Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIV/Troisième partie/Livre III/Chapitre V

CHAPITRE V.

Climat, vents, arbres, plantes, fruits et fleurs.

On n’entreprendra point de représenter toutes les variétés du climat dans une contrée qui occupe plus de cinq cents lieues du nord au sud ; mais, en prenant la partie centrale pour règle moyenne, la province de Mexico, qui est située entre 19 et 20 degrés de latitude septentrionale, jouit d’un air si tempéré, que, suivant l’expression d’un voyageur, on y a presque toujours froid et chaud dans le même temps ; froid à l’ombre, et chaud lorsqu’on s’expose au soleil. Ainsi, ni l’un ni l’autre n’est excessif dans aucune saison. Cependant, depuis le mois de mars jusqu’en juillet, la mollesse des habitans les rend plus sensibles au froid le matin, et leur fait trouver la chaleur trop vive pendant le jour. Après le mois de juillet, des pluies abondantes rafraîchissent l’air, comme dans les parties des Indes orientales dont la situation est la même. Depuis le mois de septembre jusqu’au mois de mars, elles deviennent tout à la fois plus rares et moins fortes. Les Américains donnent le nom d’hiver ou de saison froide aux douces nuits qui commencent en novembre, et qui durent jusqu’au mois de février ; mais c’est la saison dont les Européens s’accommodent le mieux. En général, ils se trouvent bien d’un climat qui n’est jamais incommode par l’excès ni du chaud ni du froid ; d’autant plus, ajoute le même écrivain, que l’eau qu’on y boit n’y est jamais plus froide que l’air. Il n’y a point d’année où la terre n’y donne trois récoltes. La première, qui se fait au mois de juin , des grains semés en octobre, se nomme moisson de riégo ou d’arrosement ; la seconde, nommée del temporale ou de saison, se fait en octobre de ce qu’on a semé au mois de juin ; pour la troisième, qu’on appelle aventurera ou accidentelle, parce qu’elle est moins certaine, on sème en novembre sur la pente des montagnes, et le temps de la récolte dépend des qualités de l’air. Une expérience constante a fait reconnaître que le maïs, qui est la principale nourriture des habitans, rapporte beaucoup plus lorsqu’il est semé entre les mois de mars et de mai.

On distingue dans le golfe du Mexique trois sortes de tempêtes, sous les noms de nords, de suds et d’ouragans ; elles reviennent à peu près dans les mêmes saisons, et, suivant l’observation commune, elles sont annoncées quelques heures auparavant par divers présages.

Les nords sont des vents d’une violence extrême, qui soufflent fréquemment dans le golfe entre le mois d’octobre et celui de mars. On s’y attend alors vers la pleine ou la nouvelle lune ; mais les plus violens arrivent aux mois de décembre et de janvier. Quoiqu’ils s’étendent plus loin que le golfe, c’est là qu’ils sont plus fréquens, et qu’ils causent les plus grands ravages.

Les Anglais ont trouvé l’art de se servir heureusement des nords pour revenir chargés de campêche à la Jamaïque, et quoiqu’ils arrivent quelquefois fort maltraités, ils se vantent de n’avoir jamais perdu de vaisseau dans les tempêtes ; mais les Espagnols, dont la manœuvre est différente, en souffrent beaucoup, et passent rarement une année sans perdre quelques-uns de leurs meilleurs bâtimens.

Les suds sont aussi fort violens ; leur saison est dans le cours de juin, juillet et août, temps où les nords ne soufflent jamais. Comme leur plus grande violence est au sud, il y a beaucoup d’apparence que c’est de là qu’ils tirent leur nom.

Les ouragans sont les plus terribles tempêtes qui menacent le golfe du Mexique et toutes les Antilles ; elles arrivent ordinairement aux mois de juillet, d’août et de septembre, toujours annoncées comme les nords et les suds, par des signes qui leur sont propres. Dampier est persuadé que l’ouragan des Indes occidentales, et le typhon des grandes Indes, sont la même espèce de tempête sous des noms différens.

La situation des principales provinces de la Nouvelle-Espagne, et les qualités de climat ne laissent concevoir aucune défiance de la véracité des voyageurs, lorsqu’ils nous représentent cette grande contrée comme une des plus agréables et des plus fertiles du monde. Outre ses productions naturelles, elle est enrichie, depuis la conquête des Espagnols, de la plupart des plantes de l’Europe, qui ont prospéré sous un si beau ciel : mais nous ne nous attacherons ici qu’aux productions particulières au pays, et à celles qui se distinguent par leur excellente qualité ; toutes les autres sont renvoyées à l’article général de l’histoire naturelle de l’Amérique.

