Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVIII/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII/3e voyage de Cook/Chapitre I

Suite du CHAPITRE PREMIER.

Premières opérations du voyage jusqu’au départ de la Nouvelle-Zélande.

Les deux vaisseaux appareillèrent le 30 janvier de la baie de l’Aventure, et ils prirent la route de la Nouvelle-Zélande. La nuit du 6 au 7 février, un des soldats de la Découverte tomba dans la mer, et on ne le revit plus ; c’était le second accident de cette espèce arrivé au capitaine Clerke depuis son départ d’Angleterre.

» On eut connaissance de la Nouvelle-Zélande le 10 ; et le 12, on jeta l’ancre dans le port de la Reine-Charlotte, à l’endroit où le capitaine avait mouillé dans ses précédens voyages. Il ne voulait pas perdre de temps, et ses opérations commencèrent l’après-midi du même jour : on débarqua les futailles vides, et on nettoya un terrain suffisant pour y établir les deux observatoires, et y dresser les tentes des gardes et de ceux des matelots ou des soldats qui seraient obligés de passer la nuit à terre.

» Nous fûmes à peine mouillés, dit Cook, que plusieurs pirogues accostèrent le vaisseau : les naturels qui se hasardèrent à monter à bord étaient en petit nombre ; j’en fus d’autant plus surpris, qu’ils nous connaissaient tous. Parmi ceux qui s’opiniâtraient à demeurer dans leurs pirogues, je distinguai un homme que j’avais traité avec une bienveillance particulière lors de ma dernière relâche ; ni mes démonstrations d’amitié, ni mes présens ne purent le déterminer à venir à bord. Je cherchai les motifs de cette réserve ; ils imaginaient sans doute que j’abordais sur leurs côtes afin de venger la mort des matelots et des soldats du capitaine Furneaux qu’ils avaient massacrés. En apercevant O-maï à mes côtés, ils durent se rappeler qu’ils l’avaient vu sur l’Aventure lorsque cette malheureuse affaire eut lieu ; ils lui en parlèrent tout de suite, et ils sentirent bien que je ne l’ignorais pas. Je fis tous les efforts possibles pour les convaincre que je ne leur voulais point de mal, et que la vengeance ne m’engageait pas à rien entreprendre contre eux. Je ne sais si cette promesse les frappa, mais il est sûr que bientôt ils ne montrèrent plus de réserve ni de défiance.

» Le 13, chacun des vaisseaux dressa une tente sur le terrain où j’avais établi autrefois mon petit camp ; on disposa aussi les observatoires, et MM. King et Bayley commencèrent leurs observations, dont le but principal était de déterminer le mouvement journalier des garde-temps. J’envoyai à terre le reste des futailles ; les tonneliers et un nombre suffisant de matelots allèrent les réparer et les remplir. Je chargeai deux hommes de brasser de la bière de sapin, et j’ordonnai aux charpentiers et à leurs aides de couper du bois ; un autre détachement cueillit de l’herbe pour notre bétail, et ceux qui demeurèrent à bord s’occupèrent de dégréer les vaisseaux et d’arranger les provisions. Chacun fut employé d’une manière utile pendant notre séjour. Je donnai une garde de dix soldats de marine à ceux qui se trouvaient à terre, et je fis distribuer des armes à tous les travailleurs. M. King et deux ou trois sous-officiers se tinrent d’ailleurs constamment auprès d’eux. Lorsque j’envoyais un canot à une distance considérable des vaisseaux, j’avais soin de l’armer et de le mettre sous la conduite de ceux de mes officiers qui m’inspiraient le plus de confiance, et qui connaissaient le mieux les naturels. Durant les autres relâches, je n’avais jamais pris ces précautions, et je suis intimement convaincu qu’elles n’étaient pas nécessaires ; mais, après le massacre de dix hommes de l’Aventure, après celui du capitaine Marion-Dufresne et de quelques-uns de ses gens, dans la baie des Îles, il était impossible d’être absolument exempt d’inquiétude.

» Si les Zélandais crurent d’abord que nous venions les punir de leur barbarie, ils ne tardèrent pas à changer d’opinion ; car dès ce jour même un grand nombre de familles arrivèrent de différentes parties de la côte, et s’établirent près de nous. Excepté l’espace que renfermait notre petit camp, tous les terrains de cette anse où l’on pouvait dresser une hutte se trouvèrent occupés. Ils ne nous disputèrent point celui que nous avions pris ; mais ils vinrent y enlever les débris de quelques vieilles cabanes, et ils se servirent des matériaux pour en construire de nouvelles.

» On est étonné de la promptitude avec laquelle ils construisent ces huttes : j’en ai vu élever plus de vingt sur un espace qui, une heure auparavant, était couvert d’arbrisseaux et de plantes. Ils apportent ordinairement avec eux une partie des matériaux, et ils trouvent le reste sur les terrains qu’ils choisissent. J’ai assisté au débarquement d’une petite peuplade, et à la construction d’un de ces villages. Au moment où les pirogues atteignirent le rivage, les hommes sautèrent à terre ; ils se mirent en possession du terrain en arrachant les arbres et les arbrisseaux, et en dressant une partie de la charpente des huttes sans perdre une minute. Ils retournèrent ensuite à leurs pirogues ; ils débarquèrent leurs armes ; ils les posèrent contre un arbre, ou bien ils les placèrent de manière à pouvoir les saisir dans un instant. J’observai qu’aucun d’eux ne négligea cette précaution. Tandis que les hommes construisaient les cabanes, les femmes ne demeuraient pas oisives ; quelques-unes veillaient sur les pirogues, d’autres sur les provisions et le petit nombre de leurs ustensiles ; d’autres rassemblaient du bois sec pour faire du feu et préparer le dîner. Les enfans et les vieillards furent assez occupés sur ces entrefaites. Je leur jetai des grains de verroterie et toutes les bagatelles que j’avais dans mes poches ; le plus adroit les ramassait, et ce petit jeu les divertissait beaucoup.

» Ces huttes passagères les garantissent très-bien du vent et de la pluie ; c’est tout ce qu’ils veulent. Je remarquai qu’en général, et peut-être toujours, la même tribu ou famille, quelque nombreuse qu’elle soit, s’associe, et élève des cabanes communes : aussi avons-nous vu fréquemment leurs villages, ainsi que celles de leurs bourgades qui se trouvent les plus étendues, partagés en différens quartiers par des palissades de peu de hauteur et par des barrières.

» Les Zélandais qui s’établirent près de nous, nous procurèrent de grands avantages : ils allaient tous les jours à la pêche, lorsque le temps le permettait, et ils échangeaient ordinairement la meilleure partie de leurs poissons. Ce supplément, joint à ce que nous prenions au filet ou à la ligne, fut si considérable, que le poisson ne nous manqua guère durant notre relâche : nous ne manquâmes pas non plus d’autres rafraîchissemens. On servit constamment aux équipages des deux vaisseaux du céleri, du cochléaria et des pois cuits avec des tablettes de bouillon, et on leur donna de la bière de sapin. Si quelques-uns de nos gens avaient des germes de scorbut, cette nourriture ne tarda pas à les guérir ; mais à notre arrivée dans le port de la Reine-Charlotte, je n’avais que deux hommes sur les cadres. Le capitaine Clerke n’avait point de malades.

» Indépendamment de ceux des naturels qui s’établirent près de nous, nous reçûmes la visite de beaucoup d’autres, qui ne demeuraient pas loin, et de quelques-uns qui habitaient l’intérieur du pays : les objets de commerce étaient des curiosités, du poisson et des femmes. Les deux premiers étaient de bonne défaite, le dernier n’en trouvait aucune. Les matelots montraient une sorte de dégoût pour les Zélandaises ; ils ne se souciaient pas, ou ils craignaient de former des liaisons avec elles, ce qui produisit le bon effet que pas un de mes gens ne quitta son poste pour aller dans les habitations des insulaires.

» Je tolère les liaisons des femmes, parce que je ne puis les empêcher ; mais je ne les encourage jamais, parce que j’en redoute les suites. On dit, je le sais, que les commerces amoureux font la sûreté des navigateurs parmi les peuples sauvages : ils offrent peut-être ces avantages aux hommes qui, par nécessité ou par choix, veulent s’établir sur des terres nouvellement découvertes ; mais en général il n’en est pas ainsi des voyageurs tel que nous, qui ne visitent un pays qu’en passant, et ces sortes de liaisons perdent plus de monde qu’elles n’en sauvent. Serait-il raisonnable d’attendre autre chose, puisque les femmes ne se livrent aux navigateurs que par intérêt, et sans ressentir ni estime ni attachement pour eux ? Mon expérience sur ce point est assez étendue, et je n’ai jamais vu un exemple du contraire.

» Parmi les naturels qui n’étaient pas établis près de nous, et qui cependant vinrent nous voir, je distinguai un chef, appelé Kahoura, qui, suivant ce qu’on m’apprit, avait dirigé la troupe qui assomma le détachement du capitaine Furneaux , et avait lui-même tué M. Rowe, l’officier commandant. D’après ce que me dirent de lui la plupart de ses compatriotes, il était plus redouté que chéri : on ne se contenta pas de me répéter qu’il était un méchant homme ; quelques insulaires m’engagèrent à diverses reprises à lui donner la mort, et ils parurent bien surpris de ce que je ne me rendais pas à leurs instances ; car, selon leurs principes de morale, il était juste de le tuer. Mais j’aurais pu exterminer la race entière, si j’avais suivi les conseils de cette espèce que je reçus : les habitans de tous les villages ou hameaux me prièrent chacun à leur tour de détruire leurs voisins. Il n’est pas aisé de concevoir les motifs d’une animosité si terrible ; elle prouve d’une manière frappante jusqu’à quel point ces malheureuses peuplades sont divisées entre elles : je suis très-sûr que je ne me mépris pas sur l’intention des naturels qui m’adressèrent des prières si étranges ; car O-maï, dont la langue naturelle est un dialecte de celle de la Nouvelle-Zélande, et qui entendait parfaitement bien tout ce qu’on me dit, me servait d’interprète.

