Acacia, scènes de la vie américaine/01


ACACIA
SCÈNES DE LA VIE AMÉRICAINE

Séparateur


I. — OÙ L’ON VOIT L’AVANTAGE DE LIRE ABULFEDA DANS LE TEXTE.


L’an mil huit cent cinquante-six et le cinq juillet, comme disent les huissiers dans leur noble et beau style, un lingot se promenait seul, à cinq heures du soir, dans les rues de Louisville, au Kentucky. Tout le monde sait qu’il y a lingot et lingot ; celui dont je parle était l’un de ces aventuriers intrépides que le gouvernement français expédia en Californie aux frais de la fameuse loterie du lingot d’or, et que pour cette raison on appela lingots. Il avait vu San-Francisco et ses placers ; il avait trouvé de l’or, et il l’avait dépensé ; il avait eu la fièvre, et il en était guéri ; il avait tiré des coups de pistolet, et il en avait reçu. En somme, il se portait bien et vivait heureux, si l’on peut vivre heureux loin de Brives-la-Gaillarde.

Ce jour-là, il se promenait en rêvant à ses affaires, lorsqu’au détour d’une rue il entendit quelques coups de pistolet. — Des Kentuckiens qui s’expliquent ! dit-il en haussant les épaules. Bon débarras ! — Cependant la curiosité le fit avancer un peu, et il vit un homme qui se défendait, adossé à un mur, contre cinq ou six rowdies[1]. L’un des assaillans blessa cet homme d’un coup de poignard et tomba lui-même, assommé d’un coup de crosse de revolver. — Allah Akbar ! s’écria le vainqueur d’une voix triomphante.

À ce cri, le lingot, frappé d’une idée soudaine, fit tournoyer autour de sa tête un bâton noueux qu’il tenait à la main, et se jeta dans la mêlée. Il était temps. Le blessé avait peine à se défendre.

— Courage ! lui dit le lingot, et en même temps il frappa si violemment l’un des rowdies, qu’il l’étendit à ses pieds. Quelques passans, encouragés par son exemple, et voyant qu’ils n’avaient affaire qu’à des voleurs, se joignirent à lui. En un instant, il demeura maître du champ de bataille. Des policemen emportèrent un mort et deux blessés ; on dressa procès-verbal, suivant la coutume de tous les j)ays, et chacun retourna à ses affaires.

Cependant le lingot, resté seul avec son protégé, l’examinait en silence. C’était un homme très grand, très raide et très bien fait, dont le visage, plein d’intelligence et de gravité, inspirait le respect et la sympathie. — Monsieur, dit l’étranger après avoir bandé sa blessure, qui était légère, je vous dois la vie, et comme je ne vois ici personne qui puisse nous présenter l’un à l’autre, je vais me présenter moi-même. Je suis Anglais, du comté de Kent, et je m’appelle John Lewis, ministre de l’église chrétienne.

— Et moi, dit le lingot en lui tendant la main, je suis ravi d’avoir pu vous être utile. Je m’appelle Paul Acacia, né à Brives-la-Gaillarde, en Limousin, ancien sergent des tirailleurs de Vincennes, aujourd’hui citoyen des États-Unis, charpentier, fabricant de poudre, et éditeur du Semi-Weekly Messenger à Oaksburgh, comté de Hamilton, Kentucky. Excusez ma curiosité, mais vous me plaisez, et je crois que nous ferons affaire ensemble. Vous venez sans doute en Amérique avec le dessein de convertir les Kentuckiens ?

— Oui, monsieur, et de prêcher l’abolition de l’esclavage, qui déshonore ce pays, le plus libre et le plus glorieux de tous après la magnanime Angleterre.

— Et après Brives-la-Gaillarde, dit tranquillement Acacia. Votre projet me plaît ; il annonce un esprit fort sensé et une rare connaissance des gens que vous allez catéchiser. De quelle église êtes-vous ? car il y en a mille dans ce pays, et chacune d’elles est la véritable, hors de laquelle il n’y a de salut pour personne. Êtes-vous épiscopalien ?

— Moi ! que je fléchisse le genou devant Baal !

— Parfait. Alors vous êtes presbytérien ?

— Point du tout.

— Méthodiste ?

— Encore moins.

— Congrégationiste ? quaker ? morave ? luthérien ? millénite, ou mormon ?

— Je suis swedenborgien. Je viens enseigner aux hommes les mystères du ciel et de l’enfer, la Jérusalem nouvelle et le sens spirituel de la Bible, caché jusqu’ici aux profanes.

— Parbleu ! dit Acacia, s’il est caché, ce n’est pas qu’on ait manqué de le chercher. Les vieilles femmes du Kentucky ne font pas autre chose. Au reste, vous arrivez à merveille : nous avons justement besoin d’un prédicateur tout neuf, car les nôtres sont fort usés, et vous avouerez qu’il est ennuyeux d’entendre des sermons prêches mille fois depuis le temps d’Olivier Cromwell. Voulez-vous venir à Oaksburgh avec moi ? C’est un joli bourg de six mille âmes, qui n’a jamais entendu parler de Swedenborg. L’occasion est favorable pour nous swedenborgiser tous.

— C’est convenu, dit John Lewis. Quand partez-vous ?

— Dans deux heures.

— Et vous, de quelle religion êtes-vous ?

— De toutes. Voulez-vous que j’aille nuire à mon commerce et perdre ma clientèle pour des querelles où je ne comprends rien ?

— Quoi ! vous sacrifiez sur l’autel de Mammon !

— Vous m’entendez mal. Je suis charpentier, et j’ai construit une église en bois que je prête aux fidèles pour l’exercice du culte, moyennant rétribution honnête. Or un certain Isaac Craig, Yankee de nation et usurier de profession, possède une autre église et me fait concurrence dans ce pieux commerce. Il imprime dans son journal que je suis papiste, et que je reçois dans mon église une centaine d’Irlandais galeux qui prient Dieu à cinq cents par tête. Il a raison, mais les baptistes y prêchent aussi, et les wesleyens, et les bacheloriens : chacun monte en chaire à son heure, et je veille à ce qu’il n’y ait pas d’encombrement. Si quelque congrégation garde trop longtemps la place, je ne m’y oppose pas, mais je fais double recette. Quand un quaker se sent inspiré de Dieu et parle à ses frères, je l’avertis de payer d’abord un supplément ; s’il refuse, je le mets à la porte, et tout rentre dans le silence. Chaque secte manœuvre sous mes ordres avec la précision d’un régiment. Portez… arme ! Présentez… arme ! Asseyez-vous ! Mettez-vous à genoux ! Chantez le psaume XVIIIe ! le psaume XXIV ! Craig a voulu suivre ma méthode, mais il n’est pas de force. Son troupeau marche au hasard comme des moutons effrayés. On ne sent pas la main et le coup d’œil du maître.

— Je vous admire, dit Lewis ; mais qu’attendez-vous de moi ?

— Ah ! voilà le mystère. Mon église est en bon état, bien chauffée en hiver, bien ventilée en été, sonore, et, je puis dire, tout à fait comfortable. Je l’ai fait peindre en bleu, blanc et rouge, en souvenir du drapeau tricolore de la France. Le bleu est semé d’étoiles comme le pavillon des États-Unis. Vous ne sauriez imaginer l’enthousiasme que produisit cette invention doublement patriotique. Dès le lendemain, les unitaires et les bacheloriens quittèrent Craig pour venir chez moi. Par bonheur ce sont les plus riches congrégations du comté. Aussi ont-elles de la musique, car mon commis joue assez bien du cornet à piston.

— Comment ! vous n’avez pas d’orgue ?

— Qu’importe l’orgue et sa frivole harmonie ? Mon cher monsieur, quelque musique que vous fassiez, celle des anges sera toujours meilleure. Offrez à Dieu un cœur pur, il n’en demande pas davantage, et, s’il vous faut de la musique à tout prix, songez que mon cornet à piston vaut encore mieux que le flageolet aigu d’Isaac Craig, qui fait la joie et l’orgueil des méthodistes.

— Je me rends, dit l’Anglais ; mais que voulez-vous faire d’une secte nouvelle ? Vos recettes en vaudront-elles mieux ?

— Vous allez au fond des choses, je suis content de vous. Sachez donc que je suis fort contrarié d’avoir affaire à dix ou douze congrégations et à un pareil nombre de ministres. Je perds du temps à régler mes comptes avec chacun ; quelquefois mon commis me vole la moitié de la recette. De plus, la taxe n’est pas uniforme, et varie suivant la fortune des fidèles. Cela dérange ma comptabilité. Ajoutez que mes ministres sont des pédans, des cuistres qui se feraient fouetter pour un dollar et qui jettent du discrédit sur mon entreprise. Je voudrais chasser tous ces gens-là, les remplacer par un digne ministre de la parole de Dieu, et, comme Louis XIV en France, établir une religion unique à Oaksburgh. Vous êtes jeune, vous êtes beau, vous êtes savant, vous venez de loin, vous pouvez orner vos sermons de récits merveilleux sur l’Orient et l’Occident ; croyez-moi, vous aurez la vogue. Toutes les femmes voudront vous entendre, et chacune traîne au moins un homme à sa suite. Nous trouverons vous et moi de grands avantages dans ces conversions. Mes frais de perception seront diminués ; je n’aurai plus affaire qu’à un gentleman, je ruinerai mon ami Craig, et je pourrai vous donner des appointemens dignes de vous et de moi.

— Il y a des rencontres singulières, dit l’Anglais. Aurais-je pu deviner ce matin que j’irais ce soir catéchiser les habitans d’Oaksburgh ?

— Mon cher monsieur, dit Acacia, vous devriez être encore plus étonné de vivre.

— Dieu aide ses serviteurs, dit modestement Lewis. Il vous a envoyé vers moi comme un Judas Macchabée pour frapper les soldats d’Antiochus.

Chaque peuple a ses coutumes. Les Anglais citent la Bible, et nous, Molière ou Rabelais. Aussi Acacia ne fut-il pas étonné de la comparaison. — Vous me faites trop d’honneur, dit-il en souriant ; je suis moins Macchabée que vous ne croyez, et trop sage pour me mêler sans raison des querelles des passans… Depuis l’invention des revolvers, la moindre dispute finit par un feu de peloton. Faut-il, pour sauver le premier venu, s’exposer à recevoir vingt balles, et perdre un quart d’heure qui vaut peut-être dix dollars ?

— Pourquoi donc m’avez-vous secouru ?

— Que sais-je ?… Vous avez crié : Allah Akbar ! qui est une formule arabe. J’ai cru rencontrer un ancien camarade d’Afrique, égaré comme moi au Kentucky, et je suis accouru. Vous trouvez sans doute ma réponse plus sincère que polie : c’est que j’ai appris la sincérité en France et oublié la politesse en Amérique.

— Eh bien ! cher monsieur Acacia, après la Providence et vous, c’est au vénérable Abulféda que je dois la vie.

— Quel est ce vénérable ?

— C’est un historien arabe.

— Vous lisez l’arabe ?

— Et l’indoustani.

— Que venez-vous faire en Amérique ? Ces choses-là sont mille fois mieux payées en Europe. Tout le monde ici connaît Washington, Jefferson, le prix du coton, du blé, du cochon salé, le prix et le produit d’un acre de terre. Voilà qui est utile, qui repose l’esprit, qui élève l’âme. Moi-même, moi qui vous parle, je ne suis pas sans littérature ; avant d’aller en Afrique, j’ai fait de bonnes études au collège. Plus tard, j’ai lu vingt fois la théorie de l’école de bataillon et de la charge en douze temps, l’Art de la Charpente de M. Kaft, et le Manuel du Charpentier de MM. Hanus et Biston ; j’ai lu le Traité de la Menuiserie du savant Roubo, et composé, quand j’étais sans ouvrage, un poème élégiaque sur les amours de la Varlope et du Vilebrequin ; mais quant à lire l’arabe et l’indoustani, cela passe ma portée. D’où vous vient cette fantaisie ?

— Ce n’est pas une fantaisie, dit Lewis, c’est une vocation. Au sortir d’Oxford, un de mes oncles, directeur de la compagnie des Indes, me chargea de convertir les Hindous de Bénarès, moyennant deux mille livres sterling par an. Tout en prêchant des gens qui ne m’écoutaient guère, j’étudiais avec un vieux brahmine le sens intime des védas et la haute métaphysique cachée sous les symboles du Ramayanâ et du Bhagavatâ Pouranâ. Après plusieurs discussions théologiques, je voulus baptiser mon professeur ; il s’échappa de mes mains. Le lendemain, comme je me promenais seul sur les bords du Gange, cinq ou six brahmines, parmi lesquels ce malheureux, me jetèrent dans le fleuve. Sorti de là, car je suis bon nageur, je les fis tous pendre, et je partis pour Djeddah, dégoûté des brahmines, mais non pas des Arabes. Le jour de mon arrivée, je pris un dictionnaire arabe, la Vie de Mahomet, par le sage Abulféda, et je fis annoncer ma visite au grand-chérif de la Mecque.

— Quelle rage de sauver son prochain !

— J’obéis au précepte du Christ : Allez et enseignez les nations. Six mois après, je portai la Bible au successeur du prophète. Il me reçut fort bien, me fit manger un mouton qu’il découpait avec ses doigts et me demanda le prix du café et des Abyssiniennes sur le marché de Djeddah. Au dessert, il m’ouvrit son cœur, et me proposa d’embrasser l’islamisme ou d’avoir la tête coupée. Je montai à cheval et partis au galop. Le consul anglais de Djeddah me dit : « Je vous avais averti. Que Dieu vous assiste ! » Et il me tourna le dos.

— Quel fruit avez-vous retiré de vos voyages ?

— Le plaisir de vous connaître aujourd’hui. Suivez, je vous prie, mon raisonnement. C’est le cri d’Allah Akbar ! qui vous a trompé ; vous avez cru sauver un ancien camarade de l’armée d’Afrique. Or comment aurais-je poussé ce cri, si je n’avais lu dans Abulféda l’histoire du vaillant Ali, qui, prenant à deux mains une porte de la ville de Khaïbar, assommait dans une seule nuit plus de quatre cents guerriers, et s’écriait à chaque tête fendue : Allah Akbar ! Dieu est vainqueur ! Et comment aurais-je lu Abulféda, si je n’avais été tenté de convertir le grand-chérif de la Mecque ? Voilà comme tout s’enchaîne en ce monde.

— Vous avez été plus heureux que sage, dit Acacia. Il est sept heures, et le stage nous attend. Partons.

Et les deux nouveaux amis prirent le chemin d’Oaksburgh.


II. — D’UN THÉ ASSAISONNE DE PETITS CANCANS DE PROVINCE.


La petite ville d’Oaksburgh est la plus belle de toute la vallée du Kentucky et peut-être du monde entier. Ses maisons, larges et commodes, sont faites en bois de chêne et ressemblent indifféremment à des temples grecs, à des églises byzantines, à des étables, à des églises gothiques, à des comptoirs et au palais de Windsor. Elles bordent des rues droites et profondes dont les deux extrémités aboutissent à la forêt. Au milieu de ces rues, et dans des quartiers déjà désignés pour les constructions à venir, paissent tranquillement toutes sortes d’animaux domestiques, et surtout des vaches et des cochons. Ces derniers sont chargés de balayer la ville et de faire disparaître les immondices. À cent pas des dernières maisons est le Kentucky, fleuve assez considérable, qui a donné son nom à l’état. Il coule au fond d’une vallée si étroite et si profonde qu’on n’aperçoit d’en bas qu’un pan de ciel au-dessus de sa tête. Un pont suspendu joint ses deux rives à une hauteur de trois cents pieds.

Le lingot et John Lewis mirent pied à terre devant une maison de belle apparence. La porte s’ouvrit, et un jeune mulâtre s’avança pour recevoir les ordres d’Acacia.

— Dick, tout va bien dans la maison ? demanda celui-ci.

— Oui, maître.

— Fais entrer ce gentleman au parloir, et prie ta maîtresse d’y venir. Mon cher Lewis, je vais vous présenter à l’une des plus belles et des plus spirituelles personnes du Kentucky, miss Julia Alvarez. Remerciez-moi d’avance, et oubliez un instant Swedenborg ; elle n’aime pas les puritains.

— Si elle est loin de Dieu, dit gravement Lewis, que Dieu la ramène à lui !

— Elle n’est ni loin ni près, mon cher ami. Elle a vingt-deux ans, elle est belle, riche, généreuse et fort bonne catholique. Elle aime la messe, la musique, la danse ; elle aime aussi son prochain, ce qui est fort rare en ce pays. Par malheur, elle a du sang noir dans les veines. Sa mère était quarteronne, esclave d’un Espagnol de la Nouvelle-Orléans, le señor Alvarez. Ce fâcheux mélange de sang africain l’exclut à jamais de la bonne compagnie d’Oaksburgh. Tel gentleman crotté qui devrait être heureux de baiser la semelle de ses pantoufles la regarde avec mépris.

— Et vous avez le courage d’être son ami ? Cela est beau.

— Non. Je suis Français, et à ce titre en dehors de la loi commune. Ce qui choquerait de la part d’un Américain n’est chez moi qu’une amusante excentricité ; je passe pour un original : voilà tout.

— Est-ce que vous demeurez chez cette jeune dame ?

— Oui, je suis son associé.

Dick rentra.

— Maître, miss Julia veut vous parler.

Acacia sortit du parloir, et l’Anglais resta seul. Il entendit un bruit léger comme un souffle ; c’était un baiser : sur la main ou sur les lèvres ? Le bon Lewis ne put décider la question. Ce baiser fut suivi d’une conversation à voix basse qui dura quelques minutes. Enfin Acacia revint, donnant le bras à miss Julia.

Qu’elle était belle ! Sa taille était fine et souple, ses épaules larges, et son sein admirable. Tout son corps, divinement modelé par la nature, avait la rondeur et la fermeté des statues de marbre. Sa figure, pleine de joie, de grâce et de gaieté, était attrayante et voluptueuse. On devinait dans ses yeux toute l’ardeur du sang d’Afrique et d’Espagne.

