Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXII/Cinquième partie/Livre I/Chapitre XVI

CHAPITRE XVI.

Roggeween. Lozier-Bouvet.

Dès l’année 1599, le père de Roggeween avait présenté à la Compagnie des Indes occidentales des Provinces-Unies un mémoire instructif et détaillé, dans lequel il invitait cette association à faire l’armement de trois vaisseaux qui devraient être expédiés pour la découverte des terres australes. L’armement fut ordonné ; mais des brouilleries survenues entre la Hollande, et l’Espagne obligèrent à le suspendre ; et, au lieu de s’occuper de la recherche des parties inconnues du globe, peu s’en fallut qu’on ne se livrât à la fureur d’en ravager les parties que l’on connaissait. Le père de Roggeween mourut, et son projet favori, dont il recommanda, dans ses derniers instans, la poursuite à son fils, demeura quelque temps enseveli dans le même tombeau que l’inventeur. L’amiral Roggeween, quoiqu’un peu tard, songea cependant à le ressusciter ; et, en 1721, il le présenta encore à la Compagnie des Indes occidentales, et appuya de nouveaux motifs le plan d’expédition que son père lui avait légué. Le projet fut accueilli, et la Compagnie, sans perte de temps, ordonna l’équipement de trois vaisseaux : l’Aigle, de trente-six canons et cent onze hommes d’équipage, monté par le capitaine Johan Koster, sous les ordres immédiats de l’amiral ; le Tienhoven, de vingt-huit canons et cent hommes, capitaine Jacques Bauman ; et la galère l’Africaine, de quatorze canons et soixante hommes, capitaine Henri Rosenthal.

Roggeween fit voile du Texel le 21 août 1721. Après avoir relâché à Rio-Janeiro, il se mit à la recherche d’une île nommée Auke’s Magdeland, qu’on disait située dans l’Océan atlantique, sous le trentième parallèle. Il ne la trouva pas sous cette latitude, et il ne devait pas la trouver. Il est très-probable que cette île, qu’on devait chercher, n’est autre que le Hawkin’s Maidenland. En 1689, John Strong, capitaine du Farewell, passa dans un canal à travers cette terre, dont il changea le nom en celui d’îles Fakland ; et, dans le commencement du dix-huitième siècle, elle fut vue et visitée par des navires de Saint-Malo, d’où est venue la dénomination d’îles Malouines, et celle d’îles d’Anican, du nom d’un armateur de cette place. Les navigateurs français les nommaient aussi quelquefois îles neuves de Saint-Louis. Quoique ces îles dussent déjà être bien connues au temps où Roggeween entreprit son voyage, il paraît que les Hollandais n’en avaient que des notions très-incertaines ; car il est dit, dans la relation de Roggeween, que, lorsque l’on eut abandonné la recherche d’Auke’s Magdeland, on fit route pour rechercher des îles nouvelles que les Français avaient nommées îles Saint-Louis.

Le 21 décembre, le Tienhoven, séparé de la flotte par une tempête, découvrit par 52° sud une terre à laquelle il supposa deux cents lieues de circuit. Il pensa qu’elle était inconnue et lui donna le nom de Belgique australe. C’étaient les îles Falkland, qui, dans l’espace d’un siècle, avaient reçu six noms différens. Leur circuit n’est que de cent quarante lieues.

Roggeween passa par le détroit de Le Maire, et s’éleva dans le sud jusqu’à 62° 30′ de latitude. À cette hauteur, il rencontra beaucoup de glaces. Le 10 mars 1722, il mit à l’ancre devant l’île de la Mocha, située à trois lieues de la côte du Chili par 37° 30′ de latitude sud. « Nous espérions y trouver des rafraîchissemens, dit Behrens, sergent-major des troupes embarquées sur la flotte, et à qui l’on doit la relation de cette expédition ; vaine espérance. Il n’y avait plus d’habitans, plus de bestiaux ; on n’y vit que quelques oiseaux, quelques chevaux et deux cabanes, où nous trouvâmes trois chiens qui paraissaient s’être sauvés du naufrage d’un vaisseau espagnol dont on voyait encore les débris sur le rivage. Peut-être les habitans, en se retirant sur la côte du Chili, avaient-ils laissé ici des chevaux pour profiter des pâturages de l’île et les y venir reprendre ensuite ; peut-être appartenaient-ils aux Espagnols. Nous eûmes lieu de penser que l’île n’avait jamais été bien peuplée, puisque les oiseaux ne nous fuyaient point, et se laissaient prendre à la main. Nous y fîmes une assez grande provision d’oies, de canards et d’autres oiseaux sauvages.

» Dans un jour nous fîmes le tour de cette île ; elle est assez élevée, hérissée de broussailles et d’arbrisseaux si entrelacés dans la partie méridionale, qu’il nous fut impossible d’y pénétrer. Son abord est difficile ; ses rivages sont bordés de rochers qui s’étendent bien avant dans l’intérieur. Pour arriver à terre, nous étions obligés de nous jeter dans l’eau jusqu’au cou ; mais nous trouvions sur ces rochers et sur les rivages des moules et d’autres coquillages parés des plus belles couleurs.

