Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXII/Cinquième partie/Livre I/Chapitre XV

CHAPITRE XV.

Cubero. Gemelli Carreri. La Barbinais Le Gentil.

Les auteurs de l’Histoire générale des Voyages ont donné place dans leur recueil aux relations des deux derniers voyageurs nommés en tête de ce chapitre, qui ont fait le tour du monde, non comme navigateurs, mais comme simples curieux. On ne peut concevoir par quel motif ils n’ont pas parlé de Cubero, qui a visité aussi un grand nombre de pays et achevé le tour du monde long-temps avant Gemelli et Le Gentil. Nous avons pensé qu’il convenait de réparer cette omission ; car Cubero a fait un voyage au moins aussi long que ceux de Gemelli et de Le Gentil, et a visité des pays bien moins connus que ceux qu’ils ont parcourus.

Pierre Cubero était un prêtre espagnol né en 1645, près de Calatayud, en Aragon. Il n’eut pas plus tôt reçu l’ordre de la prêtrise, qu’il conçut le dessein d’aller dans les régions lointaines travailler à la propagation de la foi. Il fit d’abord le voyage de Rome en 1670, pour y recevoir la bénédiction du pape, et se munir de lettres-patentes des supérieurs-généraux des différens ordres religieux. Il visita Lorette et Venise, traversa le Tyrol, s’embarqua sur le Danube à Vienne, et descendit ce fleuve, d’abord jusqu’à Bude, dont les Turcs étaient maîtres à cette époque, et ensuite jusqu’à son embouchure dans la mer Noire ; il continua par mer sa route jusqu’à Constantinople. La peste ne tarda pas à le faire sortir de cette ville. Cubero prit la route de Transylvanie, puis entra en Pologne. Jean Sobieski, récemment élu roi de ce pays, lui donna une lettre de recommandation pour Chah Soliman, roi de Perse, et une autre pour le czar de Moscovie. Il fut présenté à ce prince qui était Ivan Vasilievitz, frère aîné de Pierre 1er. et partit avec un ambassadeur qu’il envoyait en Perse.

Cubero alla par eau jusqu’à la fameuse ville d’Astracan ; « voyage, s’écrie-t-il, aussi lointain que curieux, et que jamais, à ce que je crois, aucun Espagnol n’a fait. » Les Cosaques, les Baschkirs, les Kalmouks, s’offrirent à ses regards dans les vastes steppes qui bordent les deux rives du Volga. Il a décrit avec exactitude ces déserts, de même que ceux de la Perse. Ce fut à Derbent, ville de ce royaume, qu’il arriva par mer, et suivit l’ambassadeur russe à Casvin, où le shah résidait alors. Ce prince, auquel il remit les lettres dont il était chargé pour lui, l’accueillit avec bienveillance, et le fît même revêtir d’un kalaat ou habit d’honneur. Cubero alla par Ispahan, Schiras et Laar à Bender-Abassi ; il y fut bien reçu par Pérot, consul de France, qui lui procura une barque pour le conduire à Bender-Congo, où il trouva une flotte portugaise prête à faire voile ; elle était destinée à croiser dans la mer Rouge ; cette expédition terminée, elle alla surgir à Diu. Cubero fit par mer le voyage de Surate à Goa, et le continua jusqu’à Ceylan. Après avoir vu Meliapour ou San-Thomé, sur la côte de Coromandel, il vint à Malacca. Son zèle lui fit enfreindre les règlemens de police concernant l’exercice de la religion catholique, établis par les Hollandais, maîtres du pays ; il fut mis en prison. Au bout de quelque temps, on le déposa à bord d’un navire qui parlait pour les Philippines. Il employa six mois dans la traversée de Manille au port d’Acapulco. Il quitta Mexico en 1679, et, profitant de la flotte de la Vera-Cruz, il revit l’Europe après neuf ans d’absence.

Le Napolitain Gemelli Carreri, nommé déjà plusieurs fois dans l’Histoire des Voyages pour ses observations sur la Chine, les Philippines et le Mexique, eut cette même ambition de faire le tour du globe. Il commence sa relation par tracer à ceux qui voudraient l’imiter les différentes routes entre lesquelles ils peuvent choisir.

On peut s’embarquer sur les vaisseaux européens qui partent souvent pour les Indes orientales ; mais il y a toujours du risque pour la vie, ou du moins pour la santé, au milieu de ces horribles tempêtes et de ces calmes ennuyeux qui tiennent l’esprit dans une frayeur continuelle, pendant que le corps ne se nourrit que d’alimens corrompus et d’eau infecte ; comme il arrive nécessairement lorsqu’en doublant le cap de Bonne-Espérance on passe deux fois la ligne. On peut revenir en Europe en passant par Ormus, ou par quelque autre endroit du golfe Persique, et de là se joindre à la caravane de Perse qui part pour Alep ou pour Smyrne. Mais si l’on se propose de faire le tour du monde, il faut passer des Indes à la Chine ; de là aux Philippines ; d’où l’on se rend en Amérique pour retourner en Europe par les ports d’Espagne.

La seconde route est par Livourne ou par Malte, d’où l’on peut passer au port d’Alexandrie, et de là remonter le Nil jusqu’au Caire pour s’embarquer sur un des deux vaisseaux mahométans qui partent chaque année de la mer Rouge pour la Mecque. On trouve continuellement dans cette fameuse ville l’occasion de se rembarquer pour les Indes orientales, avec plus de facilité même que par le golfe de Perse.