— Miss Alvarez, dit Acacia, je vous présente M. John Lewis, Anglais du comté de Kent, swedenborgien de profession, et mon ami depuis vingt-quatre heures.

— Vos amis seront toujours les miens, dit gracieusement Julia. Dick, faites porter du sherry. Vous arrivez d’Angleterre, monsieur ? ajouta-t-elle.

— Oui, miss Alvarez, depuis un mois. Je viens prêcher l’abolition de l’esclavage au Kentucky.

Julia rougit et se mordit les lèvres.

— Chut ! dit le Français, ne parlons pas politique.

— Quelle bêtise ai-je dite ? se demanda John Lewis.

— Comment connaissez-vous Acacia ? reprit Julia.

— Par hasard. Hier, sans me connaître, il m’a sauvé la vie à Louisville.

— Cher Paul ! dit la jeune fille, qui serra tendrement la main du lingot. À qui n’a-t-il pas rendu service ? Sans lui, je serais aujourd’hui l’esclave de l’infâme Craig.

— Bon ! interrompit le lingot, c’est une vieille histoire que vous raconterez plus tard, si vous avez du temps à perdre. Chère miss Alvarez, ne faites pas de moi un héros. Vous savez fort bien que je ne suis qu’un spéculateur heureux ; je place mes bonnes actions à gros intérêts. Je vous ai arrachée à ce coquin de Craig, mais je suis devenu votre associé ; j’ai tiré John Lewis des mains des rowdies, mais je vais le faire prêcher dans mon église et doubler mes recettes… Mon bon swedenborgien, permettez-moi d’agir librement avec vous. Je vais faire appeler le contre-maître de ma fabrique de poudre.

— Faites, dit l’Anglais.

— Dick, va chercher Appleton.

Le contre-maître parut bientôt. C’était un homme de six pieds, maigre, sec, dur, avec des yeux bruns enfoncés sous d’épais sourcils noirs.

— Appleton, dit Acacia, de quoi vous plaignez-vous ici ?

— De rien.

— Êtes-vous régulièrement payé ?

— Je le suis.

— Quelqu’un vous a-t-il maltraité ?

— Essayez, si vous l’osez, dit insolemment le contre-maître.

— Nous verrons cela tout à l’heure. Maître Appleton, vous avez offensé gravement miss Julia Alvarez pendant mon absence.

— Je l’ai embrassée de force ; elle a crié, ce moricaud est venu, et je l’ai rossé pour lui apprendre à se mêler de ce qui le regarde. La belle affaire ! Est-ce qu’on peut offenser une négresse ?

Julia pâlit.

— Appleton, dit froidement le Français, je vous dois cent dollars pour vos appointemens du mois. Les voici. Dick, mets-le à la porte.

Dick s’avança d’un air résolu. Appleton tira de sa poche un revolver. — Si ce chien me touche, dit-il, je le tue. Le mulâtre recula effrayé.

— Lewis, dit alors Acacia, emmenez miss Alvarez, je vous prie ; nous allons rire.

— Non, s’écria Julia, je ne sortirai pas. Au nom du ciel, monsieur Lewis, empêchez ce combat. Ce misérable va l’assassiner.

— Rassurez-vous, chère Julia, dit le lingot en souriant ; j’ai dompté des brutes plus enragées que celle-là.

Et il arma de son côté un revolver.

— Appleton, continua-t-il, écoute et comprends-moi. Si tu tires, si tu effraies miss Alvarez, je te brûle la cervelle.

Appleton hésita. Il connaissait et redoutait Acacia ; mais il avait honte de reculer. Le lingot s’avança hardiment, et lui arracha son revolver.

— Sors d’ici, misérable, lui dit-il, et rends grâces à la présence de miss Alvarez, qui m’empêche de te traiter comme tu le mérites.

Appleton sortit plein de rage. Au moment de refermer la porte, il se retourna. — Et vous, dit-il, prenez garde, défenseur des nègres. Vous me retrouverez un jour.

— Que signifie cette menace ? dit John Lewis.

— Ce n’est rien, répondit Acacia. Le serpent n’oserait mordre.

— Paul, dit Julia, il faut nous séparer ; c’est moi qui vous fais tant d’ennemis. On vous tuera.

— Miss Alvarez, dit le Français, si je ne suis plus votre ami, je suis encore votre associé. À ce titre, je reste. Que dirait-on en France si un ancien soldat d’Afrique refusait sa protection à une femme ? J’ai couru pendant trois ans sur les talons d’Abd-el-Kader, et je craindrais un Craig ou un Appleton ! Non, par le Dieu vivant !… Venez avec moi, Lewis.

— Où allez-vous ? dit Julia.

— Chez Jeremiah Anderson. Mon ami John est blessé, et je ne veux pas le confier au docteur Brown, le plus ignorant des mortels. Miss Deborah prendra soin de lui.

— Vous allez souvent chez Jeremiah Anderson, dit Julia ; miss Lucy est bien belle.

Acacia parut mécontent. Il serra silencieusement la main de la jeune fille et sortit avec l’Anglais.

— Mon cher ami, dit Lewis, vous n’êtes ni le frère, ni le mari, ni l’amant de cette jeune dame ?

— Non, certes. Je suis son ami, rien de plus.

Lewis soupira.

— C’est un ange du ciel, dit-il. Quel dommage qu’elle soit aveuglée par les ténèbres du papisme !

— Eh bien ! convertissez-la.

Il y eut un moment de silence. L’Anglais reprit :

— Qu’est-ce que miss Deborah Anderson ?

— C’est votre médecin.

— Vous vous moquez.

— Je ne me moque pas. Miss Deborah est aussi bon médecin et aussi gradué qu’aucun docteur des États-Unis. Aimez-vous mieux que je vous livre à ce charlatan de Brown, qui, sans avoir vu un amphithéâtre, a coupé plus de soixante jambes mexicaines ou yankees ?

— Que le ciel m’en préserve ! Mais c’est un singulier médecin qu’une jeune fille.

— Ai-je dit qu’elle était jeune ? Miss Deborah n’a point d’âge. C’est la vertu en personne, — la vertu avec des lunettes. Son front est rigide, ses yeux sont rigides, sa bouche et son menton sont austères ; son teint est d’un anachorète. Elle a la forme et la raideur d’une planche bien rabotée. Sa taille est droite et inflexible comme son âme, et toutes deux comme un mât de vaisseau. Son nez a la courbe et le tranchant du sabre. Si elle rêve quelque chose, c’est le martyre ; si elle chante, c’est un psaume ; si elle lit, c’est la Bible. Elle parle français, elle sait coudre, elle sait faire des confitures ; elle est jolie, malgré sa maigreur. Si elle savait se taire à propos, elle serait parfaite. Entrez ; vous aurez le temps de faire connaissance avec elle et avec toute la famille.

Miss Deborah était assise et lisait Milton en compagnie de sa jeune sœur Lucy. A la vue d’Acacia, elle se leva, lui donna une poignée de main toute virile, fit une révérence à son compagnon, leur montra des chaises et se rassit elle-même.

Elle était grande, maigre, compassée, raide, vertueuse, orgueilleuse, savante, dévote et dévouée à ses amis. Sa mère, méthodiste fanatique, l’avait envoyée de bonne heure à New-Haven (Connecticut), chez une de ses tantes, chargée de la guider dans la pratique de toutes les vertus. Malheureusement la tante de Deborah était une vieille fille que sa laideur et son humeur acariâtre avaient réduite au célibat, et chez qui le célibat aigri tournait en fureur. Elle haïssait profondément les hommes, qui l’avaient dédaignée, et déclamait contre le mariage. Elle citait sans cesse à Deborah l’exemple de ces femmes illustres qui ont honoré leur sexe par leur mépris des hommes : Jeanne d’Arc, qui délivra la France des Anglais ; la grande Elisabeth, cette vestale assise sur le trône de l’Occident. On sait en France quelle passion les femmes trop émancipées ont d’émanciper les autres femmes. Cette passion n’est rien auprès de la rage qui possède quelques vieilles sous-maîtresses d’Angleterre et d’Amérique. La lecture assidue et l’interprétation de la Bible, un mysticisme déréglé qui se rapproche de l’hystérie, l’eau glacée qui trouble les fonctions organiques, le thé qui aurait attristé la joie de Rabelais lui-même, le brouillard qui couvre ces contrées, les plus humides du globe, et qui enfante une sombre mélancolie, tout contribue à créer cette classe de femmes aigres, dévotes, pédantes, prêcheuses, envieuses, méprisantes et méprisées, dont les romans austères paraissent un heureux et savant mélange du Cantique des Cantiques et des Lamentations de Jérémie. Élevée à cette école, Deborah apprit à citer le Lévitique et l’Exode, les Proverbes de Salomon, les quatre grands et les douze petits prophètes. Elle dédaigna la musique profane, et, ne pouvant se procurer la harpe du roi David, elle méprisa l’innocent piano. En revanche, elle étudia la médecine, disséqua sans sourciller dans les amphithéâtres, et reçut son diplôme de docteur. Elle avait alors vingt-six ans. Quelques mois après, sa tante mourut en lui léguant quarante mille dollars, et Deborah retourna au Kentucky.

À l’époque où commence cette histoire, elle avait vingt-neuf ans. Depuis trois ans, elle dirigeait la maison de son frère et l’éducation de sa sœur Lucy, plus jeune qu’elle de douze ans. Lucy était l’innocence même. C’était une ravissante et blonde beauté du nord transportée au midi et dorée des rayons du soleil. Une grâce et une modestie enchanteresses donnaient du prix à toutes ses paroles. Elle avait l’attrait piquant des fleurs sauvages des bois ; on ne pouvait la voir sans l’aimer, et elle-même ne devait aimer qu’une fois. Un cœur si pur ne pouvait appartenir qu’à un seul homme et à Dieu. À la vue d’Acacia, elle rougit de plaisir et lui tendit la main comme sa sœur. Le lingot, tout hardi qu’il était avec les hommes et avec Deborah elle-même, osa à peine effleurer du bout de ses doigts cette main charmante, et s’assit en face des deux sœurs. Quand il eut présenté son nouvel ami, John Lewis raconta en peu de mots l’histoire de leur rencontre. Pendant ce récit, Lucy tenait ses beaux yeux fixés sur le lingot avec un mélange d’admiration et de tendresse. Deborah s’en aperçut, et répondit avec une certaine froideur :

— Il y a longtemps que nous connaissons le courage et le dévouement de monsieur Acacia. Le jour où il mettra le pied dans la voie du Seigneur, ce sera un gentleman accompli.

— J’en accepte l’augure, dit le Français, et pour vous montrer ma piété, voici une Bible que je prends la liberté de vous offrir, chère miss Deborah, et qui plaidera victorieusement ma cause. Quant à vous, miss Lucy, pardonnez-moi si je vous ai jugée moins parfaite, et daignez accepter cet objet profane que je n’oserais offrir à miss Deborah.

À ces mots, il tira de sa poche une Bible magnifique, reliée en or, et un coffret qui contenait un collier et des bracelets de perles. Les yeux de Lucy brillèrent de plaisir à cette vue, et l’austère Deborah elle-même sentit s’adoucir ses préventions. Elle jeta un regard de regret sur les perles destinées à sa sœur, et peut-être eût-elle souhaité pour elle-même quelque présent plus mondain, car quelle femme a jamais renoncé à être belle ? On trouve partout des bibles, mais où trouver des perles si grosses et si blanches, si ce n’est dans la mer des Indes, au pied des sombres récifs qui entourent Ceylan ? J’ai quelque honte de l’avouer, la sévère Deborah avait d’abord regardé le lingot d’un œil plus doux. Dans les premiers mois de son séjour à Oaksburgh, il n’eût tenu qu’à lui d’épouser la savante puritaine ; mais il feignit de ne rien voir. Il tenait de son père cette maxime, qu’il ne faut jamais épouser une dévote et mettre Dieu entre sa femme et soi. Ajoutons que la science biblique de Deborah et son humeur impérieuse lui causaient une frayeur mortelle.

Après les premiers remerciemens, il expliqua l’objet de sa visite et pria miss Deborah de se charger de la guérison de l’Anglais, ce qu’elle fit avec une bonne grâce et un empressement dont Acacia fut surpris. Elle ajouta même que son frère serait charmé de lui donner l’hospitalité, et qu’elle ne ferait pas à un gentleman aussi distingué et à un digne serviteur de Dieu l’affront de l’envoyer dans un hôtel ou dans un boarding-house.

— Je vous remercie pour mon ami, dit le Français ; mais John Lewis ne sera pas réduit à cette nécessité. Miss Alvarez veut bien le recevoir sous son toit.

— Je le crois, reprit sévèrement Deborah ; mais il n’est pas convenable qu’un ministre de l’église réformée soit reçu dans la maison d’une papiste et d’une…

— Vous avez raison, interrompit brusquement Acacia. Miss Deborah, je vous livre mon ami. Songez qu’il doit prêcher dimanche prochain.

Il se leva pour partir.

— Mon frère Jeremiah va rentrer, dit timidement Lucy. Ne voulez-vous pas attendre le thé ?

Il parut ébranlé, mais une réflexion secrète le décida.

— Excusez-moi, dit-il, chère miss Lucy, je reviendrai demain. Aujourd’hui il faut que je règle quelques affaires trop négligées pendant mon absence.

L’Anglais le reconduisit seul jusqu’à la porte.

— Que voulait dire miss Andersen de miss Alvarez ? demanda-t-il. Le lingot sourit.

— Ce sont, dit-il, des querelles de femmes compliquées de disputes théologiques. Miss Alvarez est jeune, belle, catholique et fille de quarteronne ; c’est tout son crime.

En quelques instans, l’Anglais fut installé dans la maison, et sa blessure pansée.. Jeremiah Andersen entra et accueillit John Lewis comme un ami.

Jeremiah Andersen, grand et beau fermier kentuckien dont tous les traits marquaient la bonté, la force et la dignité, était le plus jeune de six frères dispersés aux quatre coins de l’horizon. L’un, vainqueur des Mexicains, s’était établi sur les bords du Rio-Grande ; un autre vendait à New-York du thé qu’il allait chercher à Shang-haï ; un troisième avait été fusillé à Matanzas après l’invasion de Cuba et la mort de Lopez ; un quatrième et un cinquième étaient fermiers à quelques lieues d’Oaksburgh. Le dernier, Jeremiah, qui avait alors vingt-cinq ans, était le meilleur ami du lingot.

Quand le thé fut servi : — Deborah, dit Anderson, vous n’avez donc pas su retenir Acacia ?

— Lucy l’a essayé, mon cher frère, dit un peu sèchement Deborah ; mais miss Alvarez a des charmes plus puissans.

— Au nom du ciel, reprit Anderson, ne disons de mal de personne, si c’est possible.

— Je ne calomnie personne, répliqua Deborah ; miss Alvarez ne fait aucun mystère de sa conduite déréglée.

— Ma chère sœur, dit Jeremiah, ne nous mêlons pas des affaires privées d’Acacia. Miss Alvarez le garde dans sa maison et en a fait son associé ; mais à qui doit-elle sa fortune et sa liberté si ce n’est à lui ? Vous dites qu’elle l’aime ; qu’en savez-vous ? Et si cela est vrai, qu’a-t-elle de mieux à faire ? Elle est belle, libre et fille de couleur ; qui lui demandera compte de ses actions ? Quelques sottises qu’elle fasse, aucun de nous n’est chargé de les réparer, et mon ami Paul est d’âge et de caractère à ne pas recevoir de conseils.

Deux des assistans, John Lewis et Lucy, écoutaient Jeremiah avec une angoisse visible. Lucy pâlissait et rougissait tour à tour ; elle était tentée de pleurer, et elle retenait à grand’peine ses larmes. L’Anglais, plus maître de lui, souffrait néanmoins de cruelles tortures. Quoi ! cette admirable Julia ne serait qu’une femme vulgaire, la maîtresse d’un aventurier ! Il résolut d’éclaircir ses doutes.

— Monsieur, dit-il à Jeremiah, quel est donc cet important service que mon ami Acacia a rendu à miss Alvarez ?

— Il ne vous en a rien dit ?

— Je l’ai vu hier pour la première fois.

— C’est une plaisante histoire ; mais laissez-moi d’abord vous dire comment je l’ai connu. Ce début vous fera comprendre la suite. Un jour, j’étais à San-Francisco, en Californie. La ville venait de brûler, et avec elle un magnifique magasin de thé, de jambons, de toiles, de liqueurs et de nouveautés qui était tout mon bien. Je fumais tristement un cigare, lorsque je vois arriver en rade un navire chargé d’émigrans de tous les pays. Avant qu’il fût amarré, un homme descend dans une barque avec une hache, un marteau et une scie. C’était Acacia emportant toute sa fortune. Il était vêtu d’un vieux pantalon d’uniforme, d’une capote grise à demi usée, et coiffé d’un képi. Cet équipage, qui n’était pas celui d’un lord, était relevé par l’air gai, intrépide et bon que vous lui connaissez. En mettant pied à terre, il marcha sur un clou, le ramassa et le mit dans sa poche. J’avoue que ce soin ne me donna pas de lui une haute opinion. Cependant je le suivis, moitié par curiosité, moitié par désœuvrement. À cent pas de là, sur les cendres encore fumantes de la ville, on commençait à rebâtir ; il aborde un entrepreneur de bâtimens.

— As-tu de l’ouvrage pour un bon ouvrier ?

— Ce n’est pas d’ouvriers que j’ai besoin, dit le Yankee, c’est de clous.

— Parbleu ! dit Acacia, tu ne pouvais pas mieux rencontrer. J’ai tout un magasin de clous. En voici un d’abord.

— À quel prix ?

— Un dollar.

— Non ; dix cents.

