Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIV/Troisième partie/Livre III/Chapitre IV

CHAPITRE IV.

Figure, habillement, caractère, usages, mœurs, arts et langues des Mexicains.

Quoique le temps qui s’est écoulé depuis la conquête n’ait pu apporter beaucoup de changement dans la personne des Mexicains, cependant la domination et le commerce de l’Espagne ayant presque entièrement changé leurs usages, il n’est pas surprenant qu’une si grande révolution dans leurs habitudes morales ait produit quelque influence sur le fond de leur caractère et sur leur figure même, qui dépendent assez souvent, dans les hommes, de leurs occupations et de leur genre de vie. Aussi les peintures des historiens et des voyageurs diffèrent-elles beaucoup suivant les temps. On lit, dans les premières relations, que les Mexicains étaient d’une taille médiocre, et plus gras que maigres ; que la couleur de leur teint tirait sur le jaune-fauve ; qu’ils avaient les yeux grands, le front large, les narines fort ouvertes, les cheveux rudes et plats ; qu’ils étaient sans barbe, ou qu’ils n’en avaient que fort peu, parce qu’ils se l’arrachaient, ou qu’ils soignaient la peau d’un onguent qui l’empêchait de pousser. Il s’en trouvait peu qui fussent aussi blancs que les Européens. Ils se peignaient le corps, et se couvraient la tête, les bras et les jambes, de plumes d’oiseaux, ou d’écailles de poissons, ou de poils de jaguar ou d’autres animaux. Ils se perçaient les oreilles, le nez et le menton, pour mettre dans les trous, ou des pierreries, ou de l’or, ou des dépouilles d’animaux, par exemple, des dents molaires ou des ossemens, les serres et le bec d’un aigle, ou des arrêtes de poissons. Les seigneurs y plaçaient des pierres fines, et de petits ouvrages d’or d’un travail fort recherché.

Les femmes différaient peu des hommes pour la taille et le teint ; mais elles conservaient leurs cheveux dans toute leur longueur, ayant un soin extrême de les noircir par diverses sortes de poudres et de pommades. Les femmes mariées les relevaient autour de la tête, et s’en faisaient flotter sur le sein et les épaules. Dès qu’elles étaient devenues mères, leurs mamelles croissaient au point de pouvoir donner à téter à leurs enfans, qu’elles portaient sur le dos. Elles faisaient principalement consister la beauté dans la petitesse du front ; et, par effet de frictions réitérées, leurs cheveux croissaient jusque sur les tempes. Elles se baignaient souvent ; et, en sortant du bain chaud, elles entraient dans un bain froid, ce qui, par suite de l’habitude, n’avait aucun danger pour elles ; ensuite elles se frottaient le corps avec une décoction de graines, qui servait moins à les embellir qu’à les garantir, par son amertume, de la piqûre des mouches.

Les Mexicains étaient entièrement nus, à l’exception des soldats, qui, pour se rendre plus terribles, se couvraient le corps de la peau entière d’un animal, dont ils ajustaient même la tête sur la leur. Cette parure, avec une bandoulière composée de cœurs, de nez, d’oreilles d’hommes, et terminée en bas par une tête, leur donnait un air de férocité. Les empereurs mêmes et les grands ne se couvraient le corps que d’une sorte de manteau, composé d’une pièce de coton carrée et nouée sur l’épaule droite. Ils avaient pour chaussure des espèces de sandales. Sur la tête ils ne portaient que des plumes soutenues par de légers cordons. Les femmes du peuple étaient presque nues : une sorte de chemise à manches courtes leur tombait sur les genoux ; elle était ouverte sur la poitrine, et si mince, qu’ajustée sur la peau, on avait de la peine à l’en distinguer ; leurs cheveux composaient seuls leur coiffure : sur quoi les Espagnols observèrent qu’elles avaient la tête plus forte et le crâne plus endurci que les hommes.

Suivant des relations plus modernes, les Mexicains sont d’une couleur brune ; la plupart d’assez haute taille, surtout dans les provinces septentrionales. Ils se garantissent les joues du froid et de la piqûre des mouches en se frottant avec le suc d’herbes pilées. Ils se barbouillent aussi d’une terre liquide pour se rafraîchir la tête, adoucir et noircir les cheveux. « Leur habillement consiste en un pourpoint court et des culottes fort larges. Un tilma ou manteau de diverses couleurs leur couvre les épaules, et, passant sous le bras droit se lie par les extrémités sur l’épaule gauche. Ils se servent de bottines au lieu de souliers. Jamais ils ne coupent leurs cheveux, quand même la pauvreté les obligerait d’aller nus ou de se couvrir de haillons. Les femmes portent un guaipil, qui est une espèce de tunique fort large, et par-dessus un cobixa, camisole de coton très-fine. Lorsqu’elles sortent, elles y ajoutent une sorte de grand mantelet, qu’elles relèvent pour s’en couvrir la tête quand elles sont à l’église. Leurs jupes sont étroites, ornées de figures de cougouars, d’oiseaux ou de fleurs, et comme tapissées, en plusieurs endroits, de belles plumes de canards. Les femmes des métis, des nègres et des mulâtres, qui sont en très-grand nombre, ne pouvant prendre l’habit espagnol, et dédaignant celui des Indiennes, ont inventé le ridicule usage de porter une espèce de jupe en travers sur les épaules et sur la tête. Mais leurs maris et leurs enfans mâles se sont par degrés arrogé le droit de suivre les modes d’Espagne, et, sans posséder aucun emploi, il s’honorent entre eux du titre de capitaine. »