La troisième route, et la plus ordinaire aux Européens, est celle de Livourne, aux portes d’Alexandrette ou d’Alep. Alep offre cinq routes pour Ispahan : la première, par le Diarbek et Tauris ; la seconde, par la Mésopotamie, en passant à Mossoul et Amadan ; la troisième, par Bagdad et Bengavar ; la quatrième, en traversant le petit désert vers le midi, et passant par Bassora ; la cinquième, par le grand désert ; mais la dernière n’est pratiquée qu’une seule fois l’année, lorsque les marchands de Turquie et d’Égypte vont acheter des chameaux. Ils ne se mettent en chemin qu’au mois de décembre, après les pluies, parce que, dans tout autre temps, ces déserts arides sont absolument sans eau. Sur chacune de ces cinq routes on rencontre de nombreuses troupes de voleurs, qui attaquent les plus fortes caravanes ; ajoutez qu’on languit des mois entiers pour attendre que ces caravanes soient formées.

La quatrième route, et la plus sûre, est celle de Constantinople par l’Allemagne et la Hongrie. Ensuite il faudrait passer la mer Noire et traverser la Natolie. Carreri ne conseille point la route de Smyrne, si l’on ne trouve la protection d’une forte caravane contre les voleurs dont elle est remplie.

Un voyageur qui se proposerait de faire par terre la plus grande partie du tour du monde peut traverser l’Allemagne, la Moscovie et la Grande-Tartarie, pour arriver à la Chine. Mais la cour de Russie accorde difficilement le passage à d’autres marchands que ses propres sujets. Ils emploient deux ans à ce voyage, qui les expose à d’étranges dangers dans plusieurs affreux déserts et dans des forêts épouvantables ; et si leurs caravanes ne sont pas fort nombreuses, ils ne sont jamais en sûreté contre les insultes des Tartares.

On peut entreprendre aussi de faire le tour du monde par l’Occident, en s’embarquant à Cadix pour Vera-Cruz ou Porto-Bello. Si l’on ne trouve pas l’occasion de la flotille ou des galions, qui ne partent pas tous les ans, il sera facile de s’embarquer sur quelque vaisseau d’avis, qui fasse voile en Amérique, où sur quelque marchand qui parte pour les Canaries, d’où l’on passe à la Havane ou à Vera-Cruz. On doit être fourni de pistoles d’Espagne et de piastres, si l’on aime mieux prendre des lettres de change à Cadix. Ceux qui veulent tirer parti de leur argent, gagner les frais du voyage et revenir plus riches, ont la liberté de prendre diverses sortes de marchandises et de bijoux. Avec un administrateur fidèle on peut se promettre un profit du triple. Ensuite, pour continuer le voyage jusqu’aux Philippines, et de là au grand empire de la Chine, on doit s’embarquer sur le vaisseau qui vient tous les ans de Manille au Mexique, et qui part régulièrement d’Acapulco, le 25 mars. Cette route demande des piastres ; et les meilleures sont celles du Mexique, parce qu’à la Chine elles valent un pour cent de plus que celles du Pérou. Les marchandises de l’Europe y sont peu recherchées, ce que Carreri n’attribue pas moins à l’industrie des Chinois qu’à l’abondance de leur pays ; cependant ils aiment les estampes de France et de Flandre, simples ou enluminées, les lunettes, les télescopes, les microscopes, les verres à boire, et d’autres vases de cristal.

La navigation du Mexique aux îles Philippines est si commode, que les femmes les plus délicates l’entreprennent sans crainte. On a toujours le vent en poupe, et rarement il devient impétueux. On est dispensé de toutes sortes de frais, lorsqu’on peut obtenir du gouverneur espagnol un brevet de capitaine dans les troupes qui passent tous les ans aux Philippines.

Il est facile ensuite de passer à peu de frais de Manille à la Chine sur des jonques chinoises, ou sur les navires espagnols qui vont trafiquer dans les provinces de Fokien et de Canton. Ce voyage ne demande qu’un mois. Ceux qui veulent se rendre de la Chine au Bengale, à Goa, à Surate ou sur la côte de Coromandel, trouvent l’occasion de s’embarquer sur des vaisseaux français, anglais ou maures, que le commerce amène et fait partir journellement. On fait ces différentes courses avec utilité, lorsqu’on emporte de la Chine de l’or en lingots, ou des étoffes de soie et d’or. Pour se rendre directement à Siam, au Bengale, à Madras, et sur la côte de Coromandel, on ne manque point de vaisseaux espagnols ou mahométans. On est sûr de gagner trente ou quarante pour cent, si l’on y porte de l’or en poudre qui s’achète à Manille, à Malacca et dans le royaume d’Achem ; et si l’on prend ensuite des toiles blanches et peintes de Bengale et de la côte de Coromandel, on gagne trois pour un en les portant en Amérique ou en Europe.

En passant par Goa et par les états du grand-mogol, un homme intelligent peut acheter des diamans de Golconde, des rubis, et d’autres pierres précieuses, dont le transport est aisé par terre ; ensuite des perles à Bender-Congo et dans le golfe Persique. Il peut s’avancer de là vers Bassora, d’où, traversant le grand désert, il se rend par Alep à Alexandrette pour retourner à Malte ou à Livourne. Celui qui voudrait donner plus d’étendue à sa course irait par terre du golfe Persique à Ispahan, où il prendrait la voie des caravanes pour se rendre à Alep par la route de Bagdad, s’il n’aimait mieux descendre par Tauris, Érivan et les provinces de l’Arménie, jusqu’à Trébisonde sur la mer Noire, et de Trébisonde à Constantinople.

Gemelli partit de Naples en 1693, attérit à Alexandrie et visita l’Égypte, vint s’embarquer à Damiette pour aller parcourir la Palestine, vit Smyrne, Constantinople, Trébisonde, l’Arménie, la Géorgie, la Perse et les Indes ; il connut dans ce pays, en 1695, le fameux Aurengzeb, dont la vieillesse n’avait pas ralenti l’activité ; à Goa, Gemelli s’embarqua pour Canton.

