Montcalm and Wolfe (1884) ; A Half Century of Conflict (1892). Francis Parkman mourut dans sa résidence de Jamaica Plains, près Boston, le 8 novembre 1893, près de deux ans avant la publication de Acadia.

    Cf. American Literary Masters, par Léon H. Vincent, (Boston and New York, Houghton, Miflin and Co. 1906.) p. 379 et seq. et surtout A Life of Francis Parkman, par Charles Haight Farnham, Boston, Little, Brown and Co. 1909.)

  11. Raynal (Guillaume,-Thomas-François,) historien et philosophe, né à Saint-Geniez (Rouergue) en 1713, mort à Paris en 1796. Élève du collège des Jésuites de Pèzenas, il fut ordonné prêtre, devint desservant à Saint-Sulpice (1747), mais ne tarda pas à entrer comme rédacteur au Mercure de France et se fit bientôt connaître dans le monde des lettres et des philosophes. Il publia avec grand succès plusieurs ouvrages de 1748 à 1763. Raynal conçut alors l’idée d’un grand ouvrage pour lequel il reçut de toutes mains des idées, des documents, des notes, des chapitres entiers. Il le fit paraître sous ce titre solennel : Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes. (C’est de cet ouvrage qu’il est ici question). Des attaques contre la politique des peuples civilisateurs, contre le clergé, contre l’inquisition, en firent interdire l’introduction en France. Le Parlement, en 1781, ordonna que l’ouvrage serait brûlé par la main du bourreau, Raynal arrêté, et ses biens séquestrés. Celui-ci s’enfuit auprès de Frédéric II, puis de Catherine II. En 1787, il obtint de rentrer en France, et se retira à Toulon, chez l’intendant Malouet. Élu député aux états généraux, il se désista, à cause de son grand âge, en faveur de son hôte. Le 31 mai 1791, il adressa à l’assemblée Nationale une lettre dans laquelle il rétractait les principes qu’il avait défendus dans son Histoire philosophique.

    « L’abbé Raynal, abbé défroqué, médiocre historien polygraphe, devint tout à coup célèbre par son livre Histoire philosophique etc., paru en 1772, et qu’il ne signa qu’en 1780, dans la grande édition qui en fut donnée à Genève. Il y a dans cette histoire de l’histoire, de la géographie, des statistiques, des renseignements précis sur le commerce et les objets du commerce, entremêlés de tirades contre la guerre, la conquête, l’exploitation des indigènes, les abus du fanatisme et du despotisme. Ce furent ces morceaux d’éloquence ampoulée, où vibraient les passions du temps et les conversations de Diderot, qui firent le succès de l’ouvrage. Raynal eut l’honneur d’être comparé à Montesquieu, présenté à Frédéric II et reçu solennellement à Londres par la Chambre des Communes. Pendant vingt ans, l’Histoire philosophique fut la bible des deux mondes ; elle passionna les opprimés et les rêveurs ; on en retrouve la phraséologie dans les essais du jeune Bonaparte, comme dans les harangues des assemblées révolutionnaires.” Cf. Hist, de France, par Ernest Lavisse. Tome IX. Ire partie. Liv. IV, c. II. La philosophie et les sciences, p. 291.

    Voir encore sur Raynal les Causeries du lundi, de Sainte-Beuve, notamment le tome II, p. 431, le tome IV, p. 477-478, le tome V, p. 226. Aussi Le Royaume de la rue Saint-Honoré, par le marquis de Ségur, où l’on voit que Raynal était un habitué du salon de la célèbre Madame Geoffrin. Chateaubriand parle de cet abbé-philosophe aux tomes I et III de ses Mémoires d’Outre-Tombe, édition Edmond Biré (Paris, Garnier frères, 1904) : « Il (mon père) lisait… l’Histoire philosophique des deux Indes, dont les déclamations le charmaient ; il appelait l’abbé Raynal un maître homme. » Tome I, livre IX, p. 192.