Un des premiers historiens attribue aux Mexicaines deux pernicieuses pratiques, dont la figure et la santé de leurs enfans ne pouvaient manquer de se ressentir. Pendant leur grossesse, elles se médicamentaient avec différentes herbes, qui produisaient d’aussi mauvais effets sur les mères que sur le fruit qu’elles portaient dans leur sein ; et, lorsque les enfans venaient au monde, non-seulement elles s’efforçaient de leur raccourcir le cou, en le comprimant contre les épaules, mais elles les arrangeaient dans le berceau d’une manière qui empêchait le cou de s’allonger. On n’en rapporte pas d’autre raison qu’un préjugé naturel qui leur faisait attacher de la grâce à cette difformité. À la naissance des garçons, on appelait un prêtre, qui leur faisait aux oreilles et aux parties viriles une petite incision pour en tirer quelques gouttes de sang. Après avoir lavé lui-même l’enfant, le prêtre mettait à ceux des nobles et des guerriers une petite épée dans la main droite, et un petit bouclier dans la main gauche ; aux enfans du commun, il mettait dans les mains les outils de la profession de leur père, et dans celles des filles les instrumens pour filer et coudre. La mère nourrissait elle-même ses enfans ; lorsqu’un accident la forçait d’employer une nourrice, elle recevait sur son ongle quelques gouttes du lait étranger : et si son épaisseur l’empêchait de couler de dessus l’ongle, la nourrice était admise. Une femme qui allaitait un enfant devait manger des mêmes mets pendant tout le temps, qui était de quatre ans. Herréra admire l’amour maternel de ces femmes, qui, dans ce long période, leur faisait éviter tout commerce avec leurs maris, de crainte d’une nouvelle grossesse. Il ajoute que celles qui devenaient veuves dans cet intervalle n’avaient pas la liberté de se remarier. Les enfans étaient soigneusement recommandés à la protection des dieux. On faisait des offrandes, des vœux et des sacrifices pour leur bonheur et leur santé. On leur mettait au cou des billets et d’autres amulettes, qui contenaient des figures d’idoles et des caractères mystérieux.

Chaque temple avait une école où les jeunes garçons du quartier allaient recevoir les instructions des prêtres. On leur enseignait non-seulement la religion et les lois, mais aussi divers exercices, tels que danser, chanter, tirer des flèches, lancer le dard et la zagaie, se servir de l’épée et du bouclier, etc. On les habituait à coucher souvent sur la dure, manger peu et prendre beaucoup d’exercice. Les enfans nobles étaient élevés dans une école particulière, où leurs parens leur envoyaient leur nourriture. Ils avaient pour instituteurs d’anciens guerriers qui les formaient aux plus rudes travaux, et qui joignaient à leurs leçons des exemples de toutes les vertus. On les envoyait dès leur première jeunesse, aux armées pour y porter des vivres aux soldats ; cet emploi, qui leur donnait occasion de prendre quelque idée des exercices et des périls de la guerre, servait aussi à faire connaître leur vigueur, leur courage et leurs inclinations. Ils trouvaient souvent dans ces essais le moyen de se distinguer par des actions d’éclat ; et celui qui était parti chargé d’un vil fardeau revenait quelquefois avec le titre de capitaine. Après le cours des instructions, ceux qui marquaient du penchant pour le service des temples entraient dans le couvent de leur sexe ; et s’ils se destinaient au sacerdoce, ils avaient des maîtres particuliers qui les instruisaient dans les mystères et les cérémonies de la religion. Une fois consacrés à cette profession, c’était jusqu’à l’extrême vieillesse.

Les filles étaient élevées de même dans des principes d’honneur et de retenue. Dès l’âge de quatre ans on les formait, dans la solitude, aux travaux de leur sexe, à la pratique de la vertu, et la plupart ne sortaient point de la maison paternelle avant leur mariage. On les menait rarement aux temples ; ce n’était que pour accomplir les vœux de leur mère, ou pour implorer le secours des dieux dans leurs maladies. Elles y étaient accompagnées de plusieurs vieilles femmes, qui ne leur permettaient point de lever les yeux ni d’ouvrir la bouche. Jamais les jeunes filles et les garçons ne mangeaient ensemble avant l’époque du mariage. Les grands observaient cette loi jusqu’au scrupule. Leurs maisons étant fort grandes ; ils y avaient des jardins et des vergers où l’appartement des femmes était séparé des autres bâtimens. Celles qui faisaient un pas hors de l’enceinte prescrite étaient châtiées sévèrement ; dans leurs promenades même, elles ne devaient jamais lever les yeux ni tourner la tête en arrière ; elles étaient punies lorsqu’elles quittaient le travail sans permission : on leur faisait regarder le mensonge comme un si grand vice, que, pour une faute de cette nature, on leur fendait un peu la lèvre.