À la distance d’un mille de Macao, la nature a placé une petite île qui se nomme l’Île-Verte, et qui appartenait aux jésuites. Son circuit n’est que d’un mille ; et quoiqu’elle ne soit qu’un rocher stérile, ils avaient une maison de récréation assez commode, environnée de quelques arbres fruitiers. Carreri s’y étant fait transporter dans une barque, y trouva un frère du même ordre qui avait été missionnaire. Dans les entretiens qu’il eut avec lui, il fut charmé de recevoir de sa bouche la confirmation d’un événement fort étrange, qu’il avait eu moins de facilité à croire sur d’autres témoignages. Il n’y avait pas plus de trois ans qu’une patache de la côte de Coromandel étant partie pour Cavite, port de Manille, avec soixante hommes à bord, gentils, Maures et Portugais, entre lesquels était le frère jésuite, le pilote , qui ne connaissait pas deux bancs situés vis-à-vis des îles Calamianes, avait échoué sur l’une d’elles, et le bâtiment s’était brisé. Une partie des passagers trouva la mort dans les flots. Les autres, ayant eu le bonheur de se soutenir sur le sable, se servirent d’un caisson de planches qui était tombé entre leurs mains pour passer successivement dans l’île la plus voisine, dont ils n’étaient éloignés que de deux milles ; mais n’y trouvant pas d’eau, l’heureux succès de leur premier essai leur fit entreprendre de passer dans une autre île, qui n’était pas à moins de trois lieues ; ils y arrivèrent tour à tour ; elle était fort basse, très-petite, sans bois et sans eau comme la première. Pendant quatre jours ils se virent forcés par l’excès de leur soif à boire du sang de tortue. Enfin la nécessité leur ouvrant l’esprit, ils se servirent des planches de leur caisson pour faire des fosses jusqu’au niveau de l’eau ; celle qu’ils trouvèrent était un peu salée ; mais il suffisait qu’elle ne fût pas nuisible à leur vie. La Providence leur fournissait abondamment des tortues, parce qu’elles venaient pondre alors sur le rivage ; et, profitant de la saison, ils en tuèrent un si grand nombre, qu’ils eurent de quoi vivre pendant six mois. Lorsque cette provision fut épuisée, ils virent arriver dans l’île une espèce de grands oiseaux de mer, nommés par les Portugais paxaros bobos, ou boubies, qui venaient y faire leurs nids. Les débris du caisson leur servirent encore à tuer une assez grande quantité de ces animaux pour s’en nourrir pendant six autres mois. Ainsi les tortues et les boubies leur firent des provisions régulières pour les deux parties de l’année, sans autre préparation, à la vérité, que d’en laisser sécher la chair au soleil. Ils étaient au nombre de dix-huit. Leurs habits s’étant usés avec le temps, ils s’avisèrent d’écorcher les oiseaux, et d’en coudre les peaux ensemble avec quelques aiguilles qu’ils avaient apportées. Quelques petits palmiers dispersés dans leur solitude leur fournirent une sorte de fil. En hiver, pour se défendre du froid, ils se retiraient dans les grottes qu’ils avaient creusées avec leurs mains. Sept ans s’écoulèrent sans aucun changement dans leur situation. Ils voyaient passer quelquefois des navires ; mais la crainte des bancs et des sèches arrêtant toujours les pilotes, leurs cris et leurs signes ne purent exciter personne à les secourir : ils jugèrent même par quantité de planches et d’autres débris que les flots leur amenèrent dans un si long intervalle que les naufrages étaient fréquens entre ces îles, et qu’ils n’étaient pas seuls malheureux. Cependant ils avaient commencé à s’apercevoir que les oiseaux épouvantés ne venaient plus en si grand nombre. Il leur était mort deux hommes ; tous les autres n’avaient plus que l’apparence d’autant de fantômes. Le désespoir leur fit prendre la résolution de finir un sort si misérable, ou par la mort, ou par quelque heureuse révolution, qu’ils ne pouvaient attendre que de leur hardiesse à tout braver. Des planches que la mer avait jetées sur le rivage ils entreprirent de faire une barque, ou plutôt un coffre, qu’ils calfatèrent avec un mélange de plumes d’oiseaux, de sable et de graisse de tortue ; ils se servirent des nerfs de tortue pour en faire des cordes, et quantité de peaux d’oiseaux cousues ensemble leur composèrent des voiles. Avec une si faible ressource, sans avoir même une provision suffisante d’oiseaux, de tortues et d’eau, ils partirent en invoquant le secours du ciel. Huit jours d’une navigation incertaine, pour laquelle ils n’eurent pas d’autre règle que le hasard des vents et des flots, les conduisirent à l’île d’Haïnan. Les habitans prirent la fuite à la vue de seize hommes dont la figure et l’habillement leur causèrent une égale frayeur ; mais, après avoir appris d’eux leurs infortunes, le mandarin de l’île leur fit donner tous les secours dont ils avaient besoin, et leur fournit ensuite le moyen de retourner dans leurs familles. Les Portugais étant arrivés à Macao, un d’entre eux, que sa femme avait cru mort, fut surpris de la trouver remariée. On le disposa facilement à pardonner une légèreté qui ne pouvait passer pour criminelle après sept ans d’absence. Le frère missionnaire qui faisait ce récit à Carreri était encore dans l’Île-Verte à se remettre de sa maigreur et de ses fatigues.

De la Chine, que Gemelli parcourut jusqu’à Pékin, il fit voile aux Philippines. Il aborda à Manille, et s’y embarqua pour le Mexique. Il observe avec tous les voyageurs qu’il n’y a peut-être point de traversée plus pénible que celle de Manille à Acapulco, quoiqu’il n’y en ait peut-être point de plus douce que celle d’Acapulco à Manille.