» Le 15, j’allai dans mon canot examiner les cantons qui offraient la meilleure herbe ; je voulais voir ensuite l’hippa, ou le village fortifié, situé à la pointe sud-ouest de Motouara, et les lieux que nous avions convertis autrefois en jardins. Je trouvai l’hippa désert, mais les maisons et les palissades avaient été réparées : elles me parurent en bon état ; d’autres indices m’annonçaient qu’il avait été habité peu de temps auparavant. Il est inutile de décrire ici cette espèce de forteresse ; j’en ai assez parlé dans la relation de mon premier voyage, à laquelle je renvoie mes lecteurs.

» Lorsque l’Aventure relâcha pour la première fois, en 1773, dans le port de la Reine Charlotte, M. Bayley établit son observatoire à cet endroit, et l’on y sema plusieurs de nos herbes potagères. Je n’en trouvai pas le moindre vestige : il est vraisemblable que les naturels détruisirent ces plantations afin d’y construire des huttes quand le village fut rebâti ; car les autres jardins semés par le capitaine Furneaux produisaient des choux, des ognons, des poireaux, du pourpier, des radis, de la moutarde, et quelques pommes-de-terre, quoiqu’ils fussent entièrement couverts des herbes sauvages du pays. Les pommes-de-terre venaient du cap de Bonne-Espérance ; le changement de sol les avait beaucoup améliorées, et si les Zélandais les soignaient un peu, elles seraient supérieures à celles qu’on recueille dans la plupart des autres pays. Les Zélandais les aiment beaucoup ; et cependant il me fut démontré qu’ils n’ont pas pris la peine d’en planter une seule, et que, sans la difficulté de nettoyer le terrain où nous les avions mises jadis, il n’en resterait aucune aujourd’hui. J’ajouterai qu’ils ont également négligé la culture des autres plantes que nous avions laissées chez eux.

» Le 16, à la pointe du jour, je m’embarquai avec un détachement qui allait cueillir de l’herbe pour notre bétail : j’emmenai cinq canots ; le capitaine Clerke, plusieurs des officiers, O-maï et deux des naturels m’accompagnèrent. Nous remontâmes le port l’espace d’environ trois lieues, et nous débarquâmes ensuite sur la côte orientale, à un endroit où j’avais été durant mon second voyage ; nous y trouvâmes de l’herbe en abondance, et on en chargea deux bateaux.

» En redescendant, nous voulûmes voir l’anse où les gens du capitaine Furneaux avaient été massacrés. J’y rencontrai mon vieil ami Pedro, qui ne m’avait presque pas quitté lors de ma dernière relâche dans ce port ; lui et un autre de ses compatriotes se présentèrent sur la grève, armés de leurs patous et de leurs piques, et ils nous reçurent avec un air de cérémonie. J’ignore si cette réception leur fut dictée par la politesse ou par la crainte : je crus qu’elle annonçait de la frayeur ; s’ils en éprouvaient réellement, les présens qu’ils reçurent de moi la dissipèrent bientôt : mes largesses engagèrent deux ou trois individus de cette tribu à s’approcher de nous ; la plupart des autres se tinrent si éloignés, que nous ne pûmes distinguer leur figure.

» Tandis que nous étions à cet endroit, nous eûmes la curiosité d’apprendre des détails sur la mort tragique de nos dix compatriotes, et O-maï nous servit d’interprète. Pedro et les autres naturels auxquels nous nous adressâmes répondirent à toutes nos questions sans montrer aucune réserve, et comme des hommes qui ne craignent pas d’être punis d’un crime dont ils sont innocens. Nous savions déjà qu’aucun d’eux n’avait eu part au massacre : ils nous dirent que nos gens dînaient environnés de plusieurs des naturels ; que quelques-uns de ceux-ci dérobèrent ou enlevèrent du pain et du poisson ; que notre détachement irrité frappa les voleurs ; que la querelle s’échauffa, et que deux Zélandais furent tués par l’explosion de deux fusils ; qu’avant que nos gens pussent en tirer un troisième, ou recharger ceux qui venaient de faire feu, les Zélandais se précipitèrent sur notre petite troupe ; qu’ils l’accablèrent par leur nombre, et assommèrent tous ceux qui la composaient. Pedro et ses compagnons, après avoir raconté l’histoire du massacre, nous montrèrent le lieu de la scène ; c’est au coin de l’anse à main droite. Pour nous indiquer l’heure où elle se passa, ils nous firent voir l’endroit où se trouvait le soleil ; ce dut être assez tard dans l’après-dînée. Ils nous montrèrent aussi le lieu où mouillait le canot ; il paraît qu’il était à environ six cents pieds de celui où dînait l’équipage : un nègre du capitaine Furneaux le gardait.

» D’autres nous dirent que ce nègre fut la cause de la querelle, et qu’elle arriva de la manière suivante : Un insulaire ayant volé quelque chose dans le canot, le nègre lui donna un vigoureux coup de bâton : le Zélandais poussa des cris qui furent entendus de ses compatriotes : ceux-ci, imaginant qu’il était tué, fondirent à l’instant sur les étrangers, qui, n’ayant pu gagner la mer, ni s’armer assez tôt pour échapper au danger qui les menaçait, périrent de la main de leurs sauvages ennemis.

» La première de ces versions fut attestée par le plus grand nombre des naturels, avec lesquels nous conversâmes à diverses reprises, et qui, je crois, n’avaient aucun intérêt de nous tromper. La seconde est celle de l’un des Zélandais qui abandonnèrent leur pays pour s’embarquer avec nous, et qui par conséquent n’avaient point de motif de nous taire la vérité. Ils avouèrent tous que le massacre eut lieu au moment où l’équipage du canot était assis sur l’herbe et dînait ; et il est très-probable que les deux récits sont exacts, car ils sont parfaitement d’accord. Il est aisé de concevoir que, tandis que quelques-uns des naturels volaient le nègre chargé de la garde du canot, d’autres insulaires envahissaient de leur côté la propriété de ceux de nos gens qui se trouvaient à terre.

» Quoi qu’il en soit, les Zélandais convinrent unanimement que des vols commis par leurs compatriotes produisirent la querelle ; ils convinrent aussi que le massacre ne fut pas prémédité, et que, si l’équipage eût été moins prompt à punir le voleur, il n’y aurait point eu de sang répandu. Les ennemis les plus ardens de Kahoura, ceux qui m’excitaient avec le plus de zèle à l’assassiner, avouèrent en même temps qu’il n’avait pas intention d’élever une dispute, bien moins encore de donner la mort à personne, et qu’il ne forma ce projet qu’après avoir vu nos gens porter les premiers coups. Il paraît aussi que ces malheureux, victimes de la férocité zélandaise, furent bien loin de prévoir ce qui leur arriva ; s’ils avaient eu la moindre inquiétude, ils n’auraient pas eu la témérité de s’asseoir, pour dîner, à une distance si considérable de leur canot, et au milieu d’une troupe de guerriers qui, le moment d’après, devaient être leurs bourreaux. Je n’ai jamais pu savoir ce qu’était devenu le canot ; les uns me dirent qu’on l’avait mis en pièces et brûlé, d’autres qu’une tribu étrangère l’avait emmené, mais qu’ils ne pouvaient indiquer en quel endroit.

» Nous demeurâmes dans cette anse jusqu’au soir, et après avoir chargé de foin, de céleri, de cochléaria, etc., le reste de nos canots, nous nous rembarquâmes. Nous avions déterminé Pédro à mettre sa pirogue à l’eau et à nous accompagner ; mais à peine eûmes-nous quitté le rivage, que le vent souffla avec beaucoup d’impétuosité du nord-ouest ; ce qui l’obligea de regagner la terre : nous continuâmes notre route, et ce fut avec beaucoup de peine que nous atteignîmes les vaisseaux. Quelques-uns des canots n’arrivèrent qu’à une heure du matin : heureusement qu’ils furent revenus à cette époque ; car nous essuyâmes bientôt une véritable tempête entremêlée d’une forte pluie ; de sorte que nos travaux se trouvèrent suspendus durant la journée du 17. L’ouragan cessa le soir, et le vent qui passa à l’est amena le beau temps.

» Nous reprîmes nos travaux le lendemain ; les naturels conduisirent leurs pirogues au large, et se mirent à pêcher. Pédro vint s’établir près de nous avec toute sa famille. Matahoua est le véritable nom de ce chef ; celui de Pédro lui avait été donné par quelques-uns de nos gens durant mon second voyage, et je l’avais ignoré jusqu’alors. Il était connu de ses compatriotes sous l’une et l’autre de ces dénominations.

» Nous essuyâmes le 20, dans la matinée, un second coup de vent du nord-ouest : il ne fut pas aussi long que le premier ; mais les rafales qui venaient des montagnes étant beaucoup plus fortes, nous fûmes obligés d’amener les vergues et les mâts de hune ; et malgré cette précaution, nous eûmes bien de la peine à affronter la tempête. Ces bourrasques sont ici très-communes, et quelquefois très-violentes et très-incommodes. Les montagnes voisines, toujours surchargées de vapeurs dans ces momens-là, augmentent l’impétuosité du vent et changent sa direction de telle manière, que deux rafales ne viennent jamais de suite du même point du compas, et que, plus on est près de la côte, plus on en ressent les effets.