L’âge de se marier, pour les hommes, était vingt ans, et quinze pour les jeunes filles. Cette cérémonie se faisait par le ministère d’un prêtre, qui, prenant par la main les futurs conjoints, leur demandait ce qu’ils souhaitaient. Sur la réponse du jeune homme, il attachait le bord de la robe dont il était revêtu pour la cérémonie au bout du voile que la jeune fille portait dans cette occasion, et conduisait les mariés à la maison qu’ils devaient habiter. Alors il les faisait tourner sept fois autour d’un fourneau, et leur union était consacrée : mais ils étaient tenus d’obtenir préalablement la permission de leurs parens et celle du capitaine de leur quartier. Si leurs pères étaient pauvres, les enfans s’engageaient, en les quittant, à leur faire part du bien qu’ils pourraient acquérir, comme les pères qui étaient riches joignaient au bien qu’ils donnaient la promesse aux jeunes mariés de ne les jamais laisser dans le besoin. Un homme avait la liberté de prendre plusieurs femmes, et quoique la plupart n’en eussent qu’une, il n’était pas surprenant d’en voir qui en avaient cent cinquante. Les degrés de mère et de sœur étaient les seuls défendus. Peu de nations ont poussé au même degré la délicatesse sur la virginité. Une femme suspecte était renvoyée à ses parens le lendemain du mariage ; celle dont le mari était satisfait recevait à ce titre des présens et des honneurs extraordinaires. Aussi la crainte d’être trompés faisait-elle tenir aux hommes un compte exact de tout ce qu’ils donnaient, pour se faire restituer jusqu’aux moindres bijoux, si leurs espérances sur la sagesse de leurs femmes étaient trompées. Les époux divorcés ne pouvaient se remarier ensemble, sous peine de mort ; mais les femmes avaient la liberté de contracter de nouveaux liens lorsqu’elles en trouvaient l’occasion ; et ceux dont la délicatesse allait si loin pour les filles prenaient sans peine une veuve, ou la femme qu’un autre avait répudiée. Une mère, en mariant sa fille, lui recommandait particulièrement la propreté, le culte des dieux et les soins du ménage. Un père exhortait son fils à bien vivre avec sa femme, à se faire aimer de ses voisins, et surtout à respecter ses supérieurs. Il y avait des formules d’exhortations pour les pères et les mères, comme des règles de conduite pour les enfans ; elles se conservaient dans les familles, et les jeunes gens ne quittaient point la maison paternelle pour s’établir, ou pour changer d’état, sans en prendre une copie dans les caractères qui servaient d’écriture à la nation.

Acosta ne parle jamais sans étonnement de l’art avec lequel un peuple enseveli d’ailleurs dans les ténèbres de l’ignorance et de la barbarie avait trouvé le moyen de suppléer à l’usage des lettres. Il y avait au Mexique une sorte de livres par lesquels on perpétuait non-seulement la mémoire des anciens temps, mais encore les usages, les lois et les cérémonies. La ville d’Amatitlan, dans la province de Guatimala, était célèbre par l’habileté de ses habitans à composer le papier et les pinceaux. On trouvait dans plusieurs autres villes des bibliothèques, ou des recueils d’histoires, de calendriers, et de remarques sur les plantes et sur les animaux. C’étaient des feuilles d’arbres équarries, pliées et rassemblées. Quelques Espagnols, qu’Acosta traite de pédans, prirent les figures qu’elles contenaient pour des caractères magiques, et livrèrent au feu tout ce qu’ils en purent découvrir. Les plus sensés, après avoir reconnu l’erreur d’un faux zèle, en déplorèrent beaucoup les effets. Un jésuite, dont on ne rapporte point le nom, assembla, dans la province de Mexique, les anciens des principales villes, et se fit expliquer ce qu’il y avait de plus curieux dans un petit nombre de livres qui leur restaient. Il y vit plusieurs de ces roues qui figuraient leurs cycles, et dont on trouve un dessin dans la relation de Gemelli. Il y admira d’ingénieux hiéroglyphes, qui représentaient tout ce qui peut être conçu. Les choses qui ont une forme paraissaient sous leurs propres images, et celles qui n’en ont point étaient représentées par des caractères emblématiques. C’est ainsi qu’ils avaient marqué l’année où les Espagnols étaient entrés dans leur pays en peignant un homme avec un chapeau et un habit rouge au signe de la roue qui correspondait à l’époque de l’événement. Mais, ces caractères ne suffisant point pour exprimer tous les mots, ils ne rendaient que la substance des idées. Cependant, comme les Mexicains aimaient à composer des récits et à conserver la mémoire des faits, leurs orateurs et leurs poëtes avaient composé des discours, des poëmes et des dialogues que les enfans apprenaient par cœur. C’était une partie de l’éducation qu’ils recevaient dans les colléges, et toutes les traditions se conservaient par cette voie. Lorsque les Espagnols eurent conquis le Mexique, et s’y furent établis, ils apprirent aux habitans l’usage des lettres de l’Europe. Alors une partie de ce qu’ils avaient dans la mémoire fut écrite avec toute l’exactitude qu’on voit dans nos livres. Mais ils n’ont pas laissé de conserver l’habitude de leurs anciens caractères, surtout dans les provinces éloignées de la capitale.

Il était défendu au commun des Mexicains d’élever leurs maisons au-dessus du rez-de-chaussée, et d’y avoir des fenêtres et des portes. La plupart n’étant bâties qu’en terre, et couvertes de planches qui formaient une espèce de plate-forme, à laquelle tous les historiens donnent le nom de terrasse, on conçoit que la commodité n’y était pas plus connue que l’élégance ; dans les plus pauvres néanmoins, l’intérieur était revêtu de nattes de feuilles. Quoique la cire et l’huile fussent abondantes au Mexique, on n’y employait, pour s’éclairer, que des torches de bois de sapin. Les lits étaient de nattes ou de simple paille, avec des couvertures de coton. Une grosse pierre ou un billot de bois tenait lieu de chevet. Les siéges ordinaires étaient de petits sacs pleins de feuilles de palmier. Il y en avait aussi de bois, mais fort bas, avec un dossier formé d’un tissu des plus grosses feuilles ; ce qui n’empêchait point que l’usage ne fût de s’asseoir à terre, et même d’y manger. On reproche aux Mexicains d’avoir été fort sales dans leurs repas. Ils mangeaient peu de chair, mais ils ne rejetaient aucune espèce d’animaux vivans. Leur principale nourriture était le maïs en pâte, ou préparé avec divers assaisonnemens. Ils y joignaient toutes sortes d’herbes, sauf celles qui sont très-dures ou de mauvaise odeur. Le plus délicat de leurs breuvages était une composition d’eau et de farine de cacao, à laquelle ils ajoutaient du miel. Ils en avaient plusieurs autres, mais incapables d’enivrer. Les liqueurs fortes étaient si rigoureusement défendues, que, pour en boire, il fallait obtenir la permission des grands ou des juges. Elle ne s’accordait qu’aux vieillards et aux malades, à l’exception néanmoins des jours de fêtes et de travail public, où chacun avait sa mesure proportionnée à l’âge. L’ivrognerie passait pour le plus adieux de tous les vices. La peine de ceux qui tombaient dans l’ivresse consistait à être rasés publiquement ; pendant l’exécution, la maison du coupable était abattue, pour faire connaître qu’un homme qui avait perdu le jugement ne méritait plus de vivre dans la société humaine. S’il possédait quelque charge publique, il en était dépouillé, et l’interdiction durait jusqu’à sa mort. Cette loi s’étant affaiblie depuis la conquête, les voyageurs ont observé que les Mexicains sont les plus grands ivrognes de l’Amérique.

