Acacia, scènes de la vie américaine/02


VII. — TROIS COUPS D’ÉPÉE DANS L’EAU SUIVIS D’UN COUP DE FOUDRE.


Après l’échec subi devant Acacia-Hall, Isaac Craig, général malheureux, mais indomptable dans l’adversité, se retira tristement dans son camp, je veux dire dans sa maison, avec Toby Benton et l’infortuné Appleton, qui poussait d’effroyables gémissemens. Isaac était le vivant portrait du fameux Guillaume III, stathouder de Hollande et roi de la Grande-Bretagne. C’était le même courage, la même obstination, la même activité, le même flegme, la même finesse et la même insensibilité. Si le destin l’avait fait naître sur le trône, il eût été digne du pinceau de M. Macaulay. Malheureusement la Providence, dont l’ordre est tout puissant, avait décrété qu’il exercerait son génie dans un village du Kentucky.

— Toby, dit-il à son associé, vous êtes une bête. Vous avez fait manquer par votre stupidité le plan le mieux combiné.

— Eh bien ! dit en grognant le révérend, je vais porter mes pénates ailleurs. Est-ce moi qui suis cause de votre échec ? Vous ne demandez que plaies et bosses, vous mettez une armée en campagne, vous me chargez de donner le signal, et au dernier moment vous me mettez en face d’une bande d’Irlandais ivres qui m’ont assommé plus d’à moitié. Où sont vos blessures, à vous qui parlez ? que m’importe, à moi, la victoire ? qu’est-ce que je gagnerai à la ruine ou à la mort d’Acacia ? Je puis prêcher partout ; à dix lieues d’ici, je retrouverai les trois mille dollars que je gagne à Oaksburgh.

— Calmez-vous, Toby. J’ai dit que vous étiez une bête, et je le prouve. Qu’aviez-vous affaire des papistes, et pourquoi chercher querelle à l’Irlande ? Il pleut des tapes de ce côté, vous le savez. Il fallait donc faire un détour. John Lewis est abolitioniste, c’est là qu’il fallait frapper : tout l’auditoire eût été pour vous. Au lieu de cela, vous avez donné du nez contre cette brute d’Irlande ; cette sottise me coûtera plus de mille dollars.

Benton se leva, prêt à partir.

— Allons, continua Craig, mangez et buvez ; je vous pardonne. Nous prendrons notre revanche une autre fois. Allez préparer le terrain auprès de vos confrères : ou je me trompe fort, ou le succès de l’Anglais va les réduire à la mendicité. Faites-le-leur comprendre, et soyez sûr qu’avant un mois le disciple de Swedenborg sera renvoyé aux Indes orientales.

Benton parti, Isaac alla voir Appleton, qui était couché sur un lit et mugissait comme un taureau. Il vomissait du sang par le nez, par la bouche et par les oreilles.

— Mauvaise affaire ! dit le Yankee. Tu n’es pas de force contre Tom Cribb, mon pauvre Appleton.

— A la boxe, non, dit Appleton ; mais nous nous verrons au couteau. Je regorgerai comme un bœuf, je veux lui arracher les entrailles et les répandre sur le pavé.

— Mon pauvre ami, dit Isaac avec une feinte compassion, ce n’est pas Cribb qui est cause de ton malheur ; c’est Acacia qui a dirigé les coups.

Le blessé se mit à blasphémer horriblement.

— Ah ! brigands, disait-il, je vous ouvrirai le ventre, je vous briserai la tête à coups de bâton ! ah ! Tom Cribb ! ah ! scélérat de Français !

Malgré son sang-froid, Craig ne put s’empêcher de frémir.

— Il y a quelque chose de mieux à faire que d’assassiner les gens, dit-il, c’est de les rendre éternellement malheureux. Que dirais-tu si l’on te prenait la femme que tu aimes pour la déshonorer ? Les morts seuls ne souffrent pas ; mais les vivans sont exposés à des tortures sans fin.

Appleton le regarda sans comprendre.

— Sois maître de Julia pendant une heure, dit Craig, et tu la rendras à ton ennemi flétrie et souillée.

Cette infernale idée fit sourire Appleton.

— Je le ferai, dit-il, pour qu’il le sache avant de mourir ; mais après cela je le tuerai.

— Je l’espère bien, pensa Craig.

Ces deux hommes, unis par une haine commune, firent le projet d’enlever Julia Alvarez pendant l’absence de son amant, qui allait souvent à Louisville. Craig comptait bien que l’événement n’aurait pas lieu sans combat, et il espérait qu’Appleton tuerait son ennemi. Lui-même haïssait profondément Julia, comme les méchans haïssent ceux à qui ils ont fait du mal. Quant à l’ancien contre-maître d’Acacia, une sorte d’amour brutal et de grossier calcul se mêlait à ses projets de vengeance : Julia, enlevée par lui, ne pouvait, à son avis, épouser que son ravisseur ; elle serait trop heureuse de donner sa main à un homme libre et de faire sa fortune.

Pendant ce temps, une scène bien différente se passait dans la maison de Jeremiah Andersen. Deborah, pour fêter le succès oratoire du docteur John, avait invité ses amis à un thé. Toutes les pâtisseries de la création étaient réunies sur une table splendidement servie, parmi des piles de jambons et de volailles froides. On y voyait aussi le punch au whisky, le sherry cobbler, boisson faite de sherry, d’eau-de-vie, de glace et de sucre, l’egg nog, espèce de punch à la romaine, et une foule d’autres boissons inconnues à l’Europe et fort supérieures à celles de Paris.

Le docteur John, comblé de félicitations, rayonnait dans sa gloire. C’était Démosthène et saint Jean Chrysostome fondus en un seul Anglais ; il allait régénérer le genre humain, ouvrir une voie nouvelle au christianisme, et supprimer l’intervalle qui sépare la terre du ciel. En temps ordinaire, John était un homme de sens ; mais les éloges des assistans lui montèrent à la tête, et de bonne foi il crut avoir du génie. Tout homme qui imprime ou qui parle en public n’est que trop porté à ces illusions. Deborah s’approcha de lui, les yeux brillans de joie et d’amour.

— Quel magnifique sermon vous avez prononcé ! dit-elle. Votre front était illuminé par l’inspiration divine, comme celui de Moïse lorsqu’il descendit du mont Sinaï.

— Miss Deborah, répondit le docteur, je n’ose croire que Dieu m’ait voulu faire une pareille faveur ; mais tel que je suis, je sens en moi la force toute puissante qui poussa hors de Jérusalem sur l’empire romain douze pêcheurs ignorans, et qui transforma le monde. J’aurai le dévouement et la foi des martyrs, sinon les lumières de l’Esprit saint.

— Il est beau, reprit Deborah, de s’élever jusqu’aux sphères supérieures d’où les anges du Seigneur distinguent clairement l’ordre, la magnificence et l’étendue de l’univers ; mais le cœur d’un homme est-il assez grand, assez ferme, pour ne se laisser énerver par aucune volupté mondaine, ni abattre par aucune adversité ? Heureux celui qui peut porter sans angoisse et sans faiblesse l’écrasant fardeau de la solitude, plus heureux encore celui qui trouve une femme digne de lui par son caractère et par son génie ! Quel rêve admirable et sublime que celui de deux époux qui marchent dans la vie d’un pas égal, la main dans la main ! Heureux l’homme qui ne recherche pas dans celle qui doit être sa compagne la beauté fragile et périssable du corps ou les grâces mondaines, mais le génie et la vertu !

Tout en parlant, Deborah regardait doucement et fixement le bon swedenborgien. John baissa les yeux, rêvant à la belle Julia. Qu’est-ce que la vertu en comparaison d’un nez bien fait, de deux lèvres roses et d’un sourire qui fascinerait les dieux immortels ? Miss Alvarez n’avait point de génie ; mais a-t-on besoin de génie pour plaire et pour être aimée ?

Deborah se méprit sur le motif de la rêverie du docteur John : elle crut qu’il la devinait et qu’il allait répondre à ses avances par une déclaration d’amour ; elle le conduisit en silence au fond du salon, et s’appuya sur le bord de la fenêtre. La nuit était magnifique ; des milliers d’étoiles brillaient dans un ciel pur, et projetaient sur la terre leur sombre clarté. L’air était tiède et embaumé du parfum des magnolias : tout invitait à l’amour. Au-dessous de la fenêtre était le jardin, obscur et planté de massifs d’arbres des tropiques. Au-delà du jardin, qui était immense, on entendait le sourd grondement du Kentucky, dont les eaux coulaient à quelques centaines de pas de cette scène. John, plus ému que jamais par ses secrètes pensées et par le souvenir de Julia, poussa un profond soupir.

— John, mon cher John ! dit miss Andersen en lui prenant la main.

L’Anglais la regardait avec surprise, n’osant la détromper, et trop honnête homme pour la maintenir dans son erreur. Son silence, d’abord interprété comme une marque d’émotion bien naturelle, devenait inquiétant pour Deborah, lorsque Jeremiah interrompit brusquement le tête-à-tête.

— Ma chère sœur, dit-il, Lucy vous demande et ne peut rien faire sans vous.

Deborah se hâta de rejoindre sa sœur. L’Anglais fut ravi de cet incident, qui le tirait d’embarras.

— Demain, pensa-t-il, je lui avouerai la vérité, quoi qu’il arrive. Hélas ! le génie porte avec lui son châtiment. Être aimé sans aimer !

Singulier et triste malentendu ! Cependant John n’était pas un fat, ni Deborah une femme légère ; mais son heure était venue. Son cœur, fermé jusqu’alors à l’amour, venait de s’ouvrir comme une belle rose du Bengale. Le hasard lui avait présenté John, et elle s’était jetée sur cette proie. Déjà elle se forgeait mille félicités ; elle allait épouser l’Anglais, le suivre dans ses voyages, partager ses travaux, l’encourager au martyre. Appuyée sur lui, elle publierait ce système admirable qui devait émanciper la femme et remettre à des mains plus dignes de le porter le sceptre de l’idée. Par lui, elle communiquerait avec les esprits supérieurs, et lèverait ce voile épais qui nous dérobe la vue de la création et du Créateur ; par elle, il apprendrait à connaître la justice, la vérité et la charité, inconnues au sexe fort et cruel.

Au milieu de ce rêve, elle faisait avec une magnificence américaine les honneurs de sa maison. Acacia, qui était présent, oubliant pour un instant ses projets, ses inquiétudes, Julia elle-même, s’assit près de Lucy Anderson. Il regardait en silence cette jeune fille, dont la beauté virginale, à peine épanouie, n’avait pas d’égale au Kentucky, sans en excepter celle de Julia, et il sentait son intrépide cœur s’amollir et se fondre au contact de tant de grâce et d’innocence. Sa vie turbulente passait tout entière devant ses yeux, depuis ses premières campagnes dans la Kabylie et le siège de Zaatcha jusqu’au jour où, par le conseil de Jeremiah, il avait planté sa tente dans la forêt d’Oaksburgh, sur les rives du Kentucky. Depuis dix ans il était sans repos, sans famille, sans patrie ; n’était-il pas temps de chercher un foyer, de se bâtir une maison, d’avoir une femme, des enfans, tout ce qui attache l’homme au sol et à la patrie ? Pouvait-il épouser Julia, l’ancienne maîtresse de M. Sherman ? Au-delà même de la tombe, le spectre de Sherman, comme celui de Banquo, se serait assis au festin des noces. Restait l’innocente et ravissante Lucy, la sœur de son ami, Lucy qu’il aimait sans le savoir, lorsque l’imprudente Julia lui avait la première révélé ses propres sentimens.

— Oui, je l’aime, se dit-il résolument ; mais puis-je abandonner Julia ?

Au même instant, on pria Lucy de chanter : elle se leva, et d’une voix pleine de charme elle chanta une romance de Deborah imitée d’une pieuse élégie, les Anges de la Terre[1].


LES ANGES DE LA TERRE.

« Pourquoi les anges ne viendraient-ils pas du royaume de gloire — pour visiter la terre, comme ils faisaient dans les anciens jours, — dans les temps de l’Écriture sainte et de l’ancienne histoire ? — Les cieux sont-ils plus éloignés, ou la terre est-elle devenue plus froide ?

« Souvent j’ai regardé, pendant que les nuages, qui couvrent le soleil, — glissaient, ondoyans comme les bannières d’une armée qui passe, — pour saisir la lueur de quelques blanches ailes qui se hâtaient — le long des confins du ciel ardent.

« Et souvent, quand les étoiles de minuit, dans leur froid éloignement, — éclairaient tranquillement, j’écoutais longtemps et tard ; — mais le pouls de la nature bat avec un calme solennel — sans apporter aucun écho des chants du séraphin.

« Est-ce que leur dernière hymne fut donnée (chantée) à l’air de Bethléem, — quand d’autres astres se sont obscurcis devant cet astre-là ? — Leur présence s’est-elle manifestée pour la dernière fois dans la prison de Pierre, — là où les martyrs contens firent entendre leurs dernières hymnes ?

« Non ; la terre a des anges, bien que leurs corps soient pétris — de la même matière qui forme ceux qui sont sur cette terre ici-bas. — Bien que la voix leur manque et que leurs brillantes ailes ne soient pas déployées, — nous les reconnaissons à la lumière divine de leur front.

« J’ai vu un (ange) dont l’éloquence entraînante — trouvait un puissant écho dans le cœur humain, — qui méprisait les caresses de la richesse et de l’aisance, afin — que l’espérance pût atteindre les opprimés qui souffraient.

« Et à côté de lui marchait une forme de beauté — qui jetait de douces fleurs sur le sentier de sa vie, — et que lui regardait avec tendresse et amour comme le plus agréable des devoirs. — Je l’appelais un ange, mais lui, il l’appelait sa femme.

« Oh ! maint esprit qu’on ne connaît pas marche sur la terre, — et lorsque son voile de tristesse sera soulevé, — s’élèvera vers le ciel avec des ailes libres, — et portera sa gloire comme une couronne d’étoiles[2] ! »


Lucy fut vivement applaudie, et Deborah, charmée de ce succès, qui n’était pas dû entièrement à ses vers, chercha des yeux le révérend John Lewis pour lui faire partager son triomphe ; mais le docteur était parti sans avertir personne. Nous le retrouverons bientôt.

Acacia n’applaudit pas. Il était plongé dans une extase divine.