« Il ne faut pas douter, dit-il, que dans les temps passés cette navigation n’ait encore été plus dangereuse et plus terrible. En 1576 le galion le Saint-Esprit se perdit à l’Embocadero. En 1596 la force des vents emmena au Japon le Saint-Philippe, qui fut saisi avec toute sa charge. L’année 1602 fut célèbre par la perte de deux galions. La difficulté n’est pas moindre aujourd’hui, quoiqu’on fasse le même voyage depuis plus de deux siècles. Le naufrage du Saint-Joseph et du Santo-Christo en était une preuve récente, sans compter que la plupart des autres perdent leurs mâts, ou sont repoussés par des vents contraires, souvent après avoir fait la moitié du chemin, et se trouvent dans la nécessité de retourner à Manille avec perte d’une partie de l’équipage. Ceux qui font la traversée la plus heureuse ne laissent pas d’essuyer des maux qui ne peuvent être bien représentés. Outre la faim ou la soif, dont on n’est jamais sûr de pouvoir se garantir, le vaisseau est rempli de petits insectes qui s’engendrent dans le biscuit, et dont le mouvement est si vif, que, lorsqu’ils ont commencé à paraître, non-seulement ils se répandent aussitôt dans les cabines, les lits ou les plats où l’on mange, mais ils s’attachent insensiblement à la chair. D’autres vermines de toutes couleurs sucent le sang. Les mouches tombent en monceaux sur les tables et dans les alimens, où nagent déjà quantité de petits vers de différentes espèces. »

Gemelli éprouva une partie de ces misères. Le capitaine avec lequel il avait fait ses conditions le traita d’abord avec assez d’abondance et de propreté ; mais lorsqu’on fut en pleine mer, il le fit jeûner à l’arménienne, jusqu’à lui retrancher le vin, l’huile et le vinaigre. Le poisson n’était assaisonné qu’avec de l’eau et du sel. Les jours gras on lui servait des tranches de vache ou de buffle séchées au soleil et si dures, qu’il était impossible de les mâcher sans les avoir long-temps battues avec une pièce de bois, dont elles sont peu différentes, ni les digérer sans ressentir tous les effets d’une violente purgation. On apprêtait à midi un de ces morceaux de viande en le faisant bouillir dans l’eau simple. Le biscuit est celui du roi dans lequel il fallait avaler un grand nombre de petits insectes dont il était rempli. Les jours maigres, l’ordinaire était un poisson rance, à moins qu’on n’eut pris assez de cachoretas pour en distribuer à tout l’équipage. On présentait un potage d’une espèce de petites fèves, si pleines de vers, qu’on les voyait nager sur le bouillon. À la fin du dîner on accordait un peu d’eau et de sucre, mais en si petite quantité, qu’elle irritait la soif au lieu de servir à l’apaiser.

D’un autre côté, Gemelli plaint ceux qui s’engagent à tenir des tables, parce que la longueur du voyage les force à cette économie. Ils dépensent des milliers de piastres à faire les provisions nécessaires de viandes, de poules, de biscuit, de riz, de confitures, de chocolat, et d’autres alimens, en si grande quantité, que depuis le premier jour du voyage jusqu’au dernier, on a toujours à table, deux fois chaque jour, des confitures et du chocolat, dont les matelots consomment autant que les plus riches passagers. Tous les vivres se corrompent, à l’exception du chocolat et des confitures, qui sont d’un secours extrême pour tout le monde.

Il fait une vive peinture des transports de joie que tout le monde fit éclater à la fin d’un pénible voyage qui avait duré deux cent quatre jours et cinq heures. Au milieu des embrassemens et des félicitations, il voulait savoir des pilotes combien il avait fait de lieues et de degrés ; mais ils ne s’accordèrent point dans leurs opinions, parce qu’on n’avait pas fait route en droite ligne. Pierre Fernandès, Portugais de Madère, et premier pilote, assura qu’on avait parcouru 125 degrés, qu’il évaluait à deux mille cinq cents lieues d’Espagne. Isidore Montès d’Oca, de Séville, prétendit que c’était 130 degrés, près de trois mille lieues. Quelle différence entre le même voyage d’Acapulco à Manille, qui ne prend guère plus de deux mois et demi, pendant lesquels on n’essuie pas la moindre tempête !

Son voyage d’Acapulco à la capitale du Mexique n’offre rien de remarquable ; mais celui qu’il fit aux mines de Pachuca mérite d’être rapporté.

Après avoir joui pendant quelques semaines de l’abondance et des agrémens d’une ville riche et bien peuplée, il résolut de faire cette course malgré le conseil de ses amis qui lui en faisaient craindre les dangers. On doit souhaiter de lire ici, dans ses propres termes, des observations auxquelles il attache lui-même tant de prix.

« Le 22 avril je me mis en chemin, accompagné d’un ecclésiastique espagnol qui voulut me servir de guide pendant l’espace de deux lieues, jusqu’au village de Téchichéac : il voulut m’y retenir à coucher ; mais je fus dégoûté de cet hospice par une querelle du curé de ce village avec le gouverneur américain du canton, qui se termina par quelques coups de canne que le curé donna sur les épaules du gouverneur. Je me hâtai de partir, et, faisant une lieue jusqu’au village de Guipuple, j’allai passer la nuit trois lieues plus loin, dans une ferme nommée Tusautlalpa, où je tuai quelques lièvres : j’en aurais pu tuer un plus grand nombre, s’ils avaient au Mexique le même goût qu’en Europe, et si l’horreur que les Mexicains ont pour ces animaux ne s’était communiquée jusqu’à moi : elle vient de la certitude qu’on croit avoir dans le pays qu’ils mangent les vers qui se forment dans la chair des chevaux morts.