Leur ancienne sobriété n’empêchait pas qu’ils ne fussent passionnés pour la danse, pour diverses sortes de jeux et pour les tours d’adresse et d’agilité, que l’empereur honorait souvent de sa présence, et pour lesquels on distribuait des prix.

Chaque province du Mexique ayant été réunie successivement au corps de l’empire, il n’est pas surprenant qu’il y restât des différences considérables dans les lois et les usages ; la religion étant l’unique point sur lequel il paraît que la politique des empereurs, plutôt que le penchant des peuples ou la persuasion, était parvenue à faire régner l’uniformité. Quant aux successions, par exemple, dans la capitale et tout son ressort, elles suivaient les degrés de parenté. Le fils aîné entrait dans tous les droits de son père, lorsqu’il était capable de les maintenir. Autrement, le second fils prenait sa place, et s’il n’y avait point d’autre mâle, les neveux étaient appelés à l’héritage. Au défaut de neveux, les frères du père y arrivaient. S’il n’en restait point, surtout parmi les grands qui jouissaient d’un gouvernement par le droit de leur naissance, les vassaux avaient recours à la voix de l’élection pour faire tomber leur choix sur le plus digne, dans l’opinion que l’intérêt public devait l’emporter sur les droits d’une parenté fort éloignée. Dans les pays de Tlascala, de Guacoxingo et Cholula, on suivait la même règle, avec cette différence, que celui qu’on substituait au véritable parent était soumis à de rigoureuses épreuves.

Le Mexique avait une espèce de seigneurs qu’Herréra compare aux commandeurs de Castille, c’est-à-dire qui recevaient de la faveur du souverain, ou pour récompense de leurs services, des terres dont ils n’avaient la propriété que pendant leur vie. Il y avait un autre ordre qui se nommait, en langage du pays, les grands parens, et qui était composé des puînés du premier ordre. Il était subdivisé en quatre autre classes, qui répondaient aux quatre premiers degrés de parenté, et qui se distinguaient par le plus ou moins d’éloignement de la souche. Tous ceux dont la descendance était plus éloignée entraient dans la quatrième classe. Outre le droit de pouvoir succéder aux chefs de leur race lorsqu’ils y étaient appelés, leur noblesse les exemptait de tributs. La plupart servaient dans les armées ; et c’était parmi eux qu’on choisissait les ambassadeurs, les officiers des tribunaux de justice, et tous les ministres publics. Les chefs de races étaient obligés de leur fournir le logement et la subsistance.

Tous les caciques jouissaient du droit de la souveraineté, dans l’étendue de leur domaine. Ils tiraient un tribut de tous leurs vassaux, sans en excepter cette espèce de seigneurs dont les biens ne se transmettaient pas par succession, et qui n’en jouissaient que par la donation de l’empereur. Les officiers même payaient le tribut pour leurs emplois, comme les marchands celui de leur commerce ; mais ils n’étaient pas obligés à d’autres services, tels que les ouvrages publics, le labourage pour les seigneurs, et diverses corvées qui étaient le partage du peuple. Ils avaient même entre eux une espèce de syndic choisi dans leur corps pour traiter de leurs affaires avec les seigneurs, et pour régler annuellement leurs comptes. Les plus malheureux hommes soumis à l’impôt étaient les laboureurs qui tenaient les terres d’autrui ; ils se nommaient mayèques. Tous les autres vassaux pouvaient avoir des terres en propre ou en commun ; mais il n’était permis aux mayèques que de les tenir en loyer. Ils ne pouvaient quitter une terre pour en prendre une autre, ni abandonner celle qu’ils exploitaient, et dont ils payaient le loyer en nature, par d’anciennes conventions dont l’origine était inconnue. Leurs seigneurs exerçaient sur eux la juridiction civile et criminelle. Ils servaient à la guerre, parce que personne n’en était exempt ; mais on apportait beaucoup d’attention à ne pas trop diminuer leur nombre, et il fallait que le besoin de troupes fût très-pressant pour faire oublier que les mayèques étaient nécessaires à la culture des terres.