— Voilà, disait-il, la femme qu’il me faut. Serai-je aimé d’elle ? — Le souvenir de Julia traversa son esprit comme un remords. — Bah ! elle se consolera. — Ce fut le terme de ses réflexions. Il se livra tout entier au plaisir d’admirer sa nouvelle idole.

Quand elle eut chanté, Lucy descendit dans le jardin. Acacia la suivit, et marcha quelque temps en silence à côté d’elle.

— Ai-je bien chanté ? dit-elle pour rompre le silence.

— Comme ces anges dont vous parlez, répondit Acacia.

La réponse était vulgaire, mais l’accent indiquait quelque chose de plus qu’un compliment banal. Elle le sentit, et voulut détourner la conversation.

— Deborah est un grand poète, et l’on trouve en elle quelque chose de l’inspiration des prophètes.

— Je vous crois sur parole : je connais trop peu les prophètes et la poésie pour en juger ; mais tous ceux qui ont entendu la musique l’ont trouvée admirable.

— Comme la musicienne, n’est-ce pas ? dit Lucy en riant. Eh bien ! la musique est de moi. Récriez-vous, si vous voulez, sur mon génie. C’est du Beethoven tout pur, n’est-ce pas ?

— Miss Lucy, dit le Français avec émotion, me confondez-vous avec la foule des faiseurs de complimens ? Suis-je si peu connu de vous ?

— Je sais que vous êtes un ami véritable, et celui de tous que mon frère aime le mieux.

— Ne suis-je pas aussi des vôtres, miss Lucy ?

— Quelquefois. Deborah a des préventions contre vous, et Deborah se trompe rarement.

Acacia sentit son cœur battre fortement. — Voici, pensa-t-il, le moment critique. — Qu’est-ce que miss Deborah peut me reprocher ? dit-il avec une feinte insouciance.

— Cherchez vous-même.

— Voyons, reprit-il, faisons mon examen de conscience. D’abord je suis né à Brives en Limousin, et non pas dans les vertes forêts du Kentucky. Ai-je deviné ?

— Non, ce n’est pas cela.

— Je parle anglais comme les Anglais parlent français.

— Ce n’est rien. Cherchez encore.

— Je ne suis pas méthodiste.

— Vous pouvez être impunément baptiste, anabaptiste, morave ou quaker ; elle passera condamnation sur ce chapitre.

— Malheur à moi ! Je suis né catholique, apostolique et romain, et je dîne quelquefois avec l’abbé Bodini. Faut-il pour cela me mettre à mort ? L’abbé est si bon convive, si gai, si aimable pour tout le monde, même pour les hérétiques ! En vérité, miss Lucy, me reprocher l’amitié que j’ai pour mes amis, c’est une cruauté abominable.

— On ne vous reproche pas cette amitié, quoiqu’elle soit condamnable aux yeux de Deborah ; on ne vous reproche même pas votre papisme, qui n’est pas trop invétéré ; mais ma sœur se plaint que vous n’ayez pas de religion.

— Quelle injustice ! dit Acacia. Je les ai toutes.

— Ne riez pas, monsieur ; l’homme qui n’a pas de religion est comme un pilote sans boussole, qui navigue au hasard sur la mer agitée…

— Je reconnais le style de miss Deborah. Au nom du ciel, miss Lucy, ne vous laissez pas prendre à ces accusations sans fondement. Je ne suis d’aucune secte ; c’est la faute de mon siècle et de mon pays, où la religion est devenue un moyen de gouvernement. La foi est un présent du ciel ; la vertu seule est l’œuvre de l’homme.

— Êtes-vous bien sûr d’être vertueux ?

— Je ne sais. Quel est l’homme assez sûr de lui pour se rendre un pareil témoignage ? J’ai fait du bien quelquefois, et je n’ai jamais fait de mal que pour ma défense personnelle : est-ce de la vertu ? Je ne le crois pas, car il n’y a pas eu sacrifice, et je n’ai fait qu’obéir à l’instinct de ma conscience.

— Quoi ! vous n’avez jamais trompé personne ?

— Non, personne.

— Ni homme ni femme ? Pas même miss Alvarez ?

La voix de Lucy tremblait ; son cœur était oppressé. Elle attendait la réponse d’Acacia avec une anxiété douloureuse. Tout le monde savait que Julia était la maîtresse du Français ; Lucy seule doutait encore, ou plutôt elle cherchait à douter. Acacia hésita quelques secondes. Devait-il mentir ? devait-il avouer la vérité et perdre à jamais toute espérance ? Plus d’un héros a subi cette épreuve, et ne s’en est pas tiré avec honneur.

— Pouvez-vous le croire ? dit-il enfin. Miss Alvarez est une amie tendre et dévouée, rien de plus. Je l’ai tirée des mains de Craig, c’est un service que son âme généreuse n’oubliera jamais. Je l’aime comme une sœur.

Acacia était sincère. Au moment même où il parlait, il croyait n’avoir jamais aimé Julia autrement, tant le nouvel amour avait effacé la trace de l’ancien. Cette demi-sincérité ne satisfit pas entièrement la jeune fille, mais elle n’osa pas pousser plus avant ses questions. C’était déjà se hasarder beaucoup que de prononcer ce nom redouté de Julia ; c’était avouer un intérêt plus vif que la curiosité. Elle le sentit, et se repentit trop tard de son imprudence. Acacia s’en aperçut également, et en conçut un heureux augure. Tout en feignant de ne pas remarquer le trouble de miss Anderson, il s’étudia à la rassurer : il parla de miss Alvarez avec estime et amitié, mais froidement ; enfin il employa tout l’art dont il était capable pour la persuader. Il laissa voir, sans prononcer le mot d’amour, qu’il aimait passionnément Lucy ; il dit tout et ne hasarda rien. La nuit et la solitude donnaient plus de force et de chaleur à ses discours. Lucy l’écoutait en silence, émue, troublée, mais non convaincue. Miss Alvarez était entre elle et le Français. Lucy voulait croire aux paroles de son amant, et elle doutait invinciblement. Acacia se mit à genoux devant elle, et sans savoir comment, entraîné par sa passion, oubliant Julia et tout l’univers, lui demanda de le prendre pour époux. Elle s’enfuit sans répondre.

— Que dois-je espérer ou craindre ? dit-il en se voyant seul. S’est-elle enfuie parce qu’elle me craint, ou parce qu’elle m’aime ? Qui peut savoir ce qui se passe dans le cœur d’une femme ?

Au milieu de ces incertitudes, il rentra dans la maison et se perdit dans la foule des danseurs. Ses yeux cherchaient ceux de la jeune fille, qui prenait soin de l’éviter. Vers deux heures du matin, Jeremiah lui dit : — Où est John Lewis ? Il a disparu subitement. Lui serait-il arrivé quelque malheur ?

Bientôt après, tout le monde prit congé de la famille Anderson. Le révérend n’était pas retrouvé. Acacia revint chez lui paisiblement. Il réfléchissait à la promptitude avec laquelle il venait de décider du destin de sa vie, et il en ressentait des remords. — Comment ai-je pu oublier en un instant Julia ? se disait-il. A quoi donc tient l’amour le plus vrai et le plus solide ? Ne l’ai-je pas aimée plus que tout l’univers ? n’ai-je pas été trois ans le plus heureux des hommes ? Julia n’est-elle pas la plus gaie et la meilleure des femmes, et si Lucy n’existait pas, ne serait-elle pas la plus belle ? Que deviendra-t-elle si je l’abandonne ? Ingrat ! cœur dénaturé que je suis ! Est-ce parce qu’elle a dans les veines quelques gouttes de sang noir ? Que m’importe ? En France, qui le saurait ? Est-ce le Sherman qui me gêne ? Le pauvre diable depuis longtemps ne gêne plus personne. Qui m’oblige d’ailleurs de l’épouser ?… Ah ! Lucy, Lucy, je crains que vous ne m’ayez fait commettre une grande sottise et une odieuse ingratitude.

Tout en rêvant, il marchait au hasard. La lune, qui était levée depuis une heure, éclairait tous les objets. Il entendit fermer avec précaution la porte de sa propre maison, et vit un homme qui se glissait le long des murs en cachant son visage. Aussitôt il craignit quelque complot de Craig, et voulut éclaircir l’affaire sur-le-champ. Il courut sur le fuyard, le saisit, le força de se retourner, et resta stupéfait en reconnaissant l’Anglais, dont la lune éclairait en plein le visage. Il eut le cœur serré d’un terrible soupçon, mais il dissimula sa pensée.

— Eh bien ! cher John, dit-il, d’où venez-vous ainsi ? Pourquoi fuyez-vous les félicitations de miss Deborah et celles de vos amis ?

Lewis perdit contenance.

— Êtes-vous muet, continua Acacia, ou ne parlez-vous qu’en chaire ? Vous avez voulu voir la forêt au clair de lune ? Elle est magnifique, n’est-ce pas ?

— Magnifique en effet, dit l’Anglais ; je n’ai rien vu d’aussi beau.

— Est-ce que vous n’avez pas de lune dans votre pays ? Ah ! John, prenez garde, ces sorties nocturnes feront tort à votre réputation. Voyons, avouez-le, vous venez de prêcher la doctrine de Swedenborg à quelque mulâtresse d’humeur facile. Entre hommes, cela peut s’avouer. N’ai-je pas deviné ?…

— Mon cher monsieur, dit Lewis, permettez-moi de vous quitter. La nuit est froide, et je crains les rhumatismes.

— Une nuit de juillet ! Au Kentucky ! Y pensez-vous ? croyez-vous être dans votre brumeuse Angleterre ?

— J’ai mal dormi la nuit dernière, dit l’Anglais en se dégageant des mains d’Acacia, je vais me coucher. Bonsoir ou plutôt bonjour, car le soleil va paraître.

Et il s’enfuit. Le lingot soupira.

— Allons, dit-il, Julia se consolera plus aisément que je ne l’avais cru. Elle prend les devans. Ah ! fille folle, méritais-tu d’être aimée ?

Qu’on explique si l’on peut cette contradiction. Acacia était bon homme, doux, gai, facile à vivre, modeste même, ni exigeant ni jaloux. A minuit, il n’était préoccupé que de détacher de lui sans secousse la pauvre Julia. A trois heures, il croit qu’elle s’est consolée d’avance, et il en est inconsolable.

Il entra sans frapper dans la chambre de Julia. Elle veillait encore, tout habillée. Au bruit, elle se retourna, et posa son livre sur la table.

— Je t’ai attendu toute la nuit, dit-elle d’une voix dolente. Pourquoi m’as-tu laissée seule si longtemps ?

— On m’a retenu. Deborah voulait valser, polker, rédower, que sais-je ? J’ai tourné sur moi-même comme un derviche, et je reviens harassé. Quel livre lisais-tu là tout à l’heure ?

— C’est La Bruyère, auteur très profond. Il a découvert que les hommes sont ingrats.

— Ne dit-il pas aussi que les femmes sont coquettes ?

— Je n’ai pas lu ce passage-là.

— N’est-il venu personne ?

— Eh ! qui pourrait venir voir une pauvre recluse ?

— Tout le monde ; l’Anglais, par exemple.

— Qui ? ce grand swedenborgien aux favoris rouges ? Est-ce que cela compte ? Il m’a, je crois, honorée d’une visite et d’un long discours sur les puissances et les dominations, qui sont des esprits d’un ordre fort supérieur aux archanges et aux chérubins. Je me suis mise à bâiller, je ne sais pourquoi, car je n’écoutais pas, et j’ai failli me disloquer le nerf… comment appelles-tu cela, toi qui es savant, ou qui as fréquenté des savans ?… ah ! j’y suis, le nerf zygomatique. Il s’en est aperçu, et, pour me réveiller, il m’a parlé des volcans de la lune. Ma foi, cela m’a achevée. J’ai profité de ce qu’il était descendu dans un cratère pour en mesurer la hauteur et la largeur, et je me suis commodément étendue dans mon fauteuil. Demande le reste à ma femme de chambre. Je m’éveille au bruit de tes pas.

Ce petit discours fut débité d’un ton leste et aisé qui aurait trompé tout autre que le sage lingot. Malheureusement il avait trop d’expérience pour n’être pas défiant. Il feignit pourtant d’y croire, content peut-être d’avoir trouvé un prétexte pour rompre à volonté. Il baisa la main de Julia, et, sans prendre de repos, alla visiter sa fabrique de poudre.

Or voici ce qui était arrivé à miss Alvarez pendant l’absence de son amant.

Le docteur John, insensible à l’amour de Deborah, avait tout d’un coup imaginé de déclarer sa flamme à miss Alvarez. L’amour est une maladie contagieuse comme le choléra. John songea que l’heure était favorable, que la nuit était sombre, que le Français était occupé à danser, que Julia, non invitée à la fête à cause de son origine africaine, devait être seule ; enivré du parfum des fleurs, de la musique, peut-être aussi des fumées du punch, il sortit, décidé à connaître son sort cette nuit même.

Il n’eut pas fait vingt pas dans la rue que cette ardeur soudaine se refroidit. Quel prétexte donnerait-il pour se présenter chez miss Alvarez à une heure aussi avancée ? Si elle l’aimait, peut-être lui pardonnerait-elle ; mais quel gage avait-il de cet amour ? Et si elle est la maîtresse d’Acacia, comme tout Oaksburgh le prétend, pensait John, de quel œil me verra-t-elle, moi qui marche sur les brisées d’un ami ? Non ! s’écria-t-il, Julia est la plus pure des femmes. C’est sa malheureuse origine qui l’expose à tant de calomnies. Et s’il est vrai qu’elle ait un amant…

Il hésita. Tout le monde n’est pas d’humeur à imiter ce personnage héroïque qui, suivant l’étonnante expression d’un grand poète, refait avec son amour une virginité. Il hésita longtemps, mais l’amour l’emporta. — Je l’aime, dit-il, et l’aimerai toute ma vie. Qu’importe le passé ? Je l’emmènerai dans l’Inde, et nous vivrons heureux. Si elle était veuve d’un vrai mari, l’aimerais-je moins pour cela ? Oui, une créature si belle et si parfaite ne doit pas vivre plus longtemps dans cet abaissement. Je veux rendre à Dieu une âme que l’ignorance seule et la faiblesse ont éloignée du devoir, et je vais l’enlever à la pernicieuse influence d’Acacia. Qu’importe l’opinion des hommes ? Je saurai braver leurs moqueries. Qui donc oserait insulter une Anglaise, femme d’un citoyen anglais ?