» Le 23, après avoir fait six lieues dans un pays mêlé de plaines et de montagnes, j’arrivai à Pachuca, où je logeai chez le principal officier des revenus du roi. Dans l’empressement de voir les mines, je me fis conduire le même jour, par un chemin fort escarpé, à deux des plus proches. Elles sont à deux milles de Pachuca. La première, nommée de Santa-Cruz, avait plus de sept cents pieds de profondeur ; et la seconde, qui se nomme Navaro, en a plus de six cents. On tirait l’argent dans la première avec des malacates, espèces de roues soutenues sur un long essieu, autour duquel on emploie pour corde une longue chaîne, dont un bout monte avec le métal, et l’autre descend pour en prendre d’autre. Quatre mules attachées à l’essieu par un bois qui le traverse donnent le mouvement à cette machine ; une autre malacate, montée à la même ouverture, servait par le même mécanisme à vider l’eau, qui ne manquerait pas, sans ce soin, d’arrêter continuellement le travail.

» Je descendis successivement cinq échelles, ou plutôt cinq arbres, auxquels des chevilles dispersées servent d’échelons. Le mineur ne me permit pas d’aller plus loin, dans la crainte d’un malheur dont il avait été témoin plusieurs fois. Les arbres par lesquels je devais continuer de descendre étaient si mouillés que le pied pouvait glisser facilement. Je passai à la mine de Navaro, où les Américains portaient le métal sur leurs épaules, avec un continuel danger pour la vie, en montant un grand nombre d’arbres dont les chevilles et les entailles étaient fort mal distribuées. Ils font ce pénible métier pour quatre réaux par jour ; mais le soir on leur permet d’emporter autant de minerai qu’ils le peuvent d’une seule charge, et dont ils partagent ensuite le profit avec le propriétaire. Depuis cinq mois leur travail avait pour objet d’ouvrir sous terre un passage d’une mine à l’autre pour la communication de l’eau, qui est plus profonde dans celle de Santa-Cruz. Les mineurs ne s’étaient pas encore rencontrés ; mais, après tant de fatigues, ils commençaient à se trouver si proches, qu’ils entendaient mutuellement leurs coups.

» Je me fis mener le jour suivant à quelques lieues de ces deux mines pour visiter celle de la montagne. Le premier spectacle qui frappa mes yeux fut une petite ville dont toutes les maisons étaient composées de terre et couvertes de bois ; elle contenait environ douze mille habitans, qui vivent de leur travail dans ces horribles abîmes. On ne compte pas moins de mille mines dans l’espace de six lieues ; les unes qui sont abandonnées, d’autres où l’on s’exerce sans relâche, et d’autres qu’on tient en réserve ; mais ces dernières sont visitées secrètement par quantité d’Américains qui dérobent le métal. Depuis peu de jours la terre en avait enseveli quinze, qui avaient eu la hardiesse d’y descendre par une ouverture fort étroite.

» On me conduisit de cette mine à celle qui porte le nom de la Trinité, parce qu’elle en renferme trois, qui se nomment Campechiana, Soga et Pignol ; mais quoique les trois bouches soient différentes, elles conduisent toutes trois à la même veine. Plusieurs personnes dignes de foi, qui en connaissaient parfaitement la richesse, m’ont assuré que depuis dix ans on en avait tiré quarante millions de marcs d’argent, par le travail continuel de mille ouvriers. Lorsqu’on fut arrivé à huit cents pieds de profondeur on trouva tant d’eau, qu’il fallut employer seize malacates pour la vider, et la seule dépense du bois pour empêcher les éboulemens de terre fut estimée à vingt mille piastres. Mais le temps y a rendu le travail si dangereux, qu’on n’en tire presque plus rien, et qu’on s’est déterminé à fermer les principales ouvertures.

» À peu de distance de la même mine, on en avait ouvert une autre depuis huit ans, qui se nomme Saint-Mathieu, et qui rendait un profit considérable, parce que, les veines du métal allant de l’est à l’ouest, y sont plus faciles à suivre. Je pris la résolution d’y descendre. Elle n’avait qu’environ quatre cents pieds de profondeur. En arrivant au cinquième arbre, j’avoue que la peur me prit jusqu’à me rendre fort impatient de remonter ; mais un mineur qui me servit de guide avec un flambeau ranima mon courage, et m’assura qu’il me restait peu d’arbres à descendre. Je le suivis à toutes sortes de risques, souvent embarrassé pour mettre le pied sur la cheville ou dans l’entaille, et quelquefois pour embrasser l’arbre. J’eus à descendre trois fois plus que le mineur ne m’avait annoncé. Enfin j’arrivai dans le lieu où les ouvriers faisaient sauter avec leurs instrumens de fer des pierres métalliques d’une extrême dureté. Quelques-unes étaient moins dures, et d’autres étaient diversement colorées. J’en pris quelques morceaux ; mais, ouvrant plus que jamais les yeux sur le danger auquel je m’étais exposé, et commençant à me ressentir des vapeurs pestilentielles que la terre exhalait dans ce gouffre obscur, je remontai avec autant de difficulté que de crainte, après y avoir passé deux heures, et j’arrivai fort fatigué à la lumière du jour. Tout ce que j’avais vu d’affreux se retraçant à mon imagination, je reconnus que de toute ma vie je n’avais pas fait d’action si folle, jamais du moins je n’avais éprouvé tant d’effroi depuis cinq ans que je voyageais parmi des nations barbares ; et l’on m’aurait offert inutilement deux ou trois mille piastres pour me faire retourner dans un lieu où la simple curiosité m’avait fait descendre. La profondeur de ces mines vient de la méthode du travail qui se fait toujours perpendiculairement, jusqu’à ce qu’on ait rencontré quelque bonne veine ; alors on la suit horizontalement, et lorsqu’elle finit, on recommence à creuser plus bas sur la première ligne. »

Carreri demande la même attention pour un voyage qui le fatigua moins, mais qu’il regarde comme une des plus curieuses parties de son journal. Il avait entendu vanter quelques antiquités des Américains, dont il ne trouvait pas la description dans les voyageurs. L’impatience qui le saisit en apprenant qu’elles n’étaient pas éloignées de Mexico ne lui permit pas de différer un moment son départ.