» Le 21, nous reçûmes la visite d’une tribu ou famille, composée d’environ trente personnes qui venaient du haut du port. Je ne les avais jamais vues. Le chef s’appelait Tomatonghinouranoc : il était âgé d’environ quarante-cinq ans ; sa physionomie annonçait la franchise et la gaieté. En général, les hommes, les femmes et les enfans avaient de beaux traits ; je n’avais pas rencontré une aussi belle famille à la Nouvelle-Zélande.

» À cette époque, plus des deux tiers des habitans de la baie s’étaient établis autour de nous. Une foule d’entre eux se rendaient chaque jour au vaisseau ou dans notre camp. Ils venaient surtout aux tentes, lorsque les matelots fondaient la graisse des phoques. Ils semblaient aimer l’huile plus passionnément encore que les Groënlandais ; ils mettaient du prix même à l’écume qu’on ôtait de la chaudière, et à la lie déposée au fond des tonneaux. Quelques gouttes d’huile puante étaient pour eux une friandise agréable ; ils la demandaient avec une ardeur si grande, que je jugeai qu’ils n’en boivent pas souvent.

» Le 23, nous avions embarqué la quantité d’herbages et de foin que nous jugions nécessaire à notre bétail, jusqu’à notre arrivée à Taïti, et complété la provision d’eau et de bois : on abattit les tentes, et on reporta à bord tout ce qui avait été débarqué. Le lendemain nous sortîmes de l’anse. Le vent n’était pas bon, et je m’aperçus que le jusant finirait avant que nous eussions débouqué du port ; nous mouillâmes donc de nouveau un peu en dehors de l’île de Motouara, afin d’attendre une occasion plus favorable d’entrer dans le détroit.

» Tandis que nous démarrions pour remettre à la voile, Tomatonghinouranoc, Matahouah, et beaucoup d’autres Zélandais, vinrent nous dire adieu, ou plutôt chercher à obtenir de nous de nouveaux présens. Ces deux chefs me demandèrent des chèvres et des cochons. Je donnai à Matahouah deux chèvres, un mâle et une femelle, avec leur chevreau ; et à Tomatonghinouranoc un verrat et une truie. Ils me promirent de ne pas les tuer ; mais j’avoue que je ne comptai pas beaucoup sur leur parole. J’appris a cette occasion que les animaux envoyés à terre par le capitaine Furneaux étaient tombés bientôt après entre les mains des naturels, et qu’il n’en restait aucun ; mais je ne pus rien savoir sur ceux que j’avais laissés, à mon second voyage, dans la baie de l’ouest et dans l’anse des Cannibales. Tous les insulaires à qui je parlai convinrent cependant que les bois situés derrière l’anse du vaisseau renfermaient des volailles qui y vivaient dans l’état sauvage ; et les deux jeunes Zélandais qui s’embarquèrent sur mon bord m’informèrent ensuite que Tiratou, chef du pays, très-aimé de ses compatriotes, avait beaucoup de coqs et de poules, et une des truies.

» Quand j’arrivai à la Nouvelle-Zélande, j’avais résolu d’y laisser non-seulement des chèvres et des cochons, mais des moutons, et un jeune taureau avec deux génisses, si je trouvais un chef assez puissant pour les garder et les défendre, ou un endroit solitaire qui me donnât lieu de croire que les naturels ne le découvriraient pas. Mais je ne rencontrai ni l’un ni l’autre, Tringobohi, que je vis dans mon second voyage, et qui à cette époque me parut un personnage de si grande importance, ne vivait plus. Il avait été tué cinq mois auparavant avec soixante et dix personnes de sa tribu, et rien n’indiquait autour de nous une tribu assez nombreuse pour avoir une supériorité de forces sur les autres tribus du pays. J’aurais manqué mon but en donnant ces animaux à une famille dénuée de la force nécessaire ; car dans un pays comme celui-ci, où la propriété est si incertaine, ils seraient bientôt devenus la proie d’une peuplade victorieuse ; on aurait séparé les mâles des femelles, ou bien on les aurait tués ; et vraisemblablement ces deux cas seraient arrivés. Les observations faites depuis notre arrivée étaient si décisives sur ce point que je n’y aurais déposé aucun de nos quadrupèdes, si Matahouah et Tomatonghinouranoc ne m’avaient demandé des chèvres et des cochons. J’en avais assez pour l’usage que j’en voulais faire ; et quoique je n’ignorasse pas que, selon toute apparence, ils tueraient ces animaux, je les leur donnai. J’ai laissé à la Nouvelle-Zélande dix ou douze cochons à différentes époques, outre ceux qu’y déposa le capitaine Furneaux ; et à moins qu’il n’arrive un concours d’événemens bien fâcheux, les navigateurs y trouveront un jour ces quadrupèdes dans l’état sauvage ou dans l’état de domesticité.

» Nous fûmes à peine mouillés près de Motouara, que trois ou quatre pirogues, remplies de naturels, arrivèrent de la côte sud-est de la baie ; nous achetâmes une quantité considérable des productions et des ouvrages du pays. Kahoura, le chef des guerriers qui massacrèrent les dix hommes du capitaine Furneaux, montait une des pirogues. C’était la troisième fois qu’il venait nous voir, sans montrer la plus légère frayeur. J’étais à terre lorsqu’il se rendit à bord, et j’y revins au moment où il partait. O-maï, qui m’avait accompagné à terre, l’aperçut ; il le dénonça tout de suite, et il me conjura de le faire tuer à coups de fusil. Ce n’est pas tout, il adressa la parole à Kahoura, et il le menaça de le poignarder de sa propre main, s’il avait la hardiesse de revenir.

» Le Zélandais fut si peu effrayé de ces menaces, qu’il revint le lendemain avec toute sa famille, composée de vingt personnes, y compris les femmes et les enfans. O-maï m’en avertit de nouveau, et il me demanda s’il devait l’engager à monter à bord. Je lui répondis qu’il le pouvait. Bientôt après, il amena ce chef dans ma chambre, et il me dit : « Voilà Kahoura, tuez-le.» Mais, oubliant ses menaces de la veille, ou craignant que je ne le chargeasse de l’exécution, il se retira tout de suite. Cependant il reparut bientôt ; et voyant Kahoura sur ses pieds, il s’écria d’un ton de reproche : « Pourquoi ne le tuez-vous pas ? Vous m’assurez qu’on pend en Angleterre l’homme qui en tue un autre ; ce barbare en a tué dix, et vous ne voulez pas lui donner la mort, quoique la plupart de ses compatriotes le désirent, quoique cela soit juste ! » L’éloquence assez solide d’O-maï me fit rire : je lui enjoignis de demander au Zélandais pourquoi il avait tué le détachement du capitaine Furneaux. Kahoura, effrayé par cette question, étendit ses bras en suppliant, et baissa la tête : il avait l’air d’un homme surpris dans une embuscade, et je suis persuadé qu’il s’attendait à mourir sur l’heure. Mais il reprit sa gaieté dès le moment où je promis de ne pas attenter à sa personne. Il ne semblait pas disposé néanmoins à répondre à notre question, et il fallut lui répéter à diverses reprises que je ne me vengerais pas. Lorsqu’il eut obtenu le pardon dont il croyait avoir besoin, il nous raconta qu’un de ses compatriotes ayant voulu échanger une hache de pierre, l’Anglais à qui il l’offrit s’en empara, et refusa ensuite de la rendre ou d’en payer la valeur ; que le propriétaire de la hache se saisit de quelques morceaux de pain, comme d’un équivalent, et que la querelle s’engagea.

» Les autres détails racontés par Kahoura sur cette malheureuse affaire diffèrent peu de ceux qu’on nous avait appris auparavant. Il nous dit qu’il avait couru de très-grands dangers durant le combat ; qu’il fut couché en joue, et qu’il n’échappa au coup de fusil qu’en se cachant derrière le canot ; qu’un autre homme placé près de lui fut renversé roide mort sur la poussière ; qu’immédiatement après l’explosion, il attaqua M. Rowe, chef du détachement, qui se défendit avec son épée ; que lui, Kahoura, fut blessé au bras, mais qu’enfin la troupe, plus nombreuse, remporta une victoire complète.

» M. Burney, envoyé le lendemain à terre avec un détachement armé, trouva les membres épars des dix hommes qui avaient débarqué la veille : plein de ressentiment et de fureur, il tira plusieurs volées sur les naturels, qui étaient encore rassemblés sur le lieu de la scène, et qui vraisemblablement achevaient de manger les cadavres des vaincus. Il était naturel de supposer que les coups de fusil avaient porté, et que quelques-uns des assassins ou des Cannibales avaient été tués au milieu de leur détestable repas. Nous interrogeâmes sur ce point Kahoura, et d’autres qui s’étaient trouvés au combat et au festin ; il parut que notre supposition était mal fondée, et que les coups tirés par M. Burney n’avaient tué ni blessé personne.