Sur ce, ayant pris une résolution ferme de ne point reculer, il entra d’un pas rapide chez miss Julia.

Dick veillait.

— Puis-je voir miss Alvarez ? dit John.

— Monsieur, il est bien tard.

— Dis-lui que je viens pour une affaire importante.

— Est-ce qu’il serait arrivé quelque chose à M. Acacia ? demanda Dick d’un ton d’inquiétude.

— Eh bien ! Dick, vous m’interrogez, je crois ? dit l’Anglais avec hauteur.

Dick offensé s’assit.

— Monsieur, dit-il, mon devoir est d’ouvrir la porte, et non pas de répondre aux questions du premier venu. Vous me traitez comme un laquais anglais. Je suis esclave, monsieur ; je ne suis pas laquais, ni Anglais, grâce au ciel ! Demain, s’il plaît à Dieu, je puis être citoyen américain, et un citoyen américain vaut mieux qu’un lord. Je ne connais ici que ma maîtresse, miss Alvarez, que je sers par pur dévouement, comme tous les nègres qui sont ici, et M. Acacia, à qui nous devons tous d’appartenir à une si bonne maîtresse.

Ayant tout dit, le mulâtre se croisa les bras de l’air d’un philosophe qui a lancé un argument sans réplique.

— Insolent ! dit l’Anglais en levant la main sur lui.

D’un bond, Dick fut hors de portée.

— Monsieur, dit-il, grâce au ciel, personne ne m’a encore frappé. Ne donnez pas l’exemple. Je suis très fort, et s’il me plaisait de vous mettre en capilotade, l’opération ne durerait pas cinq minutes. Ma mère était forte comme un cheval, mon père était méchant comme un tigre, et moi, leur fils, j’ai la force de l’un et la férocité de l’autre. Ne me tentez pas, s’il vous plaît.

— Parbleu ! pensa l’Anglais, je suis bien fou de menacer ce pauvre garçon. Que diraient les sociétés abolitionistes de Londres, si elles savaient comment je prêche d’exemple au Kentucky ?

Cependant il voulut entrer dans l’intérieur de la maison. Dick, qui le guettait, se plaça tranquillement sur son chemin.

— Monsieur, dit-il, vous n’entrerez pas.

Ce mot ébranla le flegme de l’Anglais, et il se mit dans la pose du boxeur. Dick l’imita, et ils allaient en venir aux mains, lorsqu’une jeune fille de couleur parut.

— Eh bien ! Dick, pourquoi barrez-vous le passage à ce gentleman ?

— Parce qu’il n’a pas voulu répondre à mes questions et qu’il m’a menacé de me battre.

— Laissez-le passer, Dick ; c’est miss Alvarez qui le veut.

Le mulâtre céda la place en grognant. Cette scène pourra paraître incroyable à ceux qui ne connaissent pas la familiarité des nègres avec leurs maîtres aux États-Unis. Cette familiarité est la plus grande compensation de l’esclavage.

Miss Alvarez reçut John Lewis dans le salon, partagé en deux par une demi-cloison, qui fait partie de la plupart des maisons comfortables des États-Unis. Elle était assise devant son piano et jouait une symphonie de Haydn. John s’avança en saluant avec un certain embarras.

— Quoi ! c’est vous, monsieur ! dit-elle avec une feinte surprise. Quel bon vent vous amène ?

— Le désir de vous voir, miss Alvarez, et de vous parler de choses qui intéressent votre bonheur.

— Asseyez-vous, monsieur, et dites-moi ces choses si intéressantes. Je meurs d’impatience de vous entendre.

— Miss Alvarez, dit l’Anglais d’un ton grave, êtes-vous heureuse ?

— Assurément, monsieur, dit-elle en riant. Je suis jeune, je suis riche, je me porte bien, j’ai des amis que j’aime et dont je suis aimée. Que peut-on désirer de plus ?

— Vous n’avez pas de peines secrètes ?

— Pourquoi faire ? Cela est bon pour les femmes nerveuses et phthisiques, qui tourmentent leurs maris de leur mauvaise humeur, qu’elles appellent poésie incomprise. Je ne suis pas si savante, et quand je suis heureuse, je remercie la Providence, et je ne lui demande que de me garder sa protection.

— Quoi ! votre cœur est toujours content, et votre conscience toujours tranquille ?

— Toujours. Mes peines de cœur durent cinq minutes, — juste le temps de faire appeler M. L’abbé Bodini et de les lui confier. C’est le meilleur homme du monde et le plus gai. Il est toujours pourvu de petites recettes qui guérissent radicalement toutes les douleurs du corps et de l’esprit.

— Oui, les prêtres papistes ont des secrets merveilleux pour séduire l’esprit des femmes crédules.

— Je vous remercie, monsieur, du compliment. L’abbé Bodini n’a pas de secrets merveilleux ; il est bon homme, voilà tout. Quand il me voit pleurer, il prend son mouchoir et pleure avec moi, et plus que moi ; — quand je suis gaie, il a toujours quelque bonne histoire à me conter qui nous fait rire aux éclats. Il aime ceux qu’il console ; il ne cite point la Bible ; il ne dit les psaumes qu’à vêpres, et en latin, de peur d’attrister les gens ; il mange et boit volontiers hors le temps du carême : enfin il est aimé de tout le monde : voilà tout son secret. J’ignore s’il est savant. Acacia, qui s’y connaît, dit qu’il cracherait du grec et du latin s’il le voulait, et qu’il parlerait exégèse et antinomie comme un savant allemand, mais qu’il se tait par discrétion. Je lui en sais gré, sans le mettre à l’épreuve. — D’où viennent, je vous prie, toutes ces questions ? Votre air grave m’épouvante. Auriez-vous dessein de me convertir ? Je me récuse. Je vous préviens que Swedenborg ne me plaît pas du tout, et que la pensée de me trouver tout le jour en contact avec les esprits me fait tressaillir. Ce matin, vous avez dit de fort belles choses ; mais si vous deviez les répéter ce soir, vous me feriez beaucoup de peine. Il est minuit : c’est l’heure des fantômes ; ma provision d’eau bénite est épuisée, et je ne veux pas défier un ennemi insaisissable.

Cela fut dit avec une grâce parfaite et un sourire qui eût déridé tout autre que le docteur John ; mais il avait résolu de pousser sa pointe, et rien ne pouvait l’arrêter.

— Quoi ! dit-il, ne sentez-vous pas le vide de votre cœur ? La jeunesse, la santé, la beauté, la richesse suffisent-elles à tous vos désirs, et votre âme immortelle n’aspire-t-elle pas à quelque chose de plus ?

— J’aspire à la vie éternelle quand mon tour sera venu de quitter cette vie périssable. Est-ce là ce que vous voulez dire ?

— Miss Alvarez, avec une âme si bien faite pour aimer, ne connaîtrez-vous jamais l’amour ?

Un nuage assombrit le visage riant et doux de la belle Julia.

— Miss Alvarez, continua Lewis d’un ton passionné, je vous aime.

— Que dirait Swedenborg s’il vous entendait ? dit Julia. Son ombre vénérable n’en serait-elle pas scandalisée ?

— Ne riez pas, chère miss Alvarez, dit l’Anglais. Oubliez que je suis ministre et protestant, et écoutez-moi. Au milieu de toutes les félicités dont la Providence vous comble, une seule vous manque : c’est la famille. La jeunesse est rapide et fuit comme une flèche légère, traînant après elle la beauté. Que reste-t-il alors à la femme qui n’a ni mari ni enfans ? Dieu ne nous a pas faits pour vivre seuls, mais pour répandre et glorifier son saint nom, pour perpétuer notre race, dont il a daigné faire l’humble instrument de ses desseins. Je vous aime, miss Julia, plus qu’une mère et qu’une sœur ; je vous aime comme la seule personne qui réalise pour moi le divin accord de toutes les qualités qui sont nécessaires à l’épouse. Je suis venu au Kentucky pour prêcher l’abolition de l’esclavage, et je me vois esclave à mon tour, esclave volontaire, il est vrai, mais d’autant plus asservi que j’ai moi-même forgé ma chaîne.

Je ne rapporterai pas toute l’homélie de Lewis ; elle pourrait ennuyer le lecteur. Le docteur John était un savant homme, mais sans bornes dans ses discours ; il était, comme dit un sage, de ces orateurs dont les phrases ne sont séparées que par des virgules. Il fut logique, érudit, biblique, éloquent quelquefois, car il aimait d’un amour vrai malgré l’épaisse cuirasse théologique dont il était revêtu. Si le cœur de Julia eût été libre, Lewis aurait gagné sa cause ; mais la belle Espagnole aimait encore Acacia. Un instinct de coquetterie féminine lui défendait de donner nettement son congé à l’Anglais, et la sincérité de son cœur l’empêchait de lui donner des espérances. Elle louvoya avec grâce, manœuvrant adroitement pour ne heurter sa barque fragile contre aucun écueil ; elle n’avoua pas qu’elle aimait ailleurs, elle promit encore moins de se laisser fléchir, elle insinua tout, sans rien affirmer. Elle joua à merveille le rôle de Célimène, rôle admirable et difficile que les Américaines jouent plus souvent et plus volontiers que toutes les autres femmes de la terre ; mais elle le joua sans y mêler rien d’odieux ou de faux, elle sut ne pas mentir, et ne pas dire toute la vérité. Tantôt sa molle langueur, sa grâce nonchalante, une certaine mélancolie dont elle savait user avec réserve et qui n’était chez elle qu’un attrait de plus, donnaient à Lewis l’idée d’une jeune fille sensible et tendre qui n’avait pas encore rencontré le héros de ses rêves ; tantôt sa gaieté, son esprit vif et piquant, sa manière toute française (elle avait vécu deux ans à Paris avec M. Sherman et passait pour sa femme) d’envisager la vie, lui prêtaient un charme inexprimable. Elle jouait avec Lewis comme le chat avec la souris, le tournant, le retournant sous sa griffe charmante, puis le rebutant et le ramenant d’un mot. En deux heures, le bon docteur John était devenu comme une pâte molle qu’elle pétrissait à volonté : délicieuse enchanteresse qui déployait dans un village du Kentucky des grâces et un esprit qui lui eussent donné l’empire de la mode à Paris, chef-lieu du monde civilisé.

Lewis sortit enfin, ravi, ébloui, fasciné, comme un enfant à qui l’on vient de montrer la lanterne magique.

— Quoi qu’il arrive, dit-il, je vous aimerai jusqu’à la mort.

C’est dans ces dispositions d’esprit qu’il rencontra son ami Acacia et qu’il voulut le fuir. On a déjà vu que ses précautions furent vaines.

Cette scène de coquetterie, que miss Alvarez croyait innocente, devait avoir des suites bien funestes. Acacia, qui se crut trahi, sentit se réveiller sa tendresse pour Julia ; il était trop fier cependant pour faire d’inutiles reproches. Il fut indigné de la conduite de l’Anglais, sans réfléchir qu’il lui avait laissé le champ libre, et que John Lewis, à qui il avait attesté l’innocence de sa liaison avec miss Alvarez, pouvait légitimement l’aimer. Sa première pensée fut de le punir d’une manière terrible ; puis il se dit qu’il devait à son ancienne maîtresse, qu’il voulait abandonner, de ne pas lui ôter son nouvel amant ou son mari. Il s’avoua qu’il était justement puni de son inconstance, que Julia était libre, et il résolut de ne pas gêner ce qu’il croyait être son bonheur. Le lingot alla trouver Jeremiah.

— Mon cher ami, dit-il, je pars dans une heure pour Cincinnati. Veille, je te prie, sur mes affaires et sur Craig. S’il arrive quelque chose de nouveau, tu m’avertiras par dépêche télégraphique. Je laisse à Lewis le soin de rédiger mon journal pendant mon absence. Prie-le de laisser à la porte du journal ses opinions abolitionistes et toutes ses excentricités bibliques. La moindre négligence pourrait causer des malheurs irréparables.

Il donna les mêmes instructions à Lewis, sans lui témoigner aucun ressentiment. Le docteur John crut, à voir sa tranquillité, qu’il ignorait tout. Puis Acacia partit sans dire adieu à Julia, ni vouloir la prévenir, dans la crainte de l’obliger à quelque mensonge. En sortant d’Oaksburgh, il était à cheval, et tourna plusieurs fois les yeux sur la maison de miss Alvarez. C’est là qu’il avait vécu si heureux pendant trois ans. Pourquoi avait-il amené ce maudit Anglais, cause de tous ses malheurs ? Il ne songea point à s’accuser lui-même d’infidélité. Quel est le juste qui examine attentivement ses fautes en même temps que celles d’autrui ?

Hélas ! il pouvait revenir. Un mot de Julia eut tout apaisé, tout réparé ; mais le destin jaloux le voulait ainsi : Jupiter aveugle ceux qu’il veut perdre.

Miss Alvarez fut troublée jusqu’au fond du cœur en apprenant le départ de son amant. Pour la première fois, il partait sans lui dire adieu. Elle versa d’abondantes larmes, dont le pauvre Carlino lui-même ne pouvait tarir la source.

— Il ne m’aime plus, disait-elle, mon bon abbé. Il ne m’aime plus, et je n’ai d’autre tort que de l’avoir trop aimé.

Carlino lui répondait par le mot de Panurge : — Mariez-vous doncques. Impuissant remède quand l’amour s’en va !

Quelques jours après, elle reçut de Cincinnati la lettre suivante :


« 25 juillet 1856.

« Tu m’as trahi, Julia : adieu pour toujours. Je ne te reverrai que lorsque tu auras épousé ce Lewis. Perfide ! pourquoi ne pas m’avouer que tu l’aimais ? Je t’aurais rendu la liberté. Malheureusement tu as voulu me tromper. Serons-nous encore amis après avoir été si longtemps un seul et même cœur ? dans l’incertitude, je t’envoie un compte détaillé de ta fortune, qui est de sept cent mille dollars. Adieu, Julia. »

Cette lettre mit le comble à la douleur de miss Alvarez. Elle écrivit sur-le-champ à son amant pour se justifier et le supplier de revenir ; mais Acacia ne devait jamais recevoir cette réponse. Le lendemain du jour où Julia écrivit, Jeremiah Anderson adressait au lingot à Cincinnati la dépêche télégraphique que voici :


« Oaksburgh, 29 juillet 1856.