Acacia s’éloigna en sifflant.

— Que Dieu damne tes yeux et ton âme ! jura le Yankee. Tiens, voici le dollar. Va chercher ton magasin. J’achète tout.

Acacia court au vaisseau, achète toute la provision du charpentier pour deux dollars, payables moitié comptant, moitié le soir même. Il revend cette provision au Yankee pour trois cents dollars. Sans s’arrêter, il retourne en rade, achète toute la ferraille disponible des autres vaisseaux et la revend le soir. Cette journée lui valut deux mille dollars, et, grâce à lui, San-Francisco, pourvu de clous, fut rebâti en une semaine. Je vis alors qu’il ne fallait pas juger un homme sur sa mine. La nuit venue, il acheta un revolver, et alla dîner dans une taverne. Je ne sais quel secret instinct me poussait à le suivre. Je m’assis à la même table.

— Camarade, dit-il, vous êtes triste ; qu’avez-vous ?

— Une misère, répondis-je. Ce matin, mon magasin valait cinquante mille dollars. À midi, il a brûlé. Ce soir, je n’ai rien.

Il se mit à rire et demanda deux bouteilles de claret.

— Buvons, dit-il, cela éclaircit les idées. Quel métier savez-vous ?

— Tous.

— Bon ! voilà mon affaire. On m’avait bien dit que les Yankees ne s’embarrassaient de rien. Voulez-vous bâtir une maison avec moi ?

— Je n’ai ni argent, ni outils.

— L’argent, le voilà, dit-il ; quant aux outils, prenez ma scie, je prendrai ma hache, et demain nous irons chercher des planches.

Le lendemain, il alla droit au navire qui l’avait transporté. Matelots et passagers étaient à terre. Le capitaine restait seul.

— Capitaine, dit-il, vendez-moi cette coque vide.

— Elle est à mon armateur.

— Qu’importe ? Pouvez-vous la ramener seul ? L’armateur sera bien aise de recevoir trente mille dollars.

— Elle vaut cinquante mille dollars.

— Quarante mille ou rien, dit Acacia.

— Marché conclu.

En trois jours, le vaisseau fut dépecé, vendu et transporté à terre. Cette seule affaire nous valut cent mille dollars. Acacia eut la générosité de me traiter comme un associé. Huit jours après, nous avions un magasin rempli de choses de toute espèce. Au bout d’un an, nous étions plusieurs fois millionnaires. La maison YankeeAcacia, Jeremiah Anderson and C°Yankee était la première de la Californie. Je voulus revenir au Kentucky. — Mon cher ami, me dit-il, je suis prêt à te donner ta part, mais ne vois-tu pas qu’avant deux ans nous serons la première maison de banque des États-Unis. N’es-tu pas fier de penser que tu pourras faire la hausse ou la baisse sur tous les marchés du monde ? C’est tout ce que pouvait faire Napoléon après Austerlitz et Marengo ; encore tremblait-il devant Ouvrard, lui devant qui tremblait l’univers. L’argent est le levier qui remue le monde. Tenir ce levier dans sa main, n’est-ce pas s’élever au-dessus de l’homme et se rapprocher de Dieu même ?

— Ô sacrilège impiété ! s’écria Deborah.

— Acacia n’est pas impie, répondit Jeremiah, c’est un homme qui s’enivre des rêves de son imagination. Je l’ai vu changer vingt fois de désir, et chaque fois réaliser son désir nouveau avec une ardeur et une rapidité inconcevables. Une seule chose lui manque, — la persévérance ; mais c’est là, dit-on, ce qu’il est impossible de trouver parmi les naturels du pays qui est entre la Loire et les Pyrénées. Nous en fîmes bientôt la triste expérience. Non content de notre commerce ordinaire, il entreprit le transport des Chinois en Californie. Des cinq navires qu’il expédia, l’un fit naufrage près de Whampoa ; le second et le troisième furent brûlés par les Chinois révoltés ; le quatrième échoua sur un récif, près des îles Sandwich, et ne put être relevé ; enfin le cinquième arriva à bon port, et nous apporta le choléra. De l’équipage, il ne restait que le cuisinier, le mousse et deux matelots, — des passagers rien que trois cent cinquante cadavres qu’on n’avait pas pu jeter à la mer. Le navire fut brûlé dans la rade. Un mois après, notre correspondant de New-York et celui de Stockton firent faillite. Le premier nous offrit cinq pour cent payables en trois ans, et l’autre, ses complimens de condoléance. Acacia ne fît qu’en rire. — Mon bon Jeremiah, me dit-il, je vois bien que le monde restera sur sa base. Le levier qui devait le soulever nous manque. Tout payé, il nous reste à peine cent mille dollars. Fais ce que tu voudras. Pour moi, je vais revoir Brives. Décidément la banque est une occupation indigne d’un homme de ma race, et bonne tout au plus pour des Yankees. Je vais vivre en paix à l’ombre de ma vigne et de mon figuier.

Quelque chose que je pusse lui dire, il n’en voulut pas démordre, et me parla si éloquemment du plaisir de revoir ses foyers, que je le suivis jusqu’à la Nouvelle-Orléans. C’est là que nous vîmes pour la première fois miss Julia Alvarez. Sous le vestibule de l’hôtel Saint-Charles, une affiche gigantesque annonçait la mise à l’encan des esclaves d’un citoyen de la Louisiane, M. Sherman, qui venait de mourir. L’héritier était un habitant du Massachusetts, nommé Isaac Craig…

— L’ennemi d’Acacia ? dit l’Anglais.

— Précisément. Le bruit courait qu’une des esclaves qu’on allait vendre, miss Julia Alvarez, célèbre à New-Orléans par sa beauté et sa grâce, avait été la maîtresse du défunt, et qu’avant de mourir il lui avait rendu la liberté et légué toute sa fortune. Malheureusement le prétendu testament ne se retrouva pas, et miss Alvarez devait être vendue comme les autres. Nous courûmes au marché, et nous vîmes miss Julia. Je ne vous ferai pas son portrait, vous la connaissez. Elle était ce jour-là d’une beauté souveraine. Ses beaux yeux remplis de larmes et ses cheveux dénoués sur ses épaules nues attiraient tous les regards. Jamais plus éblouissante et plus mélancolique jeune fille ne montra son cou blanc et rond dans un marché d’esclaves. Acacia, qui sait le grec, à ce qu’il dit, prétend qu’elle ressemblait à la belle Polyxène, qu’on sacrifia sur le tombeau d’Achille. Ce sont façons de parler de Brives-la-Gaillarde. Pour moi, qui ai le cœur assez dur, j’en offris cinq mille dollars. C’était une mauvaise affaire, mais je m’y résignais. Du premier mot Acacia en offrit dix mille, et emmena son esclave.

— Hélas ! dit Deborah, les vices de l’homme lui coûtent toujours plus cher que ses vertus.

— Chère sœur, dit Jeremiah, modèle de sagesse et de piété, votre remarque est très mal fondée. Paul traita miss Alvarez avec autant de respect que si c’eût été l’impératrice de la Chine. Il lui rendit la liberté sur-le-champ. Ce n’est pas un puritain, mais c’est un homme de cœur. Je ne sais pas s’il aime miss Alvarez, mais je suis sûr qu’il ne l’a point dit avant d’être sûr qu’elle l’aimait. L’amour ne s’achète ni ne se vend ; il se donne. D’ailleurs miss Alvarez n’est pas une femme ordinaire.

— Au moins, dit John Lewis, M. Acacia devait-il épouser miss Alvarez. Le mariage est le fondement des sociétés.

— Cela était bon au temps des patriarches, dit amèrement Deborah. Les hommes d’aujourd’hui ont changé tout cela. Ils se sont arrogé sur les femmes un pouvoir souverain. Et de quel droit nous imposent-ils leurs lois ? Ils sont plus robustes, je l’avoue ; mais cet avantage leur est commun avec une foule d’animaux. Sont-ils plus justes, meilleurs, plus pieux, plus intelligens, plus beaux ? Eux-mêmes ils n’oseraient le prétendre.

— Ma chère sœur, reprit Jeremiah, permettez-moi de revenir à l’histoire de miss Alvarez. Toute la Louisiane fut surprise de la conduite d’Acacia. On admira ce Californien qui dépensait dix mille dollars pour mettre une femme en liberté. Si l’on avait su que c’était le cinquième de sa fortune, on se serait moqué de lui. Franchement cette action n’avait pas le sens commun, comme la plupart des belles actions ; mais, voyez le hasard, elle a refait la fortune de mon ami Paul. Le lendemain, comme il réfléchissait aux moyens de faire vivre miss Alvarez, car les jolies femmes, les chevaux de race et les palais de rois sont des objets de luxe dont l’entretien coûte fort cher, un petit homme à la figure de fouine entra dans sa chambre, et lui tint à peu près le discours suivant : « Mon cher monsieur, vous êtes fort riche, c’est-à-dire honnête homme ; de mon côté, je suis avocat, gueux et mal payé, c’est-à-dire à la discrétion de celui qui me paie. Je crois que vous me saurez gré de vous apprendre que miss Alvarez est une riche héritière. — Je le sais, répondit Acacia ; mais où est le testament ? — Monsieur, continua l’avocat, M. Sherman (que Dieu ait son âme !), en son temps galant homme et bon vivant, a laissé une fortune nette et liquide de deux cent quatre-vingt mille dollars, et quatre-vingts esclaves noirs ou mulâtres à qui il rend la liberté en payant leur passage pour Libéria. L’unique légataire est miss Alvarez. Le jour de la mort de M. Sherman, Isaac Craig, son neveu, a brûlé le testament. — C’est un coquin, dit Paul ; mais que puis-je faire à cela ? — Monsieur, dit l’avocat, nous sommes sans témoins, je vais vous parler avec franchise. Quelques mois avant sa mort, M. Sherman m’a confié un double de ce testament, qui est écrit et signé de sa main comme l’original. — Et vous me l’apportez ; comment vous appelez-vous ? — Mac-Krabbe. — Eh bien ! maître Mac-Krabbe, vous êtes un digne homme ; touchez là. Où est le testament ? — Un instant, monsieur. Je vous donne la préférence, rien de plus. Isaac Craig, à qui je l’ai montré, m’en offre dix mille dollars. Certes je serais honteux de dépouiller miss Alvarez, mais j’ai quatre enfans à nourrir, les vivres sont chers, les logemens hors de prix ; j’ai acheté une petite plantation où je veux finir mes jours en honnête homme ; tout cela mérite considération. — Au fait ! dit Paul. — Le fait, le voici : donnez-moi vingt mille dollars, ou je porte le testament à Craig. — Maître Mac-Krabbe, dit Paul, vous êtes un coquin. — Monsieur, je cherche à vivre. Les temps sont durs. Au reste, appelez-moi coquin, mécréant, scélérat, attorney[2] même si cela vous soulage, j’y suis habitué ; mais décidez-vous avant dix minutes. Mon dîner m’attend, et, suivant la belle parole d’un de vos sages :

Un dîner réchauffé ne valut jamais rien.


Acacia donna les vingt mille dollars, et reçut en échange le testament. « Pourrai-je avec cela faire pendre maître Craig ? Demanda-t-il. — Non, monsieur, répondit Mac-Krabbe, mais vous le ferez mourir de rage. »

Craig voulut contester la validité du testament, et perdit son procès. Miss Alvarez, devenue riche, fit racheter les esclaves de M. Sherman, et leur donna mille dollars par tête avec la liberté ; mais aucun n’a voulu accepter la liberté, ni quitter sa maîtresse.

— Est-il possible ? dit l’Anglais étonné.

— Pourquoi non ? répondit Jeremiah. Ces pauvres gens sont fort heureux avec elle : ils mangent, boivent, font l’amour, et travaillent à leur aise dans la manufacture de poudre qu’elle a fait construire à Oaksburgh. Elle veille sur eux, elle les protège contre tous les malheurs qui sont la suite de l’imprévoyance. Chacun d’eux est toujours libre de la quitter. Personne ne courra après le fugitif. Elle fait construire une école pour leurs enfans…

— Oui, dit Deborah, et le dragon du papisme dévore ces âmes innocentes.

— En d’autres termes, reprit Jeremiah, elle a fait venir un petit abbé italien pour les catéchiser. C’est un jeune et joli prêtre, plein de grâces et de caresses comme un petit chien frisé ; il compte devenir évêque in partibus. Miss Alvarez le reçoit fort bien, le fait dîner avec elle, le gorge de bonbons et de sucreries. On n’en médit pas trop.

— Et votre ami le souffre ? dit John Lewis.

— D’abord je ne crois rien de ce qu’on dit ; de plus il est très difficile de savoir si Paul a les droits d’un amant sur miss Julia, car il s’en défend avec force, et, malgré les apparences, je ne sais qu’en penser. Les services rendus expliquent suffisamment leur intime amitié. Dès qu’elle fut devenue riche, elle voulut partager sa fortune avec lui. Il a refusé. Tout au plus a-t-il consenti à devenir son associé et à gérer les affaires de la société. Paul est aujourd’hui presque aussi riche qu’en Californie, et miss Alvarez a plus de six cent mille dollars.

— Est-ce l’usage des charpentiers de faire fortune au Kentucky ? dit l’Anglais.

— C’est une plaisanterie d’Acacia, ajouta Jeremiah. Il a été charpentier en effet et très habile charpentier. Quel métier n’a-t-il pas fait ! Aujourd’hui tous les charpentiers du comté travaillent sous ses ordres. C’est lui qui a tracé le plan et construit la plupart des maisons d’Oaksburgh. Avant lui, mon père possédait une ferme de trois mille acres isolée au milieu de cette immense forêt. Lorsque j’amenai Paul à Oaksburgh, il fut frappé de l’heureuse situation de la ferme sur les bords du Kentucky, et il décida miss Alvarez à construire une manufacture de poudre qui devait fournir à la consommation de tout l’état. Les nègres de miss Alvarez la suivirent. Paul construisit plusieurs centaines de maisons qui se vendirent fort bien, Il improvisa un journal, le Semi-Weekly Messenger, qui paraît deux fois par semaine, et qui donne le prix du beurre, du cochon, du bœuf, du sucre d’érable, des nègres du sud, qui annonce les représentations théâtrales, les sermons, les camp-meetings, les cuisinières à vendre ou à louer, les nouvelles d’Europe, d’Asie et d’Afrique, la santé du président de la république et celle du rédacteur du journal. A peine trouveriez-vous des informations plus intéressantes et plus sûres dans le New-York Herald ou dans le Times de Londres.

— Dans le Times ! dit l’Anglais en souriant avec orgueil.

— Oui, dans le Times. Paul n’a pas son pareil pour amuser l’abonné. Il bouche les trous du journal avec les intrigues secrètes de la cour de Chine ou les bonnes fortunes du tsar Nicolas. Il sait ce qui se passe dans le boudoir de la reine Victoria et dans le harem du sultan.

— Est-ce qu’il écrit purement l’anglais ?

— Il se fait entendre. Nous prenez-vous pour des membres de l’université d’Oxford ? Il s’agit bien vraiment d’imiter le style d’Addison, de Swift ou de Macaulay ! Nous avons. Dieu merci ! bien d’autres chats à fouetter. Aiguiser un mot, arrondir une période, c’est bon pour des gens d’Europe, qui ont tout le temps d’écrire des balivernes, et de les relire après les avoir écrites. En littérature. Acacia n’a qu’un principe, le voici : l’anglais n’est que du français mal prononcé.

— Oh ! s’écria John Lewis avec indignation.

— Cela nous amuse ; nous rions des pédans de la vieille Angleterre. Au reste, le Semi-Weekly Messenger est fort bien rédigé. Toutes les femmes du pays déposent leurs vers dans un coin du journal, au bas des annonces. Cette innocente manie lui vaut plus de douze cents abonnés, car il n’y a pas dans tout le Kentucky moins de douze ou quinze cents demoiselles sans emploi qui font des élégies au lieu de coudre leurs robes.

— Mon frère, dit doucement Lucy, vous passez les bornes de la plaisanterie.

— Croyez-vous, chère Lucy ? Eh bien ! j’ai tort, et je prie Deborah de me le pardonner.

Celle-ci se leva sans répondre et sortit de la salle.

— Jeremiah, dit Lucy, épargne un peu Deborah. Tu sais qu’elle n’entend pas raillerie. Tout poète est irritable.

Au même moment, on annonça M. Isaac Craig ; tous les assistans parurent surpris.

C’était un jeune homme de haute taille, très maigre, très raide et très vigoureux, un vrai Yankee. On sait que ce nom s’applique surtout aux habitans de la Nouvelle-Angleterre. Sa physionomie froide et dure tenait le milieu entre le chat et l’usurier. Il entra hardiment, le chapeau sur la tête, suivant l’usage, secoua les mains de Jeremiah et de Lucy, regarda John Lewis fixement, et dit à Jeremiah : — Monsieur, je veux vous parler d’une affaire importante. Sommes-nous seuls ?

L’Anglais alla se coucher.

— Parlez, dit Anderson.

— Monsieur, reprit le Yankee, j’ai trois cent mille dollars et j’aime passionnément miss Lucy, votre sœur. Voulez-vous me la donner en mariage ?

Lucy fit un signe négatif.

— Vous voyez sa réponse, dit le frère.

— Je sais, dit Craig, qu’on y met d’ordinaire plus de façons. Excusez-moi, miss Lucy, je suis homme d’affaires. Je ne connais pas le pays de Tendre, mais je vous aime plus que tout. J’ai de l’argent pour toutes vos fantaisies : vous irez à New-York, à Saratoga, en Europe même, autant qu’il vous plaira. Je ne vous refuserai rien, je ne vous contraindrai en rien.

— Monsieur, dit la jeune fille, je vous remercie ; je ne puis pas accepter ces offres généreuses.

Le Yankee ne se déconcerta pas. — J’espère, dit-il en se tournant vers Jeremiah, que ce refus n’altérera pas nos relations d’amitié ?