L’exemption du tribut n’était accordée qu’aux enfans eu puissance de leurs pères, aux orphelins, aux vieillards décrépits, aux veuves et aux blessés. Il se levait avec beaucoup d’ordre dans les villages comme dans les villes. Le plus ordinaire était en maïs, en haricots et en coton. Les marchands et les ouvriers le payaient de la matière de leur commerce ou de leur travail. Il n’était pas assis par tête, chaque communauté était imposée en masse et cette taxe se divisait entre ses membres ; tous les particuliers regardaient comme leur premier devoir de payer leur quotepart. Le tribut en grains se levait au temps de la récolte ; celui des marchands et des ouvriers s’acquittait de vingt en vingt jours, c’est-à-dire de mois en mois ; ainsi les impôts s’acquittaient pendant toute l’année. La même règle s’observait pour les fruits, le poisson, les oiseaux, les plumes, la vaisselle de terre ; et les maisons des seigneurs se trouvaient fournies sans embarras et sans interruption. Dans les années stériles et dans les temps de maladies contagieuses, non-seulement on ne levait rien, mais, si les vassaux d’un cacique avaient besoin de secours, il fournissait de ses magasins des subsistances aux plus pauvres, et des grains aux autres pour semer. Le service personnel des mayèques consistait à bâtir pour leur seigneur, et surtout à leur porter chaque jour de l’eau et du bois. Cette dernière corvée était répartie entre les villages, de sorte que le tour de chacun ne revenait pas souvent. S’il était question d’une construction, tous les vassaux s’y employaient avec autant de contentement que de zèle. Hommes, femmes et enfans, tous mangeaient à des heures réglées. On a souvent observé qu’ils sont peu laborieux lorsqu’on les applique seuls au travail, et que six Mexicains, occupés séparément, avancent beaucoup moins qu’un Espagnol. Comme ils mangent peu, leurs forces semblent proportionnées à leur nourriture. Cependant, lorsqu’on trouve le moyen de les faire travailler ensemble, et par quelque motif autre que la crainte, ils ne perdent pas un instant. Comme ils respectaient presque également leurs caciques et leurs dieux, ils n’épargnaient pas leurs peines dans la construction des temples et des palais. Ils sortaient de leurs villages au lever du soleil. La fraîcheur du matin passée, ils mangeaient sobrement des provisions qu’ils portaient avec eux. Ensuite chacun mettait la main à l’ouvrage, sans attendre qu’il fût pressé par l’ordre ou les menaces des chefs, et le travail continuait jusqu’à la première fraîcheur du soir. À la moindre pluie, ils cherchaient à se mettre à couvert ; parce qu’étant nus, et connaissant le dangereux effet de la pluie, ils craignaient d’y rester long-temps exposés ; mais ils revenaient gaiement aussitôt qu’ils voyaient le temps s’éclaircir ; et le soir, retournant sans impatience à leurs maisons, où leurs femmes leur faisaient du feu, et leur apprêtaient à souper, ils s’y amusaient innocemment au milieu de leur famille.

Leurs idées sur l’origine des choses avaient des rapports singuliers avec les livres de Moïse : ils racontaient que Dieu avait créé de terre un homme et une femme ; que ces deux modèles de la race humaine s’étant allés baigner, avaient perdu leur forme dans l’eau mais que leur auteur la leur avait rendue, avec un mélange de certains métaux, et que le genre humain tirait d’eux leur origine ; que les hommes étant tombés dans l’oubli de leurs devoirs, ils avaient été punis par un déluge universel, à l’exception d’un prêtre américain, nommé Tezpi, qui s’était mis avec sa femme et ses enfans dans un grand coffre de bois, où il avait rassemblé aussi quantité d’animaux et d’excellentes semences ; qu’après l’abaissement des eaux il avait lâché un oiseau nommé aura, qui n’était pas revenu, et successivement plusieurs autres, qui ne s’étaient pas fait revoir ; mais que le plus petit, et celui que les Mexicains estiment le plus pour la variété de ses couleurs avait reparu bientôt avec une branche d’arbre dans le bec. Les prêtres de Mechoacan portent des tonsures, comme ceux de l’Église romaine.

Les peuples de la province de Mistèque avaient treize langages différens. On attribue cette étrange variété à la disposition du pays, qui étant rempli de montagnes fort hautes, rendait le commerce fort difficile d’un canton à l’autre. Les Espagnols y ont trouvé des cavernes et des labyrinthes de plus d’une lieue de longueur, avec de grandes places et des fontaines d’excellente eau. Dans la partie des montagnes qui se nomment aujourd’hui Saint-Antoine, les Américains n’habitaient que des antres de dix ou vingt pieds de circonférence, qu’ils paraissaient avoir creusés par un long travail, dans les plus durs rochers. On remarque deux montagnes d’une hauteur extraordinaire, qui sont fort éloignées l’une de l’autre par le pied, mais dont les sommets s’approchent si fort, que les Indiens sautent d’un côté à l’autre.

Les Tlascalans, dont on a vanté le courage et la fidélité, avaient pris des Mexicains l’horrible usage de sacrifier leurs ennemis et d’en manger la chair. Il paraît même qu’ils ne s’y étaient accoutumés que par représailles, pour rendre à ces cruels ennemis le traitement qu’ils ne cessaient d’en recevoir. On a vu que l’amour de la liberté avait donné naissance à leur république, et que la valeur et la justice en étaient comme le soutien. Les relations espagnoles s’étendent beaucoup sur leur caractère ; ils mangeaient peu, et se nourrissaient d’alimens très-légers. Ils étaient actifs et susceptibles d’apprendre et d’imiter tout ce qu’on leur montrait. Ils punissaient de mort le mensonge dans un sujet de la république, mais ils le pardonnaient aux étrangers, comme s’ils ne les eussent pas crus capables de la même perfection qu’un Tlascalan. Aussi tous leurs traités publics s’exécutaient-ils de bonne foi. La franchise ne régnait pas moins dans leur commerce : c’était un sujet d’opprobre entre leurs marchands que d’emprunter de l’argent ou des marchandises, parce que l’emprunt expose toujours à l’impuissance de rendre. Ils respectaient les vieillards ; ils châtiaient rigoureusement l’adultère et le larcin. Les jeunes gens d’une naissance distinguée qui manquaient de respect et de soumission pour leurs pères étaient étranglés par un ordre secret du sénat, comme des monstres naissans qui pouvaient devenir pernicieux à l’état lorsqu’ils seraient appelés à le gouverner. Ceux qui nuisaient au public par des désordres qui ne méritaient pas la mort étaient relégués aux frontières, avec défense de rentrer dans l’intérieur du pays ; c’était le plus honteux de tous les châtimens, parce qu’il supposait des vices dont on craignait la contagion. Les traîtres subissaient la peine de mort avec tous leurs parens jusqu’au septième degré, dans l’idée qu’un crime si noir ne pouvait venir à l’esprit de personne, s’il n’y était porté par l’inclination du sang. Les débauches qui blessent la nature étaient punies de mort, comme des obstacles à la propagation des citoyens, dans le nombre desquels la république faisait consister toutes ses forces. Entre mille sujets de haine, les Tlascalans reprochaient aux Mexicains d’avoir infecté leur nation de ce détestable vice. L’ivrognerie était si rigoureusement défendue, qu’il n’était permis de boire des liqueurs fortes qu’aux vieillards qui avaient épuisé leurs forces dans la profession des armes. Le territoire de la république ne produisant point de sel, ni de coton, ni de cacao, ni d’argent, il n’y avait point d’excès ou de luxe à craindre dans la bonne chère et dans les habits. Cependant les lois y avaient pourvu en défendant de porter des étoffes de coton, de boire du cacao délayé, de se servir d’argent et de sel, si ces richesses n’avaient été gagnées par les armes. Les Tlascalans n’étaient pas nus ; ils portaient une camisole fort étroite, sans collet et sans manches, avec une ouverture pour y passer la tête ; elle descendait jusqu’aux genoux, et par-dessus, ils avaient une sorte de soutane d’un tissu de fil.