« Oaksburgh est en feu. Miss Alvarez a disparu. Je t’attends mercredi prochain. »

Un quart d’heure après, Acacia montait en chemin de fer.


VIII. — LIBERTÉ DE LA PRESSE. — THÉORIE ET PRATIQUE.


Aussitôt que le départ d’Acacia pour Cincinnati fut connu, Craig et son complice Appleton firent leurs préparatifs pour enlever Julia. Il fut résolu que Craig accuserait Lewis d’être abolitioniste, qu’il exciterait contre lui une émeute formidable de tous les propriétaires d’esclaves, et qu’à la faveur du tumulte et pendant la nuit Appleton pénétrerait dans la maison de miss Alvarez. Une barque préparée d’avance devait servir à l’enlèvement.

— Que ferai-je de cette belle éplorée ? dit Appleton.

— Ce n’est pas à moi de te dicter ta conduite, répondit Craig. C’est une belle fille, toute cousue de dollars, et tu seras bien maladroit si tu ne sais pas te faire épouser.

— Je vous entends, et je jure que de gré ou de force elle sera ma femme.

— Tu oublies l’essentiel.

— Quoi donc ? reprit Appleton avec un rire brutal, son consentement peut-être ? Je m’y prendrai de telle sorte qu’après qu’elle aura passé par mes mains, son amant lui-même ne voudra plus la revoir.

— Ce n’est pas cela, dit Craig. Tu oublies de me faire ma part dans l’entreprise.

— Dix mille dollars, est-ce assez ?

— Dix mille dollars ! la femme seule en vaut douze, et sa fortune est de plus de sept cent mille dollars.

— Sept cent mille dollars ! C’est une jolie somme, dit Appleton. Eh bien ! que dites-vous de cent mille ?

— J’en veux trois cent mille ; sinon, rien de fait. Je te retire ma protection, et j’avertis miss Alvarez.

— Vous n’oseriez pas ! dit le géant en grinçant des dents et tirant de sa poche un bowie knife.

Isaac se mit à rire.

— Il y a plaisir, dit-il, à rendre service à des amis qui sont toujours prêts à vous éventrer pour un mot. Grosse brute, ours au poil rebroussé, crâne sans cervelle, que feras-tu sans moi ? où trouveras-tu un asile ?

Appleton sentit la force de ces paroles.

— Pourquoi, dit-il en grognant, m’avez-vous menacé de me dénoncer ?

Craig le calma et lui fit signer un bon de trois cent mille dollars, payable après le mariage. Dès le lendemain, il attaqua violemment John Lewis dans le Herald of Freedom. Deux ou trois autres journaux du voisinage, payés par lui, accusèrent l’Anglais d’être venu au Kentucky pour soulever les esclaves contre leurs maîtres. Acacia fut représenté comme le complice naturel de cet horrible dessein. La France et l’Angleterre, jalouses de la prospérité des États-Unis, avaient résolu de ruiner les états du sud par l’émancipation des nègres. Les généreux citoyens du Kentucky, l’élite de l’Union américaine, devaient être les premières victimes de cette entreprise atroce. L’Europe, qui redoutait leur courage, voulait les faire égorger, et, sur leurs cadavres, fonder un nouvel empire d’Haïti.

Dès son premier sermon, Lewis avait trahi ses intentions perfides. Il avait déclaré l’esclavage une chose immorale ; la prudence seule l’avait empêché d’aller plus loin : il tâchait d’accoutumer peu à peu les esprits à ces doctrines subversives de tout ordre social ; plus tard il jetterait le masque et proclamerait la guerre civile dans ce noble pays qui lui donnait l’hospitalité. La conclusion naturelle de tous ces articles fut qu’une potence pouvait seule faire justice de gens aussi dangereux que ce Lewis et son ami Acacia, et que la plus haute potence serait la meilleure.

L’Anglais aurait dû, par prudence, mépriser ces attaques ; mais Craig, sans le savoir, avait frappé juste. John Lewis, malgré quelques vues trop personnelles, où se trahissait le ministre protestant qui songe à sa fortune, avait la foi et le noble entêtement qui font les martyrs. Il rêvait de convertir les Kentuckiens et d’affranchir les enfans de Cham. Rebuté par miss Alvarez, qui le tenait à distance depuis le départ d’Acacia, insensible aux avances de la pauvre Deborah, il n’aspirait plus qu’à s’illustrer par son dévouement, dût-il compromettre ses meilleurs amis. Il fit part de son projet à Deborah, qui voyait en lui un héros, et qui attribuait sa froideur aux préoccupations du génie. Miss Anderson l’encouragea dans ses visions, et ne sut pas lui recommander la prudence. Jeremiah, instruit de ce beau dessein, voulut en vain l’en détourner.

— Non, dit Lewis, je n’ai pas cherché cette occasion : c’est Dieu même qui me l’envoie ; il veut que je glorifie son saint nom profané. La lumière ne m’est pas donnée pour que je la mette sous le boisseau, mais pour que je l’expose à la vue de tous les peuples. Honte à qui peut se réjouir et vivre dans l’abondance quand des millions de ses frères gémissent dans l’esclavage !

Deborah le regardait avec admiration, et Lucy même ne pouvait s’empêcher d’approuver son projet ; mais Jeremiah ne se laissa point séduire.

— Mon cher ami, lui dit-il, cela est fort beau et fort bien pensé en Angleterre ; ici vous serez infailliblement pendu ou goudronné. Ne voyez-vous pas le piège que Craig vous a tendu ? Il est si grossier, qu’un enfant ne s’y laisserait pas prendre.

— Je confesserai ma foi dans les supplices, dit Lewis avec enthousiasme, et je serai livré en proie aux bêtes féroces comme les premiers chrétiens.

Jeremiah leva les épaules.

— Si vous avez tant d’appétit du martyre, allez-y seul au moins, et n’entraînez pas vos amis dans l’abîme où vous êtes près de vous précipiter. C’est mal récompenser l’amitié d’Acacia et la nôtre.

— Vous avez raison, dit Lewis, et puisque vous m’y faites penser, je vais sortir d’ici pour ne pas vous compromettre.

— Oh ! mon frère ! s’écria Deborah, quelle parole avez-vous dite ? Craignez-vous de donner l’hospitalité à un ami ? Voulez-vous qu’on croie en Angleterre qu’un Kentuckien a livré son hôte ?

— Ma chère sœur, répliqua Jeremiah avec impatience, je me moque de ce qu’on croira en Angleterre et ailleurs ; je ne livre pas mon hôte, je l’avertis. Je veux le retenir et l’empêcher de se perdre lui-même. L’hospitalité ne m’oblige pas de me jeter par la fenêtre à la suite d’un fou.

L’Anglais alla se loger dans un hôtel ; mais les avis de Jeremiah ne l’empêchèrent pas d’annoncer publiquement dans le Semi-Weekly Messenger que l’accusation de Craig était fondée, qu’il était réellement abolitioniste, qu’il se croyait obligé, comme Anglais et comme membre de la grande famille humaine, d’avertir ses frères du crime qu’ils commettaient tous les jours, qu’il était prêt à verser son sang pour la sainte cause de la liberté des nègres, et qu’il ne cesserait d’élever ses mains et ses prières au ciel pour la conversion des Kentuckiens, comme Moïse sur la montagne.

À la lecture de cet article, Isaac Craig fut transporté de joie. Il courut aux bureaux du Herald of Freedom, et se hâta de publier un numéro supplémentaire. Il citait les paroles de John Lewis, et les accompagnait des réflexions suivantes :

« Tout le Kentucky doit savoir maintenant si nous étions prophète quand nous avons dénoncé l’infâme trahison qui se préparait dans l’ombre. De perfides étrangers ont l’audace impie d’attaquer notre constitution nationale, l’arche de nos libertés, l’œuvre de Washington, de Jefferson, de tous ces grands hommes qui ont eu la Virginie pour berceau, et qui ont porté jusqu’aux extrémités du monde la gloire du nom américain. C’est au peuple maintenant de défendre ses droits par les armes et de mettre la corde au cou de ceux qui ont voulu briser les tables de la loi. Oublions la clémence pour ne plus nous souvenir que de la justice. »

Jeremiah lut ce supplément.

— La bombe va éclater, pensa-t-il. Sauvons du moins ce qu’Acacia aime le plus. — Et il courut chez Julia.

— Miss Alvarez, dit-il, je regrette de vous apporter une mauvaise nouvelle.

— Acacia est mort ! s’écria-t-elle en pâlissant.

— Non, rassurez-vous ; il se porte bien, et mes précautions oratoires n’ont pas le sens commun. Lisez ceci.

Elle prit le journal, et, après l’avoir lu, regarda Jeremiah pour le questionner.

— Eh ! dit le Kentuckien, ne voyez-vous pas l’orage que l’incroyable entêtement de cet Anglais attire sur la tête d’Acacia ? Tout le monde le croira d’accord avec John Lewis. Avant la fin du jour, il y aura une émeute à Oaksburgh, et vous serez peut-être menacée.

— Que voulez-vous que j’y fasse ?

— Acacia m’a confié le soin de ses affaires. C’est à moi de vous sauver. Venez dans ma maison, personne n’osera en franchir le seuil, et vous serez en sûreté jusqu’à l’arrivée d’Acacia.

L’intention du bon Jeremiah était excellente, mais il comptait sans la jalousie de miss Alvarez. La belle Espagnole ne put supporter l’idée de devoir son salut au frère de Lucy, qu’elle regardait comme sa rivale. L’orgueil l’emporta sur la prudence. — Protégée par miss Anderson ! se dit-elle, mieux vaut mourir. — Et elle refusa de suivre Jeremiah.

— Les femmes ont de singuliers caprices, dit celui-ci en la quittant. J’ai fait mon devoir ; il ne me reste qu’à prévenir Acacia.

Comme il allait au bureau du télégraphe électrique, il entendit un grand bruit dans la rue. C’était le commencement de l’émeute préparée par Craig.

Celui-ci n’avait pas perdu de temps. Dès le matin, ses émissaires parcouraient les campagnes voisines, répandant ses proclamations et ameutant tous les fermiers du comté. Le rendez-vous général était à Oaksburgh. En quelques heures le bruit courut partout qu’on avait rencontré un abolitioniste anglais porteur de pamphlets incendiaires, et que ce misérable, agent de lord Palmerston et de la perfide Angleterre, était le chef d’un complot organisé par les nègres pour regorgement des blancs. Plusieurs milliers d’hommes, armés de haches, de carabines et de revolvers, se précipitèrent dans Oaksburgh, entraînant tout sur leur passage.

Dès qu’ils furent arrivés, sans leur laisser le temps de se reconnaître, Craig, qui était capitaine de la compagnie de milice des vétérans de la liberté, réunit cette compagnie, mit en tête une demi-douzaine de tambours, et marcha droit à l’imprimerie du Semi-Weekly Messenger. Une masse considérable de gens, hommes, femmes et enfans, suivait le cortège en criant : À bas les abolitionistes ! à bas l’Anglais ! vive la constitution !

À ce bruit, Lewis, qui travaillait dans les bureaux de l’imprimerie, mit la tête à la fenêtre ; mais il fut accueilli par des cris bien différens de ceux qui l’avaient salué quelques jours auparavant. De toutes parts on cria : À la potence le traître !… Les ouvriers de l’imprimerie s’enfuirent et le laissèrent seul.

Il voulut rester et tenir tête à l’orage. Il ferma solidement la porte extérieure de la maison, et il essaya de parler au peuple, debout sur le bord de la fenêtre.

— Braves Kentuckiens !… dit-il.

Craig ne lui laissa pas le temps de parler. Il ordonna aux tambours de battre un roulement, et la voix de Lewis s’éteignit parmi les ra et les fla. Il se croisa les bras et attendit d’un air dédaigneux que le silence fût rétabli ; mais Craig n’avait garde de perdre le temps en explications inutiles.

— En avant ! dit-il, enfonçons la porte !

Deux ou trois coups de hache mirent en pièces l’un des deux battans, et la foule se précipita par cette ouverture dans l’intérieur de la maison. En quelques secondes, le premier étage fut envahi ; mais Lewis avait disparu. Les assaillans furieux le cherchèrent inutilement dans toute la maison ; ils brisèrent et lancèrent par les fenêtres tous les meubles. Les caractères d’imprimerie suivirent bientôt les meubles, les papiers furent déchirés et brûlés, les registres jetés au vent, et tous ces débris furent précipités dans le ruisseau.

— Où est ce fils de Bélial ? criait Appleton un revolver à la main, je veux lui brûler la cervelle !

— Que fais-tu là ? lui dit Craig. La nuit va venir, et tu perds du temps. Sortons. Nous surprendrons miss Alvarez avant qu’elle soit sur ses gardes.

Le géant le suivit sans répliquer.

À peine étaient-ils sortis que Jeremiah survint, attiré par le bruit. C’était un vrai Kentuckien, hardi, plein de sang-froid et de résolution, prompt surtout à prendre son parti en toute rencontre et ne s’étonnant de rien. Comme le dégât était déjà irréparable, il ne chercha pas à s’y opposer. Les mains tranquillement croisées derrière le dos, il regardait s’agiter la foule.

— Quelques dollars de plus ou de moins, pensait-il, qu’importe à mon ami Acacia ? La première spéculation venue lui rendra cet argent avec usure.

Tout en faisant cette réflexion philosophique, il s’inquiéta du sort de Lewis.

— Est-ce que John Bull s’est échappé ? demanda-t-il à un fermier gros et gras qui frappait consciencieusement à coups de hache sur les chaises et sur les tables.

— Il faut qu’il se soit jeté dans le Kentucky, répondit le fermier sans interrompre sa besogne. Dès que nous sommes entrés dans la maison, il a disparu.

— La vieille Angleterre ne tiendra jamais contre la jeune Amérique, dit sentencieusement Jeremiah.

— N’est-ce pas, monsieur ? dit le fermier en serrant la main d’Anderson. Vous êtes un vrai patriote, je le vois.

— Oui, monsieur, le cœur qui bat dans ma poitrine est celui d’un libre Américain, et mon sang coule plus fièrement dans mes veines quand je pense que je suis un enfant du noble Kentucky.

— C’est beau, cela ! dit le fermier. Voulez-vous boire un verre de sherry, camarade ?

— De grand cœur ! et non-seulement un verre, mais une pinte ! Tout en buvant, Anderson réfléchissait.

— Qu’est devenu ce niais ? disait-il. Tout le monde le connaît à Oaksburgh ; où va-t-il se réfugier ?