» La plupart des naturels que nous avions rencontrés depuis notre arrivée à la Nouvelle-Zélande savaient bien, comme je l’ai déjà dit, que je n’ignorais pas la manière barbare dont ils avaient traité les dix hommes du capitaine Furneaux, et ils comptaient sûrement que je tuerais Kahoura ; non-seulement ils semblaient le désirer, mais ils témoignèrent beaucoup de surprise en voyant ma modération à cet égard. Il en était instruit ainsi que moi, et je fus très-étonné à mon tour qu’il osât se mettre si souvent en mon pouvoir. Lorsqu’il vint nous voir, tandis que les vaisseaux mouillaient dans l’anse, il put se fier au nombre de ses amis qui l’accompagnaient, et se croire en sûreté ; mais il nous fit ses deux dernières visites dans des circonstances moins favorables. Nous étions mouillés à l’entrée de la baie, assez loin de la côte ; il n’avait aucun secours à espérer de ses compatriotes ; il ne devait pas compter qu’il réussirait à prendre la fuite, si je voulais l’arrêter. Cependant, après le premier moment de crainte que lui causa une de nos questions, dont j’ai parlé plus haut, loin d’éprouver du trouble et du malaise, ayant aperçu dans la grand chambre le portrait d’un Zélandais, il demanda qu’on fît le sien, et se tint assis sans témoigner aucune impatience, jusqu’à ce que M. Webber l’eût achevé. Je dois dire que j’admirai son courage, et que je fus flatté de la confiance que je lui inspirais. Ce que j’avais répondu à ceux des naturels qui me pressaient de le tuer le tranquillisait ; je les assurai, en effet, que j’avais toujours été leur ami et que je le serais toujours, à moins qu’ils ne se conduisissent de manière à changer mes dispositions à leur égard ; que je ne pensais plus aux dix hommes assommés par eux ; que ce crime était trop ancien, et que je n’en avais pas été témoin ; mais que, s’ils formaient jamais une seconde tentative de cette espèce, ils verraient tomber sur eux tout le poids de mon ressentiment.

» Avant d’arriver à la Nouvelle-Zélande O-maï avait formé le projet d’emmener aux îles de la Société un des naturels de ce pays, il trouva bientôt une occasion de l’exécuter : un Zélandais d’environ dix-huit ans, appelé Taoueiharoua, lui proposa de l’accompagner, et il vint s’établir sur mon bord. Je fis d’abord peu d’attention à cet arrangement ; j’imaginai que le Zélandais nous quitterait lorsque nous serions sur le point d’appareiller, et lorsqu’il aurait profité des largesses d’O-maï. M’apercevant enfin qu’il était bien décidé à s’embarquer avec nous, et ayant appris qu’il était fils unique d’un chef mort, que sa mère vivait encore, et que c’était une femme considérée, je craignis qu’O-maï n’eût trompé ce jeune homme et ceux qui s’intéressaient à lui, en leur laissant l’espoir ou en les assurant que nous reviendrions sur cette côte. Je leur déclarai d’une manière positive que, si Taoueiharoua suivait son dessein, il ne reverrait jamais sa patrie. Mon discours ne parut lui faire aucune impression. La veille de notre départ, Tiratoutou, mère du jeune homme, arriva à bord dans l’après-dînée, sans doute afin de recevoir de nouveaux présens d’O-maï. Elle demeura avec son fils jusqu’à la nuit. Ils se séparèrent avec toutes les démonstrations de tendresse qu’on peut attendre d’une mère et d’un fils qui se quittent pour jamais. Elle dit qu’elle ne verserait plus de larmes, et elle ne tint que trop sa parole ; car, lorsqu’elle revint le jour suivant faire à son fils ses derniers adieux, elle parut fort gaie tout le temps qu’elle demeura à bord, et elle s’en alla sans montrer aucune émotion.

» Taoueiharoua, afin de voyager d’une manière convenable à sa naissance, se proposa d’emmener un autre jeune homme en qualité de domestique ; celui-ci demeura sur notre bord jusqu’au moment où il vit les préparatifs de notre départ : alors ses pareils vinrent le redemander ; mais il fut remplacé le lendemain par Kakoa, petit garçon âgé de neuf ou dix ans. Le père de Kakoa me le présenta : je crois qu’il aurait quitté son chien avec moins d’indifférence. Il s’empara du peu de vêtemens que portait l’enfant, et il le laissa complètement nu. J’avais pris des peines inutiles pour leur faire comprendre que Taoueiharoua et Kakoa ne reviendraient plus à la Nouvelle-Zélande ; ni leurs parens, ni aucun des naturels ne s’inquiétaient de leur sort. D’après cette insouciance, d’après la persuasion où j’étais que les jeunes voyageurs ne perdraient rien en s’établissant aux îles de la Société, je consentis aux arrangemens d’O-maï.

» Mes observations, et les détails que m’ont donnés Taoueiharoua et d’autres prouvent que les habitans de la Nouvelle-Zélande vivent dans des transes continuelles : la plupart des tribus croient avoir essuyé des injustices et des outrages de leurs voisins ; elles épient sans cesse l’occasion de se venger. Ces sauvages aiment beaucoup à manger la chair de leurs ennemis tués dans les batailles ; et le désir de cet abominable repas est peut-être une des principales causes de leur ardeur dans les combats. On m’a dit qu’ils attendent quelquefois bien des années un moment favorable, et qu’un fils ne perd jamais de vue l’injure faite à son père. Pour exécuter leur horrible dessein, ils se glissent pendant les ténèbres au milieu de leurs ennemis ; s’ils les surprennent, ce qui, je crois, arrive peu, ils leur donnent la mort à tous, et ils n’épargnent pas même les femmes et les enfans. Lorsque le massacre est achevé, ils mangent les vaincus sur le lieu même où s’est passée la boucherie, ou bien ils emportent autant de cadavres qu’ils le peuvent, et ils s’en régalent ensuite chez eux avec une brutalité trop dégoûtante pour la décrire ici. S’ils sont découverts avant d’avoir exécuté leur sanguinaire projet, ils s’enfuient ordinairement : alors on les poursuit, et on les attaque quelquefois à leur tour. Ils ne connaissent point cette modération qui donne quartier ou qui fait des prisonniers ; en sorte que les vaincus ne peuvent mettre leurs jours à couvert que par la fuite. Cet état perpétuel de guerre, et cette manière de la conduire, si destructive de la population, les rend très-vigilans, et il est rare de rencontrer, le jour ou la nuit, un Zélandais qui ne soit pas sur ses gardes. Il est impossible de rien ajouter aux motifs qui excitent leur vigilance : la conservation de leur vie et leur bonheur dans l’autre monde en dépendent ; car, selon leur système religieux, l’âme de l’homme dont le corps est mangé par l’ennemi est condamné à un feu éternel, tandis que les âmes de ceux dont les corps ont été arrachés des mains des meurtriers, ainsi que les âmes de ceux qui meurent de mort naturelle, vont habiter avec les dieux. Je leur demandai s’ils mangeaient ceux de leurs amis qui étaient tués à la guerre, mais dont les corps ne tombaient pas au pouvoir de l’ennemi. Ils parurent étonnés de ma question ; ils me répondirent que non : ils témoignèrent même une sorte d’horreur pour l’idée qu’elle présentait. Ils enterrent communément leurs morts ; mais s’ils ont tué plus d’ennemis qu’ils ne peuvent en manger, ils les jettent à la mer.

» On ne trouve point parmi eux de moraïs, ni rien qui ressemble à un lieu destiné au culte public, et les pratiques de la religion ne les rassemblent jamais ; mais ils ont des prêtres qui adressent leurs prières aux dieux dont ils réclament la protection pour leurs affaires temporelles : par exemple, une entreprise contre une tribu ennemie, une pêche.

» Je n’ai rien pu découvrir de leurs principes religieux ; mais, quels qu’ils soient, ils prennent dès l’enfance la ferme habitude de ne point s’en écarter. Le jeune homme qui devait accompagner Taoueiharoua m’en donna une preuve frappante ; il s’abstint de manger la plus grande partie du jour, parce qu’on lui avait coupé les cheveux. Nous employâmes vainement toutes sortes de moyens pour le faire renoncer à sa résolution : afin de le tenter, nous lui offrîmes les choses qu’il aimait le plus : il nous répondit que l’eatoua le tuerait, s’il mangeait quelque chose ce jour-là. Cependant, vers le soir, les besoins de son estomac l’emportèrent sur les préceptes de sa religion, et il se permit un peu de nourriture, mais en petite quantité. J’avais conjecturé souvent que les Zélandais ont des idées superstitieuses sur les cheveux : j’en avais vu à diverses reprises une quantité assez considérable attachés à des branches d’arbres, près de quelques-unes des habitations ; mais je n’ai jamais rien appris de détaillé sur ce sujet.

» Malgré l’état de division et de guerre dans lequel vivent les Zélandais, les voyageurs qui traversent un canton sans avoir de mauvais dessein sont bien reçus et régalés durant leur séjour ; mais on exige qu’ils ne demeurent pas plus de temps qu’il n’en faut pour terminer leurs affaires : ces voyageurs sont surtout des marchands qui vendent du poenammou ou du talc vert. On dit que cette pierre ne se trouve que dans un endroit qui porte son nom, et qui est situé vers le fond du port de la Reine-Charlotte, à un ou deux jours de chemin au plus du lieu où mouillaient nos vaisseaux. Je regrettai beaucoup de manquer de loisir ; je serais allé voir le canton d’où l’on tire cette pierre ; car on nous en raconta cent histoires fabuleuses, dont aucune ne paraissait vraisemblable. Ceux des naturels qui montraient le plus d’intelligence essayèrent de nous convaincre ; mais ils n’en vinrent pas à bout : Ils nous dirent, par exemple, que le poenammou vient d’un poisson qu’ils harponnent, qu’ils traînent au rivage, où ils l’attachent, et où il se change en pierre. Ils avouaient tous qu’on le ramasse dans un grand lac ou dans une mare ; et si l’on peut former quelque conjecture, il est probable que les torrens l’entraînent du haut des montagnes, et le déposent sous l’eau. Les naturels appellent ce lac Tavaï poenammou, c’est-à-dire l’eau du talc vert : ils donnent ce nom au canton voisin, et non pas à l’île la plus méridionale de la Nouvelle-Zélande, comme je l’ai supposé dans mon premier voyage.

» La polygamie est autorisée parmi ces insulaires ; on rencontre souvent un homme qui a deux ou trois femmes : les femmes sont nubiles de bonne heure ; celles qui ne se marient pas paraissent vivre dans l’abandon ; elles ont beaucoup de peine à pourvoir à leur subsistance : dénuées de protecteurs, elles se trouvent sans cesse à la merci de quiconque a de la force.