« Je montai à cheval, dit-il, et, traversant le lac de Saint-Christophe, je me rendis à la paroisse d’Aculma, qui appartient aux augustins. Six lieues plus loin j’arrivai au village de Téotihuacan, qui signifie en langue mexicaine lieu des dieux et des adorations, où je passai la nuit chez don Pédro d’Alva, petit-fils de don Juan d’Alva, descendu des rois de Tezcuco. Ce seigneur me fit voir le lendemain les cous ou les pyramides qui ne sont pas à plus d’une lieue de sa terre. Je vis premièrement celle du nord, qui a sur deux de ses côtés environ six cent cinquante palmes de longueur, et cinq cents sur les deux autres. Elle porte le nom de la lune. Je n’avais pas d’instrumens pour en mesurer la hauteur ; mais je jugeai qu’elle pouvait être de deux cents palmes. Ce n’est qu’un amas de pierres, avec des degrés d’une pierre fort dure. Le sommet offrait autrefois une fort grande statue de forme grossière, qu’un évêque de Mexico fit mettre en pièces comme un reste de l’ancienne idolâtrie. On en voit encore les fragmens au pied de la pyramide. Ces grandes masses renferment des voûtes qui servaient de tombeaux aux rois du pays. Quantité de petits monts dont elles sont environnées paraissent avoir été les tombeaux des seigneurs mexicains. Le chemin qui conduit à ces monumens conserve encore le nom de micaotli, qui signifie chemin des morts.

» Je tournai ensuite au midi pour voir la pyramide du soleil, à deux cents pas de la dernière. Elle a mille palmes de longueur sur deux de ses faces, et sur les deux autres, environ six cent cinquante. Sa hauteur est d’un quart de plus que celle de la première. La statue du soleil, qui était au sommet, n’a pas été plus ménagée que l’autre ; mais dans sa chute elle est demeurée vers le milieu de la pyramide sans pouvoir tomber jusqu’en bas. Cette idole avait une ouverture dans l’estomac qui contenait la figure du soleil, et tout le reste du corps était revêtu d’or comme celui de la lune. On voit encore au pied de la pyramide deux grands morceaux de pierre qui faisaient partie d’un bras et d’un pied de l’idole. »

On demande comment les Mexicains, qui n’avaient pas l’usage du fer, taillaient des pierres si dures, et par quelle force ils les élevaient à cette hauteur sans aucune machine, et sans art pour en inventer. Les Espagnols, suivant le témoignage de Gemelli, attribuent la construction de ces pyramides aux Ulmèques, qui amenèrent de l’île Atlantide une seconde colonie d’habitans dans la Nouvelle-Espagne ; elles sont du moins très-anciennes. Gemelli jugea par ces prodigieuses ruines qu’on remarque aux environs, par quantité de grottes et par d’autres marques qu’il y avait autrefois une grande île dans le même lieu. Il retourna le lendemain par la même route, et reprit bientôt après celle d’Espagne, où il arriva dans le port de Cadix.

Le voyage de La Barbinais Le Gentil ne mériterait pas d’être remarqué, sinon par cette circonstance assez singulière, qu’avant lui, c’est-à-dire jusqu’à l’année 1718, nul Français n’avait publié de relation de voyage autour du monde.

Son but, en s’embarquant, était de chercher fortune et de voir le monde. Il partit de Cherbourg sur un navire marchand, le 8 août 1714, et, après avoir doublé le cap Horn, il arriva le 4 mars 1715 à la Conception, au Chili. Le grand nombre de bâtimens français qui se trouvaient dans ce port lui fit entrevoir qu’il n’y tirerait pas un parti avantageux de ses marchandises. En conséquence il monta sur un navire de Bayonne qui allait à la Chine. Il relâcha dans plusieurs ports de la côte jusqu’à Pisco, et gagna par terre Lima, capitale du pays. Il traversa dans cette route les montagnes qui forment l’entrée de la province de Pachanamac, et en fait une description effrayante.

Toute la campagne était inondée : « Mes guides, raconte La Barbinais, me déclarèrent qu’on ne pouvait continuer la route ordinaire sans s’exposer aux plus grands dangers, et qu’il fallait faire une journée de plus pour passer sur un pont qui était au sommet de la montagne, sans quoi je serais forcé d’attendre plus de huit jours que les eaux fussent écoulées. Je suivis leur conseil, mais je ne fus pas long-temps à m’en repentir. Nous fîmes sept lieues en montant par des sentiers incommodes et fort étroits. Je voyais les nuages au-dessous de moi, et cette élévation ne m’empêchait pas de sentir une chaleur extraordinaire. Nous arrivâmes au pont vers les quatre heures après midi. Mais, ciel ! quel pont ! sa vue me fit frémir, et le souvenir me glace encore le sang. Qu’on s’imagine deux pointes de montagnes séparées par un précipice, ou plutôt par un gouffre profond, dans lequel deux torrens s’élancent avec un fracas épouvantable. Sur ces deux pointes on a planté de gros pieux, auxquels sont attachées des cordes de simple écorce d’arbres, qui, passant et repassant plusieurs fois d’une pointe à l’autre, forment une espèce de rets couverts de planches et de sable. Tel est le pont qui forme la communication d’une montagne à l’autre. Je ne pouvais me résoudre à passer sur cette machine tremblante. Les mules passèrent d’abord avec leur charge ; mais la résistance qu’elles firent long-temps aux muletiers marquait assez leur frayeur. Pour moi, je passai comme elles, c’est-à-dire, en me faisant de mes mains deux pieds de plus, et sans oser jeter les yeux de l’un ni de l’autre côté.