Il quitta son nouvel ami et rentra chez lui. Personne n’avait vu Lewis.

— Il n’est pas assez fou pour revenir dans sa propre maison.

Tout à coup une idée terrible traversa son esprit.

— Le malheureux aura cherché asile chez miss Alvarez. Tout est perdu !

Il prit son revolver et courut chez Julia. La maison était ouverte. Dick, curieux comme un nègre et comme un enfant, avait quitté son poste pour voir saccager l’imprimerie. Du haut en bas, Jeremiah trouva la maison déserte. La chambre de Julia était en désordre ; les meubles étaient renversés, les rideaux déchirés. Anderson eut un affreux pressentiment.

— Elle a été enlevée, s’écria-t-il, et l’on n’a détruit l’imprimerie que pour favoriser un plus grand crime.

En ce moment, Dick rentrait avec les autres nègres employés au service de Julia.

— Malheureux ! dit Jeremiah, où est ta maîtresse ?

— Chez elle apparemment, répondit le mulâtre ; mais il chercha inutilement. Sa femme de chambre avait disparu comme elle.

C’est alors que Jeremiah écrivit à son ami la dépêche télégraphique dont on a déjà parlé ; puis il ordonna à Dick de commencer des recherches avec tous les autres esclaves de miss Alvarez, et il attendit l’arrivée d’Acacia.


IX. — INFAILLIBLE MOYEN D’ÊTRE AIMÉ.


Pendant ce temps, l’infortunée Julia était en proie au désespoir.

La lettre d’Acacia fut pour elle un coup de foudre. Elle ne pouvait imaginer que son amant la crût coupable, et l’eût condamnée sur un simple soupçon. Elle maudissait le swedenborgien et sa propre coquetterie, première cause de ses malheurs.

— Hélas ! disait-elle, comment ai-je pu écouter cet ennuyeux prêcheur ? Il est prolixe dans ses discours, empesé dans sa cravate, gêné dans ses vêtemens ; il croit me faire une grâce en me trouvant belle, et il me déclare son amour en récitant la Bible. Que ne va-t-il chercher fortune auprès de miss Deborah ou de miss Lucy ?

Ce nom de Lucy alluma sa jalousie.

— Où vais-je chercher des excuses pour Acacia ? Le perfide ! il m’accuse de trahison pour masquer la sienne. C’est Lucy qu’il aime, et j’ai la simplicité de m’accuser moi-même !

Au milieu de ces tristes réflexions, un malheur plus grand que tous ceux qu’elle prévoyait vint la surprendre.

Au premier bruit de l’émeute, tous ses domestiques l’ayant quittée pour jouir de ce spectacle, elle se trouva dans sa maison seule avec sa femme de chambre. Appleton et Isaac Craig, suivis de plusieurs bandits, entrèrent dans l’appartement de Julia. À la vue de Craig, elle comprit tout, et cria pour appeler du secours. Malheureusement la maison était séparée des plus proches voisins par une grande prairie.

— Miss Alvarez, dit Craig avec un sang-froid glacial, faites vos préparatifs pour nous suivre.

— Dick ! James ! Sarah ! cria Julia de toutes ses forces.

— Allons, Appleton, dit le Yankee, cette canaille peut revenir ; emporte-la.

Le géant voulut saisir Julia, mais elle se défendit avec l’énergie du désespoir : elle se cramponna aux meubles et aux rideaux. Sa femme de chambre, jeune fille de couleur, voulut crier ; Appleton la saisit violemment et la jeta par terre.

— Si tu dis un mot, je te tue.

En même temps il l’ajusta avec son revolver. Elle garda le silence.

— Acacia ! Acacia ! cria de nouveau miss Alvarez.

Craig sourit.

— Votre amant est loin, dit-il, et ne reviendra jamais. Voyez cette lueur rougeâtre qui s’élève au-dessus de la ville, c’est son imprimerie qui brûle. Qu’il vienne, s’il l’ose ! Nous lui apprendrons à conspirer contre les lois du Kentucky.

À cette nouvelle, Julia cessa de se défendre. Appleton en profita pour la bâillonner et l’emporter avec l’aide des bandits qui le suivaient.

— Emmène aussi cette mulâtresse, dit Craig ; elle pourrait nous dénoncer.

La jeune fille suivit sa maîtresse sans résistance. Derrière la maison était un jardin immense au bas duquel coulait le Kentucky. Le triste cortège se dirigea, par un chemin tortueux et difficile, vers le rivage. On s’embarqua sur un bateau préparé d’avance, et l’on descendit la rivière avec précaution. Les rameurs éclairaient leur route avec des torches.

À deux lieues plus bas, on mit pied à terre, et Julia fut forcée de suivre ses ravisseurs. On s’enfonça dans une épaisse forêt de grands arbres. Miss Alvarez était saisie d’une frayeur mortelle. « Veut-on me tuer ou me vendre ? pensait-elle. Pourquoi n’ai-je pas suivi le conseil de Jeremiah et cherché un asile dans sa maison ? »

Elle fit signe qu’on lui ôtât son bâillon. La forêt était déserte. Craig, qui commandait l’expédition, y consentit.

— Isaac, dit-elle, que voulez-vous de moi ?

— Vous le saurez bientôt, dit-il en prenant plaisir à prolonger ses angoisses.

— Messieurs, dit-elle aux bandits qui l’entouraient, ayez pitié d’une malheureuse femme qui n’a fait de mal à personne. Voulez-vous de l’argent ? Ramenez-moi à Oaksburgh, et je jure que je vous en donnerai dix fois plus qu’on ne vous en offre pour m’emmener captive.

Au mot d’argent, les bandits parurent hésiter. Craig s’en aperçut.

— Si quelqu’un d’entre vous, dit-il, touche à cette femme, je la tue sur-le-champ, et vous n’aurez rien de moi ni d’elle.

— Si tu le faisais, dit un Irlandais, je te ferais sauter le crâne. Isaac arma son revolver ; Appleton saisit l’Irlandais par les deux bras pour l’empêcher de faire résistance.

— Jack, dit Craig, ne me mets pas en colère ; tu n’es pas de force contre moi. Suis-nous tranquillement, et ne fais pas le héros ni le chevalier des dames, si tu veux gagner tes cent dollars.

Jack obéit en grognant. Après trois heures de marche, on atteignit le pied d’une colline entourée de chênes et de tulipiers. À mi-côte était bâtie une belle ferme qui appartenait à Craig. Arrivé là, le Yankee congédia tout le monde, excepté Appleton, et paya généreusement ses complices.

— Mes chers amis, dit-il, je n’ai pas besoin de vous dire que vous venez de faire une expédition qui peut vous mener à la potence ; je ne vous prêche pas la discrétion.

Craig et Appleton, restés seuls, firent entrer Julia et la jeune mulâtresse dans la maison. Un énorme chien de garde en défendait les approches.

— Miss Julia, dit Isaac, aujourd’hui je prends ma revanche. Rendez-moi la fortune de M. Sherman.

— C’est de l’argent que vous voulez, dit Julia. Eh bien ! mettez-moi en liberté, et je vous donnerai pour rançon tout ce qui me vient de votre oncle.

— J’y compte, dit Craig ; mais je veux être payé d’abord. Vous serez libre plus tard.

— Plus tard, répliqua-t-elle, vous m’assassineriez !

— Vous vous trompez, miss Julia ; je suis votre ami plus que vous ne pensez, et, pour preuve, je veux assurer votre bonheur en vous donnant un mari de ma main.

Appleton, qui écoutait la conversation en silence, se caressa le menton. Miss Alvarez se mit à trembler.

— Craig, dit-elle, au nom du ciel, épargnez-moi. Vous m’avez déjà fait beaucoup de mal ; n’achevez pas ma ruine. Laissez-moi vivre, je vous en supplie.

— Que dites-vous là, Julia ? interrompit le Yankee. Je vous propose un mari, et vous croyez qu’on vous assassine ! Justifiez-vous donc, Appleton ; déployez les grâces que vous avez reçues de la nature ; faites sentir à miss Alvarez qu’elle est entre les mains d’un honnête homme et d’un chevaleresque citoyen du Kentucky. Ce n’est pas à moi de faire pour vous la cour à cette jeune et aimable dame.

— Miss Alvarez, dit Appleton, je vais m’expliquer clairement avec vous. M. Craig, mon ami, ici présent, était riche du chef de son oncle. Vous avez capté cette succession, à ce qu’il dit, et vous avez failli le ruiner. Deux cent cinquante mille dollars, avec les intérêts, font aujourd’hui une somme de trois cent mille dollars que vous lui devez. Quant à moi, vous m’avez fait chasser par ce maudit Français, qui est votre associé, et peut-être quelque chose de plus. Je pourrais vous en garder rancune ; mais je suis bon et généreux, un chevaleresque Kentuckien, comme dit si bien mon noble ami le préopinant. Eh bien, j’ai décidé que vous m’épouseriez.

— Jamais ! s’écria Julia.

— Bon, je m’attendais à cela. Les femmes aiment la contradiction, mais elles finissent toujours par céder, quand on sait s’y prendre. Je considère donc l’affaire comme faite. Ce soir vous serez Mme Appleton, et dans trois jours mon noble ami le préopinant recevra ses trois cent mille dollars, ou l’équivalent. Laissez-nous, Isaac, j’ai quelque chose de particulier à dire à miss Alvarez.

Julia, restée seule avec Appleton, chercha autour d’elle une arme pour se défendre. Un bowie knife à demi rouillé était posé sur la cheminée. Elle s’en empara. Le géant se mit à rire et s’avança pour l’embrasser.

— Ne m’approchez pas, dit-elle, ou vous êtes mort.

En même temps elle le frappa à la main. Appleton recula, effrayé de voir couler son sang. Cependant la blessure était légère.

— Oh ! oh ! dit-il, quelle héroïne ! Rassurez-vous, chère Julia, je n’en veux pas à votre vie. Je vous aime, et je veux vous épouser. Convenez que je suis bon homme d’accepter ainsi pour femme la maîtresse de M. Acacia ; mais cela m’est égal. Vous êtes riche, vous êtes belle, et cela me suffit.

— Vous ne m’épouserez pas malgré moi ?

— Je m’en garderai bien, dit grossièrement Appleton. Ces sortes de mariages sont trop malheureux. Je veux que le mien soit un mariage d’inclination, et que vous veniez à moi en disant : « Mon bon petit Appleton, ami de mon cœur, ne résiste plus à mon impatience, et faisons la noce tout de suite. »

— Vous êtes fou.

— Je suis très sage, et vous en aurez la preuve tout à l’heure. Avez-vous jamais eu faim, chère miss Julia ? Non, n’est-ce pas ? M. Sherman vous aimait trop pour vous laisser désirer quelque chose. Eh bien ! je vous préviens que vous ne mangerez pas avant la cérémonie nuptiale. Je parie qu’avant demain soir vous me sauterez au cou.

Et, sans attendre la réponse de miss Alvarez, Appleton ferma la porte et tira les verrous. Restée seule, Julia ouvrit la fenêtre, résolue à tout tenter pour sa fuite. Elle eut envie de se précipiter, mais un reste d’espoir la soutint. Il n’était pas possible qu’Acacia, prévenu de sa disparition, ne fît sur-le-champ des recherches. Il la retrouverait ; il tuerait Appleton et Craig ; s’il le fallait, il forcerait toutes les barrières et mettrait le feu à tout le Kentucky plutôt que de ne pas la délivrer.

Le reste de la nuit se passa au milieu de frayeurs mortelles. Elle craignait toujours quelque tentative nouvelle d’Appleton. Enfin le jour parut et dissipa ses inquiétudes.

Vers midi, le géant ouvrit la porte. — Le ministre est prévenu, dit-il. Dans dix minutes, vous pourrez, si vous voulez, déjeuner tout à votre aise.

Julia garda le silence. Elle calculait le temps qui lui restait à demeurer enfermée avant qu’on découvrît sa retraite. — Dans deux jours, pensa-t-elle, Acacia sera ici. Qu’est-ce que deux jours de souffrance ?

Appleton alla retrouver Craig.

— Eh bien ! dit le Yankee, à quelle heure le mariage ?

— Que l’enfer la confonde ! s’écria le géant. Elle m’a repoussé comme un chien.

— Le temps passe, dit Isaac. Si elle résiste encore vingt-quatre heures, tout est perdu. On retrouvera sa trace, et tu seras pendu. Prends garde au Français.

— Je donnerais mille dollars pour qu’il fût à portée de mon revolver.

— Que le ciel te maintienne dans ces dispositions ! Je pars pour Oaksburgh.

— Vous m’abandonnez ?…

— Très cher Appleton, vous êtes trop lent en affaires. Celle-là devait être expédiée du premier coup. Vous hésitez, tout est manqué. Je vais chercher un alibi.

— Que faire ?

— Tout ce qu’il vous plaira. Vos scrupules n’ont pas le sens commun. Vous la traitez comme une princesse, et elle vous accueille comme un chien : c’est fort bien fait ! Il faut mener les nègres à coups de bâton.

— Je jure, dit Appleton, qu’elle sera ma femme ou qu’elle mourra.

— Je m’en lave les mains. Adieu.

— Attendez encore un jour, dit le géant. Demain, je ferai une nouvelle tentative.

Craig y consentit ; mais ce retard devait amener de graves événemens.


X. — COMMENT UN HOMME SANS PRINCIPES SAUVA UN HOMME À PRINCIPES.


En vingt-quatre heures. Acacia était de retour à Oaksburgh. Il y entra sans être reconnu, à la faveur de la nuit, et se présenta d’abord chez Jeremiah Anderson. Toute la famille était réunie et prenait tranquillement le thé. Lucy et Deborah poussèrent un cri de surprise en le voyant. Il était pâle, fatigué et couvert de poussière.

— Je ne t’attendais que demain, dit Jeremiah ; mais puisque te voilà sain et sauf, tout est pour le mieux. Assieds-toi et soupe, nous avons le temps de causer.

— Où est miss Alvarez ? dit Acacia.

— Elle vit ; rassure-toi. L’abbé Carlino croit être sur sa trace. Craig et Appleton l’ont enlevée…

— Pour la vendre dans le sud ?

— Non. Je crois qu’ils veulent en tirer une rançon.

Acacia respira.

— Jeremiah, dit-il, je compte sur toi. Nous la chercherons et nous la délivrerons de gré ou de force. Oh ! l’infâme Craig !