» Cette île nous offrant peu de secours, il fallut bientôt nous en éloigner. Le conseil assemblé décida de suivre les côtes du Chili, pour y trouver un port et des provisions ; mais la crainte du canon des Espagnols ne nous permit pas de suivre cette détermination. Notre approche avait répandu l’alarme ; des vaisseaux croisaient le long des côtes pour nous en disputer l’abord ; ils auraient rendu l’exécution de notre dessein difficile, et peut-être même funeste. Nous n’étions pas venus pour guerroyer ; en conséquence, le 12 mars, nous fîmes voile pour l’île de Juan Fernandès, dont nous eûmes connaissance le 16 ; et le 18, en approchant de terre, nous aperçûmes le Tienhoven, qui depuis plus de trois mois s’était séparé de l’escadre. »

Les trois vaisseaux réunis reprirent la mer à la fin de mars, et dirigèrent leur route à l’ouest-nord-ouest pour trouver la terre vue par Édouard Davis en 1687. On ne la rencontra pas dans la position indiquée. Cependant de nombreux vols d’oiseaux de mer, des variations dans la direction du vent, signe assez certain de la proximité d’une terre, et d’autres particularités semblaient promettre à Roggeween qu’il en devait apercevoir une. Enfin le 6 avril il découvrit une île à laquelle il donna le nom d’île de Pâques (Paassen eylandt). Elle est par 27° 8′ de latitude sud, et 112° 4′ de longitude à l’ouest de Paris.

« La galère approcha de l’île, dit Behrens, et nous dit qu’elle paraissait fertile et que des colonnes de fumée annonçaient qu’elle était habitée. Le lendemain un insulaire vint au-devant de nous dans sa pirogue, et monta sans hésiter à bord de l’amiral, où on lui donna d’abord une pièce de toile pour se couvrir, car il était tout nu, ensuite de la verroterie et d’autres bagatelles pour se parer. Il pendit tous ces objets autour de son cou avec un poisson sec. Son corps était peint de toutes sortes de figures. Ses oreilles, extrêmement longues, pendaient jusqu’à ses épaules ; il était fort brun, grand et robuste, d’une physionomie heureuse, paraissait vif et gai. Il parla beaucoup, fit des gestes gracieux ; nous n’y comprîmes rien. On lui donna un verre de vin ; au lieu de le boire, il se le jeta au visage, ce qui nous surprit beaucoup. On l’habilla comme nous, on lui mit un chapeau, tous ces vêtemens l’embarrassaient ; on lui donna aussi à anger. Il ne savait se servir ni de cuillère, ni de fourchette, ni de couteau. La musique se fit entendre ; alors son visage montra de la gaîté ; chaque fois qu’on le prit par la main, il se mit à danser et à sauter. Il parut nous quitter à regret, leva les mains, et tourna les yeux vers l’île en s’écriant de toute sa force, odorroga, odorroga ; puis il rentra dans sa pirogue.

» Nous demeurâmes sur la rade toute la nuit ; le lendemain au point du jour, nous mouillâmes dans une baie au sud-ouest de l’île. Des milliers d’insulaires accoururent sur le rivage, plusieurs avec des poules et des racines, d’autres couraient de tous côtés. Ils allumaient du feu aux pieds de leurs idoles. Nous ne pûmes aborder ce jour-là. Le lendemain au lever de l’aurore, nous les vîmes prosternés le visage tourné vers le soleil qui allait sortir du sein de la mer ; plusieurs feux étaient allumés, peut-être pour honorer les idoles.

» Au moment où nous allions descendre, l’insulaire qui nous avait déjà rendu visite revint à bord avec d’autres, et nous apporta une grande quantité de poules et de racines apprêtées à leur manière. Un de ces insulaires fut tué d’un coup de fusil dans sa pirogue, sans qu’on pût savoir comment le coup était parti. Cet accident malheureux répandit la consternation parmi les insulaires ; les uns se jetèrent à la mer, et s’enfuirent à la nage ; les autres restèrent dans leurs pirogues, et firent force de rames pour s’éloigner. »

Ce meurtre, qu’on pouvait regarder comme un effet du hasard, fut le prélude d’un massacre affreux. Les malheureux insulaires se pressaient autour des Hollandais lorsqu’ils mirent le pied sur le rivage ; on se contenta d’abord de les écarter du geste ; mais ils osèrent toucher aux armes ; aussitôt on fit feu sur eux ; un grand nombre fut tué, entre autres l’insulaire qui avait le premier accueilli les Hollandais. Ces pauvres gens n’avaient aucun moyen de défense ; ils poussèrent des cris lugubres, puis revinrent, et offrirent des vivres pour avoir les cadavres de leurs amis massacrés. Touchés de ces démonstrations de soumission, les Hollandais leur firent présent de pièces de toiles, de colliers, de verroterie et de miroirs.

Behrens donne de l’île de Pâques et de ses habitans une description que nous passerons sous silence, parce que les relations plus modernes que nous offrirons aux lecteurs contiennent sur ce coin de terre des renseignemens plus précis et plus curieux.