» J’entrai de là dans la province de Pachanamac, et je passai au pied d’une autre montagne dont l’aspect me causa de nouveaux frémissemens. Le chemin, qui est sur le bord de la mer, a si peu de largeur, qu’à peine deux mules y peuvent passer de front. Le sommet de la montagne s’avançant au-dessus, semble près de s’écrouler, et l’on remarque à ses ouvertures qu’il s’en détache quelquefois de grosses parties qui tombent dans la mer, et qui rendent le danger continuel. Les Espagnols appellent ce passage el mal passo d’Ascia, du nom d’une mauvaise hôtellerie qui n’en est éloignée que d’une lieue. Je ferais pitié si je racontais tout ce que j’eus à souffrir dans ce voyage. La chaleur m’accablait pendant le jour, et j’étais dévoré pendant la nuit par diverses sortes d’insectes. Je traversai des montagnes de sable si brûlant, que je ne pouvais mettre pied à terre sans ressentir une ardeur insupportable. Dans l’espace de quarante lieues, je ne vis pas
un seul arbre, si ce n’est au bord des torrens, où la fraîcheur de l’eau entretient un peu de verdure. Ces déserts inspirent une véritable horreur. On n’y entend pas le chant d’un oiseau ; et pendant toute ma marche, je n’en vis qu’un de la grosseur d’un mouton, qui se perche sur les montagnes les plus arides, où il se nourrit des vers qui naissent dans cette vaste étendue de sables. Il est célèbre dans toutes les relations du Pérou sous le nom de condor. »

Le Gentil partit de Lima le 25 de janvier 1716 pour retourner à Pisco. Il y arriva le 3 de février pour être témoin d’un de ces désastres trop fréquens dans ces latitudes, d’un tremblement de terre qui renversa la ville, et dont il parle avec le saisissement et l’horreur que laisse un pareil spectacle dans un homme qui a partagé le péril. Le 10, à huit heures du soir, Pisco fut ébranlée. « Dans un instant, dit-il, je vis toutes les maisons renversées. Je voulus prendre la fuite ; mais la peur, qui donne quelquefois des ailes, m’avait lié les pieds. Je n’arrivai qu’avec peine sur la place de la ville, où tout le monde s’était retiré. Un quart d’heure après, la terre, ayant encore tremblé, s’ouvrit en quelques endroits, d’où il s’éleva des tourbillons de poussière avec un bruit effrayant. La plupart des habitans se retirèrent sur les montagnes voisines. Cette nuit fut un temps d’horreur et d’épouvante : la terre s’agitait à tous momens. Nous n’étions dans la ville que trois ou quatre Français, qui n’osions abandonner les débris de nos maisons, et qui ne sentions pas moins le péril qu’il y avait à les habiter. Tout le monde craignait une nouvelle irruption de la mer, telle qu’on se souvenait de l’avoir éprouvée il y avait vingt-huit ans. Les Espagnols et les Américains n’ayant point la hardiesse d’aller reconnaître l’état du rivage, nous prîmes cet emploi vers le jour : mais la lumière ne reparut que pour augmenter l’alarme commune. À neuf heures du matin, le tremblement ayant recommencé avec plus de violence, on publia aussitôt que la mer venait de se retirer. Cette nouvelle était fausse ; mais la crainte et l’exemple du passé y firent trouver tant de vraisemblance, qu’on ne pensa plus qu’à la fuite. Les cris augmentaient la terreur. Je me préparai à fuir aussi, et j’étais déjà monté à cheval, quand, par un trouble d’esprit plutôt que par un reste de courage, je résolus de retourner au bord de la mer avec deux autres Français. J’ai souvent éprouvé qu’une frayeur excessive produit les mêmes effets que la témérité. Mais nous vîmes la mer tranquille, et le rivage dans la situation ordinaire. Le désir de guérir les habitans de leur crainte nous fit pousser nos chevaux avec beaucoup de vitesse, en faisant de loin divers signes de chapeau. Ceux qui attendaient notre retour pour se déterminer nous comprirent si mal, qu’ayant pris nos signes mêmes pour une exhortation à fuir, ils abandonnèrent la ville avec des cris lamentables. Nous n’y trouvâmes plus qu’un petit nombre de vieillards, que la faiblesse de l’âge avait retenus, et qui regardaient déjà les ruines de leurs maisons comme leurs tombeaux. »

Cependant il paraît qu’on en fut quitte pour quelques nouvelles secousses, qui achevèrent de renverser Pisco, et qui ne permirent pas aux habitans d’y retourner de plusieurs jours. La Barbinais, revenu à lui-même, se rappela quelques circonstances qu’il n’entreprend point d’expliquer. Une demi-heure avant que la terre eût commencé à s’agiter, tous les animaux parurent saisis de frayeur. Les chevaux hennirent, rompirent leurs licous et sortirent de l’écurie. Les chiens aboyèrent. Les oiseaux, épouvantés et presque étourdis, se jetèrent dans les maisons. Les rats et les souris sortirent de leurs trous. Les vaisseaux qui étaient à l’ancre furent si violemment agités, qu’il semblait que toutes leurs parties fussent près de se désunir. Les canons sautèrent sur leurs affûts, et les mâts rompirent leurs haubans. C’est ce que La Barbinais aurait eu de la peine à croire, s’il n’en eût êté convaincu par des témoignages unanimes. Il conçoit bien, dit-il, que le fond de la mer étant une continuation de la terre, l’eau peut être agitée par communication ; mais ce qui lui paraissait difficile à comprendre, c’est ce mouvement irrégulier d’un vaisseau, dont tous les membres participent séparément à cette agitation, comme s’il faisait partie de la terre, et qu’il ne nageât point dans un fluide. Son mouvement devait ressembler au plus à celui qu’il éprouverait dans une tempête. D’ailleurs, pendant tout le tremblement de Pisco, la surface de la mer était unie, et ses flots n’étaient point élevés. Toute l’agitation devait être intérieure, puisque le vent ne se mêla point au tremblement de terre ; enfin les habitans assuraient que dans ces accidens, si la caverne terrestre où le feu est renfermé va du septentrion au midi, et si la ville est aussi dans cette situation, toutes les maisons ne manquent point d’être renversées ; au lieu que, si ce feu souterrain prend une ville dans sa largeur, le tremblement fait moins de ravages. La Barbinais adopta volontiers cette opinion, après avoir été bien informé que celui de Pisco ne fut presque pas sensible à cent lieues vers l’ouest, et que depuis cette ville jusqu’à cent lieues au-delà du midi au nord, toutes les villes et tous les villages furent entièrement renversés.