  12. Thomas-Chandler Haliburton est né à Windsor (Nouvelle-Écosse) en 1796 ; il prit son éducation au King’s College de cette ville ; il fut admis au barreau en 1820 ; fut élu député à la Législature de sa province ; se distingua comme avocat ; fut nommé en 1828 juge-en-chef de la cour des plaids communs. — On appelait ainsi en Angleterre un tribunal créé sous Richard 1er, rendu sédentaire à Westminster dès le 12e siècle, composé d’un chief-justice, et de juges puisnés, primitivement au nombre de 6, réduits à 4 depuis Édouard VI. Sa juridiction qui s’étendait d’abord à toutes les actions civiles de sujet à sujet, avait été réduite en fait aux seules actions réelles. On appelait de ses jugements à la cour de l’échiquier. Le Judicature Act de 1873 l’a supprimé. — Haliburton est surtout célèbre comme humoriste et satiriste. Pour être juste dans l’appréciation de ses ouvrages, il faut tenir compte des conditions si peu favorables au travail littéraire dans lesquelles il les a composés. La Nouvelle-Écosse d’alors, petite province, sans contact avec le reste du Canada, n’était pas ce qui s’appelle un milieu « entraînant » pour l’inspiration. En politique, Haliburton fut toujours du parti conservateur. Il publia en 1829 An Historical and Statistical account of Nova Scotia, en 2 vols., (Halifax). Mais ses ouvrages les plus remarquables sont des esquisses satiriques, parues d’abord sans nom d’auteur dans un journal, et publiées en 1737 sous le titre : The Clockmaker, or the sayings and doings of Samuel Stick of Slickville ; deux autres séries parurent en 1838 et 1840. Ces esquisses ont surtout pour objet de décrire les particularités du caractère yankee, elles abondent en traits piquants, en fines observations concernant ses tendances individuelles ou nationales. Il a encore publié, au retour d’un voyage en Angleterre en 1841, The Attaché, or Sam Slick in England. Ses autres ouvrages sont : The Old Judge or Life of a ColonyThe letter bag of the Great WesternRule and Misrule of the English in AmericaTraits of American HumourNature and Human nature. Ses travaux littéraires ne nuisirent pas à son avancement professionnel. En 1840, Haliburton était en effet promu juge de la Cour Suprême. Moins de deux ans après, il passa en Angleterre, et entra au Parlement comme représentant de la circonscription électorale de Launceston. Sa renommée littéraire avait fait concevoir des espérances qu’il ne tint pas comme homme politique. La pratique du droit est une pauvre préparation aux débats parlementaires, et Haliburton n’était plus d’âge à s’adapter aux exigences de son nouveau rôle. En 1865, la dissolution du Parlement mit un terme à son mandat de député, et Haliburton ne sollicita plus les suffrages de ses électeurs de Launceston. Il mourut au mois d’août, de cette même année, à Gordon House, Isleworth, âgé de soixante-dix ans. — Les Haliburton seraient alliés à Walter Scott, dont la grand’mère du côté paternel s’appelait Barbara Haliburton. Ils descendaient de la famille des Newmains et Merton, d’Écosse. Un des membres de la branche cadette des Newmains qui s’était établie à la Jamaïque, émigra dans le Massachusetts. Ce fut le grand’père du Juge Haliburton. Le père de ce dernier s’implanta dans la Nouvelle-Écosse.
  13. François-Edme Rameau de Saint-Père a contribué plus que personne à renouer les relations entre la France et le Canada. Il fut le promoteur de ces études historiques qui ont eu pour résultat de fixer le jugement de la postérité sur la question acadienne, en particulier. Et quel mérite il a eu de lancer son plaidoyer à travers les préjugés et les méconnaissances de cette époque ! Rameau avait de la fortune. Les loisirs que lui faisait sa condition, il les consacra noblement à cette œuvre de réhabilitation d’un peuple. Acadiens et Canadiens ont en vénération la mémoire de cet homme de bien. En 1889, nous avons entendu Rameau dans une conférence à l’Université Laval de Québec. Le diplôme de Docteur-ès-lettres de cette Université lui fut conféré à cette occasion par Mgr Hamel. Rameau est décédé le 15 décembre 1899. Une colonie féodale en Amérique a paru d’abord en 1877 en un volume et fut rééditée en 1889 : Cette deuxième édition est de beaucoup plus complète que la précédente.
  14. Les documents dont il est parlé ici ont été publiés en partie par le Canada-Français, dans sa Collection de documents inédits sur le Canada et l’Amérique, Tome Ier, p. 130 et seq. (Québec, L. J. Deniers et frère, 1888), et accompagnés de la note suivante : « British Museum, Dr A. Brown’s MS. Papers relating to Nova Scotia. 1748-1757. Add. MSS. 19, 072. Le Dr Andrew Brown, natif d’Écosse, était un ministre presbytérien, venu à Halifax en 1787. Il y résida jusqu’en 1795, qu’il retourna en Écosse, où il succéda au Dr Blair dans la chaire de Rhétorique de l’Université d’Édimbourg. Pendant son séjour dans la Nouvelle-Écosse, il réunit des matériaux pour faire une histoire de cette province. Cette histoire, inachevée et restée manuscrite, fut trouvée, avec tous les documents originaux et autres qui l’accompagnaient, dans une boutique d’épicier, et achetée le 13 novembre 1852, par M. A. B. Grosart, de qui elle fut acquise par le British Museum. »