Roggeween aurait voulu séjourner dans l’île pour la parcourir ; mais un vent violent de la partie de l’ouest le força d’abandonner le mouillage ; événement heureux pour les habitans qu’il délivra d’hôtes aussi féroces. L’escadre erra pendant quelques jours à la hauteur de l’île, toujours dans l’espoir de trouver la terre de Davis, et toujours sans succès ; elle avait d’abord fait route au sud-ouest ; elle se dirigea ensuite à l’ouest-nord-ouest, cinglant ainsi à travers cette partie du grand Océan équinoxial connue dans les anciennes relations sous le nom de mer mauvaise de Schouten.

Elle avait déjà fait huit cents lieues depuis l’île de Pâques sans voir aucune terre, jusqu’à ce qu’enfin, à la hauteur de 15° 30′ de latitude méridionale, elle découvrit une île dont le terrain était très-bas, et dont les côtes paraissaient couvertes de sable jaunâtre. Comme on aperçut au milieu de l’île une espèce de lac, les chefs présumèrent que c’était l’île des Chiens, découverte par Le Maire et Schouten. Behrens pense que c’est une terre différente, et la nomme Carls-Hof (Cour de Charles). Son circuit parut être de trois lieues ; on s’éloigna de cette île sans s’être assuré de ce que ce pouvait être. Sa position est 15° 38′ de latitude sud, 147° 35′ à l’ouest de Paris.

Les vents alisés commençaient à varier et à se ranger du sud-ouest, changement qui est un indice assez certain du voisinage d’une terre. Cet indice ne trompait pas ; car, dès la nuit suivante, le vent poussa l’escadre au travers d’un groupe d’îles qu’on ne s’attendait pas à rencontrer, à dix-huit lieues à l’ouest de Carls-Hof. La galère l’Africaine fut brisée contre les écueils, et les deux vaisseaux furent en danger de périr ; ils se trouvaient engagés au milieu de plusieurs îles, et environnés de rochers et de récifs, sans qu’on pût reconnaître par où ils avaient pénétré ; ce ne fut qu’après cinq jours d’inquiétudes et de dangers, et à la suite de plusieurs manœuvres délicates qu’ils parvinrent enfin à se dégager et à gagner la haute mer.

Ces îles sont basses, et quelques parties en sont submergées ; mais les naturels y naviguent avec des canots bien construits, et d’autres embarcations pourvues de voiles et de manœuvres. On distingue quatre îles principales, dont chacune peut avoir six ou sept lieues de circuit, et toutes sont couvertes d’arbres, parmi lesquels on distingue le cocotier. On trouva des perles dans quelques-unes des huîtres qu’on détacha des rochers. On ne vit aucun port, aucune baie où les vaisseaux pussent ancrer avec sûreté. L’île où se perdit l’Africaine reçut le nom de l’île Pernicieuse (het Schadelyk eylandt) ; deux autres furent nommées les Frères (de Broeders) ; et la quatrième la Sœur (het Zuster). Elles sont habitées par une race d’hommes d’une taille plus haute que celle des naturels de l’île de Pâques ; et, dans tout le cours de leurs voyages, les Hollandais n’en virent pas de plus grands. Les cheveux lisses et longs de ces insulaires sont de couleur noire, tirant sur le roux. Leur corps est peint de toutes sortes de couleurs. Leur physionomie porte le caractère de la férocité. Ils sont armés de lances de dix-huit à vingt pieds de long. « Ils marchaient par troupes de cent et de cent cinquante, ajoute Behrens, nous faisant signe continuellement d’aller à eux, et se retirant toujours à l’autre côté de l’île, apparemment dans l’intention de nous attirer dans quelque bois ou embuscade pour nous charger avec avantage, et se venger ainsi de ce que nous avions tiré sur eux. » On voit par ce passage que la fusillade était le préliminaire indispensable du débarquement dans les îles où les Hollandais abordaient. En effet, au bruit que ceux-ci avaient fait en dégageant leurs vaisseaux embarrassés au milieu des écueils, les insulaires accoururent en foule sur le rivage ; comme on craignait qu’ils n’eussent quelque mauvais dessein, on fit feu sur eux pour les faire reculer. Il était naturel qu’ils conservassent de la rancune et le désir de se venger, et l’on avait raison de s’en défier.

Cependant tous les hommes de l’équipage n’avaient pas conçu des idées défavorables des insulaires ; écoutons le récit de Behrens : « Aussitôt, dit-il, que les vaisseaux furent en sûreté, l’amiral envoya un détachement à l’île où le naufrage était arrivé, pour y prendre les gens de l’équipage. Quand ils furent entrés dans la chaloupe, on s’aperçut qu’il manquait un quartier-maître et quatre-matelots ; pendant le temps qui s’était écoulé entre leur descente dans l’île et notre arrivée, ils s’étaient mutinés contre leurs officiers avaient pris querelle entre eux, s’étaient battus à coups de couteau, et quelques-uns avaient été blessés. Les plus coupables ayant été menacés du dernier supplice par le capitaine, à notre approche ils s’enfuirent pour éviter le châtiment. J’allai les chercher à la tête d’un détachement ; mais il se cachèrent dans les broussailles, d’où ils firent feu sur nous. Je ne leur ripostai pas ; et je les appelai, en les exhortant à revenir sur les vaisseaux, et leur promettant leur pardon au nom de l’amiral ; ils furent sourds à mes représentations. Comme je ne voyais pas l’utilité de faire du mal à des gens qui paraissaient résolus de rester dans l’île, je les laissai, et nous allâmes chercher des fruits et des plantes salutaires pour nos malades ; tous ces végétaux s’y trouvent en abondance. »

Les îles Pernicieuses furent retrouvées par Cook en 1774. Il les nomma îles Palliser. Le milieu du groupe est situé par 15° 38′ de latitude méridionale, et 148° 50′ de longitude à l’ouest de Paris.