— Tu ne me demandes pas ce qu’est devenu Lewis ?

— Qu’on le pende !

— Monsieur, dit miss Deborah, vous devriez mieux parler de notre ami.

— Chère miss Anderson, dit l’impatient Acacia, personne ne respecte plus que moi tout ce qui vous touche ; mais quand je songe que ce rare imbécile a causé la perte de l’une des meilleures femmes qu’il y ait au Kentucky, je sens des transports de rage dont je ne suis pas maître.

Les deux sœurs échangèrent un regard et sortirent.

— Comme il l’aime encore ! dit Lucy à demi-voix.

Le lingot l’entendit et fut offensé de ce mot. Il aimait Lucy d’un amour profond et qui devait être éternel ; mais ce n’était pas l’heure d’oublier celle qu’il avait aimée si longtemps, et qui se trouvait par sa faute dans un si grand danger. Son cœur était dévoré de remords.

— En quelles mains est-elle tombée ? dit-il. Que reste-t-il à présent de cette beauté fière et charmante ? Elle deviendrait le jouet d’un Craig et d’un Appleton ! ô Providence !

Il mit sa tête dans ses mains comme pour réfléchir. Ses larmes coulaient à travers ses doigts. Jeremiah lui-même se sentit ému.

— Ami, dit tout à coup le Français en se levant, fais seller deux chevaux et partons. Les minutes sont des siècles. Elle se meurt peut-être à l’heure même où nous parlons. Grand Dieu ! si ces misérables ont touché un cheveu de sa tête, je les égorgerai, fussent-ils au fond des enfers !

— Prends patience, dit Jeremiah. Nous ne pouvons pas partir avant demain matin. Bodini est en quête de renseignemens. Il croit que quelque Irlandais a trempé dans l’affaire.

— Pauvre abbé ! dit tristement Acacia. C’était son meilleur ami. Il ne l’a pas abandonnée, lui !

— Que pouvais-je faire ? répliqua Jeremiah. T’avertir et faire des recherches.

— Ami, pardonne à mon malheur. Je suis injuste envers toi.

— Je vais faire prévenir l’abbé Carlino, dit Anderson. En attendant, il faut arranger tes affaires, démentir les calomnies de Craig et la sotte propagande de l’Anglais. À propos, ne veux-tu rien faire pour lui ?

— Qu’il aille au diable ! répondit Acacia exaspéré.

— Il n’en est pas loin, répliqua Jereraiah. Il fit alors le récit de l’émeute de la veille. Ce pauvre Lewis, continua-t-il, a erré longtemps autour d’Oaksburgh, à ce qu’il paraît. Ce soir, pressé par la faim, il est rentré dans la ville et a voulu acheter des vivres. On l’a reconnu et poursuivi. Il s’est réfugié dans ta fabrique de poudre, et comme, grâce au ciel, il était armé, il se défend très bien contre la foule qui l’assiège.

Malgré sa tristesse. Acacia ne put s’empêcher de rire de l’odyssée de l’Anglais.

— Tu ne l’as pas secouru ? dit-il.

— À quoi bon ? reprit Anderson. C’est un fou qui ne sortira d’Oaksburgh qu’après qu’on l’aura goudronné. Il a le menton long et carré, signe d’un entêtement invincible. Je l’ai averti deux fois du danger : il a passé outre ; qu’il se tire de là, s’il peut. J’ai des esclaves tout comme un autre, et ne suis pas bien aise qu’on vienne leur prêcher toute sorte de choses subversives de la famille et de la propriété. S’il était mon hôte, la bienséance m’obligerait de me faire tuer pour lui ; mais, grâce au ciel, il a quitté ma maison avant ses escapades.

— Tu as, ma foi, raison, dit le lingot.

Pendant ce temps, Lucy et Deborah déploraient le triste sort de Lewis. La pauvre Deborah craignait pour la vie de celui qu’elle aimait.

— Jeremiah est dur, dit-elle à Lucy. Il ne lèverait pas un doigt pour sauver son ami.

— Cependant, dit Lucy, il va partir avec M. Acacia pour délivrer miss Alvarez.

— Lucy, dit l’aînée, vous avez plus d’influence que moi sur le Français : demandez-lui de sauver John Lewis. C’est un homme de ressources, et je suis sûre que Jeremiah le suivra.

— Hélas ! dit Lucy, mon influence est bien peu de chose ; je vais néanmoins en faire l’essai.

Elle rentra dans la salle où se tenaient les deux amis, et fit sa demande au lingot. Jamais homme ne fut plus désagréablement surpris. Il garda le silence, et Anderson se chargea de la réponse.

— Acacia n’a pas de temps à perdre, dit-il. Il faut qu’il parte dans quelques heures.

Lucy ne répliqua rien, mais elle regarda le Français avec une telle expression de tristesse que celui-ci en fut frappé au cœur. Il crut qu’elle aimait Lewis.

— Toutes deux ! pensa-t-il. Elles aiment ce maudit Anglais ! Me voilà bien récompensé de l’avoir tiré des mains des rowdies ! Ô Lucy ! ô Julia !

Cependant il hésitait.

— Ne ferez-vous rien pour moi ? dit Lucy en lui prenant la main.

Acacia ne résista plus.

— Eh bien ! pensa-t-il, si elle l’aime, qu’il vive ! Je quitterai le Kentucky pour n’être pas témoin de son bonheur… — J’y consens, dit-il tout haut.

Lucy lui serra la main avec tendresse. Acacia se méprit au sens de ce geste, et crut y voir l’effet de l’amour qu’elle avait pour Lewis. Il voyait crouler toutes ses espérances : il n’en fut pas ébranlé.

— Allons, disait-il, j’ai trente ans, je suis riche. L’âge de l’amour est passé pour moi ; celui de la sagesse va commencer. Je voyagerai vingt ans ; je resterai garçon, et j’irai vieillir à Brives. Je léguerai ma fortune à quelque bibliothèque qui portera mon nom, ou je ferai distribuer après ma mort des prix de vertu pour l’encouragement des vieilles servantes et la satisfaction des académiciens.

Il se leva et sortit. Andersen voulut le suivre. Il s’y opposa.

— Mon cher ami, dit-il, ne mettons pas tous nos œufs dans le même panier. Si l’on me tue, je veux que tu survives, que tu délivres miss Alvarez, et que tu égorges Craig. D’ailleurs mon plan est fait. Je n’ai pas besoin de toi.

La poudrière où s’était réfugié John Lewis était située à l’extrémité de la ville, non loin de la maison de miss Alvarez. Depuis trois heures, l’Anglais assiégé attendait avec inquiétude ce que le hasard voudrait ordonner de son sort. Une foule nombreuse, armée de carabines et de revolvers, gardait toutes les issues de la poudrière. On ne tirait pas, de peur de mettre le feu aux provisions immenses de poudre entassées par Acacia dans les caveaux de la fabrique ; mais on attendait que l’Anglais, vaincu par la famine, se rendît à discrétion.

Acacia vit d’un coup d’œil que la fuite de Lewis était impossible ; il prit une résolution hardie. Il traversa la foule et se hâta d’entrer dans la maison avant d’être reconnu. À cette vue, le peuple poussa des cris de fureur : « À bas le Français ! à bas l’abolitioniste ! » Le chœur des méthodistes, conduit par Toby Benton, hurlait d’une voix puissante : « À bas l’athée ! »

L’Anglais se jeta dans les bras d’Acacia.

— Que venez-vous faire ici, mon ami ?

— Vous le voyez ; je veux vous tirer d’affaire. C’est miss Lucy qui m’envoie.

— Miss Lucy ! dit l’Anglais. Ah !

Acacia fut surpris de cette apparente indifférence ; mais ce n’était pas le moment de s’expliquer.

— Donnez-moi une bougie, dit-il, une vrille, et le petit baril que vous voyez dans ce coin.

L’Anglais obéit, et alluma la bougie. Acacia parut alors à la fenêtre du premier étage. La foule le regardait avec curiosité. Les cris redoublèrent. Cependant on admirait son courage, et quelques-uns des assistans, moins animés que les autres par l’esprit de parti, auraient voulu le sauver.

— Messieurs et chers compatriotes, dit Acacia, prenez la peine de m’écouter. Je suis bien connu de vous tous.

— À bas l’athée ! dit Toby Benton.

— Maître Toby, reprit le lingot, prenez garde que je ne descende pour vous couper les oreilles.

Cette réponse fit rire la foule, et la disposa favorablement pour l’orateur.

— Vous savez, continua-t-il, que je suis capable de tout, et particulièrement de me faire sauter en l’air avec vous.

Cette menace fit frémir tout le monde.

— Mes caveaux contiennent plus de deux cent mille livres de poudre, qui suffiraient pour faire sauter tout le Kentucky. J’ai du feu. Je suis maître de vous et de moi. Soyez prudens et redoublez d’attention.

— À bas l’abolitioniste ! cria encore Toby Benton.

— Abolitioniste toi-même ! dit Acacia. Je ne le suis pas, et ne le serai jamais. Un de mes amis, un pauvre homme, il faut l’avouer, à qui j’avais laissé le soin de rédiger mon journal, a voulu s’amuser à vos dépens : il s’est dit abolitioniste. C’est faux : c’est une plaisanterie qui n’est pas bonne, j’en conviens, mais qui ne doit pas le faire pendre ni goudronner.

— Je suis abolitioniste et le serai toute ma vie, cria John Lewis par-dessus l’épaule d’Acacia.

Celui-ci se retourna. — Mon cher ami, dit-il, je ne veux pas vous sauver malgré vous. S’il vous plaît de vous jeter à l’eau, faites ; vous êtes libre ; sinon, laissez-moi vous tirer d’un mauvais pas.

— J’aime mieux mourir, reprit Lewis, que de mentir ainsi.

— Eh ! mourez si vous en avez envie, dit le Français impatienté ; je m’en vais.

Lewis lui tendit la main.

— Adieu, ami, dit-il, je vous remercie. Soyez heureux !

Acacia se sentit ému.

— Ah ! si miss Lucy ne m’avait pas ordonné de vous sauver la vie, avec quel plaisir je vous verrais griller tout vif !

— Messieurs, dit-il en reparaissant à la fenêtre, vous le voyez, John Lewis est un brave homme à qui le désir du martyre a brouillé la cervelle. Soyez plus sages que lui, et laissez-le passer tranquillement. Je donne ma parole qu’il sortira du Kentucky dans deux jours.

— Non, point de grâce pour le scélérat, dit une voix.

— Messieurs, reprit Acacia, Lewis est mon hôte. Je suis forcé de le défendre, et si quelqu’un l’attaque, je lui briderai la cervelle. Une dernière fois, engagez-vous votre parole, comme de braves et loyaux Kentuckiens, que vous le respecterez ?

— Non ! non ! crièrent quelques-uns des amis de Craig.

Cependant le plaidoyer d’Acacia faisait quelque effet sur la foule.

On admirait son courage et sa générosité : on l’eût admiré bien davantage, si l’on avait su qu’il croyait sauver son rival. Acacia vit que le moment était décisif. Il prit le petit baril des mains de l’Anglais, lit un trou avec la vrille et y planta un morceau de bougie allumée. Douze cents têtes le regardaient avec inquiétude et curiosité.

— Ce petit baril, dit-il, contient vingt livres de poudre. Je vais y mettre le feu et le jeter dans la rue. Que tous les braves et généreux Kentuckiens se retirent !

En même temps, il lança le baril. L’effet de cette menace fut prodigieux : en un clin d’œil, tout le monde disparut.

— Sortons, dit Acacia.

L’Anglais le suivit, et tous deux, par des chemins détournés, gagnèrent la maison de Jeremiah.

— C’est un très bon tour, dit Anderson ; mais tu risquais de nous faire sauter en l’air comme des éclats d’obus.

Acacia se mit à rire.

— Est-ce que tu crois au baril de poudre ? dit-il. C’est un gallon de rhum que j’ai jeté sur les braves gens d’Oaksburgh. La peur grossit et défigure les objets.

Jeremiah fit atteler sur-le-champ une voiture.

— Partez vite, dit Acacia, et attendez-moi de l’autre côté de l’Ohio, à Indianapolis.

L’Anglais voulut le remercier.

— Remerciez miss Lucy, dit un peu sèchement le lingot, qui n’oubliait pas ses griefs contre le swedenborgien.

Lucy devina la jalousie d’Acacia.

— Ce n’est pas moi, dit-elle un peu vivement, qui aurais osé demander à notre ami de risquer sa vie pour vous sauver : c’est Deborah qui m’a priée de le faire.

Le regard et le sourire d’Acacia lui firent voir qu’elle était comprise. Les deux amans étaient réconciliés. Le Français fut ravi de voir qu’il n’avait pas de rival dans le cœur de la belle Kentuckienne et heureux de pouvoir l’aimer sans remords.

— Puisque Julia me préfère John Lewis, se dit-il, qu’elle l’épouse. Ce bon Anglais vient fort à propos pour me tirer d’embarras. Ah ! perfide Julia, pouvais-tu trahir un amant si fidèle !

Il oubliait encore qu’il avait donné l’exemple. Qui de nous est jamais sincère, même avec sa conscience ? Il profita de l’absence de Jeremiah et de l’Anglais, tout occupés des préparatifs du départ, et, prenant la main de miss Anderson : — Lucy, chère Lucy ! dit-il.

Elle leva les yeux sur lui et rougit.

— Je vais partir avec votre frère pour une expédition périlleuse, continua-t-il ; puis-je espérer que vous ferez des vœux pour le succès de nos armes ?

— Je ferai toujours des vœux pour les amis de mon frère, répondit-elle.

— Lucy, je vais délivrer ou venger miss Alvarez. Quand je reviendrai, me croirez-vous si je vous dis : Je vous aime, miss Anderson ; voulez-vous être ma femme ?

— Revenez d’abord, dit-elle en souriant ; vous aurez alors ma réponse.

Le cœur de Lucy était rempli d’une joie sans mélange. Elle ne craignait plus miss Alvarez ; elle croyait même, avec la sainte et noble crédulité de l’amour, n’avoir jamais eu de rivale. Julia n’était pour Acacia qu’une amie et qu’une associée. Tous les bruits qui couraient à son déshonneur n’étaient plus que d’infâmes calomnies. Comment Acacia, qui avait tant d’esprit et de goût, aurait-il pu aimer une négresse ? car, bien qu’elle fût blanche comme un lis, le sang noir qui coulait dans les veines de miss Alvarez suffisait pour en faire une créature inférieure. Lucy, qui aurait été jalouse d’une blanche, ne pouvait pas l’être d’une fille de couleur. Le mépris souverain des Américains pour la race noire ne leur permet pas la jalousie. Tels étaient les raisonnemens de Lucy ; on aime à se tromper soi-même.