» Les Zélandais semblent satisfaits du peu de connaissances qu’ils possèdent : ils n’essaient en aucune manière de les étendre, et leurs observations ou leurs recherches annoncent un esprit peu curieux. Les objets nouveaux ne leur inspirent pas ce degré de surprise qu’il serait naturel d’imaginer, et leur attention n’est jamais fixée un moment. Ils formaient quelquefois, il est vrai, un cercle autour d’O-maï, qu’ils aimaient beaucoup ; mais ils écoutaient ses discours comme des gens qui ne comprennent point et qui ne se soucient point de comprendre ce qu’on leur dit.

» Je demandai un jour à Taoueiharoua combien de vaisseaux pareils aux nôtres avaient abordé au port de la Reine-Charlotte ou aux environs : il commença par nous en indiquer un dont nous n’avions jamais entendu parler, qui relâcha dans un port de la côte nord-ouest de Tiraouitté, peu d’années avant ma première relâche, c’est-à-dire peu d’années avant l’arrivée de l’Endéavour, que les Zélandais appellent le vaisseau de Topia. Je crus d’abord qu’il se trompait sur l’époque et le lieu du mouillage ; que le bâtiment dont il faisait mention était celui de Surville, qui toucha à la côte nor-dest d’Ihei-nomaoui, la même année que l’Endéavour, ou celui de M. Marion-Dufresne, qui relâcha dans la baie des Îles, deux ans après ; mais il nous assura qu’il ne se méprenait ni sur l’époque, ni sur le lieu du mouillage, et que le fait était connu de tous les habitans des environs du port de la Reine-Charlotte et de Tiraouitté. Il ajouta que le capitaine eut des liaisons avec une femme du pays, que cette femme en eut un fils qui vivait encore, et qui était à peu près de l’âge de Kakoa. Quoique Katoa ne fût pas encore au monde au temps dont il est ici question, il paraissait savoir toute l’histoire. Taoueiharoua nous apprit de plus que ce premier vaisseau apporta la maladie vénérienne à la Nouvelle-Zélande. Je souhaite que les navigateurs européens qui y ont abordé depuis n’aient pas à se reprocher également d’avoir laissé un monument si affreux de leur séjour : cette maladie n’y est aujourd’hui que trop connue ; les insulaires ne semblent pas néanmoins s’en occuper beaucoup : ils disent que ses effets ne sont pas actuellement aussi terribles à beaucoup près qu’ils le furent d’abord : ils font prendre aux malades des bains d’une espèce de vapeur produite par la fumée de quelques plantes qu’ils posent sur des pierres chaudes. Je n’ai pu découvrir s’ils emploient d’autres remèdes.[1]

» Je regrettai de n’avoir pas ouï parler de ce vaisseau tandis que je mouillais dans le port ; O-maï nous aurait procuré des informations plus détaillées et plus exactes, et il aurait interrogé des témoins oculaires. Taoueiharoua ne savait que par ouï-dire ce qu’il nous raconta, et bien des méprises pouvaient s’être glissées dans son histoire. Je suis persuadé néanmoins que, d’après son témoignage, on peut croire qu’un vaisseau avait abordé à Tiraouitté avant mon arrivée sur l’Endeavour ; car on me l’avait déjà assuré autrefois. Sur la fin de l’année 1773, lors de ma seconde relâche à la Nouvelle-Zélande, quelques insulaires à qui je demandai des nouvelles de l’Aventure, qui s’était séparée de nous, m’avertirent qu’un bâtiment avait relâché dans le port de la côte de Tiraouitté : je crus que je comprenais mal, et je ne songeai pas même à vérifier cette assertion.

» Le funeste présent cité plus haut n’est pas le seul monument qui rappelle aux Zélandais le séjour de ce vaisseau ; Taoueiharoua nous dit que l’équipage leur avait laissé un quadrupède ; mais comme il ne l’avait point vu, nous ne pûmes en connaître l’espèce d’après sa description.

» Il nous instruisit d’un fait qui nous laissa moins de doute ; il nous assura qu’on trouve à la Nouvelle-Zélande des serpens et des lézards d’une grandeur énorme. Il décrivit ceux-ci comme ayant huit pieds de longueur, et la grosseur du corps d’un homme : il ajouta qu’ils saisissent et dévorent quelquefois les naturels ; qu’ils se tapissent dans des trous creusés sous terre, et qu’on les y tue en faisant du feu à l’ouverture des terriers. Nous ne pûmes nous méprendre sur l’espèce de l’animal, car il le dessina assez exactement sur le papier : il traça aussi la figure des serpens, afin de nous expliquer sa pensée.

» Quoique la Relation de mes deux premiers Voyages offre un grand nombre de détails sur ce pays et sur ses habitans, on sera sûrement bien aise de lire les remarques de M. Anderson, qui confirment ou qui corrigent ce que j’ai dit ailleurs. Il m’avait accompagné trois fois dans la baie de la Reine-Charlotte durant ma seconde expédition ; ainsi ce qu’on va lire est le résultat des observations des quatre relâches.

» Tous les environs de la baie de la Reine-Charlotte offrent de grandes montagnes qui
s’élèvent du bord de la mer, et ont des sommets arrondis. L’œil aperçoit sur leurs flancs, jusqu’à une distance considérable, des vallées, ou plutôt des empreintes des vagues, qui n’ont point de profondeur, et qui, du côté du rivage, aboutissent chacune à une petite anse dont la grève est sablonneuse ou caillouteuse. On trouve derrière cette grève un terrain plat de peu d’étendue ; c’est là que les naturels bâtissent ordinairement leurs cabanes : la position en est d’autant plus commode, que dans chacune des anses on trouve un joli ruisseau poissonneux[2], qui a son embouchure dans l’Océan.

» Les bases des montagnes, du moins du côté de la mer, sont d’un grès friable et jaunâtre, qui prend une teinte de bleu aux endroits où il est battu par les flots : il se prolonge en couches horizontales ou obliques, coupées fréquemment de veines étroites de quartz grossier, qui sont peu éloignées les unes des autres, et qui suivent communément la direction du grès. Le terrain ou le sol qui couvre cette roche est aussi d’une couleur jaunâtre ; il ressemble à de la marne ; et en général il a d’un à deux pieds de profondeur.

» L’extrême beauté de la végétation indique assez la fertilité du sol. Excepté un petit nombre de montagnes voisines de la mer, et revêtues d’arbrisseaux, toutes les autres présentent une forêt continue de grands arbres, qui s’élèvent avec une vigueur qu’on ne peut imaginer sans les avoir vus, et qui offrent une perspective imposante à quiconque sait admirer ces grands et magnifiques ouvrages de la nature.

» La température agréable du climat contribue sûrement beaucoup à cette force extraordinaire de la végétation. Quoique l’époque de notre relâche répondît au mois d’août de l’Europe, l’air ne fut jamais trop chaud, et le thermomètre ne monta qu’à 66 degrés. Le froid de l’hiver est aussi modéré ; car au mois de juin 1773, qui correspondait à notre mois de décembre, le mercure ne descendit pas au-dessous de 48 degrés ; les arbres conservaient alors leur verdure comme en été, et je crois qu’ils gardent leur feuillage jusqu’à ce que la sève du printemps en fasse pousser un nouveau.

» En général, on y jouit d’un beau temps ; on y éprouve quelquefois du vent et de la pluie, mais les orages et les pluies ne durent pas plus d’un jour, et il ne paraît pas qu’ils soient jamais excessifs. On n’y trouve point en effet, comme dans d’autres pays, de vestiges des torrens qui se précipitent du haut des montagnes, et les ruisseaux s’enflent peu, si l’on en juge par leur lit. J’ai relâché quatre fois dans le port de la Reine-Charlotte, et j’ai observé que les vents du sud à l’est sont ordinairement modérés et accompagnes d’un ciel nébuleux ou de pluie : ceux du sud-ouest soufflent avec force, et ils sont aussi accompagnés de pluie ; mais il est rare qu’ils aient de la durée. Les vents du nord-ouest sont les vents régnans, et, quoique souvent assez forts, un ciel pur les accompagne presque toujours : en un mot, si cette partie de la Nouvelle-Zélande n’était pas trop montueuse, ce serait une des plus belles contrées du globe : on couperait en vain les bois ; les espaces défrichés seraient moins propres aux pâturages qu’un terrain plat, et la culture y serait toujours difficile, car on ne pourrait y employer la charrue.

» Les grands arbres qui couvrent les montagnes sont de deux espèces : les uns, du diamètre de nos sapins les plus gros, croissent à peu près de la même manière ; mais les feuilles et les petites baies qu’ils portent à leurs extrémités ressemblent davantage à celles de l’if : c’est de ceux-là que nous tirions de la bière. Nous faisions d’abord subir une forte décoction aux feuilles, et nous les laissions ensuite fermenter avec de la thériaque ou du sucre : les hommes de l’équipage qui avaient bu de la bière de sapin d’Amérique ne trouvaient l’autre guère inférieure. L’autre espèce d’arbre diffère peu de l’érable ; elle est souvent d’une grosseur considérable ; mais elle ne nous procura que du bois de chauffage ; car elle est, ainsi que la première, trop pesante pour des mâts, des vergues, etc.

» Les arbres offrent des espèces plus variées sur les petites plaines qui sont derrière les grèves. Nous en distinguâmes deux qui portent un fruit de la grosseur des pommes : l’un de ces fruits est jaune et appelé karraca par les naturels, et l’autre est noir : les insulaires le nomment maïtao. Quoique les Zélandais les mangent, quoique nos matelots les aient imités, leur saveur n’est pas agréable. Le premier fruit croît sur de petits arbres, qui sont toujours du côté de la mer ; le second se cueille sur des arbres plus gros, qu’on trouve dans l’intérieur des forêts, et dont nous coupâmes un grand nombre pour bois de chauffage.