Le lendemain du jour où Roggeween eut quitté les îles Pernicieuses, il n’en était encore qu’à huit lieues de distance dans l’ouest, lorsqu’au lever du soleil il découvrit une île qui fut nommée l’Aurore (Het Dageraad). Elle a environ quatre lieues de circuit, est tapissée d’une très-belle verdure, et chargée d’arbres et de broussailles. Le Tienhoven s’y serait perdu, si l’on y fût arrivé une demi-heure plus tôt ; et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il put s’en relever, tant il se trouva près de la côte. Comme on n’y vit aucun endroit propre au mouillage, on ne s’y arrêta pas. (Latitude sud 15° 38′, longitude ouest 149° 34′.)

Le soleil était près de se coucher lorsqu’on eut la vue d’une seconde île, qui reçut le nom de Soir ou Vesper (Het Avostond). Elle peut avoir douze lieues de tour ; elle est très-basse ; mais elle a d’ailleurs une belle apparence, et sa surface est couverte de grands arbres (15° 38′ sud, 150° ouest).

On continua de cingler à l’ouest, entre le quinzième et le seizième parallèles ; et le jour suivant, 29 mai, on aperçut tout à coup une nouvelle terre ; les fumées qui s’élevaient de divers endroits annonçaient qu’elle était habitée, et l’on força de voiles pour la reconnaître. « À mesure que nous en approchions, dit Behrens, nous vîmes un grand nombre de canots naviguant le long des côtes, et nous ne doutâmes pas que le pays ne fût bien peuplé. En approchant de plus près encore, nous reconnûmes que c’est un amas de plusieurs îles situées les unes tout près des autres. Enfin nous entrâmes insensiblement si avant, que nous commençâmes à craindre de ne pouvoir nous en dégager ; et l’amiral fit monter au haut du mât un des pilotes pour découvrir par où l’on en pourrait sortir. Nous dûmes notre salut au calme qui régnait alors ; la moindre agitation eût fait échouer nos vaisseaux contre les rochers, sans qu’il eût été possible d’y apporter le moindre secours. Nous sortîmes donc sans aucun accident fâcheux. Ces îles sont au nombre de six, toutes fort riantes ; et, prises ensemble, elles peuvent avoir une étendue de trente lieues ; elles sont situées à vingt-cinq lieues à l’ouest des îles Pernicieuses. Nous leur donnâmes le nom de Labyrinthe (Het Doolhof), parce que, pour en sortir, nous fûmes obligés de faire plusieurs détours. » La position du milieu de ce groupe est par 15° 38′ sud, et 151° 1′ à l’ouest de Paris.

Après trois jours de navigation, on découvrit le 1er. juin une île élevée, de belle apparence, dont les palmiers, les cocotiers, et les autres arbres utiles à l’homme annonçaient la fertilité. La sonde indiquait un trop grand fond pour laisser tomber l’ancre. En conséquence, on n’osa pas s’approcher trop près de terre, et l’on mit en mer les deux chaloupes avec vingt-cinq hommes chacune. Les habitans étaient en grand nombre sur le rivage, attendant paisiblement les étrangers qui se présentaient ; ceux-ci, conformément à leur habitude, firent une décharge de mousqueterie sur ces malheureux. « Nous fîmes un feu continuel sur les habitans, dit froidement le rédacteur de la relation, afin de nettoyer le rivage et de faciliter la descente. » On se rappellera que ce rédacteur est le sergent-major des troupes. « Cet expédient, continue-t-il avec le même sang-froid, nous réussit à souhait, et nous touchâmes à terre sans trouver de résistance de la part des insulaires. » Des signes de paix et d’amitié, des présens faits aux chefs apaisèrent la multitude, dissipèrent les craintes et semblèrent rétablir la confiance. En effet, après que les insulaires eurent reçu ces présens, les Hollandais allèrent avec eux voir l’intérieur du pays, et y chercher des herbes pour le soulagement des malades. Ils en emplirent six grands sacs, et les naturels les aidèrent dans cette recherche et leur apportèrent des poules.