— Non sans doute, répondit celui-ci.

— Ce n’est qu’une affaire manquée.

— Je le regrette, dit Anderson avec froideur ; mais Lucy est maîtresse de ses actions.

— Et nous serons toujours bons voisins ?

— Comme à présent.

— Eh bien ! donnez-m’en une preuve.

— Laquelle ?

— On va bientôt élire un maire à Oaksburgh : donnez-moi votre voix et toutes celles dont vous disposez.

À ces mots, Jeremiah éclata de rire.

— Voilà donc l’objet de votre visite, cher monsieur Craig ? Pourquoi faire tant de détours et demander la main de ma sœur ?

— Monsieur, dit le Yankee,’)e demande l’une et l’autre, et j’espère, en demandant beaucoup, obtenir quelque chose.

— Nous verrons, dit le Kentuckien ; rien ne presse. Les élections ne seront pas faites avant un mois.

Isaac sortit plein de fureur. En rentrant chez lui, il rencontra Appleton, le contre-maître renvoyé par Acacia.

— Eh bien ! quelles nouvelles ? demanda Appleton.

— Il me refuse sa sœur et sa voix.

— Est-ce que vous aimez sa sœur ?

— Moi ! Suis-je un enfant ? Quand je veux de l’amour, je l’achète tout fait. Une fille de couleur me plaît autant que ces filles de bonne maison et de grandes manières.

Appleton fit claquer sa langue. — Je me contenterais bien, dit-il, de certaine fille de couleur que je connais.

— Cette Julia Alvarez ? Il t’en a cuit d’y porter les doigts. Acacia veille.

— Oh ! dit Appleton avec rage, quand donc le rencontrerai-je au coin d’un bois ?

— Patience ! Il est sur ses gardes, et trop fort pour que nous puissions l’attaquer avec avantage ; mais je sais le côté faible. Avant deux mois, il sera forcé de quitter Oaksburgh.

— Il m’a chassé de sa maison, dit Appleton, et moi je lui brûlerai la cervelle.

— Ce n’est rien. Que dirais-tu s’il t’avait dépouillé d’un héritage ? J’ai quitté toutes mes affaires pour m’attacher à ses pas, je l’ai suivi à Oaksburgh, je lui fais concurrence en tout ; mais ce damné Français ne paraît pas s’en apercevoir. Il est heureux dans toutes ses entreprises. Aujourd’hui même je soupçonne qu’il n’est pas étranger au refus de Lucy Anderson.

— Si je le croyais, dit Appleton, quel plaisir j’aurais à troubler son bonheur !

— Comment ?

— Mon Dieu ! dit Appleton, le moyen n’est pas nouveau, mais il est bon : quelques lettres anonymes bien placées…

— C’est le pont-aux-ânes, dit Craig. Adieu, je te laisse à tes idées ; elles ne peuvent être qu’excellentes.

— Au moins vous me paierez bien ? demanda le contre-maître.

— Cinq mille dollars pour toi le jour où tu l’auras tué.

— Bien… Au revoir.


III. — AMOUR ET POLÉMIQUE.


À demi couchée sur un canapé, dans sa chambre, miss Alvarez attendait Acacia. Elle était, contre sa coutume, rêveuse et mélancolique. Le lingot, si honnête homme et si délicat d’ailleurs, avait gardé en amour quelque chose de la licence soldatesque. Depuis l’âge de dix-huit ans, il n’avait connu en Algérie que des Moresques, des Espagnoles ou des Bédouines, femmes faciles que toute armée traîne à sa suite. Sans être beau, il avait sur le visage ce mélange de douceur et d’énergie qui plaît surtout aux femmes. Julia, déjà façonnée à l’amour par M. Sherman, son premier maître, aima passionnément son libérateur et devint sa maîtresse. Si le souvenir d’un premier amant ne l’avait retenu, Paul l’aurait tout d’abord épousée et conduite en France ; mais le fantôme de Sherman, sans troubler son bonheur présent, l’empêchait de croire qu’il pût être éternel. Disons tout, car notre héros n’était point parfait, il n’aimait plus Julia que par habitude, et, comme elle l’avait deviné, un nouvel amour qu’il ne s’avouait pas à lui-même remplissait déjà le cœur du lingot. Ce soupçon troublait la vie, jusque-là calme et heureuse, des deux amans.

— Il était bien pressé de me quitter et de rendre visite à la famille Anderson, pensait Julia.

Paul entra et embrassa tendrement sa maîtresse. — Eh bien ! dit-il, mon Anglais est casé et ne nous gênera pas, ma belle Julia.

— Je ne vous attendais pas si tôt, dit-elle.

— Ai-je mal fait ? veux-tu que j’y retourne ? J’étais menacé d’un thé : j’ai pris la fuite. Deborah, tout occupée d’établir la supériorité du sexe bavard sur le sexe barbu, n’a pas fait grand effort pour me retenir. Ce brave Lewis est une acquisition précieuse pour elle ; il écoute admirablement, qualité rare qui a fait la fortune de bien des gens.

— Miss Deborah était seule ?

— Oui,… je ne sais trop.

— Miss Lucy est-elle ici ?

— Je le crois. Je n’y ai pas fait attention.

— Ah !

Ce monosyllabe fut accentué d’une façon singulière. Paul regarda sa maîtresse et vit un nuage sur cette figure si bonne et si belle. Il se mit à genoux devant Julia et lui dit : — Que signifie cet interrogatoire, ma belle adorée ? Te défies-tu de moi ? Je t’aime de tout mon cœur, tu le sais bien, et je n’aime que toi. Pourquoi m’offenser par ces soupçons ? Quelle preuve veux-tu de mon amour ? que je monte dans la lune ? je vais chercher une échelle ; que je t’apporte les oreilles de Craig ? je vais aiguiser mon bowie knife.

— Je ne veux rien, dit Julia rassurée ; aime-moi toujours et soyons heureux. Qu’as-tu fait à Louisville ?

— J’ai pensé à toi.

— Fort bien ; mais tu pouvais y penser ici plus commodément.

— Eh bien ! j’ai vendu cent mille livres de poudre à la maison Woodman, et j’ai racolé un prêcheur pour mon église.

— Il ne me plaît pas beaucoup, ton Anglais ; il paraît froid comme un marbre.

— Ne prends pas garde à cela ; c’est un swedenborgien qui s’entretient tous les jours avec les esprits supérieurs. Sais-tu qu’il t’a trouvée belle ?

— C’est beaucoup de bonté… Quel jour doit-il prêcher ?

— Quand il sera guéri, dans une dizaine de jours. Il faut que je l’annonce dans mon journal.

— Je voudrais l’entendre.

— C’est facile. Son premier sermon, qui est un spécimen de sa doctrine, doit être prêché devant toutes les congrégations réunies. Mais le signor Carlino Bodini te refusera l’absolution.

— Je m’en moque ; avec des confitures et des dragées, je fais de lui ce que je veux.

— Je ne sais pourquoi ce petit abbé ne me plaît pas, et sans l’aversion que j’ai pour le pédantisme des ministres protestans, je voudrais te voir changer de religion.

— Quelle impiété dis-tu là, Paul ?

— Ou au moins de confesseur.

— Bah ! il m’amuse ; il est doux, persuasif, commode, serviable ; il a toujours le mot pour rire. Il m’est aussi nécessaire que mes gants et mon manchon.

— Il est trop souple. Je n’aime pas ce petit prêtre qui fait des vers italiens à ta louange. Il est musqué et pommadé comme un coiffeur.

— Jaloux !

— Moi ! que le ciel me préserve des petites grâces dont il l’a comblé ! mais je crains qu’il ne te prévienne contre moi.

— C’est pour le salut de mon âme. Il veut me retirer d’une vie de désordre. Va, tu sais bien que je t’aime et t’aimerai toujours.

Le lendemain, Acacia sortit pour aller à ses affaires. Julia, restée seule, reçut la lettre suivante :

« Un ami de miss Alvarez se fait un devoir de la prévenir du prochain mariage de miss Lucy Anderson avec M. Acacia. Le voyage de Louisville n’avait pas d’autre but que l’achat des présens de noces. Miss Alvarez pourra s’en convaincre en voyant au cou de miss Anderson un collier de perles de deux mille dollars qu’elle a reçu hier de son fiancé. »

La première pensée de Julia fut de poignarder son amant : la seconde fut de pleurer. Le signor Carlino Bodini se fit annoncer, et fut très mal reçu. Le pauvre abbé, qui venait prendre tranquillement son chocolat, fut effrayé de la colère et des larmes de sa belle protectrice.

— Lisez, dit-elle sans répondre à ses complimens, et voyez sa perfidie.

Il fit deux pas en arrière. C’était un bon petit abbé, grassouillet, parfumé, ambré de la plante des pieds à la racine des cheveux, qui avait grande envie d’un évêché et grand’peur du martyre. Certes il n’approuvait pas la liaison illégitime de Paul et de Julia, mais il approuvait encore moins qu’on le prît pour juge entre eux. Rusé comme un Italien et comme un jésuite, gourmand comme un chat, d’évêque, il craignait par-dessus tout de se faire des querelles. — On m’envoie, disait-il, dans ce pays de sauvages pour faire des conversions, et non pour choquer inutilement des gens irritables. Miss Alvarez était la plus généreuse et la plus riche catholique de tout le Kentucky ; Acacia, malgré son indifférence religieuse, était toujours prêt à souscrire en faveur de l’église catholique, la plus mal rentée de toutes les églises d’Oaksburgh : fallait-il, par un zèle inconsidéré, se fermer la porte d’une maison si hospitalière ? Tôt ou tard un bon mariage couvrirait ce désordre momentané ; fallait-il retourner en Italie et manger piteusement du macaroni tout le reste de sa vie ? Telles étaient les réflexions du bon abbé.

— Lisez donc, dit l’impatiente Julia.

Il vit que le chocolat était à ce prix, et, baissant la tête, il lut la lettre.

— Eh bien ! reprit-elle, qu’en dites-vous ?

Il leva les yeux au ciel, soupira, et se tut.

— Peut-on trahir plus cruellement une femme ? dit Julia.

— Hélas ! dit l’abbé, les hommes sont si méchans !… Je ne vois pas la signature.

— C’est une lettre anonyme, je le sais ; mais le coup n’en est que plus cruel. Ma honte est déjà publique ; tout Oaksburgh sait qu’il m’abandonne. Est-ce le prix d’un amour si fidèle ? car je n’ai aimé et n’aimerai jamais que lui. L’ingrat !

Carlino pensa à M. Sherman.

— Mon enfant, dit-il d’un ton doux et insinuant, voilà le châtiment sévère, mais équitable, que Dieu réserve à nos désordres. Si vous aviez épousé M. Acacia, vous ne craindriez pas une rivale.

— Taisez-vous, Carlino, répondit-elle, vos sermons sont insupportables. Prenez votre chapeau et vos gants, et courez chez miss Anderson.

— Oh ! dit-il un peu étonné.

— Et voyez si elle a reçu le collier dont parle la lettre.

— Vous n’y pensez pas, chère miss Alvarez ; moi ! un prêtre ! Sous quel prétexte ?…

— Avez-vous peur du contact des hérétiques ?

— Non, miss Alvarez. Décidément je ne le puis pas.

— Eh bien ! n’en parlons plus, dit-elle avec indifférence. Au moins, cher abbé, vous ne refuserez pas de déjeuner avec moi.

L’Italien fut ravi de se tirer à si peu de frais d’un pas difficile. Le déjeuner était exquis et fort différent de celui que la plupart des Américains, toujours préoccupés de leurs affaires, avalent sans y penser. Carlino, expert dans la cuisine française et italienne, avait donné des leçons à la vieille négresse, cuisinière de la maison. Une bouteille de vin de Champagne égaya le dessert, et Carlino commença à regarder Julia d’un œil tendre. Elle s’en aperçut, et lui dit : — Mon cher abbé, qu’avez-vous fait ce matin ?

— J’ai dit mon bréviaire.

— Avez-vous visité quelques coreligionnaires, ce malheureux Irlandais, Mac-Kibbens, par exemple, qui s’est fendu le crâne hier en tombant du haut d’un toit ?

— Hélas ! dit galamment Carlino, j’étais, chère miss Alvarez, trop pressé de voir la plus belle personne du Kentucky.

— C’est bien dit, signor Bodini, mais il faut songer à cette malheureuse famille. Tenez, donnez-leur ces cinquante dollars.

— Oh ! vous êtes un ange.

— Je sais, je sais… Il serait convenable, je crois, de porter une liste de souscription chez les plus riches propriétaires d’Oaksburgh. Vous n’oublierez pas la famille Anderson.

Carlino sourit.

— Pourquoi riez-vous ? dit-elle. Ne faut-il pas secourir les malades ? N’est-ce pas une des sept œuvres de pénitence ?… Ah ! voyez donc en même temps si miss Lucy a un collier. Allez et revenez sur-le-champ. Je ne sais que faire sans vous.

Carlino s’inclina, baisa avec la grâce du défunt abbé de Bernis la main qu’elle lui tendait, et sortit.

— Singulière commission pour un prêtre ! pensa-t-il ; mais qui le saura ? Tels et tels sont devenus cardinaux qui n’avaient pas des titres plus éclatans à l’estime des hommes.

Deborah le reçut fort mal. Elle haïssait et méprisait les papistes. Elle avait gardé tous les préjugés de Knox et de Calvin contre la prostituée des sept collines, la nouvelle Babylone, le pape qui est l’Antéchrist, et les cardinaux qui sont les dragons dévorans dont parle l’Apocalypse. L’orgueil et la haine sont deux passions anglo-saxonnes.

Bodini se présenta avec un air humble, grave et doux, qui ne put pas désarmer l’austère méthodiste. Il s’excusa d’abord d’entrer dans une famille protestante sans y être invité. Il y était contraint par la nécessité de venir au secours d’un pauvre ouvrier blessé. Au reste, la différence des religions ne l’empêchait pas de rendre justice à l’ardente charité des membres des autres communions chrétiennes, et en particulier de miss Deborah et de miss Lucy. Quel que fût le chemin, le ciel était le but commun de tous les chrétiens, et il osait espérer que miss Deborah et miss Lucy lui sauraient gré de leur donner occasion de montrer ces vertus aimables qui sont le plus bel attribut des femmes. Il termina par quelques flatteries italiennes qui ne firent pas grand effet sur la jeune sœur, mais qui adoucirent visiblement le regard sévère de Deborah. La pauvre fille n’était pas habituée à entendre l’éloge de sa beauté, et l’hyperbole de Carlino lui parut la vérité même, — peu convenable sans doute dans la bouche d’un prêtre ; mais ce prêtre était catholique, c’est-à-dire peu scrupuleux, suivant les idées de Deborah. Il est si doux d’être admiré, même quand on méprise l’admirateur.

— Monsieur, dit-elle avec une condescendance mêlée de raideur, la bourse d’un chrétien est à tous ceux qui souffrent. Ces sentimens sont ceux de tous nos frères méthodistes aussi bien que les nôtres. Je vous remercie d’être venu à nous.

Elle donna dix dollars, et Lucy autant. Carlino les remercia avec une politesse exquise.

— Vous avez là, dit-il, une bien belle Bible.

— C’est un présent que M. Acacia m’a fait hier, dit Deborah.

— Est-ce que miss Lucy serait moins zélée méthodiste que vous ? demanda l’Italien. Je ne vois pas la sienne. Combien je serais heureux qu’elle voulût reconnaître l’erreur où vous vivez et embrasser la religion catholique ! Vous seriez l’ornement de ma petite église.

— Ne prenez pas feu si vile, dit Deborah. Lucy n’a pas moins de zèle que moi pour la vraie foi ; mais notre ami Acacia lui a fait présent d’une parure mieux assortie à son âge et à ses goûts un peu profanes. Il lui a donné un très beau collier de perles.

— Excusez mon indiscrète curiosité, dit l’Italien en se levant, et il courut chez miss Alvarez pour lui rendre compte de sa mission.

— Hélas ! dit Julia, tout est perdu, mon cher abbé. Paul ne m’aime plus. Il est entiché de cette horrible blonde aux yeux bleus qui chante des psaumes le dimanche. Comment peut-on regarder une blonde ? Et quelle blonde ! Avec un peu d’effort, on la trouverait rousse. Elle chante faux, elle s’habille mal, elle n’a pas le sens commun, elle est ennuyeuse comme la vertu. Carlino, mon cher Carlino, ne pourriez-vous pas dire des messes pour que la sainte Vierge me fit la grâce de le dégoûter des blondes et des hérétiques ?

— Oui, dit l’abbé, deux douzaines de messes et quelques neuvaines seraient bien placées là ; mais, croyez-moi, miss Alvarez, le plus sûr est d’épouser. Dieu maudit les unions illégitimes.

— Il est trop tard, dit-elle avec désespoir.

Le soir. Acacia revint tout joyeux. Son journal venait de paraître, et annonçait le prochain sermon de John Lewis. Le lecteur nous saura gré de lui donner cette pièce d’éloquence :

Grande nouvelle !
Réforme de toutes les sectes chrétiennes !
Le genre humain mis en rapport avec le monde des esprits !
Vue claire et distincte de l’autre vie, par la méthode de saint Jean et de Swedenborg !
Sermon du docteur John Lewis, missionnaire de la compagnie des Indes orientales à Bénarès !
Progrès du christianisme dans les montagnes du Thibet !
Récit merveilleux de la fuite du docteur Lewis, poursuivi par quatre cents cavaliers mongols dans les gorges du Dawalagiri !
Miel et vinaigre, ou Dieu venant au secours de son serviteur !

« Nous avons la satisfaction d’annoncer au public une nouvelle qui comblera de joie tous les vrais chrétiens. Le révérend docteur John Lewis vient d’arriver à Oaksburgh.