La liberté qui régnait à Tlascala, et les avantages d’un bon gouvernement, y attirant de toutes parts quantité d’étrangers qui cherchaient à se garantir de la tyrannie de leurs caciques, ils y étaient reçus, à la seule condition de s’y conformer aux lois. On y comptait parmi la noblesse environ soixante seigneurs qui s’étaient mis volontairement sous la protection de la république en qualité de vassaux. Elle avait des chevaliers qui avaient mérité ce titre par des actions héroïques ou des conseils salutaires, et qui en avaient été revêtus dans le temple avec beaucoup de cérémonies. Les riches marchands obtenaient aussi des distinctions, qui les élevaient par degrés à la noblesse : mais quelque pauvre que fut le noble, il ne pouvait exercer aucune profession mécanique. Les seuls degrés défendus par le mariage étaient ceux de mère, de sœur, de tante et de belle-mère. L’héritage ne passait point aux enfans, mais aux frères du père, et plusieurs frères pouvaient épouser successivement leur belle-sœur. Non-seulement les lois permettaient la pluralité des femmes, mais elles y exhortaient ceux qui pouvaient en nourrir plus d’une. Xicotencatl en avait cinq cents : cependant il n’y en avait que deux qui portassent le titre d’épouse ; elles étaient respectées de toutes les autres, et leur mari ne devait pas coucher avec une concubine sans les avoir averties. Un enfant était plongé dans l’eau froide au moment de sa naissance, et les femmes s’y lavaient aussi dès qu’elles étaient délivrées. Rien n’est égal à l’attention qu’on apportait à leur inspirer l’habitude de la modestie et de la propreté.

Entre les flèches qu’ils portaient dans leur carquois, ils en avaient deux qui représentaient les deux fondateurs de la ville. Ils en tiraient d’abord une, et s’ils tuaient ou blessait un ennemi, c’était un heureux présage. L’inutilité du premier coup passait pour un mauvais augure ; mais chacun se faisait un point d’honneur de reprendre sa première flèche, et ce préjuge contribuait souvent à la victoire.

Les extravagances de leur polythéisme ne les empêchaient pas de reconnaître un dieu supérieur, mais sans le désigner par aucun nom. Ils admettaient des récompenses et des peines dans une autre vie, des esprits qui parcouraient l’air, neuf cieux, pour leur demeure et pour celle des hommes vertueux après leur mort. Ils croyaient la terre plate, et, n’ayant aucune idée de la révolution des corps célestes, ils étaient persuadés que le soleil et la lune dormaient tous les jours à la fin de leur course : c’étaient pour eux le roi et la reine des étoiles. Ils regardaient le feu comme le dieu de la vieillesse, parce qu’il n’y a point de corps qu’il ne consume. Suivant leurs idées, le monde était éternel ; mais ils croyaient, sur d’anciennes traditions, qu’il avait changé deux fois de forme ; l’une par un déluge, et l’autre par la force du vent et des tempêtes. Quelques hommes qui s’étaient mis à couvert dans les montagnes, y avaient été convertis en singes ; mais par degrés ils avaient repris la figure humaine, la parole et la raison. La terre devait finir par le feu et demeurer réduite en cendres jusqu’à de nouvelles révolutions dont ils ignoraient l’époque.