Mais une seconde visite le lendemain n’eut pas un succès si heureux, quoique les Hollandais y fussent allés en plus grand nombre. Attirés par les agaceries des femmes, ils voulurent s’enfoncer dans le pays ; ils donnèrent dans une embuscade, et furent assaillis d’une grêle de pierres ; on fit feu sur les insulaires ; mais quoique plusieurs d’entre eux eussent été atteints et renversés sur la poussière, quoique leur chef eût été une des premières victimes, ils continuèrent de charger les Hollandais, qui furent forcés de battre en retraite, emportant avec eux leurs morts et leurs blessés. « Les blessures que nos gens reçurent, ajoute Behrens, quoique peu considérables d’abord, devinrent mortelles par la complication du scorbut ; de sorte que peu d’entre eux en échappèrent. Le récit que nous fîmes de ce malheureux événement produisît une si grande impression sur nos camarades restés à bord, que dans la suite, toutes les fois qu’il s’agissait d’entrer dans une île, personne ne voulait s’y hasarder. »

On voit que la leçon donnée par les sauvages aux Hollandais policés ne fut pas perdue. Ceux-ci, dans leur relation, n’ont pas manqué de crier à la perfidie, à la cruauté : mais on leur demandera, de quel côté l’agression avait-elle commencé ? et on regrettera qu’ils n’aient pas été plus tôt châtiés de leur férocité.

Les pertes que les Hollandais venaient d’éprouver n’empêchèrent pas qu’en mémoire du soulagement que les productions naturelles de l’île avaient procuré aux malades de l’escadre, dont le nombre croissait chaque jour dans une progression alarmante, elle n’obtînt le nom d’île de la Récréation (Vermaak eylandt). Elle est située par 16° de latitude sud, et 152° 35′ de longitude à l’ouest de Paris.

« Le sol en est très-fertile, dit Behrens ; on y voyait une grande quantité d’arbres, surtout des palmiers, des cocotiers et du bois de fer. Les insulaires sont d’une taille moyenne, forts, robustes, bien faits, vifs, agiles et adroits. Leurs cheveux longs, noirs et luisans, étaient frottés d’huile de coco, suivant la coutume de plusieurs nations indiennes. Ils avaient le corps peint comme les habitans de l’île de Pâques. Les hommes se couvraient le milieu du corps d’un réseau qui leur passait entre les cuisses, mais les femmes étaient vêtues en entier d’une étoffe aussi douce au toucher que la soie. Elles portaient aussi autour des bras et du corps des ornemens en nacre de perle. »

Indécis sur la route qu’il prendrait en quittant l’île de la Récréation, incertain s’il continuerait à tenir celle de l’ouest, dans l’espérance de trouver la Terre du Saint-Esprit de Quiros ou quelque autre terre australe, ou s’il remonterait sans perte de temps jusqu’au parallèle de la Nouvelle-Bretagne, afin d’arriver aux Indes orientales avant la fin de la mousson favorable, l’amiral assembla en conseil les capitaines, les officiers et les pilotes des deux vaisseaux ; les deux projets furent longuement débattus ; le résultat de la discussion fut qu’on se rendrait directement aux Indes orientales, et il fut décidé en conséquence qu’à l’instant même on prendrait la route du nord-ouest.

Le troisième jour de navigation à cette route, on était parvenu à 12° de latitude sud, et à 157° 35′ à l’ouest de Paris, lorsqu’on découvrit plusieurs îles à la fois : elles offraient à la première vue un aspect très-agréable ; et à mesure qu’on en approcha, on reconnut que leur sol fertile produit en abondance des arbres à fruit de différentes espèces, des herbes, des plantes, des légumes, toutes les productions de la terre que recherchent avidement des navigateurs qui ont éprouvé de longues privations, et parmi lesquels le scorbut, cette peste des gens de mer, exerce depuis long-temps ses ravages.

« Ces îles, dit Behrens, présentent de toutes parts les objets les plus rians : elles sont entrecoupées de montagnes et de vallées très-agréables ; quelques-unes ont quinze, vingt, et même trente lieues de circuit : les côtes offrent partout un bon ancrage et de sûrs abris. Il paraît que chaque famille s’y gouverne à part : les propriétés sont, autant que nous pûmes le voir, séparées les unes des autres de la même manière qu’on le voit dans l’île de Pâques. Elles furent nommées îles de Bauman, du capitaine du Tienhoven, qui en avait fait la découverte.

Les insulaires s’empressèrent de venir en pleine mer offrir aux vaisseaux toutes sortes de poissons, des cocos, des bananes et d’autres fruits d’excellente qualité ; on leur donna en échange des colifichets d’Europe et des quincailleries. « Ces îles doivent être bien peuplées, observe Behrens, puisqu’à notre arrivée le rivage était couvert de plusieurs milliers d’hommes et de femmes. La plupart des hommes portaient des arcs et des flèches. Parmi eux était un homme d’une figure vénérable, et distingué par son extérieur ; il monta dans un canot, accompagné d’une femme jeune et blanche qui s’assit à ses côtés ; les autres pirogues entouraient la sienne avec empressement et lui faisaient cortége. Aux honneurs qui lui étaient rendus, nous jugeâmes que c’était le chef de la peuplade.