    Entr’autres pièces d’une valeur inestimable qu’avait pu recueillir le Dr Brown, se trouvait « Mr. Morris remarks concerning the removal of the French inhabitants, Summer 1755. ». Le juge Morris avait rédigé ces « remarks » en juillet 1755, quand la mesure d’expulsion venait d’être proposée, et avant qu’elle eût été sanctionnée en conseil avec l’approbation de Boscawen et Mostyn.

  15. Sur Charles Lawrence, consulter surtout la pièce qui se trouve parmi les papiers du Dr Brown, et intitulée Lawrence’s Character. V. Le Canada-Français. Documents inédits etc. Tome I, p. 142 et Seq.) « C’est, dit l’abbé Casgrain, un portrait de son caractère, fait de première main par ses propres compatriotes, les colons d’Halifax. Cette pièce nous apprend comment cet individu de bas-étage, d’abord simple apprenti-peintre en bâtiments, était parvenu jusqu’au grade de gouverneur de la Nouvelle-Écosse ; comment, dans ce haut poste, il avait gardé son caractère de parvenu ; quelle espèce de tyrannie il faisait peser sur ses concitoyens ; à quel genre de corruption il se livrait ; par quelles fraudes il avait accaparé à son profit et au profit de ses favoris les dépouilles des malheureux Acadiens… »

    « Lawrence mourut de la mort des persécuteurs, frappé dans la force de l’âge par un mal foudroyant, au sortir d’un bal public donné, paraît-il, en réjouissance de la capitulation de Montréal. »

    Un Pèlerinage au pays d’Évangeline — c. III, p. 90 et ch. XIe, p. 216 — Paris, Libr. Léopold Cerf. 1889.

    Lawrence était venu en Nouvelle-Écosse avec le 45e régiment ; il avait alors le grade de major ; il fut fait membre du conseil de cette province le 19 octobre 1749, et l’année suivante commanda une petite expédition à Chinecto ; c’est à cette occasion que fut bâti le fort Lawrence, au fond de la baie de Fundy. En 1753, il succéda au général Hopson dans le gouvernement de la colonie ; devint lieutenant-gouverneur en 1754 et gouverneur en 1756. En 1757, il commanda la troupe de réserve dans les opérations militaires de Lord Loudon ; le 3 décembre 1757, fut nommé brigadier-général ; il prit part au siège de Louisbourg à la tête d’une brigade. Il mourût à Halifax le 17 octobre 1760. Ce triste personnage a cependant son monument dans l’église St. Paul de Halifax. Le journal de Lawrence est au British Museum. Addit. MSS. 32821, p. 345.