« Ce missionnaire illustre, qui a surpassé par ses travaux extraordinaires les apôtres Pierre et Paul, consent, à notre prière, à se faire entendre dimanche 15 juillet dans Acacia-Hall. Un traité particulier assure l’exploitation exclusive de ses sermons à notre éminent concitoyen M. Acacia.

« Nous recevons de notre correspondant particulier de Londres la lettre suivante :

« Notre grand apôtre de l’Inde, le révérend John Lewis, va partir demain pour les États-Unis. Ce saint missionnaire, à qui sa gracieuse majesté la reine Victoria a daigné offrir tant de fois l’évêché de Calcutta, avant de reprendre dans l’Inde et dans les montagnes du Thibet la vie de périls et de fatigues à laquelle il est accoutumé, a voulu visiter ce continent nouveau où la race anglo-saxonne a porté l’Évangile. Il veut voir cette terre des héros et des hommes libres, qui, dans un court espace de trois quarts de siècle, a fourni à l’humanité plus de grands orateurs, de grands guerriers, de législateurs illustres, d’inventeurs et d’hommes de bien que tous les autres peuples de l’univers. On croit que le savant docteur profitera de ce court loisir que lui laisse l’interruption de ses travaux apostoliques pour rédiger l’histoire de sa vie et des aventures effrayantes par lesquelles il a plu à la divine Providence d’éprouver son courage. Déjà nous avons eu le bonheur d’entendre le récit de sa fuite au milieu des montagnes du Thibet, dans les gorges du Dawalagiri. Rien n’est plus émouvant que cette fuite d’un homme de cœur poursuivi à travers les montagnes, les rivières, les précipices, courant au galop de son cheval sur le bord des abîmes, près d’être atteint par une troupe de quatre cents cavaliers mongols envoyés pour lui couper la tête, et trouvant asile dans une grotte profonde, semblable à celle des pieux solitaires de la Thébaïde. Nous renonçons à peindre l’étonnement de ces barbares lorsque, après l’avoir cherché dans tout le pays, ils se virent contraints de retourner sans lui à la cour de l’empereur du Thibet, la sauvage fureur de ce prince impitoyable, qui leur fit couper la tête sur-le-champ, et le spectacle effroyable de ces quatre cents têtes exposées sur les murs de sa capitale. Ce sont des choses qu’il faut entendre de la bouche même du docteur. — Le missionnaire John Lewis est encore très jeune ; il a trente ans à peine. Il est grand, bien fait, d’une belle figure et de manières très distinguées. C’est un gentleman accompli. L’expression agréable et parfaitement noble de sa physionomie produit le plus grand effet sur toutes les dames qui ont eu le plaisir de l’entendre. On assure que la fille aînée du grand-lama l’avait pris en affection, et qu’elle l’avertit secrètement de quitter le pays, s’il ne voulait être massacré. D’autres disent qu’il dut plus particulièrement son salut à la communication constante qu’il entretient avec les esprits qui peuplent les régions supérieures et l’entre-deux des mondes. Sa voix est belle et sonore, son regard doux et pénétrant. Il est célibataire. »

« On nous annonce que M. Acacia, désirant augmenter encore la solennité de cette cérémonie, fait venir de Louisville un orgue-harmonium, et qu’une jeune dame d’Oaksburgh, miss Lucy Anderson, aussi recommandable par ses rares connaissances musicales que par ses grâces et sa piété, a promis d’inaugurer cet admirable instrument, le chef-d’œuvre de l’industrie parisienne.

« Le prix d’entrée, ce jour-là seulement, est d’un dollar par tête. » C’est ainsi qu’on annonce un nouveau prédicateur au Kentucky.

— Eh bien ! ma belle Julia, dit Acacia en donnant le journal à miss Alvarez, je crois qu’Isaac sera bientôt forcé de quitter la place.

Elle lut le journal et le jeta négligemment sur la table.

— Oh ! oh ! quelque nouvel orage ! se dit le Français. Les femmes n’ont jamais fini ! Qu’est-ce qui te rend triste ?

— Tiens, lis, répondit-elle avec le geste et l’accent de Manlius, et elle lui tendit la lettre anonyme.

Il la lut, la retourna dans tous les sens, et, sans dire un mot, fit trois pas vers la porte. Ce silence ne faisait pas le compte de la pauvre Julia. Elle avait compté pleurer et se mettre en colère tout à son aise, car, entre gens qui s’aiment, il n’est guère de querelle qui ne finisse par une réconciliation et qui ne réchauffe l’amour ; mais le sang-froid du lingot la désespérait. Que répondre à celui qui n’interroge pas ? que reprocher à celui qui ne veut pas se défendre ? Julia se sentait perdue, si elle laissait la querelle s’éteindre dans le silence. Elle fit un effort pathétique, et éclata en sanglots. Ce mouvement fut si prompt et si naturel, que le bon Acacia n’eut pas le temps de fermer la porte. Il fut donc forcé de revenir et d’apaiser la belle affligée. Il s’assit à côté d’elle, et, tout en l’embrassant, lui tint le discours suivant : — Chère bien-aimée, tu es folle. Que signifie cette lettre anonyme ? Que mon bonheur fait envie à un coquin qui n’ose se montrer et m’attaquer en face. Que puis-je faire à cela ? Tous les jours, aux portes d’Alger, un Arabe se cache derrière un buisson, et d’un coup de fusil assassine son ennemi sans être vu. C’est la méthode des barbares. Dans les pays civilisés, l’ennemi vous décoche une lettre anonyme, quelque bonne calomnie bien empoisonnée, qui doit tuer ou blesser mortellement son homme. Ce sont là les inconvéniens de la vie sociale.

— Est-ce une calomnie, dit Julia, que l’histoire de ce présent que tu as fait à miss Lucy Anderson ? Ne mens pas, Carlino l’a vu.

— Carlino ! Ah ! le traître ! Il paiera pour tous. Je lui apprendrai à m’espionner !

— L’abbé n’a rien fait que par mes ordres. Réponds-moi maintenant, âme déloyale et perfide, as-tu donné ce collier ?

— Ô sublime idiote ! Carlino ne t’a pas tout dit. Oui, j’ai donné un collier à miss Lucy, j’ai fait plus, j’ai donné une Bible à miss Deborah. Faut-il m’en accuser aussi ? Jeremiah est mon meilleur ami. J’ai fait sa fortune et la mienne, et sans lui j’aurais déjà cédé la place à cette âme damnée de Craig. Miss Lucy est, après toi, la meilleure musicienne d’Oaksburgh. J’ai compté sur elle pour l’orgue-harmonium dont je veux régaler le 15 juillet mes pratiques et celles de John Lewis. Ne lui dois-je pas quelque témoignage de politesse ?

La voix et le regard d’Acacia avaient plus d’éloquence que son discours. — Hélas ! dit Julia en pleurant, j’en mourrai ! Paul, au nom de Dieu et de notre amour, au nom du bonheur que je t’ai donné depuis trois ans, ne m’abandonne pas ! Je suis seule en ce monde, où tous me haïssent et me méprisent. Ce malheureux sang noir qui coulait dans les veines de ma mère me livre en proie à tous. Les femmes me détestent et m’envient peut-être, parce que je suis ta maîtresse, et les hommes me poursuivent de leur insolent amour. Plut à Dieu que je fusse esclave ! je sentirais moins durement ma misère.

— Ame de ma vie, dit Acacia, je jure de n’aimer que toi et de ne t’abandonner jamais ! Maintenant essuie tes beaux yeux ; les pleurs te vont mal. Si l’Anglais vient, je veux qu’il te voie telle que tu es, c’est-à-dire la plus belle et la plus gracieuse vipère de tout le Kentucky. Maintenant ne me reproche plus les présens que je fais à la famille Anderson. Tu vas voir, ingrate, si j’ai songé à toi.

En même temps il sonna.

— Dick, attelle les deux chevaux de pure race narragansett qui sont arrivés tout à l’heure de Louisville.

Julia poussa un cri de surprise et d’admiration à la vue de ces superbes animaux.

— Ceci est à toi, dit son amant. Crois-tu que cela ne vaille pas le collier et la Bible ?

Ce présent scella la réconciliation. Au fond, Julia était la meilleure fille du monde ; malheureusement elle avait commis une faute grave et fait à son bonheur une brèche qui devait s’agrandir tous les jours : elle s’était donné une rivale. Acacia comprit pour la première fois l’amour naissant qu’il éprouvait pour Lucy Andersen, et qu’il avait appelé jusqu’alors, — même au fond de son cœur, — une tendre amitié. Ses protestations de fidélité étaient sincères, mais devaient-elles l’être toujours ?

Le même soir, on fit à haute voix la lecture du Semi-Weekly Messenger dans la famille Anderson. John Lewis fut étonné de la réclame d’Acacia.

— Ce Français se moque de moi, dit-il ; je n’ai jamais vu le pays des Mongols.

— Ne faites pas le modeste, répondit Jeremiah ; Paul sait mieux que vous toutes vos aventures. Ses correspondans du, Thibet lui rendent compte de tout. Pourquoi voulez-vous cacher que vous avez fui devant les Mongols ? Je sais bien qu’il n’est pas beau de fuir ; mais songez qu’ils étaient quatre cents, et qu’à leur vue Achille lui-même eût tourné bride.

— Tout le Kentucky va se moquer de moi ! dit l’Anglais. Peut-on parler ainsi d’un ministre du Seigneur !

— Croyez, mon cher monsieur, que notre ami parle de vous très convenablement. Acacia connaît bien ses lecteurs ; il entend la réclame comme un Yankee.

— Mais, dit l’Anglais, comment s’y prendrait-il pour annoncer un acteur, ou un animal rare et curieux, Jenny Lind, Fanny Elssler, ou l’hippopotame du Nil ?

— Tout à fait de la même manière, mon cher monsieur. Croyez-vous qu’il y ait deux sortes de public ?

Au même instant Acacia entra.

— Eh bien ! dit-il, mon cher John, j’espère que vous êtes content de moi : le Semi-Weekly Messenger rend justice à votre mérite. L’annonce a fait merveille, et l’on s’arrache les numéros du journal. Je viens d’ordonner un second tirage. Craig en jaunit de fureur.

— Croiras-tu, dit Jeremiah, qu’il avait l’audace de se plaindre ?

— En Angleterre, ajouta sèchement Lewis, on ne met pas la religion en parades.

Le Français se mit à rire.

— Mon cher John, en vérité, vous êtes trop difficile, répondit-il : c’est le style habituel des annonces, et il est bon, puisqu’il réussit.

— Il réussit ! Voilà donc le dernier mot de la prudence humaine ! s’écria tout à coup Deborah. Insondable mystère de la divine Providence ! L’homme impie se glorifie dans sa sagesse, et cette sagesse n’est qu’un grain de sable que la parole de Dieu, comme un vent impétueux, soulève et transporte dans le désert. Ce qui vous manque, ô hommes qui vous enorgueillissez de votre force brutale, de vos poignets robustes et de vos larges épaules, ce n’est pas le courage, car vous savez quelquefois mépriser la vie ; ce n’est pas l’habileté, car vous savez vous enrichir ; c’est le sens divin, c’est l’amour, que Dieu a réservé à la femme seule. Tant que la loi sera faite par vous et pour vous, elle sera souple comme un roseau fragile qui plie au moindre souffle.


— … Si Pergama dextrâ
Defendi possent, dextrâ hac defensa fuissent,


dit gravement John Lewis. Miss Deborah, vous venez de prononcer une parole telle qu’il ne s’en est pas dit une pareille depuis l’Évangile. Oui, ce qui manque à l’homme, « c’est le sens divin, c’est l’amour, que Dieu a réservé à la femme seule. » Si le monde peut être sauvé des fureurs de l’Antéchrist, il le sera par le génie et le dévouement d’une femme. N’est-il pas écrit dans la Genèse que le pied de la femme écrasa le serpent ? Vous prophétisez, miss Deborah, et l’Esprit divin a parlé par votre bouche.

Il est des complimens de toute sorte. Celui de l’Anglais, où les citations de Virgile et de la Bible se fondaient harmonieusement, alla droit au cœur de la savante Deborah. Elle parut transfigurée par la joie et l’orgueil de trouver un génie digne du sien, d’être enfin comprise et d’avoir un disciple ! Elle regarda John Lewis avec des yeux où rayonnait l’amour. La subtilité métaphysique, la sécheresse de cœur, l’aigreur théologique, la passion de commander, la haine des hommes, l’ennui d’un long célibat, tout ce qui rendait Deborah inabordable disparut en un moment. D’un coup de sonde jetée au hasard John Lewis avait fait jaillir la source vive de l’amour, de la modestie, du dévouement, — mais pour lui seul. Le reste du monde était étranger à ce prodige et n’en devait pas profiter.

— John Lewis, dit-elle avec le geste et l’accent d’une reine, je n’ai pas, comme vous le croyez, la force et la sagesse des prophètes, mais j’en ai la sincérité, et vous êtes le seul homme qui m’ait paru monter d’un pas ferme vers les hauteurs presque inaccessibles de l’idéal, vers le sommet du Sinaï entouré d’éclairs.

L’Amérique est peut-être le seul pays du monde où le bon sens le plus pratique puisse s’allier à la plus fabuleuse exaltation d’esprit. Les prophètes de la force de Deborah y sont plus nombreux que la grêle sur les toits dans un jour d’orage, et par momens on croirait que toute la nation prophétise, tant le style de David et d’Isaïe est familier aux Yankees. Cependant les assistans furent frappés de stupeur en écoutant la profession de foi de miss Anderson, tant il est difficile d’être prophète dans sa famille ! Acacia sortit et l’ut suivi de Jeremiah.

— Est-ce que ta sœur veut fonder une religion nouvelle ? demanda le lingot à son ami.

— C’est probable. Ce maudit Anglais que tu nous amènes va lui tourner la cervelle. Sous ombre qu’elle est savante, Deborah ne s’occupe plus que de l’interprétation de l’Apocalypse ; elle imite la poésie des prophètes et nous enseigne les théories géologiques de je ne sais quel Buckland, docteur orthodoxe très connu entre Oxford et Cambridge. Pendant ce temps, le ménage s’en va à vau-l’eau, et si Lucy n’y prenait garde, la prophétesse oublierait la plupart du temps d’ordonner le dîner de la famille. Les applaudissemens de ton Anglais vont encourager cette maudite manie.

— Très cher, la vie est une vallée de larmes, dit Acacia à son ami. Ce John Lewis, que j’avais pris d’abord pour un homme de sens, n’est qu’un niais vertueux et fanatique. Ma spéculation est manquée. Demain je partirai pour Boston, et je serai bien malheureux si, dans cette terre promise des prédicans, je ne trouve pas un homme capable de me seconder.

— Quoi ! tu vas abandonner John Lewis ?

— Veux-tu que je me fasse écharper par les Kentuckiens pour l’amour de l’émancipation des femmes et de l’abolition de l’esclavage ?

— En vérité, dit Jeremiah, il manquait à ce pauvre homme d’être abolitioniste ; mais après une annonce si splendide, comment vas-tu te débarrasser de lui ?

— Très simplement. Je vais annoncer dans mon journal qu’il a reçu par le télégraphe l’ordre de retourner au Thibet, et que le grand-lama offre de se convertir avec ses cent quatre-vingt-trois femmes et tout son peuple. Je donnerai à Lewis mille dollars pour qu’il parte sur-le-champ.

— Et s’il résiste, s’il dément ton récit, s’il se laisse gagner par Craig ?

— Je le dénoncerai comme abolitioniste, et je lancerai à ses trousses et à celles dudit Craig tous les propriétaires d’esclaves du comté.

— Qu’est-ce que j’entends ? dit tout à coup Jeremiah. On annonce le supplément du Herald of Freedom.

— Le journal de Craig ! ce doit être curieux, dit Acacia. Il acheta un numéro, et lut à son ami l’article suivant :

Surprenante nouvelle !
Monstrueuse tromperie de l’éditeur du Semi-Weekly Messenger !!
Révélations !!!

« Nous regrettons d’avoir à révéler la supercherie monstrueuse qu’un individu bien connu à Oaksburgh et méprisé de tous les honnêtes gens a osé tenter. On devine que nous voulons parler de M. Acacia, l’éditeur du Semi-Weekly Messenger. Ce gentleman ou plutôt ce misérable ruffian, qui s’est fait en Californie la plus honteuse réputation, déshonore aujourd’hui la France, son ancienne patrie, et les États-Unis, sa patrie adoptive, par son audacieuse impiété. Il annonce qu’il a pris à son service un successeur des apôtres, le docteur John Lewis, et que cet émule de saint Pierre et de saint Paul a converti une partie de l’Inde à la vraie religion. Il a compté sur la distance pour empêcher les fidèles de vérifier cet horrible mensonge. Heureusement un de nos amis qui a vu Londres et qui a visité Newgate reconnaît ce Lewis, et se souvient de l’avoir vu enfermé pour cause de bigamie dans cette prison infâme. Il se faisait alors appeler Robertson, et passait pour l’un des plus vils coquins de Londres. C’est un ivrogne et un débauché qui cache les vices les plus honteux sous l’apparence d’une piété profonde. Sa mine est hypocrite et repoussante, son regard faux et louche. Il est le digne compagnon de cet alliée qui prête son église à toutes les religions sans croire à aucune, et qui est l’ami des papistes, des Irlandais et des nègres. « 

Suivaient six colonnes d’injures. Jeremiah regarda le lingot en riant. — Voilà, dit-il, un Anglais bien accommodé. Apôtre d’un côté, ivrogne, bigame et débauché de l’autre. Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ?

— La vraisemblance, dit Acacia, se trouve au point d’intersection de tous les mensonges. Lewis est un honnête homme, instruit et entêté, que les Indiens de Bénarès ont noyé dans le Gange sans le corriger de l’envie de convertir ses semblables.

— Vas-tu le laisser entre les griffes de Craig ?