De son côté, John Lewis était allé remercier Deborah. L’austère méthodiste s’était retirée dans sa chambre à coucher et priait pour le salut du swedenborgien. En le voyant, elle poussa un cri de joie et courut à lui.

— Sauvé ! dit-elle. Béni soit le Dieu d’Israël, qui sait, quand il le faut, prêter au juste et à l’innocent sa force invincible !

— Miss Deborah, dit l’Anglais avec tendresse et gravité, je viens d’apprendre que je dois à votre amitié d’avoir été secouru, et la vie m’en est devenue plus chère.

Deborah rougit, et, sans répondre, le regarda avec des yeux où se peignait l’amour le plus pur et le plus ardent. Elle croyait comprendre cet exorde et toucher au terme d’un long et dur célibat. Son cœur, naturellement altier et un peu aigre, s’adoucissait à cette pensée. En quelques secondes, le monde entier changea d’aspect pour elle. Au lieu de l’impure Babylone, de la prostituée des sept collines où elle se plaignait de vivre, elle ne vit plus autour d’elle que des visages rians et purs, que des vieillards au maintien austère et plein de dignité, de jeunes hommes au frais visage, à la démarche modeste, et des femmes dignes d’entrer à toute heure dans le sanctuaire. De son côté, John Lewis, plein d’estime pour Deborah et reconnaissant de l’amour qu’elle lui témoignait, aurait voulu la détromper. Il cherchait un détour habile pour lui apprendre cette fâcheuse vérité, et il ne trouva rien de mieux qu’un sermon en quatre points.

— Chère miss Deborah, dit-il après avoir toussé pour éclaircir sa voix et cacher son embarras, je viens à l’objet principal de ma visite. J’ai toujours pensé que les tendances morales et religieuses étaient, de toutes les choses qui rendent une femme propre au mariage, les plus précieuses et les plus nécessaires, car la religion est la base de toute famille et de toute société. Il a été dit par l’apôtre saint Paul : « En vain tu bâtiras un temple, et tu dépenseras des sommes immenses, si Dieu n’a posé la première pierre. » L’amour de Dieu est donc la première et la plus indispensable condition de l’amour saint et sacré qui doit unir l’homme à la femme, et l’époux à l’épouse. D’un autre côté, la beauté corporelle et les avantages extérieurs, quelque fragiles qu’ils soient par l’essence même de notre nature périssable, ne doivent pas être négligés dans ce contrat unique par lequel deux êtres humains s’engagent à propager leur espèce et à offrir au Seigneur des enfans qui soient dignes de le servir et prêts à l’adorer.

Il est difficile de dire combien de temps aurait duré ce discours, dont la conclusion trop sincère devait être cette dure parole : Deborah, vous êtes la piété même ; mais j’aime miss Alvarez, parce qu’elle est plus belle que vous, — si Jeremiah lui-même n’était encore venu interrompre cette conversation fort à propos.

— Allons, mon cher Lewis, dit-il, vos adieux doivent être faits. Partons. Si vous laissez à vos ennemis le temps de délibérer et de vous retrouver, je n’oserai plus répondre de vous. En route, en route !

Deborah, malgré sa piété et son amour du décorum, donnait de bon cœur au diable la précipitation de Jeremiah et la sage et méthodique lenteur de l’Anglais. Hélas ! interrompre l’orateur si mal à propos ! ce malheur n’était fait que pour elle. Pour la première fois, elle regretta que Lewis n’eût pas la vivacité du lingot. — Ce n’est pas Acacia, pensait-elle, qui s’embourberait dans son discours comme une charrette dans une ornière profonde. Ah ! les gens extravagans ont quelquefois du bon !

Il fallut se contenter de ce tronçon de discours, Lewis n’était pas homme à retrancher une syllabe de ce qu’il avait résolu de dire. Son texte était prêt, ses citations des pères étaient alignées et allaient défiler en colonne serrée, sa péroraison devait résumer la harangue et en donner la morale. Pour un évêché, il n’eût pas laissé échapper cette magnifique occasion d’édifier son prochain. Si l’on s’étonne qu’il pût avoir la pensée de dire clairement une chose aussi offensante et aussi mortifiante, je répondrai qu’il était Anglais, plein de confiance dans sa sagesse et dans son éloquence, qu’il était ministre du Seigneur, et, à ce titre, habitué aux sermons et aux controverses. Le mariage lui paraissait une affaire de controverse, et il eût controversé, cité, commenté, ratiociné jusqu’au jugement dernier, pour peu qu’il eût trouvé des contradicteurs.

Le naturel de Deborah n’était guère moins porté aux longs discours ; mais elle était fille, ennuyée de l’être et impatiente d’en finir avec le célibat : de plus, le cas était pressant, elle sentait bien qu’il ne fallait pas laisser échapper le swedenborgien. Quand elle vit qu’il partait avec Jeremiah, elle lui serra la main d’une façon expressive, et lui dit :

— John Lewis, partout où vous irez, souvenez-vous de moi.

— Partout et toute ma vie, dit-il avec émotion.

— Revenez dès que les temps seront plus doux, ajouta-t-elle.

— Lewis, dit Jeremiah, tous ces adieux sont pathétiques ; mais, si vous tardez plus longtemps, vous serez goudronné.

Tous deux descendirent, et trouvèrent Acacia au parloir avec l’abbé Carlino Bodini et un Irlandais. L’abbé venait d’entrer.

— Miss Alvarez est retrouvée ! cria-t-il dès la porte.

— Miss Alvarez était perdue ! dit l’Anglais, qui ignorait tous les événemens de la veille.

Anderson l’instruisit de la disparition de Julia. Acacia se jeta dans les bras du bon Carlino.

— Quoi ! elle est revenue ! dit-il. Où est-elle ? l’avez-vous vue ?

— Hélas ! non, répondit l’abbé ; mais voici quelqu’un qui vous en donnera des nouvelles. Approche ici, drôle !

À ces mots, Jack se présenta : c’était l’Irlandais que Craig avait menacé de mort ; il raconta tous les détails de l’enlèvement.

— Comment sais-tu cela ? dit Acacia.

— Le drôle y était, dit l’abbé. Après l’affaire, il a senti quelques remords, et m’a demandé l’absolution. Je ne l’ai donnée qu’à la condition qu’il raconterait publiquement ce que vous venez d’entendre. A peine eut-il fini de parler qu’Acacia mit son revolver dans sa poche et courut à la voiture.

— Où vas-tu ? dit Jeremiah. Attends-moi.

— Partons, répliqua le lingot, ou je pars seul.

— Et Lewis ?

— Fais-lui donner un cheval et un guide. Je n’ai pas de temps à perdre.

— Je n’ai pas besoin de guide, dit l’Anglais. Je pars avec vous. Nous la délivrerons ou nous mourrons ensemble.

— Bien dit ! s’écria Jeremiah. Ils montèrent dans la voiture. L’abbé aurait voulu les suivre. Acacia l’en empêcha.

— Restez ici, dit-il, et priez pour le succès de notre entreprise. Votre métier n’est pas de vous battre, et vous pouvez nous rendre de grands services. Faites imprimer sur-le-champ, tirer à vingt mille exemplaires et répandre dans tout le comté l’affiche que voici. Visitez Tom Cribb et la brigade irlandaise ; dites-leur de se tenir prêts ; les élections sont proches, et nous aurons besoin de leur courage. Ah ! coquin de Craig, cette fois tu ne m’échapperas pas.

En même temps la voiture s’ébranla et partit au galop. Voici le texte de l’affiche :

Mensonge !
Infernale trahison !
Scélératesse abominable !

« Peuple magnanime, on te trompe ! on te soulève contre tes meilleurs, tes seuls amis ! Un misérable qu’on appelle Craig, et qu’on devrait appeler Judas Iscariote, a calomnié indignement l’un des plus honnêtes et des plus loyaux gentlemen de tout le Kentucky. Non, M. Acacia n’est pas abolitioniste, et il ne le sera jamais ! Il a cette doctrine perverse en horreur et détestation. Sa vie passée répond de ses principes politiques et moraux. Ce noble enfant de la France a sucé avec le lait de sa nourrice l’amour de l’ordre et de la constitution. Son journal, le Semi-Weekly Messenger, est l’organe de tous les honnêtes gens et de tous les nobles et loyaux Kentuckiens. M. Acacia a l’honneur de prévenir le public et Isaac Craig qu’il se propose à la première rencontre de couper les oreilles dudit Isaac, et de les clouer sur la porte des bureaux du Herald of Freedom pour l’exemple des scélérats et la joie de tous les amis de l’ordre. »

Sans faire la moindre objection, Carlino fit imprimer et placarder cette affiche sur toutes les murailles d’Oaksburgh. Il en envoya des exemplaires dans tout le comté et jusqu’à Louisville.


XI. — MOUSQUETADES.


Pendant ce temps, les trois amis galopaient sur la route de Sugar-Maple ; c’est le nom de la ferme de Craig. La voiture roulait dans des chemins affreux, sur des troncs d’arbres mal équarris, et tombait à tout moment dans des fondrières. Il ne manque pas de chemins pareils au Kentucky, surtout dans les forêts. On a plus tôt fait d’abattre un arbre, de le scier en planches et de l’étendre sur la route que de faire un pavé régulier. D’ailleurs la pierre est rare dans cet état, le plus fertile peut-être de l’Union.

Enfin le jour parut, et un soleil magnifique éclaira la cime des chênes et des érables. À neuf heures du matin, on aperçut la fumée du toit de Craig. Jeremiah, qui conduisait la voiture, fit halte.

— N’allons pas plus loin, dit-il. Il faut d’abord s’informer des forces et des dispositions de l’ennemi.

Acacia mit pied à terre.

— Restez ici, dit-il, et gardez les chevaux. Je vais revenir. Si vous entendez quelque coup de feu, montrez-vous et venez à moi.

Il se glissa sans être aperçu jusqu’à cinquante pas de la maison. Une barrière très élevée entourait de toutes parts la maison et le jardin de Craig. Acacia sauta par-dessus la barrière, et se trouva dans le jardin. Là, un obstacle se présenta, qu’il n’avait pas prévu. Deux chiens énormes, dressés à chasser les nègres, gardaient l’entrée de la maison. À la vue d’Acacia, ils s’élancèrent sur lui. D’un coup de revolver, le lingot cassa la mâchoire au premier, qui s’enfuit en hurlant ; un autre coup de pistolet tua raide le second.

À ce bruit, amis et ennemis accoururent. Craig et Appleton, qui déjeunaient tranquillement, se levèrent de table et prirent leurs armes.

— Eh bien ! Appleton, dit Craig, masse informe de chair, taureau, brute sans intelligence et sans cœur, voilà l’ennemi. Tu vas recevoir le prix de tes tergiversations.

— Parbleu ! dit le géant, qui que ce soit, je l’assomme.

Au même instant, Acacia parut à l’entrée du vestibule. Appleton et Craig tirèrent à la fois sur lui, sans l’atteindre. Il tira à son tour, et blessa Appleton. Celui-ci fit une seconde décharge, aussi précipitée et aussi mal dirigée que la première. Le Français riposta encore, mais sans succès. Le revolver n’est pas une arme aussi meurtrière qu’on pourrait le croire. Les Américains tirent trop vite et visent trop peu pour se faire beaucoup de mal, même à une courte distance.

— Bon ! dit Jeremiah, voilà ce fou d’Acacia qui va se faire tuer. J’étais sûr qu’il ferait quelque extravagance. Allons, John, êtes-vous prêt ?

— En avant pour la vieille Angleterre ! dit le swedenborgien. Tous deux s’élancèrent au pas de charge, mais Jeremiah, plus leste et plus adroit, sauta le premier par-dessus la barrière, et, sans attendre son compagnon, courut vers la maison. Il arrivait trop tard.

Le bruit du combat avait averti Julia qu’il se passait quelque événement extraordinaire dans la maison. Elle ouvrit la fenêtre, et reconnut Acacia et Jeremiah. Son cœur bondit de joie.

— À moi ! cria-t-elle, à moi ! Paul !

La jeune mulâtresse qu’on avait enlevée avec elle profita du trouble général pour tirer le verrou. Julia ouvrit la porte et se précipita dans l’escalier. À cette vue, Appleton ne fut pas maître de sa rage.

— Craig, dit-il, continue le combat. Je vais remettre en cage ce bel oiseau.

Craig ne l’entendait plus. À la vue de Jeremiah et de l’Anglais, qui accourait aussi, quoique plus lentement, Isaac jugea la partie perdue ; comme il n’était pas homme à s’opiniâtrer hors de propos, il s’échappa par une porte de derrière, monta à cheval, et courut du côté d’Oaksburgh.

Personne ne pensait à le poursuivre. Appleton, s’apercevant de sa fuite, fut saisi de fureur et de désespoir.

— Rends-toi, dit Acacia, je te donne la vie.

Sans répondre, le géant tira son dernier coup de pistolet sur le Français et monta l’escalier. Son mouvement fut si prompt que personne n’eut le temps de le prévenir. Julia fut saisie d’épouvante et voulut fuir, mais il l’atteignit, et la frappa d’un coup de bowie knife dans la poitrine. Elle tomba, baignée dans son sang. Il voulut redoubler, mais Acacia s’élança comme la foudre et le frappa lui-même avec tant de force d’un coup de poignard au cœur que le géant tomba raide mort, sans pousser un cri. Anderson et Lewis arrivaient trop tard.

Acacia se précipita vers le corps inanimé de sa malheureuse amie.

— Julia ! s’écria-t-il, Julia ! au nom du ciel ! réponds-moi !

— Hélas ! dit Anderson, elle est morte.

Il se trompait. Les trois amis la portèrent sur son lit et visitèrent la blessure. Julia ouvrit les yeux et s’évanouit de nouveau.

— La blessure est mortelle, dit l’Anglais, qui se connaissait un peu en chirurgie.

À cette nouvelle, Acacia fut saisi d’un violent désespoir. Il saisit la main de Julia et la baisa avec un tel transport de tendresse et de douleur que ses compagnons ne purent retenir leurs larmes.