Les Otomies, que leur haine pour les Mexicains, le séjour de leurs montagnes et leur ancienne simplicité semblaient devoir préserver du barbare usage d’immoler des victimes humaines, sont ceux qui l’ont conservé les derniers, après l’avoir reçu de leurs ennemis. Ils ne sacrifiaient, à la vérité, que les caftifs qu’ils faisaient dans leurs guerres ; mais ils les hachaient en morceaux, qui se vendaient tout cuits dans les boucheries publiques. Quelques missionnaires espagnols, qui s’étaient hasardés à vivre parmi eux pour les instruire, commençaient à s’applaudir du succès de leur zèle, lorsque, dans une maladie contagieuse, qui faisait beaucoup de ravage, ils furent surpris de voir toute la nation rassemblée sur une haute montagne : c’était pour y sacrifier une jeune fille à leurs anciennes divinités. Les missionnaires s’efforcèrent en vain de les arrêter ; on leur répondit qu’en embrassant un nouveau culte, l’ancien ne devait pas être oublié ; et la jeune fille eut le sein ouvert à leurs yeux. Après le sacrifice, tous les Otomies revinrent tranquillement à l’instruction. La plus singulière de leurs coutumes était celle qu’ils observaient pour le mariage : ils vivaient librement avec toutes les femmes, jusqu’au jour qu’ils choisissaient pour se marier ; mais, lorsqu’ils étaient décidés à contracter l’engagement conjugal, ils passaient une nuit avec la femmes dont ils voulaient faire leur épouse ; et s’ils lui trouvaient quelque défaut, ils étaient libres de la renvoyer : au contraire, s’ils déclaraient le lendemain qu’ils en fussent contens, il ne leur était plus permis d’en prendre une autre ; alors ils commençaient à faire pénitence de tous les péchés de leur vie, surtout des libertés qu’ils avaient prises avec d’autres femmes ; elle consistait à se priver pendant vingt ou trente jours de tous les plaisirs des sens, à se purifier par des bains, et à se tirer du sang des oreilles et des bras. La femme exerçait aussi ces rigueurs sur elle-même ; ensuite les deux époux se rejoignaient pour vivre ensemble jusqu’à la mort. Il paraît néanmoins que cette loi ne regardait que le peuple, car les chefs de la nation avaient plusieurs femmes.

Gemelli observe que l’industrie des Mexicains de son temps différait beaucoup de celle des anciens, qui cultivaient les arts avec autant de succès que de goût. « Ils sont plongés à présent dans l’oisiveté, dit ce voyageur ; cependant le petit nombre de ceux qui s’attachent au travail prouve encore qu’ils ne sont pas sans talens ; les uns composent plusieurs sortes de figures avec des plumes de différentes couleurs, surtout avec celles d’un oiseau que les Espagnols nomment chupaflor ou suce-fleur. D’autres travaillent fort délicatement en bois ; mais la plupart ne sont propres qu’aux plus vils travaux, où les Espagnols ne cessent point de les employer. »

À l’égard de l’état des Espagnols au Mexique, à la fin du dix-septième siècle, on ne peut citer un témoignage plus authentique que celui de Coréal, l’un des sujets les plus zélés que l’Espagne ait jamais eus. « Tous ces peuples, dit-il, que nous regardons comme des esclaves fort soumis, conspirent notre perte. Jusqu’à présent la hardiesse et les forces leur ont manqué ; mais je suis sûr qu’avec quelques troupes, bien disciplinées qu’on ferait entrer dans le pays, surtout par Costa-Rica, où sont les Américains que nous nommons Bravos ou Indios de guerra, et du côté de Guatimala, en suivant la côte de l’une ou de l’autre mer, on exciterait tout d’un coup à la révolte, non-seulement les anciens naturels, les esclaves nègres et les métis, mais une partie même des créoles. Il suffirait de leur fournir des armes, de la poudre, du plomb, et de les traiter avec assez de douceur et de désintéressement pour leur ôter la prévention dans laquelle ils sont tous aujourd’hui que les Européens n’en veulent qu’a leurs richesses. L’impatience de voir finir leur esclavage est devenue si vive, que tous les jours on en voit passer un grand nombre dans l’intérieur des terres et dans des montagnes inaccessibles, d’où ils ne sortent plus que pour massacrer les voyageurs espagnols.

» L’autorité royale est comme anéantie par l’insatiable avidité de ceux qui sont établis pour la soutenir. Dans l’éloignement où les officiers royaux se voient du prince, ils ne consultent que leur intérêt pour l’interprétation des lois. Les vice-rois sont d’intelligence avec les ministres subalternes ; ils épuisent les peuples par leurs exactions ;ils vendent la justice ; ils ferment les yeux et les oreilles à tous les droits. On voit de toutes parts une infinité de misérables que l’indigence réduit au désespoir, et qui font retentir inutilement leurs plaintes. L’ignorance est égale à l’injustice et à la cruauté. J’ai vu porter, dans le même tribunal, et presqu’à la même heure, une même sentence sur deux cas directement opposés. En vain s’efforça-t-on d’en faire comprendre la différence aux juges. Cependant le chef, sortant enfin des ténèbres, se leva sur son siége, retroussa sa moustache, et jura par la sainte Vierge et par tous les saints, que les luthériens anglais lui avaient enlevé parmi ses livres ceux du pape Justinien, dont il se servait pour juger les causes équivoques ; mais que si ces chiens reparaissaient dans la Nouvelle-Espagne, il les ferait brûler tous.