Du Pérou il se rendit à Guam, puis au port d’Emouy, dans la province de Fokien en Chine ; ensuite, traversant l’archipel Indien et le détroit de la Sonde, il arriva à Batavia, d’où il partit pour aller au Brésil, et du Brésil il retourna en Europe.

Pendant son séjour à la Chine, le missionnaire Laurenti lui raconta plusieurs circonstances qui ne se trouvent point dans les recueils du père du Halde. Elles regardent particulièrement le fameux empereur Khang-hi, qui occupait encore le trône. Il régnait depuis environ cinquante ans, et son âge était de soixante-trois. Le goût qu’il avait pour nos sciences et nos arts lui faisait tolérer nos missionnaires, et l’établissement d’une religion étrangère dans l’empire ; mais il n’avait aucune disposition à l’embrasser. Il avait tout l’orgueil et le faste des monarques orientaux. Sa vanité ne pouvait souffrir que, dans les cartes géographiques, on ne mit pas son empire au centre du monde ; et quelques jésuites, pour lui plaire, furent obligés de renverser l’ordre dans une carte chinoise qu’il leur fit faire à Pékin. Il rejeta deux globes d’une rare beauté, qu’un négociant anglais lui avait offerts, par la seule raison que la Chine n’y était pas située comme il le désirait. Sa prévention pour le pays dont il était le maître allait jusqu’à se tromper lui-même pour tromper les autres. S’il voyait quelque nouvel ouvrage de l’Europe, il ordonnait secrètement à ses ouvriers de le contrefaire ; et, le faisant voir ensuite aux missionnaires comme une production du génie chinois, il leur demandait, avec beaucoup de sang-froid, si les Européens faisaient les mêmes ouvrages. Ce que nous savons d’ailleurs du mérite et de la sagesse de ce monarque fait voir que ces petitesses de la vanité et de l’ignorance, excusables peut-être dans un despote peu éclairé, peuvent s’accorder avec la science de régner.

Il voulut un jour s’enivrer pour reconnaître les effets du vin. Un mandarin, qui passait pour une tête forte, reçut ordre de boire avec lui. On lui apporta des vins de l’Europe, surtout des îles Canaries, dont les gouverneurs des îles maritimes avaient soin de fournir constamment sa table. Il s’enivra. Les vapeurs de l’ivresse l’ayant plongé dans un profond sommeil, le mandarin passa dans l’antichambre des eunuques, et leur dit que l’empereur était ivre ; qu’il était à craindre qu’il ne contractât l’habitude de boire avec excès ; que le vin aigrirait encore son humeur naturellement violente, et que dans cet état il n’épargnerait point ses plus chers favoris. « Pour nous mettre à couvert d’un si grand mal, ajouta le mandarin, il faut que vous me chargiez de chaînes, et que vous me fassiez mettre dans un cachot, comme si l’ordre venait de lui. Laissez-moi le soin du reste. » Les eunuques approuvèrent cette idée pour leur propre intérêt. L’empereur, surpris de se trouver seul à son réveil, demanda pourquoi le mandarin l’avait quitté. Ils répondirent qu’ayant eu le malheur de déplaire à sa majesté, on l’avait conduit par son ordre dans une étroite prison, où il devait recevoir la mort. Le monarque parut long-temps rêveur, et donna ordre enfin que le mandarin fût amené. On le fit paraître chargé de ses chaînes. Il se prosterna aux pieds de l’empereur comme un criminel qui attend l’arrêt de son supplice. « Qui t’a mis en cet état ? lui dit ce prince ; quel crime as-tu donc commis ? Mon crime, je l’ignore, répondit le mandarin. Je sais seulement que votre majesté m’a fait jeter dans un noir cachot, et que, lorsqu’on m’en a tiré, j’attendais la mort. » L’empereur retomba dans une profonde rêverie. Il parut surpris et troublé. Enfin, rejetant sur les fumées de l’ivresse une violence dont il ne conservait aucun souvenir, il fit ôter les chaînes au mandarin, et le renvoya libre. Depuis cette aventure, on remarqua qu’il évitait les excès du vin.

Le même missionnaire, pour peindre l’avarice de Khang-hi, racontait encore à La Barbinais que, se promenant il y avait quelques années, dans un parc de la ville de Nankin, il avait appelé un mandarin de sa suite, qui passait pour le plus riche particulier de l’empire, et qu’il lui avait ordonné de prendre la bride d’un âne sur lequel il monta, et de le conduire autour du parc. Le mandarin obéit et reçut un taël pour récompense. L’empereur voulut à son tour lui donner le même amusement ; en vain le mandarin s’en excusa. IL fallut souffrir que son maître lui rendit l’office de palefrenier. Après cette bizarre promenade, « Combien de fois, lui dit l’empereur, suis-je plus grand et plus puissant que toi ? » Le mandarin, se prosternant à ses pieds, lui répondit que la comparaison était impossible. « Eh bien, répliqua Khang-hi, je veux la faire moi-même. Je suis vingt mille fois plus grand que toi. Ainsi tu paieras ma peine à proportion du prix que j’ai cru devoir mettre à la tienne. » Le mandarin paya vingt mille taëls, en se félicitant sans doute de la modestie de son souverain.

De ces deux aventures, l’une fait honneur à son caractère, et l’autre n’était peut-être qu’une vengeance détournée qu’il exerçait sur un sujet dont il était mécontent ; mais il faut convenir que ce sont là des plaisanteries de despote.