— Non, dit Acacia. Je le garde. Nous swedenborgiserons Oaksburgh, ou le diable m’emporte ! Désormais plus de trêve entre Craig et moi ! L’un des deux tuera l’autre, et, si j’en crois mes pressentimens, Craig n’a pas longtemps à vivre. Je vais voir Carlino, et, par lui, ameuter mes dogues d’Irlande. Avant trois jours, tu verras un beau tapage. Adieu.


IV. — NOIRS COMPLOTS.


Thémistocle, en son temps maire d’Athènes et grand homme, voulait qu’on gravât sur sa tombe : Ci gît l’homme qui a fait le plus de bien à ses amis et le plus de mal à ses ennemis. Cette maxime, résumé de la politique des Grecs et des Romains, était la règle de conduite d’Isaac Craig. Il haïssait ses ennemis jusqu’à la mort, mais il servait ses amis pour en être servi à son tour. Sans peur, sans foi, sans scrupules, hypocrite et peut-être dévot (qui sait le singulier mélange d’idées que contient la cervelle d’un Yankee ?), citant la Bible à tout propos et pratiquant l’usure, ne buvant jamais de vin par tempérance et s’enivrant de whiskey, c’était le vrai citoyen du Connecticut tel que les gens du sud aiment à se le représenter. Bien qu’il fût brave, il n’avait rien du courage aventureux, de la franchise et de la générosité des Kentuckiens ; mais il était riche, ce qui par tout pays, et surtout dans les sociétés nouvelles, est une force immense ; il prêtait de l’argent sur bonne hypothèque à la moitié des fermiers du comté ; il était président de la banque d’Oaksburgh et tenait dans sa dépendance la plupart des marchands de la ville. Enfin, par son journal, il pouvait d’un mot ruiner le crédit financier de ses ennemis, ou les déshonorer. Dans l’ouest, les entreprises sont gigantesques et les ressources très restreintes ; une faillite annoncée devient aussitôt certaine ; chacun veut être remboursé le même jour. La Banque de France elle-même ne résisterait pas à une pareille épreuve.

Craig, haï de tous, mais puissant par son journal et par son argent, était pour Acacia un ennemi redoutable. Ces deux hommes se partageaient Oaksburgh, et leur rivalité n’y faisait pas moins de bruit qu’à Vérone celle des Montaigus et des Capulets ; seulement elle n’était pas aussi poétique. Il y a beaucoup de différence entre des gentilshommes vêtus de soie et de velours qui s’entre-tuent pour l’honneur et le service des dames, en débitant d’un air passionné les plus beaux vers que l’amour ait jamais inspirés à un poète d’outre-Manche, et deux journalistes en paletot qui se jettent, faute d’argumens, leurs écritoires à la tête, et se disputent l’attention et l’argent de cinq ou six mille badauds ; mais il faut se contenter de ce que le ciel nous donne, et, puisque le beau soleil du Kentucky éclaire par hasard un puritain du Connecticut, il faut peindre ce triste et désagréable héros.

Plus heureux que son adversaire, Isaac était né Américain et protestant. Jusqu’au jour où les écoles primaires, les journaux, la vapeur, le télégraphe électrique et les coups de canon, — distribués dans une sage mesure aux parties récalcitrantes de l’espèce humaine, — auront cimenté la liberté, l’égalité et la fraternité, on verra des Anglo-Saxons qui haïront des Irlandais qui les exècrent, des ministres protestans déclamer contre l’infâme Babylone où trône le pape, et des prêtres catholiques regretter la vieille inquisition, malheureusement passée de mode. La grande république des États-Unis, jusqu’ici le plus bel exemple de fusion pacifique des races que le le monde ait connu, est encore loin de ce bel idéal entrevu par les philosophes. Un parti orgueilleux et inhabile, les know-nothings, qui s’imagine que la divine Providence a créé l’Amérique du Nord pour lui seul, veut fermer ses portes aux émigrans d’Europe. C’est sur ce parti peu nombreux, mais puissant, que s’appuyait Craig. Il flattait leurs passions pour les faire servir à ses desseins.

Le lendemain du jour où parut l’article du Herald of Freedom contre Lewis, Craig, aussi résolu que son rival à vaincre ou à périr, voulut ameuter contre Acacia toutes les passions religieuses. C’était le côté faible du Français. Au Kentucky, comme ailleurs, on ne cherche pas volontiers querelle à un homme qui est riche, généreux, qui a un journal dans sa main, et qui, d’un coup de carabine Minié, tue un perroquet à cinq cents pas. Aussi Paul se faisait respecter de tout le monde ; mais les ministres de toutes les sectes, même ceux qui étaient à ses gages, le haïssaient secrètement. Acacia, élevé en France dans ces idées décentes qui sont le partage d’un si grand nombre de Français, était une pierre de scandale pour toutes les communions. En religion comme en amour, on pardonne plus volontiers aux ennemis qu’aux indifférens. Craig le savait, et c’est sur l’hostilité secrète ou déclarée des pasteurs protestans qu’il fondait ses plus grandes espérances. Il alla trouver Toby Benton, le ministre de la secte des méthodistes.

M. Toby Benton, ancien épicier qui n’avait pas fait fortune, cherchait dans le sacerdoce un asile contre les tempêtes du monde et de l’épicerie. Ennuyé de mêler sans succès l’ocre au café pilé et de vendre sous le nom de bougie de la chandelle fumeuse, il s’était jeté dans le sein du Seigneur. Tour à tour morave, anglican ou presbytérien, suivant les gens à qui il avait affaire, il avait rencontré Craig et s’était fait méthodiste. Je ne le blâme pas : les wesleyens valent bien les presbytériens, qui valent bien les anglicans, qui valent bien les puséyistes, lesquels ne sont guère inférieurs aux quakers. Au reste, toujours plein d’un zèle fervent pour la conversion des âmes, M. Benton composait de petits livres religieux qui se vendaient fort bien dans les wagons des chemins de fer du Kentucky parmi d’autres productions moins édifiantes, telles que l’Art de faire sa cour aux dames. Les livres de M. Benton se recommandaient par l’austérité de leurs préceptes. Il commentait la Bible avec une pieuse véhémence. Il comparait les catholiques à ces troupeaux de cochons que Jésus-Christ fit noyer dans le lac de Génésareth, et les autres dissidens aux Moabites et aux Ammonites. Ses coreligionnaires n’étaient rien moins que le peuple d’Israël, et lui-même, il était tantôt Moïse gouvernant les enfans de Jacob, tantôt, plus modeste, la nuée lumineuse guidant les tribus dans le désert. Tel qu’il était, avec ses petits livres, les souscriptions des fidèles et quelques spéculations assez heureuses sur les jambons qu’on envoyait à la Nouvelle-Orléans, M. Benton jouissait d’un revenu de trois mille dollars.

Dès que Craig fut entré, une négresse apporta une pinte de whiskey et une boîte de cigares, et les deux amis, restés seuls, sans plus de complimens, parlèrent de leurs affaires.

— Vous avez lu le Herald of Freedom ? dit Craig.

— Je l’ai lu. C’est une belle pièce d’éloquence, mais vous avez oublié l’essentiel.

— Vous m’étonnez ! Louche, bigame, échappé de Newgate, peut-on rien dire de plus fort ? L’Anglais est coulé à fond et entraîne avec lui son protecteur, ce damné Acacia, que l’enfer confonde !

Benton mit ses lunettes et regarda Craig en souriant.

— Suffit-il d’arracher l’ivraie, dit-il, pour faire pousser le froment ? Vous savez où est l’ange des ténèbres, et vous en avez averti vos frères. Ignorez-vous quel est l’ange de lumière, ou n’osez-vous le leur montrer ? Péchez-vous par ignorance ou par défaut de courage ?

— Bien. Vous voulez que je fasse une réclame en votre faveur. Nous nous entendrons parfaitement. Lewis vous fait concurrence, Acacia me ruine ; unissons-nous. Que le prédicateur donne la main au journaliste ! Vous avez plus d’intérêt que moi dans l’affaire.

— Moi ! Point du tout. Je prêcherai partout ailleurs aussi bien qu’à Oaksburgh. C’est vous qui voulez la mort du Français.

— Pourquoi faire ? Tous les jours il arrive qu’on tire au hasard un coup de pistolet, et que, sans y penser, on tue son ennemi. Ai-je besoin de vos sermons pour justifier ce hasard ? Cher ami, ne chicanons pas, comme deux avocats qui plaident à l’heure, et convenons de nos faits. Nous sommes trop Yankees tous deux pour nous tromper. Si vous êtes du Massachusetts, je suis, moi, du Connecticut ; l’un vaut l’autre. Que notre intérêt commun nous serve de lien ! Le roi Salomon a dû dire quelque chose d’excellent sur ce sujet. Voulez-vous prêcher seul à Oaksburgh ? Réunissez contre Acacia tous vos confrères. Dites-leur, ce qui est vrai, que son dessein est de les chasser tous, que ce swedenborgien n’est qu’un papiste déguisé, un abolitioniste et un impie, qui ose blâmer les décrets de la divine Providence, et affranchir une race que Dieu même a maudite dans la personne de Cham, premier roi d’Afrique. Prêchez, criez, ameutez, faites tout ce qui vous plaira : je vous appuierai et crierai plus fort que vous. Je rendrai compte de vos sermons, je ferai l’éloge de vos livres, et si avant un an la ville d’Oaksburgh reconnaissante ne vous fait pas présent d’un presbytère et de deux cents acres de bonnes terres du Kentucky, foi de Craig, je suis prêt à vous signer un bon de vingt mille dollars.

— Et quelle est votre part dans l’affaire ?

— Fort peu de chose ; je suis modeste dans mes désirs. Ne remarquez-vous pas que les affaires d’Oaksburgh sont mal administrées, et que l’ancien maire, qui vient de mourir, était un pauvre homme ? La ville possède plus de douze mille acres de terres excellentes, qui sont incultes. Cela nous déshonore aux yeux des étrangers. Un maire sage et habile…

— Achèterait ces terres publiques à vil prix et les revendrait fort cher. Bien, je vous comprends. Comptez sur ma voix et sur toutes celles de mon église. J’espère que vous ne m’oublierez pas dans l’achat des terrains.

— Convenu. Ce n’est pas tout : il faut dès à présent élever autel contre autel, et, s’il se peut, provoquer une émeute contre Acacia et son ami Lewis. Je connais Acacia, il est d’un naturel impatient et prompt, il fera quelque imprudence, on en viendra aux mains, et… Dieu sait ce qui peut arriver dans une bagarre : les balles ne connaissent personne.

— J’espère, dit gravement Benton, que vous ne pensez pas à le tuer ?

— Moi ! à quoi bon, très cher ? J’aime mon prochain comme moi-même. Si, ce qu’à Dieu ne plaise, mon prochain était tué par quelque maladroit, j’en serais très affligé ; mais je ne crois pas que cette crainte doive m’empêcher de travailler à la vigne du Seigneur et de chasser tous les papistes du comté. Un petit mal ne doit jamais empêcher un grand bien.

— Bien dit ! Ah ! cher ami, vous êtes un de ces braves enfans de Lévi que Moïse envoya massacrer vingt-trois mille Israélites après la construction du veau d’or. Vous avez la foi et les œuvres. Dieu vous récompensera.

— Je l’espère, répondit modestement Craig, et il sortit pour laisser le champ libre à son allié.

— Ténébreux coquin ! pensait Benton. Avec quel sang-froid il parle de tuer un homme ! Hélas ! pourquoi n’ai-je pas fait fortune dans la cannelle et le clou de girofle ? Cependant je ne puis pas quitter Oaksburgh. Il faut que je vive après tout ; tant pis si d’autres en meurent. Pourquoi vient-on se mettre en travers de mon chemin ? Si Acacia est tué, je ne serai pas complice du meurtre ; je le désavoue d’avance. Que le sang versé retombe sur la tête du meurtrier !

Après quelques réflexions de cette espèce, Benton ne pensa plus qu’à seconder Craig de tout son pouvoir. De son côté, celui-ci, qui ne comptait pas uniquement sur l’éloquence de son associé et sur ses intrigues pour venir à bout de son adversaire, prenait ses mesures avec Appleton. On verra bientôt l’effet de leurs complots.


V. — INTRIGUES ÉLECTORALES ET AUTRES.


Acacia faisait des préparatifs tout pareils. Il devinait le projet de son ennemi et guettait ses mouvemens avec le sang-froid et la clairvoyance d’un ancien soldat d’Afrique. S’il avait suivi son inclination, un bon duel aurait en quelques minutes terminé la querelle ; mais le duel n’est pas de mode aux États-Unis. Là, comme en Angleterre, on ne viole pas les lois, on les tourne. Vous connaissez la ruse d’Escobar et la manière d’éviter le duel en se promenant dans un champ et en attendant son homme. Escobar était Yankee, ou méritait de l’être. Il est interdit de se battre en duel, mais non pas de se défendre à main armée. Deux hommes se rencontrent sur une place publique, et, sans souci des voisins, échangent une douzaine de balles. Le jury manque rarement de déclarer que chacun des deux s’est trouvé dans le cas de légitime défense. Quelquefois les passans se mettent de la partie, et la mêlée devient générale. Acacia s’attendait chaque jour à quelque aventure de ce genre, mais il ne voulait pas la provoquer. Il redoutait la prévention naturelle des indigènes, et surtout des know-nothing, contre un citoyen de fraîche date. Sa générosité, sa gaieté, son caractère ouvert et facile, son esprit exempt de préjugés, prompt à se plier aux habitudes de tous, lui faisaient nombre de partisans parmi les Kentuckiens ; il avait d’ailleurs un ami chaud et dévoué dans l’intrépide Jeremiah, son ancien associé en Californie. Tout cela ne le rassurait pas encore. Il voulait devenir un chef de parti tout-puissant dans le comté d’Oaksburgh, et ne tuer Craig qu’après avoir pris ses précautions contre les suites naturelles de cette mort. Notre héros, comme on voit, n’avait rien d’idéal, et ne doit servir de modèle à personne. Cependant, avec ses vices et ses vertus, il n’avait guère d’autres ennemis que les pédans ou les satellites de Craig. Je n’ose dire qu’il eût réussi partout comme au Kentucky : les puritains de la Nouvelle-Angleterre l’eussent mis à l’index ; mais les gens du sud sont plus indulgens pour des vices dont ils ont eux-mêmes une bonne part. La franchise d’Acacia leur plaisait, et ses mœurs relâchées ne scandalisaient pas leur piété un peu tiède.

Avant tout, dans la lutte qu’il prévoyait. Acacia résolut de s’assurer un allié puissant et propre à la bataille, le bon Carlino Bodini. L’abbé, par métier et par tempérament, n’était pas belliqueux, mais il avait, comme tous les prêtres catholiques, une influence extraordinaire sur les émigrans irlandais. Ces pauvres gens, qui sont d’ailleurs, après les nègres, la race la plus maniable de la création, ont gardé de leur origine celtique une disposition naturelle à la paresse et aux batailles. Sur cent coups de poing ou de couteau, l’Irlande en donne ou reçoit quatre-vingt-dix. Que faire quand on aime à se chauffer au soleil ? On boit du whiskey, on se querelle, on se bat, et si l’on est armé, on se tue. Cette population errante et malheureuse, sur qui pèsera longtemps encore, même au-delà de l’Océan, le joug de l’implacable Angleterre, obéit, comme un troupeau de moutons, aux ordres de ses prêtres. Disons tout : sans les prêtres catholiques, la race irlandaise serait exterminée ou avilie depuis longtemps.

Voilà d’où venait la force de l’abbé. Heureux le candidat qui, dans les élections municipales, peut s’assurer le concours des poings irlandais ! son élection est certaine. Acacia le savait, et il alla rendre visite à Carlino. L’Italien était ambitieux. L’espoir d’obtenir, par l’influence d’Acacia, une cure, peut-être même une mitre d’évêque, le décida. Il promit le concours de ses Irlandais, et Acacia s’engagea de son côté à tenir à leur disposition pendant huit jours six tonneaux de bière, deux cents jambons et deux barils de whiskey.

En rentrant chez miss Alvarez, Acacia trouva Jeremiah Andersen et Lewis qui l’attendaient. La belle Julia leur tenait compagnie. L’Anglais, plongé dans la douce ivresse de l’amour, répondait à peine aux plaisanteries de Jeremiah. De son côté, Julia, qui était la coquetterie même, prenait plaisir à troubler par ses regards son grave et naïf adorateur. Dès son entrée. Acacia s’en aperçut, et en fut blessé.

— Elle ne m’aime pas, pensa-t-il, et il ne réfléchit pas qu’il n’était plus lui-même l’amant des anciens jours. Cependant il baisa tendrement la main de sa maîtresse et serra celle de ses amis.

— Tout va bien, dit-il, et nous gagnerons la partie.

— Quelle partie ? demanda l’Anglais.

— Celle que nous jouons contre Craig. Dans ce pays, tout est matière à élection, à discussion, à bataille. Il ne meurt pas un chat sans que les journaux l’annoncent, et, s’il est mort d’indigestion, expliquent au public le menu de son dernier repas. C’est ce qui rend l’Amérique si amusante, que je conseillerai quelque jour à tous les hypocondriaques d’Europe de venir la visiter. En France, Lyon crève de rage de n’être point Paris ; mais Oaksburgh n’envie rien à personne. On s’y prêche, on s’y injurie, on s’y tue comme à New-York ; personne n’a le spleen.

— l’Angleterre ne manque ni de journaux, ni d’élections, ni de coups de poing, dit fièrement John Lewis.

— Il vous manque, dit Acacia, cinq ou six races et religions ennemies, pour qui tout est champ de bataille. Chez vous, le bâton d’un policeman fait fuir plusieurs milliers d’hommes. Ici le policeman lui-même a des opinions politiques, et les soutient unguibus et rostro, c’est-à-dire à coups de poing et à coups de revolver. Vous verrez cela dans trois semaines, quand on élira le nouveau maire. Jeremiah, quel est ton candidat ?

— Toi, si tu veux.