» Les naturels de ces îles sont blancs ; ils ne diffèrent à cet égard des Européens qu’en ce que quelques-uns d’entre eux ont la peau brûlée par le soleil. Leur corps n’est point peint de diverses couleurs comme ceux des habitans des îles qu’on avait découvertes dans le cours du voyage. Une espèce d’étoffe de soie (sans doute, faite de l’écorce du mûrier à papier), artistement tissue et ornée de franges, les couvre depuis la ceinture jusqu’aux talons : un chapeau de même étoffe, très-fin et très-large, met leur tête à l’abri des ardeurs du soleil ; et des colliers, composés de toutes sortes de fleurs odorantes, forment plusieurs révolutions autour de leur cou. Leur physionomie annonce de la bonté ; ils sont vifs et gais dans leur conversation, doux, humains et bienfaisans les uns envers les autres ; leurs manières et leurs procédés ne laissent rien apercevoir qui tienne du sauvage ; il faut avouer que c’est la nation la plus humanisée et la plus honnête que nous ayons vue dans la mer du Sud : charmés de notre arrivée, ils nous reçurent comme des dieux ; et lorsque nous nous disposâmes à partir, ils témoignèrent les plus vifs regrets ; la tristesse était peinte sur tous les visages. »

Il paraît, comme nous l’avons observé plus haut, que la leçon donnée par les naturels de l’île de la Récréation aux Hollandais avait profité à ceux-ci, car ils ne débutèrent pas, dans l’île Bauman, ainsi qu’ils avaient fait précédemment, par fusiller les insulaires. Le sergent-major, instruit par l’expérience, fait des réflexions remarquables par leur sagesse sur la conduite à tenir envers les habitans des pays nouveaux. « C’est, dit-il, une erreur de croire qu’on ne peut découvrir des pays sans une troupe de gens armés. Si les habitans sont guerriers, on les irrite, on en fait des ennemis qui rôdent nuit et jour pour vous surprendre, vous priver de vivres, et de toutes les choses nécessaires. S’ils sont lâches, ils vous fuient, vous trahissent, et vous trompent. Le meilleur moyen sera toujours la douceur et les bons traitemens : c’est le seul qui puisse suppléer à la langue qu’on ignore, et servir à se faire entendre. On s’attache les habitans lorsqu’on est dans l’heureuse nécessité de s’en faire aimer ; on en connaît bientôt les mœurs, on en apprend l’idiome, on leur est utile, et on l’est à soi-même. » Mais revenons à notre voyage.

En quittant les îles Bauman, l’amiral continua de faire route au nord-ouest, dans l’intention où il était toujours de s’élever jusqu’au parallèle de la Nouvelle-Bretagne. Le lendemain du départ il découvrit deux îles qu’il prit pour l’île des Cocos, et l’île des Traîtres, découvertes par Le Maire et Schouten. Mais, en comparant la position respective des découvertes et la nature des îles, on voit que celles que rencontra Roggeween diffèrent des autres, et qu’elles doivent être nommées, d’après lui, îles de Roggeween. Leur pointe la plus occidentale est située par 11° de latitude sud, et 158° 30′ à l’ouest de Paris.

Le capitaine Bauman voulait y aborder. On ne le lui permit pas. L’île du nord est fort élevée, et peut avoir onze lieues de circuit. L’île du sud paraît plus basse que l’autre ; le terrain en est rougeâtre, sans arbres.

Le jour même où l’amiral eut fait la découverte des deux îles qui doivent porter son nom, il en découvrit deux autres extrêmement étendues, dont l’une fut nommée Tienhoven, et l’autre Groningue.

Tienhoven présente de loin un aspect très-riant ; elle est d’une élévation moyenne, tapissée de verdure et bien boisée ; on la côtoya pendant toute une journée sans découvrir le point où elle se termine. « On remarqua seulement, dit Behrens, qu’elle s’étend en demi-cercle vers l’île de Groningue ; de sorte qu’il est probable que ces prétendues îles ne sont qu’un pays contigu et une langue de la terre australe même. » On ne rêvait encore que terre australe.

Le milieu entre Tienhoven et Groningue est par 10° 10′ de latitude sud, et 159° 20′ de longitude à l’ouest de Paris.

Le désir qu’avait l’amiral de parvenir aux Indes orientales avant le renversement de la mousson ne lui permit pas de consacrer quelques jours à la reconnaissance de ses dernières découvertes, et il poursuivit sa route. « On nous fit espérer, dit Behrens, que nous serions bientôt à la Nouvelle-Guinée ; mais une navigation de plusieurs jours nous fit voir combien nous en étions éloignés. Ce trajet nous fut très-funeste par les maladies, qui nous enlevaient par jour au moins un homme ; de sorte qu’il était à craindre qu’à la fin il ne restât plus assez de monde pour gouverner les deux vaisseaux. Il fut question un instant d’en brûler un ; mais plusieurs considérations empêchèrent de prendre ce parti : on réfléchit entre autres que, si l’un des deux se perdait, il nous resterait du moins la ressource de l’autre pour nous sauver.

» Il serait difficile d’exprimer le triste état auquel nous étions réduits par les maladies et la corruption des vivres, lorsqu’enfin nous aperçûmes les côtes de la Nouvelle-Bretagne. La joie que nos malades ressentirent en apprenant cette bonne nouvelle fut inexprimable. Il est certain que, si nous eussions été obligés de tenir la mer encore quelque temps, nous eussions tous fini de la manière la plus affreuse et la plus triste. »

On envoya les canots chercher à terre de l’eau et des vivres frais ; mais les habitans, qui étaient en grand nombre sur le rivage, témoignèrent d’abord par leurs gestes le peu de plaisir qu’ils éprouvaient de l’arrivée des Hollandais ; ensuite ils firent pleuvoir sur eux une grêle de flèches, de lances et de pierres ; mais ils ne blessèrent personne, et à leur tour ils essuyèrent une décharge de mousqueterie qui les dispersa. Les Hollandais songèrent moins à les poursuivre qu’à gagner la terre pour faire leur eau, lorsqu’un ouragan jeta leurs canots sur des bancs de sable, où ils pensèrent périr. Ils ne purent aborder qu’à la nuit, et la passèrent d’une manière fort incommode, et craignant sans cesse d’être attaqués par les sauvages dont ils entendaient les cris ; au jour, ils regagnèrent les vaisseaux et l’on quitta cette côte.