— Ah ! malheureuse Julia, dit-il, pourquoi t’ai-je quittée ? Ne devais-je pas veiller sur toi toute ma vie et te faire un rempart de mon corps ? Hélas ! le coup qui t’a frappé sera pour moi un remords éternel. Ô malheureuse amie ! pourquoi m’as-tu trahi ?

À ce mot, elle reprit ses sens.

— Cher Paul, dit-elle, j’ai toujours été fidèle à notre amour.

Il tourna les yeux sur l’Anglais.

— Je n’ai aimé, dit-elle, et n’aimerai jamais que toi. Je sens bien, ajouta-t-elle avec un sourire désespéré, que je n’ai pas de grands efforts à faire pour te demeurer fidèle à l’avenir. La vie me quitte. Mourir si jeune, ah ! Dieu !

Acacia était dévoré de remords. À ce moment suprême, il comprit qu’elle disait la vérité, et il eut horreur de lui-même. Il se reprocha cruellement son égoïsme et son inconstance. Il maudissait l’Anglais et Appleton, et Craig, et lui-même. Il pleurait, il criait, il demandait pardon à Julia, qui ne l’entendait plus. Lewis n’était guère plus calme. Jeremiah, qui seul avait conservé quelque sang-froid, sentit qu’il fallait agir et transporter Julia à Oaksburgh.

— Deborah prendra soin d’elle, dit-il à son ami.

On la porta dans la voiture après avoir bandé sa blessure à la hâte, et l’on reprit le chemin de la ville.


XII. — MORT DE JULIA.


Le triste cortège entra dans Oaksburgh au coucher du soleil, et se dirigea vers la maison de Jeremiah Andersen. Déjà l’opinion publique se prononçait en faveur d’Acacia. Le défi qu’il portait à Craig avait produit le meilleur effet dans un pays où les querelles se vident plus souvent à coups de carabine que devant les tribunaux. On se promettait un spectacle intéressant, et l’on ne se trompait pas. Le bon Carlino, par ses intrigues et celles de ses amis, avait en quelques heures obtenu des résultats merveilleux.

Deborah reçut l’infortunée Julia dans sa propre chambre. Bien qu’elle eût pas ses grades aux États-Unis, elle ne manquait pas de science médicale, et à coup sûr elle valait bien la plupart de ses confrères d’Oaksburgh et des environs. L’austère méthodiste avait pensé se faire un cas de conscience de recevoir une catholique sous son toit ; mais la pâleur de Julia, le sang qu’elle perdait, la douleur du lingot et, plus que tout peut-être, les instances de Jeremiah la décidèrent à traiter miss Alvarez comme une enfant d’Israël, quoiqu’elle ne fût, à vrai dire, qu’une simple Madianite. Lucy, plus tendre et plus compatissante, se sentit profondément émue en voyant son ancienne rivale : elle respecta la douleur d’Acacia, et ne l’attribua qu’à une amitié profonde violemment interrompue par la mort ; elle l’en aima davantage, car tout est prétexte d’amour pour ceux qui aiment, et de haine pour ceux qui haïssent.

Julia ne se fit pas illusion sur sa destinée. Pendant que Lucy cherchait à la consoler et à la rassurer, elle se sentait condamnée ; mais elle en était presque contente. Aux regards de Lucy, elle devina le secret de son amour.

— Je ne suis plus qu’un obstacle, pensa-t-elle. Acacia ne m’aime plus. Que ferais-je dans la vie ? Me résignerais-je à son amitié après avoir reçu de lui tant de sermens, aujourd’hui violés ?

Cette aimable et charmante Julia, si digne d’un meilleur sort, était la triste victime des préjugés de son pays. L’esclavage dès l’enfance l’avait asservie aux passions de M. Sherman, et lorsqu’elle devint libre et maîtresse d’elle-même, son déshonneur passé pesa sur toute son existence. Acacia, qui l’aurait épousée s’il avait été son premier amant, la regarda malgré lui comme une maîtresse ordinaire, et non comme la compagne de sa vie. Où l’amour ne manquait pas, le respect manquait, et l’amour sans le respect de la femme aimée n’est pas de longue durée.

Julia ne fut pas aigrie par le malheur, et cette bonté divine, qu’elle garda toute sa vie, fut comme un charme qui attirait à elle et séduisait tous ceux qui la connaissaient. Dès les premières heures, Lucy l’aima tendrement, et malgré les avertissemens de Deborah, elle la traita comme une sœur.

Cependant Acacia et Jeremiah délibéraient sur la manière de tirer vengeance de Craig.

— Il faut, dit Andersen, le faire traduire devant le jury comme complice de meurtre et d’enlèvement.

— Ami, dit le Français, laisse-moi le soin de le punir. J’ai soif de son sang. Il mourra, et je veux qu’il meure de ma main. Laissons la justice toujours boiteuse à ceux qui sont trop faibles pour se faire justice, et sachons nous venger comme des hommes.

— Est-ce que tu veux l’assassiner ? dit Jeremiah. Attends du moins que je sois nommé maire. Nous arrangerons l’affaire à l’amiable, et tu ne seras pas forcé de subir les lentes formalités d’un procès. Tous mes policemen déclareront à l’envi qu’il a tiré le premier.

— Non, répondit Acacia. Je veux que les chances soient égales. Nous aurons tous deux les mêmes armes ; mais j’aurai de plus Julia à venger. Cependant, pour ne pas faire de tort à ton élection, j’attendrai que tu sois nommé maire.

Le même jour, une guerre d’escarmouches commença entre le Herald of Freedom et le Semi-Weekly Messenger. Craig, effrayé d’abord de la mort d’Appleton et de son propre échec, avait craint qu’on ne l’attaquât en justice, et déjà il prenait ses précautions. Douze gentlemen patentés, tous dignes de foi, tous habitans d’Oaksburgh, étaient prêts à déclarer sous serment qu’il n’avait pas quitté la ville depuis un mois. Il se rassura bientôt en voyant qu’on ne l’attaquait pas, et posa sa candidature aux fonctions de maire avec une audace inouïe. Il accusa de nouveau Acacia d’être secrètement négrophile, il en accusa Jeremiah ; il ajouta que celui-ci était un ivrogne, et celui-là un débauché qui vivait avec une fille de couleur et scandalisait la pieuse communion des méthodistes d’Oaksburgh. Jeremiah voulut d’abord le jeter dans la rivière, mais Acacia le supplia de n’en rien faire.

— Cet homme est mien, lui dit-il : il est sacré pour toi. Je veux l’offrir aux mânes de Julia.

De son côté, il soutint la candidature d’Anderson et accusa Craig de tous les crimes. On connaît trop le style des journaux américains pour qu’il soit nécessaire de donner des extraits de cette polémique. Il suffit de dire que les deux adversaires se surpassèrent eux-mêmes dans cette lutte.

Enfin le grand jour arriva. Les know-nothing et les méthodistes furent fidèles à Craig, mais tous les autres votèrent en faveur d’Anderson. Le vaillant Tom Cribb et sa brigade trouvèrent moyen de se signaler le soir en cassant les réverbères et en frappant à coups de poings et de bâtons sur les partisans du malheureux Craig.

Pour la première fois, celui-ci désespéra de lui-même. L’histoire de Julia, dix fois racontée dans le journal d’Acacia, et toujours avec des circonstances nouvelles qui aggravaient le crime d’Isaac et rendaient sa victime encore plus intéressante, avait fini par le rendre odieux. Déjà son caractère bien connu et son titre de Yankee suffisaient pour déconcerter ses plus intrépides partisans. Il était dans la situation déplorable du malheureux Turnus, que les dieux ont condamné, et qui cherche en vain à fuir le glaive vengeur d’Enée. La fatalité ou plutôt la vengeance divine le poursuivait. Chaque matin, Acacia renouvelait dans son journal la promesse de lui couper les oreilles et de les clouer à la porte du Herald of Freedom. Le lendemain de sa défaite, Craig, exaspéré, résolut d’en finir et de tuer le lingot.

Acacia se tenait sur ses gardes et cherchait lui-même une occasion ; elle se présenta bientôt. Au moment d’entrer dans les bureaux du Semi-Weekly Messenger, il se retourna par hasard, et ce mouvement imprévu lui sauva la vie : Craig, posté à vingt pas de là, venait de tirer sur lui un coup de revolver. La balle frappa la porte de la maison et enleva un éclat de bois.

— Maladroit ! dit Acacia en se retournant et l’ajustant à son tour.

Deux balles furent encore échangées sans résultat. La foule s’amassait autour des combattans, car le combat avait lieu en pleine rue. Personne ne fit un effort pour les séparer. Les voisins et les passans étaient là comme des juges du camp. Irrité de servir de spectacle aux curieux, Acacia courut sur son adversaire et fit feu à bout portant.

Au même instant, Craig tirait. Les deux adversaires tombèrent, Acacia blessé à la cuisse, et Craig mort ; la balle avait fait sauter la cervelle.

— Bravement combattu ! dirent les assistans. On enterra Craig, et Acacia se fit porter et panser dans la chambre de Julia. Sa blessure n’était pas dangereuse, et Deborah lui promit de le remettre sur pieds en quelques jours.

— Et Julia ? demanda-t-il à voix basse.

— Elle n’a plus que quelques heures à vivre, répondit Deborah sur le même ton.

Miss Alvarez, qui était présente, quoiqu’à l’autre extrémité de la chambre, devina la réponse du médecin et frémit. Au moment de mourir, elle se révoltait contre cette cruelle nécessité. Elle se cramponnait à la vie avec désespoir. Enfin elle comprit qu’il fallait se soumettre à la destinée ; elle pria ceux qui étaient présens de sortir, et de la laisser seule avec Acacia.

— Mon cher Paul, lui dit-elle, je t’ai aimé avec une passion sans pareille. Rien ne m’a été aussi cher que toi, pas même mon salut éternel, que j’ai compromis pour toi seul. Tu m’as rendue heureuse pendant trois ans, et c’est beaucoup, car jusque-là je n’avais connu que la honte et les misères de la servitude. Par toi, j’ai connu le bonheur, un bonheur, hélas ! bien fugitif ; mais il n’a pas dépendu de toi qu’il ne fut éternel. Nous ne pouvions ni l’un ni l’autre effacer la mémoire du passé. C’est le serpent qui m’a toujours dévoré le cœur, et qui faisait couler mes larmes au milieu même de nos plus vifs transports d’amour. Oh ! Sherman ! Sherman !

Elle éclata en sanglots. Paul l’embrassait et l’appelait des noms les plus tendres sans pouvoir la consoler. Il était désespéré de voir mourir d’une agonie si cruelle cette pauvre Julia qu’il avait tant aimée, qu’il aimait peut-être plus que jamais. Elle s’en aperçut, et son âme si tendre fut presque consolée par la pensée qu’elle laisserait à son amant un doux et éternel souvenir.

— Calme-toi, dit-elle, et fais venir miss Lucy.

Celle-ci entra, presque aussi affligée qu’Acacia, car elle aimait sincèrement miss Alvarez.

— Chère Lucy, dit la mourante, comment vous remercierai-je de la bonté avec laquelle vous m’avez secourue, moi étrangère et d’une race méprisée ? Je vais mourir : permettez-moi de vous léguer ce que j’ai de plus cher au monde, le bonheur de mon ami Acacia. Je sais que vous l’aimez et qu’il vous aime, miss Deborah m’a tout dit. Adieu, soyez heureux, et pensez quelquefois à votre amie Julia.

À ces mots, elle s’évanouit. L’abbé Carlino, appelé en toute hâte, l’aida à mourir pieusement. Le pauvre abbé se sentait défaillir en remplissant les devoirs de son ministère.

— Allez en paix, dit-il en répétant les paroles de l’Évangile, car votre foi vous a sauvée.

Elle sourit doucement à Lucy et à son amant, et mourut.

La douleur d’Acacia est impossible à peindre. Tous les assistans pleuraient, et même la sévère Deborah. Julia fut ensevelie sur les bords du Kentucky, au pied d’un érable sous lequel elle aimait à s’asseoir.

Acacia guérit et obéit au vœu de miss Alvarez en épousant Lucy, mais il n’est pas encore consolé. La belle Kentuckienne est heureuse néanmoins, car il cache sa mélancolie sous le nom de regret de la terre natale. Elle l’a décidé à faire un voyage en France. Vous le verrez à Paris cet été avec sa femme. Sa fortune est immense, mais il ne se soucie plus d’être riche. Il a une petite fille charmante qu’il appelle Julia, et qui sera aussi belle que son ancienne amie.

John Lewis, revenu de ses rêves apostoliques, a épousé Deborah. Ils évangélisent ensemble les populations paisibles du comté de Kent, et, malgré quelques retours d’humeur de la dame, ils sont raisonnablement heureux. Mistress Lewis vient de publier à Londres un livre édifiant, intitulé le Cœur crucifié, qui est fort apprécié dans les sociétés bibliques.

Jeremiah, resté seul, s’est marié, et sa femme l’a déjà rendu père de deux jumeaux. Il est riche, il est maire, il sera gouverneur du Kentucky.

L’abbé Carlino est retourné en Italie. Pour le consoler de l’évêché qu’on lui fait trop attendre. Acacia lui a fait présent de 20,000 dollars. Il va sous le beau ciel de Naples manger du macaroni jusqu’à ce que l’ange de la mort le touche de son aile, comme dit je ne sais plus qui.


Alfred Assollant.
  1. Miss Julia Wallace, de Waterbury, Vermont, est le véritable auteur de ces vers, qu’on peut compter parmi les plus beaux qu’ait produits la poésie américaine. Nous espérons que miss Wallace excusera la liberté que nous avons prise de les introduire dans ce récit, et que le lecteur nous saura gré de l’avoir fait.
  2. Nous croyons devoir citer le texte anglais des dernières strophes du poème de miss Julia Wallace :

    I have seen one, whose eloquence commanding
    Roused the rich echoes of the human breast,
    The blaindshment of wealth and ease with standing,
    That hope might reach the suffering and oppressed.

    And by bis side there moved a form of beauty,
    Strewing sweet flowers along his path of life.
    And louking up with meek and love-lest duty,
    I called her angel, but he called her wife.

    O, many a spirit walks the world unheeded,
    That, when its veil of sadness is laid down,
    Shall soar aloft with pinions unimpeded,
    And wear its glory like a stary crown !