— Grand merci. J’ai d’autres affaires. Est-ce que nous laisserons le champ libre à Craig ? Mon cher ami, je veux que tu sois maire. Si ce coquin de Yankee est nommé, la place ne sera plus tenable.

— Je veux vivre en paix, dit Jeremiah. Dès que je serai maire, on criera sur les toits que je m’enrichis aux dépens du public, que j’emploie l’argent de la ville à réparer ma maison et le chemin qui y mène ; si je fais poser des réverbères, on dira que je suis actionnaire de la compagnie des gaz ; si je fais macadamiser la ville, que je suis intéressé dans l’entreprise ; si j’envoie les policemen ramasser les ivrognes dans la rue, on criera contre ma tyrannie et mes prétoriens à un dollar par tête ; si je parle en public, on me sifflera, ou, si l’on m’applaudit, le journal de Craig dira que je suis sifflé ; si je bois un verre de vin avec des amis, on dira que je scandalise la ville par mon luxe et mes débauches, et si je ne bois que de l’eau, que je m’enivre à domicile. Je serai appelé tous les matins voleur, assassin, suborneur, adultère, ivrogne et Irlandais ; deux fois par mois, je serai brûlé en effigie. Mon cher ami, fais maire qui tu voudras : je suis prêt à combattre avec toi ; mais pour briguer des fonctions publiques, je ne suis pas si sot.

— As-tu tout dit, Jeremiah ? Eh bien ! tu seras maire en dépit de toi-même. C’est une lâcheté d’abandonner un ami dans le danger.

— Pourquoi ne t’offres-tu pas toi-même aux suffrages ?

— Parce que je suis étranger, et que les know-nothing, qui voteraient contre moi en faveur de Craig, te préféreront toujours à un Yankee. Si Craig devient maire, toutes mes entreprises s’en vont à vau-l’eau, car le monde est toujours pour le plus fort. Je serai obligé de le tuer comme un chien, en pleine rue, et c’est ce que je veux éviter. Je veux, si je le tue, avoir pour moi les témoins, les jurés et le peuple. Tu prétends vivre en paix ! Imprudent ! est-ce qu’on vit en paix quand on déplaît au parti dominant ? Tu seras obligé ou de servir Craig à genoux, ou de résister seul après m’avoir laissé périr. Le lion vit en paix parce qu’on craint ses dents et ses griffes ; mais l’agneau est toujours mangé par les loups ou par les hommes. Sois lion pour ne pas être agneau ; ou si tu n’as pas le courage de combattre, sors du Kentucky, tu n’es pas digne de vivre au milieu de cette race généreuse qui a civilisé les Indiens à coups de carabine et peuplé la grande vallée de la virginie. Va visiter cette Europe où le soleil se lève, où les peuples engourdis ne demandent à Dieu que le repos et la sécurité ; va voir Paris et Londres ; tu pourras être un honnête homme et un citoyen paisible, mais tu ne seras jamais un libre et glorieux Kentuckien.

— Que dites-vous d’un si beau discours, miss Alvarez ? dit Jeremiah en souriant.

— Je dis que Paul a parlé vaillamment, comme il sait agir, répondit Julia. Si j’étais Kentuckien, je ne céderais pas la place à un Yankee.

— Qu’est-ce que la mairie d’Oaksburgh, reprit Acacia, sinon le premier degré de l’échelle ? Qui t’empêche de devenir représentant au congrès, chef de parti, président des États-Unis, et de marcher l’égal des rois ? Est-ce l’exemple de James Knox Polk, l’ouvrier sellier, qui t’effraie, ou celui de Franklin Pierce, dont on pouvait faire un excellent greffier, et qu’on vient de nommer président ?

— Allons, puisque tu le veux, et que miss Alvarez pense qu’on ne doit pas reculer devant un Yankee, j’accepte. De ton côté, songe à combattre vaillamment.

— L’abbé Carlino me répond des Irlandais ; avec cinq ou six tonnes de lager-bier, j’aurai tous les Allemands. Notre ami John se charge de séduire les dames.

— Quel rôle jouent les dames dans les élections ? demanda l’Anglais.

— Le rôle principal, comme dans tous les pays du monde. Vos contes les amuseront, vos discours mystiques sur la double nature de l’homme les enlèveront au septième ciel, votre qualité d’Anglais fera le reste. A beau prêcher qui vient de loin… Quant à moi, je battrai la caisse pour tous dans mon journal, et je me charge des rafraîchissemens.

— En vérité, monsieur, dit Lewis, si je n’avais pas charge d’âmes et si je n’avais pas résolu de consacrer à l’abolition de l’esclavage les forces que Dieu m’a données, je quitterais le Kentucky aujourd’hui même.

— Pourquoi cela ? dit Acacia. Parce que vous êtes dans la coulisse et que vous voyez la peine que se donnent les machinistes. Croyez-moi, ne faites pas le dégoûté ; ce sera une fort belle pièce, et très applaudie le jour où nous la jouerons. Est-ce une comédie ou une tragédie ? Le jeune premier épousera-t-il celle qu’il aime, ou le héros sera-t-il assassiné par le traître ? Je l’ignore ; mais soyez sûr que vous ne vous ennuierez pas. Un jour, si vous retournez à Londres, vous aurez plaisir à raconter vos souvenirs à vos amis. Suivez seulement mon conseil, et, dans l’intérêt de vos doctrines, ne vous hâtez pas trop de parler de l’affranchissement des nègres. Attendez que le public s’accoutume à vous. Sinon, la pièce pourrait finir dès le premier acte, et le héros, jeté dans un baril de goudron liquide, et emplumé, prêterait à rire aux spectateurs. Au ravoir, miss Alvarez. Viens avec moi, Jeremiah. Il est temps de répondre au feu de Craig.

Les deux amis sortirent et laissèrent John Lewis seul avec Julia.

La belle créole était nonchalamment assise, les bras croisés, les yeux à demi fermés. Entre les paupières passait languissamment un regard plus doux que le miel d’Hybla et plus pénétrant que l’acier le mieux trempé. Le bon swedenborgien ne s’était jamais vu à pareille fête. L’Anglaise la plus belle a toujours quelque chose d’original et de heurté où le regard s’arrête et s’accroche : c’est un mélange de raideur puritaine et d’orgueil anglo-saxon qui étonne beaucoup plus qu’il ne séduit. On devine la femme qui est libre avant le mariage et maîtresse impérieuse au logis après la cérémonie nuptiale. Julia, Espagnole, créole et catholique, était la grâce même ; malheureusement elle avait aussi toute l’étourderie des nègres à qui la bienfaisante Providence a ôté la prévoyance et le bon sens, pour qu’ils sentissent moins leur misère. Du premier coup d’œil, elle vit que l’Anglais l’aimait, et elle s’amusa de cette passion soudaine. Elle avait aimé déjà, et, comme dit Byron, après le premier amant la femme n’aime plus que l’amour : elle voulut exciter la jalousie d’Acacia, et choisit le pauvre Lewis pour victime de sa coquetterie.

— C’est une glorieuse entreprise que la vôtre, monsieur, dit-elle après un instant de silence. Affranchir une race méprisée et braver les moqueries et la haine des hommes, voilà ce qu’on voit rarement au Kentucky.

— Miss Alvarez, dit-il avec gravité, c’est le devoir de tout bon Anglais de venir au secours des faibles et des opprimés. C’est un Anglais qui inventa la philanthropie. L’Angleterre, disait notre grand Wilberforce, est le palladium de la liberté. Partout où s’étend une main libre et généreuse, cette main est celle d’un Anglais.

Un bâillement étouffé entr’ouvrit légèrement les lèvres de Julia.

— Chose étrange, pensait-elle, qu’un Anglais en tête à tête avec la femme qu’il aime passe le temps à lui vanter l’Angleterre !… J’ai lu, dit-elle tout haut, le Semi-Weekly Messenger qui rend compte de vos travaux apostoliques. Vous avez dû courir bien des dangers dans les montagnes du Thibet, et c’est un grand bonheur que la fille du grand-lama ait pris soin de vos jours. Partout les femmes adoucissent ou préviennent les effets de la fureur des hommes.

— Oui, miss Alvarez, quand elles sont belles et bonnes comme vous l’êtes.

La réponse de l’Anglais fut si prompte, qu’il n’eut pas le temps de la réflexion ; il en fut surpris et presque effrayé. Sa phrase ne disait pas : Je vous aime, mais le ton et l’accent de la voix le disaient clairement. Il baissa les yeux, maudissant sa témérité. Lewis, très fort en théologie, connaissait peu de chose en amour. Julia rougit un peu, et se remit aisément. Elle aimait Acacia, mais elle aimait encore plus qu’on la trouvât belle, et souffrait trop volontiers qu’on le lui dît. Pardonnez-lui : c’est au pôle et sur les côtes du Groenland qu’on connaît l’amour vrai et désintéressé ; les gens du midi ne connaissent que le plaisir.

— Je ne suis ni belle ni bonne, dit Julia ; mais je suis sensible aux malheurs de mes frères, qui sont esclaves comme je l’ai été moi-même. Je n’oublie pas que la générosité de M. Acacia m’a seule tirée de la servitude, et qu’il a fait de moi une femme libre, riche et heureuse.

Le nom du lingot excita la jalousie de l’Anglais.

— Vous l’aimez beaucoup ? dit-il.

— Oui, dit Julia en souriant, je l’aime comme l’ami le plus tendre et le plus dévoué. Je lui dois tout.

— Ah ! dit Lewis en soupirant, pourquoi ne me suis-je pas trouvé là quand le barbare Craig vous mit en vente ? Je n’aurais laissé à personne le bonheur de vous rendre la liberté ; mais je puis encore vous servir.

— Comment ? dit Julia étonnée.

— Il a sauvé le corps périssable, je veux à mon tour sauver votre âme immortelle. Miss Alvarez, vous êtes la plus belle des femmes et la meilleure, mais vous êtes plongée dans les ténèbres du papisme. Vous avez la beauté et le parfum du lis qui croît dans la solitude ; votre cœur est un temple dont les murailles sont faites de jaspe et de pur diamant taillé par un artiste divin, mais dans ce temple admirable vous offrez des sacrifices aux faux dieux. Vous ignorez la vie spirituelle et ce monde innombrable d’esprits qui nous entourent, qui nous pénètrent de leur substance, qui dirigent à notre insu nos pensées et nos actions. Vous ignorez ces êtres puissans qui comblent l’immense et effrayant intervalle qui nous sépare du Créateur, et toute cette hiérarchie céleste dont Swedenborg seul et quelques-uns de ses disciples bien-aimés ont pu contempler le merveilleux spectacle. Et quelle âme fut jamais plus digne que la vôtre d’un tel bonheur ? C’est vous que Salomon voulut désigner dans le Cantique des Cantiques sous la figure de l’aimable fiancée qui cherche son époux, c’est vous…

Ce discours aurait pu durer longtemps, car John Lewis était fort sincère et se sentait entraîné par son éloquence ; mais miss Alvarez jugea à propos d’y mettre un terme. Elle était trop bonne catholique pour entendre parler sans indignation des visions de Swedenborg, et trop femme pour se plaire longtemps à des discours où la métaphysique la plus aiguë se combinait avec l’amour. Tranchons le mot : Lewis l’ennuyait. Elle n’en laissa rien voir, mais elle se hâta de changer de conversation. Lewis s’aperçut enfin qu’elle avait des distractions, et sortit enchanté de son succès. — Elle m’écoute, se disait-il, c’est beaucoup ; encore un peu de temps, et je la convertirai. Peut-on refuser son cœur quand on a laissé convaincre son esprit ? Qu’elle est belle ! Elle est très riche. Je l’épouserai, je l’emmènerai en Angleterre, je serai évêque à mon tour, et je siégerai à la chambre des lords. J’aurai le plaisir de braver le préjugé en mêlant son sang au pur sang saxon, le plus noble de tout l’univers ; je l’élèverai jusqu’à moi, et je ferai à la fois ma fortune et son bonheur.


VI. — TEL VA CHERCHER DE LA LAINE QUI REVIENT TONDU.


C’est au milieu de ces rêves dorés que s’endormit le docteur John. Le lendemain, au point du jour, il fut éveillé par un grand bruit de tambours, de trompettes, de grosses caisses, de tam-tams et de clarinettes. Il mit la tête à la fenêtre et vit douze ou quinze cents personnes qui attendaient son réveil. Au premier rang, une vingtaine d’Allemands soufflaient dans des cuivres l’air de Yankee doodle. Debout sur les marches de pierre de la maison d’Andersen, Acacia, tenant de la main gauche un papier, et de la droite un bâton levé, semblait un chef d’orchestre qui dirigeait et contenait l’enthousiasme de la foule. Aussitôt que l’Anglais parut. Acacia fit un signe, et les musiciens gardèrent le silence. À un second signe, tous les assistans poussèrent un cri formidable : hurrah pour John Lewis ! Ce cri fut répété neuf fois, et le docteur salua en mettant la main sur son cœur. Au troisième signe du lingot, les hurrahs cessèrent, et Acacia, ôtant son chapeau, prononça d’une voix claire un discours admirable à la louange de John. Les bornes de ce récit ne permettent pas de rapporter en entier ce discours, chef-d’œuvre du genre démonstratif. Voici les dernières paroles : « Sois le bienvenu dans nos murs, noble enfant de la glorieuse Angleterre ! Sois le bienvenu, envoyé d’une religion de paix et de miséricorde, apôtre de l’Inde et du Thibet, de la Chine et du Népaul, qui as échappé comme Daniel à la griffe des lions, et comme Abdénago aux flammes de la fournaise. Enfant de la vieille Angleterre, la jeune Amérique te salue ! »

Les hurrahs redoublèrent. Au signal d’Acacia, une jeune fille de dix ans monta sur une échelle et présenta au docteur un bouquet de fleurs de magnolia. Pendant ce temps, John Lewis cherchait une réponse : il était fort embarrassé ; le lingot ne l’avait pas averti, pour qu’il pût jouer son rôle avec plus de naturel et de simplicité. Dans les pays parlementaires, chacun s’habitue de bonne heure à parler sans préparation. On parle au club, au meeting, sur la borne, partout. Le robinet de l’éloquence anglaise et américaine n’est jamais fermé. Malheureusement John n’était qu’à demi habillé : sa cravate était mise de travers, son gilet mal boutonné, sa barbe était longue. On sait combien ces détails influent sur les dispositions des plus grands orateurs. Enfin, au milieu du silence général, le docteur fut forcé de parler. « Messieurs, dit-il avec émotion, je vous remercie de l’honneur que vous me faites, et je l’accepte, non pour moi, mais pour la grande nation à laquelle j’appartiens et pour la sainte cause à laquelle je suis résolu de donner mon temps et ma vie… »

Il voulait continuer, mais Acacia, craignant qu’il ne s’embourbât dans quelque profession de foi trop explicite, fit signe aux musiciens de jouer la Marseillaise. Les instrumens couvrirent la voix de Lewis. La précaution était bonne ; les plus courtes harangues sont toujours les meilleures, et, comme dit Sancho Pança, celui qui ne parle pas est le seul qui ne dise pas de bêtises.

La foule se dispersa, et le lingot entra dans la maison d’Andersen.

— Ai-je bien fait les choses ? dit-il à John Lewis. Je vous ai servi un enthousiasme de première classe. Notez que c’est moi qui fais les frais.

— Quels frais ? demanda l’Anglais étonné.

— Parbleu ! croyez-vous qu’on réunisse gratuitement douze cents badauds pour donner une sérénade à un inconnu ?

— Quoi ! payez-vous tous ces gens-là ?

— Non ; je paie les musiciens et quelques hommes qui donnent le ton, c’est assez. Le reste a suivi, et crie par plaisir et par amour de l’art.

— Je vous remercie, dit l’Anglais ; mais vous auriez mieux fait d’attendre mon premier sermon avant de me décerner les honneurs d’une sérénade.

— Vous n’y connaissez rien, cher ami. Il fallait répondre vivement et promptement à l’article de Craig. Ma réponse, la voilà : c’est l’enthousiasme spontané que votre vue excite. Votre discours a été excellent. Je vous ai arrêté à temps ; vous alliez gâter vos affaires et les miennes. Un homme de votre mérite doit remercier en trois mots, comme un prince… À propos, savez-vous la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

M. Toby Benton, pasteur méthodiste et ami de Craig, va donner une représentation à notre bénéfice dans ma propre église.

— Plaisantez-vous ?

— Jamais. Descendez et lisez l’affiche qui est au coin de la rue. Le Français disait vrai. Benton, d’accord avec Craig, offrait de prêcher dans l’église même d’Acacia aussitôt après le sermon de Lewis, et de réfuter de point en point le sermon de son rival. En revanche, il demandait que John fût soumis le dimanche suivant à la même épreuve dans le temple de Craig.

— Et vous acceptez le défi ? dit l’Anglais.

— Si je l’accepte ! des deux pieds et des deux mains ! Ma recette va tripler. Tout Oaksburgh y sera, et je vais élever à deux dollars le prix des places. C’est ici, mon cher ami, qu’il faudra vous distinguer. Ce sera pour vous Austerlitz ou Waterloo ; point de milieu. Au reste, je serai là pour vous encourager, et au besoin pour vous soutenir avec ma garde irlandaise.

— Vous craignez quelque bataille ?

— Je ne crains ni n’espère, j’attends. Je connais la perfidie de Craig, La proposition de Benton cache un piège. Ce coquin d’Appleton, que j’ai chassé, vient d’entrer à son service, et je sais de bonne part qu’ils ont enrôlé une grande partie des méthodistes. Appleton est homme d’exécution ; il a vu le feu, il a de l’influence parmi les know-nothing ; je suis certain qu’il y aura bataille, et j’ai pris mes précautions. J’ai vingt-cinq paires de poings irlandais qui manœuvrent avec une pesanteur et une précision admirables.

— Et vous allez faire du temple un champ de bataille ?