Roggeween suivit la côte nord-ouest de la Nouvelle-Bretagne ; puis, arrivé à la vue de la Nouvelle-Guinée, il continua de faire route dans la même direction. « Nous découvrîmes tant d’îles dans cette traversée, dit Behrens, que leur grand nombre nous empêcha d’imposer des noms à chacune d’elles. Cependant notre misère était au comble ; il ne restait pas sur les deux vaisseaux dix hommes bien portans. Notre faiblesse nous mettait hors d’état de tenter une descente ; enfin nous attérîmes aux îles de Moa et d’Arimoa, situées près de l’île Schouten, à au sud de la ligne.

» On envoya les canots à terre. Les naturels vinrent au-devant de nous dans leurs pirogues. Ils étaient tous armés d’arcs et de flèches, les femmes, les enfans, aussi-bien que les hommes. Nous leur montrâmes des miroirs, de la verroterie, des couteaux ; ils reçurent volontiers nos présens, et bientôt nous rapportèrent des cocos et des bananes, en nous accompagnant jusqu’à nos vaisseaux, sans témoigner la moindre crainte. On leur fit voir différent objets pour savoir si quelques-uns leur plaisaient, afin de les troquer contre des vivres ; ils ne prirent rien du tout, et s’en retournèrent chez eux. Le lendemain ils revinrent en plus grand nombre, apportant des cocos, des bananes, des racines, toutes sortes d’herbes, et trois chiens. La veille, nous leur avions expliqué par signes que nous souhaitions avoir des cochons ; ils s’imaginèrent que nous voulions des chiens. Ils nous prièrent avec instance d’aller à terre ; mais nous n’osions pas nous y fier, et nous étions en trop petit nombre pour nous défendre en cas d’attaque. »

Les Hollandais se conduisaient avec douceur avec les habitans d’Arimoa, parce qu’ils jugèrent que l’île était très-peuplée, et que, s’ils essayaient d’user de violence, ils pourraient être accablés par le nombre. S’étant aperçus que l’île de Moa ne renfermait au contraire qu’une population peu considérable, ils conçurent le dessein d’y entrer et d’en enlever le plus de vivres qu’il leur serait possible. En conséquence, ils descendirent en différens endroits de la côte, après être convenus qu’une partie des équipages s’enfoncerait dans l’île pour prendre ce dont on avait besoin, et qu’au premier signal tout le monde se rejoindrait. Comme ils n’avaient pas l’agilité nécessaire pour grimper au haut des cocotiers et y cueillir les fruits, ils abattirent les arbres. C’était se montrer plus barbares que les sauvages les plus brutes. Les insulaires, cachés dans les buissons, s’apercevant du ravage que des étrangers commettaient chez eux, les accablèrent d’une grêle de flèches qui ne firent aucun mal. On tira sur eux, on en tua plusieurs ; les autres s’enfuirent en hurlant, et les Hollandais continuèrent leur ouvrage de destruction. Ils cueillirent ainsi huit cents cocos, et rejoignirent leurs vaisseaux. Les insulaires, sauvages et ignorans, tinrent une conduite propre à faire rougir les Hollandais civilisés, et dont les chefs au moins devaient être éclairés. Voyant que les étrangers avaient un besoin de vivres si pressant qu’ils coupaient les cocotiers, ils vinrent dans plus de deux cents pirogues apporter des vivres aux vaisseaux. On les troqua contre toutes sortes de marchandises ; tout se passa fort paisiblement, sinon que les Hollandais ne laissaient monter à bord que quelques sauvages à la fois, de peur d’être accablés par le nombre, et qu’ils firent même feu sur ceux qui approchaient trop.

En quittant ces parages, on navigua dans une mer remplie d’un si grand nombre d’îles, qu’on les appela pour cette raison les mille Îles. Les habitans en sont noirs, velus, trapus. Ils n’ont pour vêtement qu’une ceinture large de deux doigts. Ils se passent dans la cloison du nez une cheville de la longueur du doigt. Ces insulaires sont perfides, ajoute Behrens. « C’est la nation la plus méchante de toutes celles que nous avions vues dans la mer du Sud. »

Enfin les Hollandais doublèrent le cap Mabo, et, continuant leur voyage à travers les îles nombreuses qui s’étendent de cette pointe à Gilolo, ils allèrent à cette île, puis à Bourou, à Bouton et à Batavia. Ce fut dans ce port que les agens de leur compagnie des Indes orientales se montrèrent moins humains que quelques-unes des peuplades sauvages que Roggeween avait visitées ; et, abusant du droit du privilége exclusif pour la navigation et le commerce dans les mers d’Asie, saisirent, confisquèrent et vendirent à l’encan deux vaisseaux auxquels un amiral de leur nation, à travers tous les hasards d’une mer inconnue, avait fait parcourir la circonférence du globe pour substituer, s’il était possible, à des notions confuses quelques connaissances moins incertaines. L’amiral, ses officiers, tous les compagnons de ses longues fatigues et de ses dangers, faibles restes de nombreux équipages que le scorbut avait dévorés, furent arrêtés, incarcérés, renvoyés en Europe comme des criminels ; ils arrivèrent au Texel le 11 juillet 1723, et cinq jours après devant Amsterdam, précisément le même jour auquel ils étaient sortis de ce port deux ans auparavant.