» Une espèce de seringat croît sur les hauteurs qui s’avancent dans la mer : on y aperçoit aussi un arbre qui porte des fleurs semblables à celles du myrte ; ses feuilles, tachetées et de forme ronde, ont une odeur désagréable. La décoction des feuilles du seringat nous tint lieu de thé ; nous le trouvâmes d’un goût et d’une odeur agréable, et on pourrait le substituer au thé qui nous vient de la Chine et du Japon.

» Parmi les plantes qui nous furent utiles je dois compter le céleri sauvage, très-abondant dans presque toutes les anses, surtout lorsque les naturels y ont établi leurs habitations ; et une autre, que nous avions coutume d’appeler cochléaria, quoiqu’elle diffère entièrement de celle qui porte ce nom en Europe. Cette espèce de cochléaria est bien préférable à la nôtre pour l’usage ordinaire ; on la reconnaît à ses feuilles dentelées et aux petites grappes de fleurs blanches qu’elle porte à son sommet. Tous les jours on en faisait cuire, ainsi que du céleri sauvage, avec du froment broyé dans un moulin ; et, jointe au bouillon des tablettes, elle servait de déjeuner aux équipages ; on leur en donnait encore avec de la soupe aux pois pour leur dîner. Nous mangions quelquefois ces plantes en salade, ou apprêtées comme des légumes : elles étaient bonnes de toutes les manières ; et, le poisson ne nous ayant jamais manqué, je puis dire que nos alimens furent peu inférieurs à ceux qu’on trouve dans les relâches célèbres par les nourritures animales et végétales qu’elles offrent aux navigateurs.

» Les plantes connues que nous rencontrâmes, sont le liseron ordinaire, la morelle, l’ortie (qui ont l’une et l’autre la grosseur d’un petit arbre), une véronique frutescente, qu’on aperçoit près de toutes les grèves, des chardons, l’euphorbe, le bec-de-grue, le lin, la belle-de-nuit d’Amérique, des ronces, l’eufraise et le séneçon ; mais les espèces diffèrent de celles que nous avons en Europe ; on y voit aussi des polypodes, des scolopendres, et environ vingt autres espèces de fougères particulières à la Nouvelle-Zélande, plusieurs sortes de mousses rares et propres à ce pays, outre un grand nombre de plantes dont les usages ne sont pas encore connus, et dont on ne peut donner la description que dans un livre de botanique.

» L’une de ces dernières mérite cependant que j’en fasse ici mention, car les naturels en tirent leurs vêtemens ; elle produit un lin soyeux, plus beau que celui d’Angleterre, et vraisemblablement au moins aussi fort (c’est le phormium, dont il a été fréquemment question dans les précédens voyages du capitaine Cook). Une espèce très-abondante de poivre long, possède faiblement cette saveur aromatique pour laquelle on estime le poivre. On rencontre fréquemment dans les bois un arbre qui de loin ressemble au palmier, mais dont on aperçoit la différence à mesure qu’on en approche. La plupart des arbres et des plantes avaient perdu leurs fleurs à l’époque de notre relâche ; nous reconnûmes qu’en général ils portent des baies ; j’en ai recueilli au moins de trente sortes : l’un des arbrisseaux en particulier produit des baies rouges ; il approche beaucoup de la clématite ; il croît autour des arbres, et s’étend de l’un à l’autre de manière à rendre les bois presque absolument impénétrables.

» Les oiseaux sont nombreux ; et, ainsi que les productions végétales, leurs espèces sont en général particulières au pays ; il est difficile de les suivre, parce que la terre est couverte de broussailles et de plantes grimpantes qui rendent les promenades très-pénibles ; cependant un homme qui se tient à la même place peut en tuer dans un jour la quantité nécessaire à la nourriture de sept ou huit personnes. Les principaux sont les gros perroquets bruns à tête blanche ou grisâtre ; les perruches à front rouge ; les gros pigeons ramiers, bruns sur le dos, blancs sous le ventre, et verts sur le reste du corps, avec le bec et les pieds rouges ; deux espèces de coucous ; l’une, aussi grosse que notre coucou ordinaire, est de couleur brune, tachetée de noir ; l’autre, aussi petite qu’un moineau, est d’un vert éclatant par-dessus, et agréablement ondoyée d’or, de vert, de brun et de blanc par-dessous : l’un et l’autre sont rares. D’autres oiseaux sont plus communs : l’un d’eux, qui est noir avec des teintes verdâtres, se fait remarquer par une touffe de plumes blanches et frisées qu’il porte sous la gorge ; nous l’appelâmes le poy : on en trouve un second plus petit, noir, qui a le dos et les ailes bruns, et deux barbillons au-dessous de la racine du bec ; une autre espèce de la grosseur du pigeon ordinaire a deux larges membranes, jaunes et pourpres, à la racine du bec ; il est noir, ou plutôt bleu ; il a le bec épais, court, crochu, et d’une forme singulière. On voit beaucoup de gros becs, de la grandeur d’une grive, de couleur brune, avec une queue rougeâtre. Il ne faut pas oublier un petit oiseau verdâtre, qui est presque le seul chantant, mais qui suffit pour produire des sons si mélodieux et si variés, que nous nous croyions environnés de cent espèces différentes d’oiseaux, lorsqu’il faisait entendre son ramage près de nous : d’après cette propriété singulière, nous l’avons nommé le moqueur. Parmi les oiseaux plus petits, l’un ressemble exactement à notre rouge-gorge par sa figure et ses mœurs peu sauvages : mais il est noir dans les parties où le nôtre est brun, et blanc aux endroits où le rouge-gorge d’Angleterre est rouge. Un second est peu différent, mais plus petit ; un troisième déploie en éventail sa longue queue à mesure qu’il s’approche, et gazouille quand il est perché. On aperçoit des martins-pêcheurs à peu près de la grosseur des nôtres ; mais leur plumage est moins joli, et ils sont rares.

» On rencontre autour des rochers des huîtriers noirs à bec rouge, et des nigauds huppés couleur de plomb, dont les ailes et les épaules sont tachetées de noir ; le reste de la partie supérieure du corps est d’un noir velouté nuancé de vert. Il nous arrivait fréquemment de tuer des uns et des autres, ainsi que d’autres nigauds plus communs noirs par-dessus et blancs par-dessous, qui font leurs nids sur des arbres, où ils se perchent souvent plus d’une douzaine à la fois. Les cantons voisins de la côte offrent d’ailleurs un petit nombre de goêlands, des hérons bleus ; quelquefois, mais rarement, des canards sauvages, un petit pluvier couleur de sable, et des alouettes : on voit aussi sur la rade un assez grand nombre de manchots noirs dans la partie supérieure du corps, blancs sous le ventre, et une foule de plongeons noirs. Nous tuâmes des râles, bruns ou jaunâtres, nuancés de noir, qui vivent aux environs des ruisseaux, et qui sont presque aussi gros qu’une poule ordinaire. J’ajouterai à cette liste une seule bécassine que nous tirâmes, et qui diffère peu de celles d’Europe : nous ne vîmes pas d’autre gibier.

» En jetant la seine, nous prîmes des mulets, des soles et des carrelets : les naturels nous vendirent surtout une espèce de brème de mer qui est couleur d’argent, et qui a une tache noire sur le cou : de gros congres, et un poisson qui ressemble beaucoup à la brème, mais qui pèse cinq, six et sept livres : il est noirâtre, et a le museau épais ; les habitans du pays le nomment moggé. Nous prîmes le plus communément à l’hameçon et à la ligne un poisson noirâtre de la grosseur d’une morue, et un autre de la même grandeur, rougeâtre, et qui avait un petit barbillon. Nous appelâmes celui-ci noctambule, parce que nous le prenions pendant la nuit : une espèce de petit saumon, des grondins, des raies, tombèrent de temps en temps dans nos filets, et les Zélandais nous apportèrent quelquefois une petite espèce de maquereau, des perroquets, et un autre très-rare, presque de la forme d’un dauphin : il est de couleur noire ; ses mâchoires sont fortes et osseuses, et ses nageoires de derrière s’allongent beaucoup aux extrémités. Tous ces poissons, excepté le dernier, sur lequel nous ne pouvons rien dire, parce que nous ne le goûtâmes pas, sont bons à manger ; mais le moggé, le petit saumon et le poisson noirâtre sont supérieurs aux autres.

» Les rochers offrent une quantité considérable d’excellentes moules : on en trouve une qui n’est pas commune, et qui a plus d’un pied de longueur ; il y a aussi des pétoncles enterrées dans le sable des petites grèves, et en quelques endroits, des huîtres très-petites et d’un goût parfait. J’ai remarqué dix ou douze espèces de coquillages, des limaces de mer, des lépas et de très-belles oreilles de mer. J’ai vu aussi un coquillage qui s’attache aux plantes ; enfin d’autres productions marines, telles que les étoiles de mer, etc., dont plusieurs sont particulières à la Nouvelle-Zélande. Les naturels nous vendirent des homars dont la grandeur égalait celle des nôtres les plus gros, et des sèches.

» Les insectes sont très-rares : nous ne vîmes que deux espèces de mouches, quelques papillons, de petites sauterelles, diverses araignées, de petites fourmis noires, et une multitude de mouches-scorpions, dont le bourdonnement se faisait entendre partout au milieu des bois ; les moucherons, très-nombreux, et presque aussi incommodes que les mousquites, sont les seuls insectes malfaisans.

» Nous n’avons point aperçu de reptiles, si ce n’est deux ou trois espèces de petits lézards qui ne font point de mal.