» D’une si mauvaise administration il résulte que les places importantes sont mal munies, presque sans soldats, sans armes et sans magasins. Les troupes n’ont point de paie réglée, leur ressource est de piller les habitans ; jamais on ne les forme à l’exercice des armes, à peine sont-elles vêtues : aussi les prendrait-on moins pour des soldats que pour des mendians ou des voleurs. Les fortifications sont absolument négligées, parce que la Nouvelle-Espagne n’a point d’ingénieurs ; elle n’est pas mieux fournie d’artisans pour les ouvrages militaires et pour les besoins les plus communs. On n’y trouve personne qui sache faire un bon instrument de chirurgie. La fabrique de ceux qui regardent les mathématiques et la navigation n’y est pas moins ignorée ; le commerce même n’y consiste que dans l’art de tromper, parce qu’il n’a point de règles bien établies, ou s’il en reste d’anciennes, elles sont méprisées. Le quint de l’or et de l’argent, qui doit entrer dans les coffres du roi, est continuellement diminué par la fraude ; il ne revient point au trésor un quart de ses droits. Les gouverneurs, leurs officiers et les riches négocians se prêtent la main pour supprimer les ordonnances royales, ou pour les faire tomber dans l’oubli. De là viennent tous les avantages que les Français et les Anglais tirent des établissemens espagnols pour leurs propres colonies. La plupart des enregistremens sont faux dans les ports espagnols : un passe-port des officiers royaux fait passer toutes sortes de marchandises à la vue de ceux qui n’ignorent pas l’imposture ; les curés et les religieux se mêlent aussi de commerce, avec d’autant plus de licence et d’impunité, qu’ils se font redouter par la sainteté de leur ministère et par l’abus des armes ecclésiastiques : ils arrachent d’ailleurs des Américains tout ce que ces malheureux gagnent par leur travail. Rien n’est égal à leur avidité, que leur luxe, leur passion effrénée pour le plaisir, et leur profonde ignorance : aussi tous les Mexicains qu’ils ont l’air de convertir n’en demeurent-ils pas moins idolâtres. Les créoles ne sont pas mieux instruits ; et ils ne rougissent pas de leur ignorance ; leurs idées des choses divines et humaines sont également ridicules. Si l’on y joint l’ardeur du climat, qui leur brûle souvent le cerveau, ajoute Coréal, on dira d’eux, sans injustice, qu’ils n’ont presque pas le sens commun. Il leur est défendu d’avoir des livres, et dans toute la Nouvelle-Espagne on en voit très-peu d’autres que des heures, des missels et des bréviaires[1]. Un créole qui meurt croit son âme en sûreté lorsqu’il a laissé de grosses sommes à l’Église. Ses créanciers et ses parens sont souvent oubliés, et la plus grande partie des biens passe toujours aux couvens. Enfin le désordre est si général, et ses racines, qui sont la sensualité, l’avarice et l’ignorance, ont acquis tant de force depuis deux siècles, que, tout le pouvoir des hommes n’y pouvant apporter de remède, et la nature même du mal ne permettant point d’en espérer du ciel, il ne faut pas douter que les affaires des Espagnols dans cette grande partie de leurs établissemens ne soient menacées de leur ruine.

» Entre les raisons de cette extrême décadence il faut aussi compter la haine qui subsiste depuis long-temps entre les Espagnols venus de l’Europe et les créoles ; elle vient dans ceux-ci du chagrin qu’ils ressentent de se voir exclus de toutes sortes d’emplois : il est inouï qu’on prenne parmi eux des gouverneurs et des juges. Quoiqu’il s’y trouve des Cortez, des Gironne, des Alvarado, des Gusman, c’est-à-dire des familles réellement descendues de tous ces grands capitaines, ils sont regardés des Espagnols européens comme à demi-barbares, et incapables des soins du gouvernement. D’un autre côté, ceux qui arrivent d’Espagne ne reconnaissant point leurs usages et leurs goûts dans les créoles, s’attachent de plus en plus à cette opinion, et persistent non-seulement à les éloigner de toutes les charges publiques, mais à redouter leur nombre, qui peut faire appréhender qu’avec de justes sujets de ressentiment ils ne tentent un jour de secouer le joug. Gage est persuadé que tôt ou tard cette division suffira pour faire perdre un si belle conquête à l’Espagne. Il est aussi aisé, dit-il, de soulever les créoles que les Américains ; il leur a souvent entendu dire qu’ils aimeraient mieux se voir soumis à tout autre pouvoir qu’à celui de l’Espagne.

» Ce mépris de tout ce qui n’est pas venu d’Espagne s’est répandu jusqu’à l’Église : rarement un créole est pourvu d’un canonicat, et bien moins d’un évêché. Dans les couvens même on s’est long-temps efforcé d’abaisser les créoles qu’on y avait reçus, de peur que, par le mérite ou le nombre, ils ne l’emportassent sur les Espagnols. Quoiqu’on ne pût se dispenser d’en admettre quelques-uns, tous les supérieurs étaient envoyés d’Espagne. Cependant, peu d’années avant les observations de Gage, les créoles avaient pris l’ascendant dans plusieurs provinces, et s’étaient tellement multipliés, qu’ils avaient refusé de recevoir les religieux qui venaient de l’Europe. Dans la province du Mexique, qui a des jacobins, des augustins, des cordeliers, des carmes, des pères de la Merci et des jésuites, il n’y avait que les jésuites et les carmes qui eussent conservé la supériorité aux Européens, en faisant venir annuellement d’Espagne deux ou trois recrues de leur ordre. La dernière que Gage vit arriver pour les religieux de la Merci vécut en si mauvaise intelligence avec les créoles, qu’à l’élection de leur provincial commun ils en vinrent aux mains, prêts à s’entre-tuer, si le vice-roi ne se fût rendu à leur assemblée, et n’en eût mis quelques-uns aux fers. Les créoles l’emportèrent à la fin par la pluralité des suffrages, et jusqu’à présent ils ont rejeté tout ce qui leur est venu d’Espagne, sous prétexte que, ne manquant point de sujets de leur nation, ils n’ont pas besoin de secours étrangers. On les laisse paisibles dans la possession de cette liberté, parce qu’avec beaucoup de soumission pour le pape, ils envoient à Rome autant de présens que les Espagnols. »

En supposant ces récits exagérés, on peut encore en conclure que, dans une si grande étendue de pays qui reconnaît la domination espagnole, cette couronne n’a de véritables sujets que ceux qu’elle y fait passer pour retenir les autres sous le joug, et qu’une autorité si faible diminuant tous les jours, il ne serait pas surprenant qu’elle éprouvât une révolution.


  1. Le hasard, dit Coreal, fit tomber un jour les Métamorphoses d’Ovide entre les mains d’un créole. Il remit ce livre à un religieux qui ne l’entendait pas mieux, et qui fit croire aux habitans de la ville que c’était une Bible anglaise. Sa preuve était les figures de chaque métamorphose, qu’il leur montrait en disant : Voilà comme ces chiens adorent le diable qui les change en bêtes.