  16. « On a attribué à Alexandre Dumas le mot célèbre : « Cherchez la femme ! ». C’est Joseph de Maistre qui l’a dit le premier : « Un vieux bonhomme de ministre, écrit-il le 3 novembre 1803, disait un jour à un de ses amis : « Souvenez-vous bien que dans toutes les affaires il y a une femme. Quelquefois on ne la voit pas, mais regardez bien, elle y est. » Et il ajoute : « Je crois qu’il avait raison… » — Henri Welschinger. Joseph de Maistre et Napoléon. Dans la Revue des Deux Mondes du 1er février 1914, p. 608.
  17. Sur la fondation et les origines de l’Acadie, cf. Histoire et Description générale de la Nouvelle-France, par le P. de Charlevoix, de la compagnie de Jésus. Tome Ier, Livre III. (À Paris, chez Didot, Libraire, quai des Augustins, À la Bible d’or, MDCCXLIV). — Histoire du Canada, par F.-X. Garneau. Tome I, liv. I, c. I, (Paris, librairie Félix Aican, 1913). — Histoire de France, par Ernest Lavisse. Tome VI, 2e partie, par J. H. Mariéjol, livre 1er c. IV, p. 82 et Seq : « À la mort d’Henri IV, deux établissements durables avaient été fondés : Port-Royal et Québec. À toutes ces tentatives, le gouvernement n’avait accordé qu’un appui moral. Des particuliers avaient fait tout l’effort à leurs dépens et à leurs risques. Cependant, la politique coloniale n’était pas populaire. Sully, sur cette question comme sur celle des industries de luxe, représentait la moyenne d’idées de son temps… En toutes ces entreprises d’outremer, le gouvernement n’est guère intervenu. Il a protégé la colonisation d’une façon aussi peu onéreuse que le commerce, l’industrie. On sait que Sully tient la caisse et favorise au plus bas prix possible. Il est hostile à tout ce qui coûte, aux œuvres de magnificence, aux aventures… »
  18. « On plaint ce pauvre genre humain qui s’égorge dans notre continent à propos de quelques arpents de glace en Canada.” — Correspondance de Voltaire. Édit. de 1830, chez Delangle frères, pp. 527 et 528 du vol. 76 des Œuvres complètes ». Tome IX de la Correspondance
  19. « Vous perdre fut une légèreté de l’ancien régime, ne pas vous pleurer fût la honte des philosophes, qui, infailliblement hostiles à l’instinct national, félicitaient la Prusse de nous avoir vaincus, admiraient Frédéric, Marie-Thérèse et Catherine d’avoir dépecé la Pologne, notre alliée naturelle, et n’en voulaient pas à l’Angleterre de nous avoir pris “quelques arpents de neige ». Cette neige, du moins, avait été rougie par un sang plus français que leur encre, et le rire stupide des intellectuels qui vous abandonnaient gaiement fut compensé par la fidélité silencieuse des soldats, qui, pour vous défendre, surent mourir.”

    Étienne Lamy. Disc, prononcé au premier Congrès de la Langue française au Canada, le mardi soir 25 juin 1912. Cf. Compte-Rendu du Congrès, p. 239.

    « Canada, petite colonie d’hier, nation d’aujourd’hui, empire de demain. »

    Id. Ibid. p. 259.

  20. Ce passage éloquent appelle des rectifications. Nous établirons en temps et lieu l’exacte responsabilité de la France dans les événements qui ont amené la cession du Canada à l’Angleterre. Pour nous, d’ailleurs, cette cession n’a-t-elle pas été un coup providentiel ? — Quant à l’Algérie, l’auteur en parle bien à la légère. Tout le monde sait que la France s’enorgueillit à bon droit de cette colonie magnifique. Et le Maroc, qui peut prévoir ce qu’elle en retirera ?
  21. Cette citation nous a causé un mal inouï, en ce sens que, voulant savoir de qui elle est, nous avons, pendant des jours et des jours, fait des recherches dans plusieurs bibliothèques, consulté des humanistes distingués, sans aboutir à rien de satisfaisant. Le traducteur d’Acadie, le R. P. Druinmond, S. J., l’a prêtée à Thucydide, mais nous ne savons sur quelle autorité. Car après avoir repassé d’un bout à l’autre la Guerre du Péloponnèse, seul ouvrage de cet historien qui nous soit parvenu, nous ne l’y avons point trouvée. Dans le Dictionary of familiar quotations, par John Bartlett, (Boston, Little Brown and Co., 1896, p. 579,) il y a ceci qui est bien la traduction de la phrase en question : « Happy the people whose annals are blank in history books ! » — Et Bartlett renvoie à Thomas Carlyle, History of Friedrich the Second, called Frederick-the-Great, vol. IV, Book XVI, c. I, p. 187, (New York, Harper & Bros. Publishers, Franklin Square, 1864.) Or, à cet endroit de son livre, Carlyle cite un auteur qui avait écrit déjà sur Frédéric. Il s’agit de telle période dans la vie de son héros : « A happy ten years of time. Perhaps the tinie for Montesquieu’s aphorism : Happy the people whose annals are blank in history-books. » Ainsi, Carlyle et l’auteur à qui il emprunte quelques passages concernant Frédéric-le-Grand, attribuent l’axiôme à Montesquieu, sans indiquer d’ailleurs la source, sans dire en quel des ouvrages de ce grand penseur cela peut se rencontrer. Nous avons parcouru ses Lettres Persanes, sa Grandeur et Décadence des Romains, son Esprit des lois, ses Discours académiques, ses Pensées Diverses, sa Correspondance, etc., mais sans résultat aucun, au point de vue de ce que nous aurions voulu découvrir.