— Très cher, on se bat où l’on peut, et non pas où l’on veut. Si j’étais l’agresseur, j’attaquerais l’ennemi en pleine campagne pour ne pas effrayer les femmes et les enfans ; mais je suis forcé de me défendre, j’accepte le combat, que je n’ai pas provoqué. Venez voir mon lieutenant Tom Cribb. C’est lui qui commande la brigade des enfans de la verte Érin. Ses cicatrices vous diront ses exploits.

Tout en parlant. Acacia conduisit son ami dans un chantier. Un homme de cinquante ans, grand et gros, à la face rubiconde, aux yeux et aux cheveux noirs, travaillait en chantant un refrain d’Irlande.

— Tom Cribb, dit Acacia, le gentleman que tu vois est M. John Lewis, qui doit prêcher dimanche dans Acacia-Hall.

L’Irlandais toisa Lewis des pieds à la tête.

— Monsieur est Anglais, dit-il, et protestant. Cribb se moque de ses sermons.

— Tom, dit sévèrement le lingot, as-tu oublié les leçons de l’abbé Bodini ? M. Lewis est mon ami, et celui de l’abbé. On ne te demande pas de l’écouter, mais de l’applaudir et de frapper sur les know-nothing.

— Oh ! pour frapper, c’est mon fort ! Comptez sur moi. Ah ! si j’avais encore la force de mes vingt ans !

— Diable ! dit Acacia, quel homme étais-tu à vingt ans ? Aujourd’hui tu assommerais un bœuf à coups de poing !

— Le poignet est pesant comme un marteau, mais les jambes sont faibles après boire.

— Pauvre garçon ! À dimanche.

— Qu’est-ce que cette bête brute d’Irlande ? dit l’Anglais quand il fut sorti du chantier avec Acacia.

— Ce n’est pas une bête brute, dit le lingot, c’est un ouvrier robuste et vaillant, qui aime trop à boire, et qui hait les protestans et les Anglais. S’il avait su lire et écrire, ce serait un des hommes les plus distingués de ce pays ; mais les instincts animaux ont pris aujourd’hui l’empire. Ses enfans, élevés dans les écoles du Kentucky, n’ont rien de l’insouciance et de la brutalité de leur père.

— La race irlandaise est incorrigible, dit l’Anglais. On ne fera jamais d’un Irlandais un citoyen utile et paisible.

— John, mon pauvre ami, vous êtes Anglais des pieds à la tête. Vous vous étonnez que l’homme qui reçoit un coup de bâton rende un coup de couteau. Allez préparer votre sermon, vieil enfant du comté de Kent. Vous n’êtes bon qu’à prêcher.

Trois jours après, tous les citoyens d’Oaksburgh et tous les riches fermiers du comté se pressaient devant la porte d’Acacia-Hall. Au-dessus du temple flottait le drapeau étoilé des États-Unis. En tête du bataillon serré des méthodistes marchait le gigantesque Appleton. Tous s’avancèrent en rang, d’un pas ferme et régulier comme celui d’une compagnie de milice. Ils ne portaient point d’armes apparentes à cause du respect dû au temple, mais on voyait qu’ils attendaient impatiemment la bataille. Derrière eux venait Craig, étroitement boutonné dans son habit. Il jeta sur Acacia un regard plein de haine et de défi ; la figure du lingot n’exprimait qu’une bonhomie placide et une parfaite sérénité. En face des méthodistes et du côté opposé à la chaire s’assit le vaillant Tom Cribb avec la brigade irlandaise. À quelque distance étaient Deborah et les autres femmes. Lucy était assise à l’écart devant un orgue-harmonium que le lingot avait acheté à Louisville, et qui portait, suivant l’usage, la marque de Paris, bien qu’il eût été fabriqué à Londres. C’est ainsi que les deux Amériques achètent, sous le nom des chefs-d’œuvre de l’art parisien, la pacotille des manufactures anglaises.

Au fond de l’église, et couverte d’un long voile, s’assit Julia. La belle Espagnole avait voulu venir malgré les conseils de son amant et de l’abbé Carlino. L’un craignait quelque accident pour sa maîtresse pendant la bagarre qu’il prévoyait ; l’autre craignait pour la foi de sa pénitente. S’il avait permis que Tom Cribb et ses amis parussent au temple, c’est qu’il connaissait l’invincible horreur de tout bon Irlandais pour la religion des Anglais ; d’ailleurs, sans ajouter foi entièrement aux promesses d’Acacia, il entrevoyait avec plaisir la perspective de l’évêché. Enfin il ne s’agissait, après tout, que de rosser les hérétiques. Une foule indifférente et curieuse remplissait le reste du temple. Près du lingot et de Tom Cribb se tenait Jeremiah, prêt à tout, et particulièrement à assommer Craig ; mais il ne devait combattre qu’à la dernière extrémité.

Dès que tout le monde fut assis, les Allemands jouèrent une symphonie religieuse. Lewis monta en chaire, et commença le service divin. On chanta le psaume : Bless God, my soul ; thou Lord above, et l’Anglais se leva pour parler. L’espoir, la crainte ou la haine étaient au fond de tous les cœurs. Un silence profond s’établit dans ce temple, où plusieurs milliers d’hommes étaient réunis.

Lewis, d’une voix pleine et sonore, annonça le sujet de son discours : le Christ sauveur et civilisateur du monde. Il prit pour texte ces paroles de l’Évangile : Allez et enseignez toutes les nations. Il déclara d’abord que les philosophes les plus illustres de l’antiquité n’avaient pu, par leurs propres forces, atteindre à la lumière divine ; il fit en peu de mots l’analyse de leurs contradictions et de leurs erreurs sur les questions les plus importantes, sur la nature et l’existence de Dieu, sur la nature de l’homme et sur la vie future ; il ajouta qu’on devait surtout attribuer à l’absence de la révélation, confinée en ce temps-là dans un coin ignoré de l’univers, toute la barbarie des lois païennes, l’ignorance du droit des gens, et le honteux esclavage d’une grande partie du genre humain.

Au mot d’esclavage, tous les assistans furent émus, et Craig sourit : il espérait que l’Anglais s’enfoncerait étourdiment dans quelque dissertation abolitioniste, et mettrait le pied dans ce piége-à-loup dont il ne connaissait pas la profondeur ; mais ses espérances furent trompées. D’un regard sévère. Acacia avertit le révérend qu’il se fourvoyait, et Lewis tourna bride sur-le-champ. Il fit entendre que ses paroles s’appliquaient seulement aux esclaves de l’antiquité, qui étaient du même sang, de la même couleur et de la même religion que leurs maîtres. Après avoir prouvé la nécessité d’une révélation, il déclara que l’Évangile était cette parole divine qui devait sauver et régénérer l’humanité. Il montra la nécessité d’interpréter la Bible avec la raison, et les progrès que la race anglo-saxonne avait faits depuis trois siècles dans cette interprétation. Il ajouta qu’elle seule, et quelques autres portions privilégiées de l’Europe, telles que Genève, la Hollande et la Prusse, étaient en possession de la vérité ; que les dissidences nombreuses qu’on reprochait aux protestans attestaient seulement l’étendue et la profondeur de cette révélation divine qui pouvait suffire à tant d’interprétations différentes et également raisonnables ; que ces interprétations étaient le meilleur témoignage du zèle aussi ardent qu’éclairé de l’Angleterre et des États-Unis pour la recherche de la vérité. Il dit que la divine Providence avait confié aux races germaniques, comme un dépôt sacré, la foi chrétienne, et qu’elles devaient reconnaître ce bienfait en la répandant par toute la terre ; que l’Angleterre et la grande république américaine avaient rempli leur devoir, et qu’elles auraient, au jour du jugement, la part de l’ouvrier laborieux qui a vaillamment terminé sa tâche. Cependant il manquait encore quelque chose à leur gloire. Le christianisme n’est pas une doctrine immobile, qui regarde en silence les générations descendre dans l’abîme de la mort : c’est un soleil lointain dont on distingue tous les jours davantage la forme, le volume et la splendeur. La raison humaine est le télescope divin qui se perfectionne tous les jours et permet aux hommes de voir plus clairement leur origine et leur destinée. Saint Augustin alla plus loin que saint Jean, et Swedenborg plus loin que saint Jean et saint Augustin, ses maîtres et ses prédécesseurs. Il a retrouvé sans miracle, et avec les seules forces de sa raison, ce monde sublime des esprits que saint Jean n’avait vu qu’en extase. Saint Jean fut le disciple favorisé de Jésus ; mais Swedenborg est un voyant à qui Dieu a permis de percer les mystères de l’infini.

Ainsi parla pendant trois heures le docteur John, gravement, savamment et longuement, à la mode anglaise. On s’étonnera moins de la patience de ses auditeurs, si l’on veut bien se souvenir qu’au congrès de Washington un homme s’empare quelquefois de la tribune le lundi, et ne l’abandonne à ses adversaires que le jeudi ou le vendredi. Il n’y eut ni bâillement, ni toux, ni remuement de chaises, ni conversation à voix basse, ni sommeil, dans cette assemblée de trois mille personnes. Oyez ceci, orateurs de France, et obtenez un pareil triomphe si vous pouvez !

Ce fut réellement un triomphe. On n’applaudit pas, le lieu le défendait, mais toutes les figures, sauf celles du sombre Craig et du rébarbatif Appleton, exprimaient une satisfaction sans mélange. Acacia seul fut tenté de bâiller, mais il se contint pour ne pas donner le mauvais exemple. Lewis plut aux dames et surtout aux filles à marier. Sa belle taille, sa gravité, l’évêché de Calcutta qu’il avait refusé, mais qu’on pouvait le forcer d’accepter, sa qualité de célibataire et ses aventures extraordinaires, attestées par le véridique Acacia, lui donnèrent tous les cœurs, — excepté les plus précieux de tous, ceux de Lucy Anderson et de la belle Julia. Deborah versait des larmes de joie et d’orgueil. — Quelle intelligence ! pensait-elle, quelle hauteur de pensée, quelle grandeur d’âme ! quelle simplicité naïve ! quel touchant assemblage des qualités qui font l’apôtre et l’époux adoré !

Pendant ce temps, Craig était mal à son aise. Le discours de Lewis, plein de gravité, de science et d’ennui, était un vrai chef-d’œuvre où le critique le plus malveillant n’eût su mordre. Cependant il cherchait une querelle. Appleton l’interrogea du regard ; il baissa les yeux pour ne pas répondre à ses questions. Heureusement le fidèle Benton lui restait.

M. Toby Benton, colérique et bilieux comme son associé, était dans une grande perplexité. Ce n’est pas une petite affaire que de haranguer des gens qui viennent d’être harangués durant trois heures. Cependant il monta en chaire avec un front assuré et annonça le sujet de son discours : Point de connivence avec l’iniquité ! Dans un exorde acerbe et qui commença à troubler l’assemblée, il s’éleva contre ces novateurs qui cherchaient à raffiner la religion, à la volatiliser dans leurs alambics ; il dénonça Swedenborg et ses disciples comme des imposteurs et des prêtres de Baal. Tout ce discours fut extrêmement violent et blessant pour Lewis. Benton et Craig l’avaient concerté d’avance, afin de pousser leurs adversaires aux voies de fait, et d’accuser ensuite l’Anglais du scandale. Acacia et ses amis ne laissèrent voir aucune émotion, mais ils sentaient que la foudre allait éclater, et ils se tenaient prêts. Les dernières paroles de Toby donnèrent le signal de la bataille.

— Les swedenborgiens, dit en terminant le prédicateur, sont des chevaux, les papistes sont des chiens…

— Et toi, dit Tom Cribb en se levant, tu es un âne !

Ce mot, que personne n’avait prévu, causa dans le temple une confusion inexprimable. Les cris, les rires, les murmures, les insultes, s’élevèrent de toutes parts. Toby Benton, plein de rage, descendit de la chaire les poings fermés et serrant les dents. Il marcha sur l’Irlandais et lui asséna un coup furieux dans la figure. Tom Cribb, le nez meurtri, riposta par un autre coup de poing qui fit tomber le pauvre Toby sur les genoux de Craig. Ce dernier se leva à son tour et cria à Appleton : — En avant, enfans du vrai Dieu !

À ce signal, le puissant Appleton s’avança en face de l’indomptable Cribb, et l’on vit commencer la plus furieuse boxe qu’on puisse imaginer. Solides comme deux arches de pont, les deux adversaires avaient la force, la fureur et l’aspect de deux taureaux sauvages. Le pied gauche en avant, le haut du corps rejeté en arrière, les yeux étincelans, ces deux champions s’attaquèrent avec un courage égal. On entendait leurs poings retomber en cadence sur leurs poitrines avec la pesanteur et le bruit des marteaux sur les enclumes. Plus habile à frapper qu’à parer, Tom Cribb cassa d’un coup deux dents à son adversaire. Appleton, sans perdre courage, le frappa au creux de la poitrine et lui fit cracher un sang noir, Cribb en fut ébranlé, et son ennemi, profitant de son hésitation, redoubla le coup ; mais l’Irlandais, ramassant toutes ses forces, termina le combat d’un coup de tête dans le ventre. Appleton alla rouler sous les chaises des assistans.

Après cet exploit, la mêlée devint générale. Les femmes et les enfans fuyaient hors de l’église en poussant des cris affreux. Les hommes qui n’étaient pas mêlés à la querelle suivirent cet exemple plus lentement, et les Irlandais de Cribb, restés seuls en présence des méthodistes d’Appleton, firent des prodiges de valeur. Moins nombreux que leurs adversaires, mais encouragés par le succès et l’exemple de leur chef, ils s’avançaient vers le fond du temple, balayant tout devant eux. Rangés sur quatre rangs de six hommes de front, ils avaient le poids et la puissance irrésistible de la phalange macédonienne. À côté d’eux marchait en serre-file, la tête haute, le terrible Tom Cribb, qu’aucun méthodiste n’osait aborder après la défaite d’Appleton. Acacia, immobile à sa place, dirigeait l’action sans y prendre part, comme Napoléon suivait avec sa lunette les mouvemens des Russes et des Autrichiens à Austerlitz. Craig, avec le même sang-froid, faisait sa retraite en évitant soigneusement le combat et les combattans. Chacun d’eux sentait que le moment n’était pas venu de se lancer dans la mêlée. Un bon général ne doit s’exposer à être tué que dans les occasions extraordinaires.

En quelques instans, le temple se trouva vide, et le combat devint sanglant. Je ne parle pas des nez meurtris, des yeux pochés, des poings foulés, et des autres résultats habituels de la boxe. Quelque chose de plus grave se préparait. Un Irlandais, qui avait la lèvre fendue, tira de sa poche un revolver et fit feu sur son ennemi. Celui-ci riposta aussitôt avec un pistolet, et de toutes parts on entendit siffler les balles. À ce bruit, Acacia, qui était resté jusqu’alors dans le temple, se hâta de sortir et courut sur le champ de bataille. C’était une grande pelouse verte, plantée de chênes énormes, qui s’étendait depuis l’église jusqu’à un précipice à pic au bas duquel coulait le Kentucky. De l’autre côté de la rivière étaient d’immenses prairies, entrecoupées de forêts, qui se prolongeaient jusqu’au pied des monts Cumberland. Chacun des deux partis s’efforçait de pousser l’autre dans le précipice. Cependant ni les uns ni les autres n’avaient obtenu de succès décisif. Dès les premiers coups de pistolet, chaque combattant se hâtait de tirer et se couvrait du tronc d’un chêne pour échapper au feu de l’ennemi. Acacia, voyant que cette lutte ne décidait rien, s’élança le premier et mena les Irlandais à la charge. Tous le suivirent. Sans s’inquiéter des balles qui tombaient autour de lui comme la grôle, il marcha hardiment sur un gros de méthodistes qui faisaient feu au hasard. Ces coups, mal dirigés, ne le touchèrent pas.

— En avant ! cria-t-il à ses hommes, et, sans perdre de temps à tirer, il rallia les Irlandais autour de lui et poussa l’ennemi jusqu’au bord du précipice. Là, toutes les armes étant déchargées, la lutte recommença avec plus de fureur à coups de poing et à coups de crosse de pistolet. Enfin les méthodistes, poussés à bout et découragés par l’absence de leurs chefs, demandèrent une trêve. Acacia, qui craignait de se rendre odieux en poussant plus loin sa victoire, les renvoya chez eux.

Ainsi finit la bataille. Le lingot, partout vainqueur, se hâta de proclamer son triomphe. Il n’y eut pas de morts, mais dix ou douze blessés furent portés dans leurs maisons. Ceux d’Acacia reçurent chacun cinquante dollars, outre deux gallons de whiskey et trois jambons. Tom Cribb, le vainqueur d’Appleton, reçut des félicitations particulières et cent dollars pour la formation des Irlandais en phalange, si heureusement renouvelée des Grecs, comme disait Acacia.

— C’est payer bien cher, dit le docteur John, la tête sans cervelle d’un Irlandais !

— Mon cher monsieur, répondit le lingot, il est vrai que je pourrais m’en tirer à meilleur compte ; mais à ce prix je suis sûr de son inviolable dévouement. Craig, qui est un ladre, ne voudra jamais surenchérir, et, croyez-moi, nous ne sommes pas encore au dénoûment de la tragédie. Ce coquin de Yankee nous jouera de mauvais tours jusqu’à ce que je lui torde le cou ; malheureusement il est trop habile pour m’en fournir l’occasion. Ce matin, il s’est fort ménagé, bien qu’il se rongeât les ongles de fureur en voyant faiblir ses hommes. Il attend sans doute une occasion plus importante. Tenons-nous sur nos gardes, et ne méprisons personne, même les enfans de la verte Érin, qui vous valent bien, à leur jugement et au mien : ceci soit dit sans vous offenser, cher John.

  1. Les rowdies sont quelque chose d’équivalent à nos rôdeurs de barrières.
  2. Attorney, procureur.