La compagnie des Indes occidentales intenta un procès à celle des Indes orientales ; et comme il fut prouvé que l’amiral Roggeween, uniquement occupé de découvertes maritimes, n’avait ni voulu ni pu porter atteinte à la charte de celle-ci, elle fut condamnée à réparation, restitution et à tous dommages, qui furent réglés au gré de la Compagnie d’Occident.

Les découvertes de l’amiral Roggeween sont assez mal connues, parce que le journal authentique de ce navigateur n’a pas encore été publié. Nous avons indiqué quelles sont celles des îles nouvelles qu’il a vues, qui ont été retrouvées ensuite ; les autres restent encore à reconnaître.

Pour terminer tout ce qui concerne les voyages entrepris dans le but de faire des découvertes avant les expéditions dont les résultats illustrèrent la dernière moitié du dix-huitième siècle, il est à propos de parler d’une tentative faite en 1739 par la Compagnie des Indes de France. Le but en était, a-t-on dit, de trouver, au sud de l’Afrique, une terre propre à servir d’entrepôt à ses vaisseaux, pour n’être pas obligés en certain cas, de relâcher au cap de Bonne-Espérance. Elle expédia, en conséquence, deux de ses vaisseaux, l’Aigle et la Marie, commandés par les capitaines Hay et Lozier-Bouvet.

Le 19 juillet 1738, on partit de Lorient. Après avoir mouillé â l’île Sainte-Catherine du Brésil, l’on remit à la voile pour aller, suivant les instructions, à la recherche des terres vers le 44e. parallèle sud, et 355° de longitude. « Le 26 novembre, dit Lozier-Bouvet, nous commençâmes à trouver de la brume dès le 35° de latitude et le 344° de longitude ; elle ne nous quitta presque plus, et mouillait comme de la pluie. Souvent elle était si épaisse, que les deux vaisseaux ne pouvaient s’apercevoir l’un l’autre à une portée de fusil. La première semaine de décembre l’on commença à voir flotter du goémon. Le temps était froid, quoiqu’en été ; il y eut du tonnerre et de la grêle. Les oiseaux se montrèrent en plus grand nombre qu’auparavant, et devinrent encore plus fréquens la semaine suivante. Le 15 décembre, par une latitude égale à celle de Paris, on découvrit les premières glaces. Je me réjouis d’abord de cette rencontre, comme d’un indice du voisinage des terres. Il y en avait de si grandes et si hautes, que nous avons souvent fait huit lieues pour en atteindre qui étaient en vue. Bientôt ce furent autant d’écueils très-dangereux que nous avions beaucoup de peine à éviter.

» Après avoir navigué au sud, nous fûmes tellement entourés de glaces, qu’il fallut tourner à l’est pour chercher un passage. On ne trouvait pas fond. On voyait beaucoup d’oiseaux de mer et de phoques. Le 1er. janvier 1739, je découvris une terre fort haute, couverte de neige et fort embrumée, à laquelle je donnai le nom de cap de la Circoncision, en mémoire de la fête du jour. Sa situation est par 54° de latitude et 27 ou 28° de longitude, s’étendant du nord-ouest au sud-est, à peu près sur huit ou dix lieues d’une face, et six de l’autre. La côte est fort élevée, escarpée, chargée de glaces et inabordable ; elle est entourée de petites îles, ou plutôt de purs monceaux de glaces de deux à trois cents pieds de hauteur, depuis une demi-lieue jusqu’à deux ou trois lieues de tour. Le 6, avant midi, on vit venir tout d’un coup une prodigieuse quantité d’oiseaux blancs de la grosseur d’un pigeon. Les deux vaisseaux louvoyèrent pendant douze jours sans pouvoir aborder ni envoyer les canots à la côte, à cause des glaces, de la brume et du vent contraire ; et ensuite ils coururent jusqu’au 25 janvier, portant à l’est, sous le 57e. parallèle, pendant quatre cent vingt-cinq lieues, toujours le long des glaces, sans cesser de voir des baleines, des phoques, et de gros poissons. Alors, désespérant de trouver aucun lieu d’abordage, je quittai cette terre si méridionale, et peut-être inaccessible à cause des glaces. À 43° sud, les vaisseaux se séparèrent : l’Aigle fit route pour l’île Bourbon, et je revins par le cap de Bonne-Espérance en France, où j’attéris le 24 juin 1789. »

On a par la suite vainement cherché la terre découverte par Lozier-Bouvet. Il paraît que ce navigateur avait pris un amas de glaces pour la pointe avancée d’une terre.