» Il est singulier que sur une île aussi étendue, on ne rencontre d’autres quadrupèdes qu’un petit nombre de rats, et des chiens qui vivent dans l’état de domesticité.

» Le règne minéral n’offre rien qui soit digne d’être cité, si on excepte un jaspe vert ou une pierre-serpentine, dont les Zélandais font leurs outils et leurs ornemens. Ils estiment beaucoup cette substance, et ils ont sur sa formation des idées superstitieuses qu’il nous fut impossible de comprendre ; ils disent qu’on la trouve dans une grande rivière, ou dans un grand lac situé bien loin dans le sud. Il nous parut, d’après leur témoignage, qu’on l’y rencontre en couches peu épaisses, ou peut-être en morceaux détachés comme nos pierres à fusil. Nous en achetâmes un morceau d’environ 18 pouces de long, d’un pied de large, et de près de deux pouces d’épaisseur ; encore semblait-il être le fragment d’un morceau plus considérable.

» Les naturels sont de la taille ordinaire des Européens, et en général ne sont pas aussi bien faits, surtout vers les extrémités. Cela vient peut-être de ce qu’ils demeurent accroupis trop long-temps, et de ce que la nature montagneuse du pays les empêche de se livrer au genre d’exercice qui contribue à rendre le corps droit et bien proportionné. Cette dernière remarque souffre néanmoins plusieurs exceptions ; quelques-uns sont d’une très-belle taille, et ont des muscles forts ; mais j’en ai vu peu qui eussent de l’embonpoint.

» La couleur de leur peau varie depuis le noir assez foncé jusqu’à une teinte jaunâtre ou olive : leurs traits ne sont pas non plus uniformes, quelques-uns ressemblent à des Européens. Ils ont en général le visage rond, les lèvres pleines et le nez épaté ; mais leurs lèvres ne sont pas très-épaisses, et leur nez n’est point aplati comme celui des nègres : je ne me souviens pas d’avoir vu un nez véritablement aquilin. Leurs dents sont d’une largeur ordinaire, blanches et bien rangées ; ils ont les yeux grands et d’une extrême mobilité. Leur chevelure est noire, droite et forte, communément coupée sur le derrière de la tête, et relevée en touffe sur le sommet : celle de quelques-uns boucle naturellement ; on rencontre même des cheveux châtains. En général, la physionomie des jeunes gens est ouverte et assurée ; mais celle de la plupart des hommes d’un âge mûr est sérieuse : elle annonce assez souvent de la mauvaise humeur et de la réserve, surtout s’ils sont étrangers. La taille des femmes est plus petite que celle des hommes, mais leur forme ou leurs traits ne sont guère plus gracieux.

» Le vêtement des deux sexes est le même ; les hommes et les femmes se couvrent d’une pièce d’étoffe qui a environ cinq pieds de long et quatre de large. Ils la fabriquent avec le phormium ; c’est la plus importante et la plus compliquée de leurs manufactures. Afin d’embellir cet habit, ils y mettent des morceaux de peau de chien, ou le façonnent en compartimens dans les coins. Deux coins de la pièce d’étoffe passent sur les épaules, et s’attachent sur la poitrine avec le reste qui couvre le corps : une ceinture de natte tient le vêtement assujetti autour du ventre ; l’étoffe est quelquefois couverte de peau de chien ou de grandes plumes d’oiseaux qui paraissent tissues avec le phormium. Un grand nombre d’entre eux portent sur ce premier surtout des nattes qui descendent des épaules aux talons ; le surtout le plus ordinaire est composé de joncs grossièrement réunis, et attachés à un cordon d’une longueur considérable ; ils le mettent sur les épaules, et les joncs tombent de tous côtés jusqu’au milieu des cuisses : lorsqu’ils ont ce manteau et qu’ils se tiennent assis dans leurs pirogues ou sur le rivage, on les prendrait pour de grosses pierres grises, si leurs têtes noires n’engageaient pas à les examiner plus attentivement.

» Ils ornent leurs cheveux de plumes ou de peignes d’os et de bois garnis de nacre de perle, ou de fibres de plantes entrelacées. Les hommes et les femmes suspendent à leurs oreilles, qui sont percées ou plutôt fendues, de petits morceaux de jaspe, d’étoffe ou de grains de verroterie, quand ils peuvent s’en procurer. Quelques-uns, mais en petit nombre, ont un trou dans la partie inférieure du cartilage du nez ; mais nous n’y avons jamais vu de parure : un Zélandais y passa une baguette, afin de nous montrer que le trou servait à cet usage. Ils laissent croître leur barbe, mais ils aiment beaucoup à la faire raser.

» Le visage de quelques-uns est tatoué ; on y voit des lignes spirales et d’autres dessins de couleur noire ou bleu foncé ; mais nous ne savons pas si c’est un caprice de leur vanité ou une marque particulière de distinction : les femmes ne sont tatouées que sur les lèvres ou sur quelques parties du menton. Les deux sexes enduisent souvent leur visage et leur tête d’une peinture rouge qui paraît être de l’ocre mêlé avec de la graisse ; les femmes portent quelquefois autour du cou des dents de requin ou de longs grains, qui nous parurent être faits des os de la cuisse d’un petit oiseau, taillés sous cette forme, ou un coquillage du pays. Un petit nombre d’entre elles avaient des tabliers triangulaires ornés de plumes de perroquet, ou de morceaux de nacre de perle, et garnis d’une double et d’une triple rangée de cordes pour les attacher. J’ai aperçu des chapeaux ou des bonnets de plumes d’oiseaux qu’on peut regarder comme une invention de leur goût pour la parure, car ils ne sont pas dans l’usage de se couvrir la tête.

» Ils habitent les bords des petites anses dont j’ai fait la description plus haut Ils y vivent en communauté au nombre de quarante ou cinquante : les familles sont quelquefois séparées les unes des autres ; mais, dans ce dernier cas, leurs cabanes, en général très-misérables, se trouvent contiguës. La meilleure hutte que j’ai vue avait à peu près trente pieds de long, quinze de large et six de haut : elle était bâtie exactement comme les granges de nos campagnes ; la charpente de l’intérieur avait de la force et de la régularité ; des rameaux d’osier tenaient solidement attachées les poutres de soutien, qui étaient alternativement grosses et petites, et peintes en rouge et en noir ; la solive du faîte me parut assez forte, et les gros joncs qui composaient le dedans de la toiture étaient rangés parallèlement et d’une manière très-soignée : l’une des extrémités offrait un petit trou carré qui servait de porte, par laquelle on ne pouvait entrer qu’en rampant sur ses genoux, et près de celui-là un second beaucoup plus petit, qui semblait destiné à l’évaporation de la fumée ; car je n’aperçus point d’autre soupirail ; je jugeai qu’il n’y avait pas dans le pays de meilleure habitation, et qu’elle était occupée par un des principaux personnages. La plupart des autres étaient plus petites de moitié ; elles excédaient rarement quatre pieds de hauteur ; elles garantissaient du vent et de la pluie, mais leur construction était mauvaise.

» Un petit nombre de paniers ou de sacs, dans lesquels les naturels mettent leurs hameçons de pêche et d’autres bagatelles, formaient tout l’ameublement de ces habitations. Les Zélandais s’y tiennent assis autour d’un petit feu : il est probable qu’ils y dorment aussi, sans autre couverture que celle qu’ils portent durant le jour ; peut-être même la quittent-ils la nuit ; car il faut peu de monde pour échauffer des huttes aussi étroites.

» Ils tirent de la pêche la plus grande partie de leur subsistance ; ils emploient des filets de différentes espèces, et des hameçons de bois dont la pointe est garnie d’un os aiguisé, mais d’une forme si bizarre, qu’un étranger les juge d’abord peu propres à l’usage auquel ils sont destinés. Il paraît qu’ils changent de domicile lorsque le poisson devient rare, ou lorsqu’une raison quelconque les dégoûte de l’endroit où ils sont établis. Nous vîmes en effet des habitations nouvelles dans des cantons où il n’y en avait point durant notre dernier voyage, et même celles que nous avions rencontrées alors se trouvaient déjà désertes.

» Leurs pirogues sont bien faites ; les bordages sont élevés les uns sur les autres, et attachés avec de fortes baguettes d’osier qui tiennent aussi une latte longue et étroite fixée sur les coutures en dehors, afin de prévenir les voies d’eau. Quelques-unes ont cinquante pieds de longueur, et sont si larges, qu’on peut les manœuvrer sans balancier ; mais les plus petites en ont ordinairement un. Souvent ils en réunissent deux à l’aide d’un radeau ; c’est ce que nous appellions les doubles pirogues ; elles portent de cinq à trente hommes, et quelquefois davantage. On y voit fréquemment une grosse tête assez bien sculptée et peinturée ; cette figure semble représenter un homme à qui une violente colère donne des contorsions. Les pagaies sont longues de quatre à cinq pieds, étroites, et se terminent en pointe. Lorsqu’ils rament en mesure, la pirogue marche très-vite ; la voile, qu’ils déploient rarement, est une natte de forme triangulaire, dont la partie la plus large est placée au haut du mât.

» Ils n’ont d’autre manière d’apprêter leurs poissons que de les rôtir, ou plutôt de les cuire au four, car ils ne savent pas les faire bouillir. Ils cuisent de même des racines et une partie de la tige d’une grande fougère, dans un grand trou qu’ils creusent en terre ; ils fendent ensuite ces racines et ces tiges, et ils trouvent dans l’intérieur une belle substance gélatineuse, qui ressemble à du sagou bouilli, et qui est plus ferme. Ils mangent aussi la racine d’une autre fougère plus petite, qui paraît leur tenir lieu de pain ; car ils la sèchent, et ils l’emportent avec des quantités considérables de poissons secs, quand ils emmènent leurs familles, ou qu’ils s’éloignent beaucoup de leurs habitations. Ils la battent jusqu’à ce qu’elle soit un peu amollie ; ils la mâchent alors, après en avoir rejeté les grosses fibres ; le reste a une saveur douce et farineuse qui n’est point du tout désagréable.

» Lorsqu’ils n’osent point aller en mer, ou peut-être dans les temps où ils ne se soucient point de poisson, ils mangent des moules et d’autres coquillages. Ils déposent les coquilles près de leurs cabanes, et elles y forment de grands tas. Ils viennent à bout quelquefois de tuer des râles, des manchots et des nigauds, qui servent à varier leur nourriture. Ils élèvent d’ailleurs un nombre considérable de chiens pour les tuer un jour ; mais on ne peut regarder le chien comme un article principal de leur régime diététique. Comme il n’y a pas à la Nouvelle-Zélande la moindre trace de culture, il résulte de ces observations que les naturels n’ont guère d’autres ressources pour subsister que la mer, laquelle est à la vérité très-prodigue en leur faveur.

» Comme leur corps est couvert de graisse, et que leurs habits ne sont jamais lavés, ils exhalent une odeur fétide, et leurs repas sont aussi malpropres que leurs personnes. Nous les avons vus manger la vermine, qui est assez abondance sur leur tête.

» Ils avalaient avec une avidité extrême des quantités considérables d’huile animale puante, et de la graisse de phoque que nous faisions fondre aux tentes, après l’avoir gardée depuis près de deux mois ; et à bord du vaisseau, ils ne se contentaient pas de vider les lampes, ils dévoraient encore les mèches, et la partie de ces mèches qui était enflammée. Quoique la terre Van-Diemen semble offrir peu de subsistances, ses habitans ne voulurent pas même goûter notre pain ; au lieu que les Zélandais le mangeaient avec beaucoup de voracité, lors même que nous leur en offrions des morceaux tout-à-fait moisis. On ne doit pas expliquer ces faits par la grossièreté de leur goût, car je leur ai vu flairer des choses que nous mangions, et les jeter ensuite avec un dégoût marqué.

» Ils paraissent avoir autant d’esprit d’invention et d’adresse dans leurs ouvrages que les autres peuplades qui se trouvent au même point de civilisation, car ils sont dépourvus d’outils métalliques ; leurs meubles, leurs vêtemens et leurs armes, tout ce qui sort de leurs mains a de l’élégance et de la force, et est de plus très-commode. Leur principal outil a la forme de nos doloirs, et il est, ainsi que le ciseau et la gouge, de cette pierre serpentine verte, ou de ce jaspe dont j’ai déjà parlé : ils ont quelques outils d’une pierre noire, polie et très-dure. Ils excellent surtout dans la sculpture, et ils en mettent sur la moindre chose. L’avant de leurs pirogues en particulier offre quelquefois des ornemens qui annoncent un bon goût de dessin, une application et une patience extraordinaires ; leurs cordages de pêche sont aussi forts et aussi bien faits que les nôtres, et leurs filets égalaient les nôtres en beauté. La fabrique de leurs outils est ce qui doit leur coûter le plus de peine, car la pierre en est extrêmement dure. Nous conjecturâmes que, pour la façonner, ils la frottent sur une autre, et que cette opération est bien longue. Une coquille, un morceau de caillou ou de jaspe leur tient lieu de couteau. Ils ne connaissent d’autre vrille qu’une dent de requin fixée à un petit morceau de bois : ils ont de petites scies ; ce sont des dents de poisson découpées en pointes saillantes, qu’ils attachent à la partie convexe d’un morceau de bois proprement sculpté. Ils nous dirent qu’ils s’en servent seulement pour découper le corps de leurs ennemis qu’ils tuent dans les batailles.

» Il n’y a pas sur le globe de peuplade plus sensible aux injures et plus disposée à la vengeance. Ils sont d’ailleurs insolens lorsqu’ils ne craignent pas d’être punis ; et ce défaut est si contraire à la véritable bravoure, qu’on doit peut-être regarder leur ardeur à venger une injure comme l’effet d’un caractère féroce plutôt que d’un grand courage : ils paraissent aussi soupçonneux et défians. Dans leurs premières visites, ils ne venaient jamais le long du bord des vaisseaux ; ils se tenaient sur leurs pirogues, à quelque distance pour observer nos mouvemens, ou délibérer s’il était convenable de s’exposer en venant parmi nous. Ils volent tout ce qui leur tombe sous la main, s’ils ont la plus légère espérance de n’être pas découverts ; et je suis persuadé qu’ils se permettraient beaucoup de friponneries dans leur commerce, s’il croyaient pouvoir les commettre en sûreté ; car ils ne voulaient pas nous laisser examiner les choses qu’ils nous apportaient, et ils se réjouissaient lorsqu’ils croyaient nous avoir trompés.

» On doit s’attendre à quelques-uns de ces vices parmi des peuplades où il y a peu de subordination, et où par conséquent on trouve peu de lois, si même il y en existe, pour punir les délits. L’autorité d’aucun Zélandais ne paraît s’étendre au delà de sa famille ; et lorsqu’ils se réunissent afin de travailler à leur défense commune, ou dans tout autre dessein, ils choisissent pour chefs ceux qui montrent le plus de courage ou de prudence. J’ignore comment ils terminent leurs querelles particulières ; mais dans celles que j’ai vues, quoiqu’elles fussent de peu d’importance, ils se montrèrent très-bruyans et très-violens.

» Les diverses tribus sont souvent en querelle entre elles, ou plutôt elles y sont toujours ; car le grand nombre de leurs armes et leur dextérité à s’en servir annoncent que la guerre les occupe principalement : ces armes sont des piques, des patous, ou massues, des lances, et quelquefois des pierres. Les piques sont d’un bois très-dur ; leur longueur varie de cinq à vingt et même trente pieds. Ils lancent les plus courtes comme des dards. Le patou ou l’emité est de forme elliptique ; sa longueur est d’environ dix-huit pouces ; il a un manche de bois, de pierre, d’os ou de jaspe vert ; et c’est l’arme sur laquelle ils comptent le plus dans les batailles. La lance, ou la longue massue, a cinq ou six pieds de longueur ; l’une de ses extrémités se termine en pointe, et offre une tête sculptée ; l’autre est large ou aplatie, avec des bords tranchans.

» Avant de commencer l’action, ils entonnent une chanson guerrière, et ils observent tous la mesure la plus exacte ; leur colère arrive bientôt au dernier degré de la fureur et de la frénésie ; ils font des contorsions horribles de l’œil, de la bouche et de la langue, afin d’inspirer de la terreur à leurs ennemis ; on les prendrait pour des démons plutôt que pour des hommes, et cet affreux spectacle glacerait presque d’effroi d’intrépides guerriers qui n’y seraient pas accoutumés. Ils ont une autre habitude plus horrible et plus déshonorante pour la nature humaine : ils découpent en morceaux un ennemi vaincu, lors même qu’il n’est pas encore mort, et après l’avoir rôti, ils le mangent, non-seulement sans répugnance, mais même avec une satisfaction extrême.

» On est tenté de croire que des hommes capables de pareils excès de cruauté n’ont aucun sentiment d’humanité, même pour ceux de leur tribu : cependant on les voit déplorer la perte de leurs parens d’une manière qui suppose une grande sensibilité. Les hommes et les femmes poussent des cris attendrissans lorsque leurs parens ou leurs amis ont été tués dans les batailles, ou sont morts d’une autre manière : ils se découpent le front et les joues avec des coquilles et des morceaux de cailloux ; ils se font de larges blessures, d’où le sang sort à gros bouillons et se mêle à leurs larmes : ils taillent ensuite des pierres vertes auxquelles ils donnent une figure humaine : ils mettent à cette figure des yeux de nacre de perle, et ils la portent à leur cou en souvenir de ceux qui leur étaient chers. Leurs affections paraissent si fortes, qu’au retour de leurs amis, dont l’absence n’a pas été quelquefois bien longue, ils se découpent également le visage, et poussent dans leurs transports de joie des cris frénétiques.

» Les enfans sont accoutumés de bonne heure à toutes les pratiques bonnes ou mauvaises de leurs pères : un petit garçon ou une petite fille de neuf à dix ans fait les mouvemens, les contorsions et les gestes par lesquels les Zélandais plus âgés inspirent de la terreur à leurs ennemis : il chante la chanson de guerre, et il observe très-exactement la mesure.

» Les Zélandais chantent sur des airs qui ont une sorte de mélodie les traditions de leurs aïeux, leurs batailles, leurs victoires, et même des sujets assez indifférens. Ils sont passionnés pour ce divertissement, et la plus grande partie de leur temps y est employée : ils passent aussi plusieurs heures de la journée à jouer de la flûte.

» Quoique leur prononciation soit souvent gutturale, leur langue est bien loin d’être dure ou désagréable ; et si nous pouvons établir ici une opinion d’après la mélodie de quelques-uns de leurs chants, l’idiome de la Nouvelle-Zélande a certainement une grande partie des qualités qui rendent les langues harmonieuses : il est assez étendu. On imagine bien toutefois qu’on le trouvera pauvre, si on le compare à nos langues d’Europe, qui doivent leur perfection à une longue suite de travaux. J’ai rassemblé une quantité considérable de mots durant le précédent voyage et durant celui-ci ; et comme j’ai étudié avec le même soin les idiomes des autres îles du grand Océan, il m’est démontré de la manière la plus évidente qu’ils ont une ressemblance singulière, ou plutôt que le fond en est le même. » Les relations des deux premiers voyages ont déjà fait cette remarque.

  1. Il est assez singulier que les Zélandais aient imaginé le même remède que les Russes.
  2. On y trouve de petites truites.