Donnons le premier rang au cacaoyer, qui tire proprement son origine du Mexique, comme il en fait une des principales richesses. On sème le cacao dans une terre chaude, humide et profonde. On fait plusieurs petits trous assez près les uns des autres, et l’on met dans chacun une amande, qu’on place le gros bout en bas. Les plants paraissent vers le quinzième jour ; à deux ans ils ont atteint la hauteur de trois pieds ; on les transplante alors en les enlevant avec toute la terre qui couvre leur racine pivotante ; on les plante en alignement, à dix-huit pieds l’un de l’autre, avec un échalas à chacun pour les supporter. Cet arbre étant le seul dans la nature qui redoute les rayons vivifians du soleil, on le place à l’ombre de bananiers et d’érythrines, qui le mettent à l’abri, et qui le garantissent du vent. Jusqu’à ce que les jeunes cacaoyers aient quatre pieds d’élévation, on ne leur laisse que la tige ; on sarcle soigneusement le terrain, et l’on fait la chasse aux fourmis et à d’autres insectes qui leur nuisent.

Le cacaoyer est un arbre d’une taille moyenne, qui s’élève à peu près à la hauteur de nos cerisiers. L’écorce du tronc est de couleur cannelle plus ou moins foncée ; le bois est blanc, poreux, cassant et fort léger ; les feuilles sont alternes et pétiolées, lancéolées, terminées en pointe, lisses, d’un vert brillant, pendantes, nerveuses et veineuses en dessous ; les plus grandes ont neuf à dix pouces de longueur sur trois de largeur ; elles se renouvellent sans cesse, de sorte que l’arbre n’en paraît jamais dépouillé. Les fleurs, réunies par petits faisceaux le long des tiges et des branches, naissent en grand nombre pendant tout l’année, mais particulièrement aux deux solstices. Les folioles du calice sont pâles en dehors, et rougeâtres en dedans ; les pétales, de couleur chair pâles ; la plupart de ces fleurs avortent et tombent ; celles qui restent produisent des fruits d’une forme presque semblable à celle d’un concombre, pointus à leur sommet, longs de six à huit pouces, large de deux, revêtus d’une écorce raboteuse, qui est relevée, comme celle des melons, par une dizaine de côtes peu saillantes. Ces fruits, nommés cabosses dans les îles, deviennent d’un rouge foncé, et se couvrent de points jaunes lorsqu’ils sont mûrs. L’intérieur du fruit est divisé en cinq loges remplies d’une pulpe gélatineuse et acide, qui enveloppe des semences ou amandes un peu plus grosses qu’une olive, charnues, un peu violettes, lisses, et au nombre de vingt-cinq à quarante dans chaque fruit. La peau qui les couvre est très-amère ; mais la pulpe qui les entoure, mise dans la bouche, la rafraîchit et étanche la soif. Le fruit, parvenu à sa maturité, est tantôt d’un rouge foncé parsemé de points jaunes, tantôt simplement jaune.

Le fruit est environ quatre mois à se former et à mûrir. On reconnaît qu’il est à son point de maturité lorsque l’on observe que le petit bouton qui le termine par en bas est le seul endroit qui reste vert. Pour cueillir ces fruits, on les abat avec une fourche de bois, ou bien on les arrache avec la main ; au bout de trois à quatre jours, et sur le lieu même, on casse les cosses ou fruits, on dégage les amandes du mucilage qui les enveloppe, puis on les transporte à la maison. On les y met dans des paniers ou des vaisseaux de bois faits exprès, qu’on a soin de bien couvrir, et on les y laisse suer pendant quatre ou cinq jours, avec la précaution de les retourner soir et matin. Durant ce temps elles deviennent d’un rouge obscur ; après quoi on les fait bien sécher au soleil, et on les met dans des futailles ou des sacs pour les vendre. Plus les amandes de cacao sont fraîches, plus elles contiennent d’huile ; c’est le fruit le plus oléagineux que la nature produise ; il a le grand avantage de ne pas rancir, quelque vieux qu’il soit.

Une cacaoyère bien tenue produit considérablement ; les plantes qui se cultivent dans les intervalles des pieds remboursent les frais de sa plantation et de sa culture. Pour la maintenir en bon état pendant vingt ou trente ans il faut donner au terrain deux façons tous les ans après la récolte, et, autant qu’il est possible, avant les pluies ; tailler le bout des branches quand il est sec, et couper tout près de l’arbre celles qui sont endommagées. Il convient aussi de ménager des rigoles le long des jeunes plantes pour les arroser durant les sécheresses. On est dans l’usage d’arrêter le cacaoyer à une certaine hauteur pour avoir plus de facilité à cueillir les fruits, et pour qu’il soit moins tourmenté par le vent.

La vanille est une plante parasite de la grosseur du doigt, que les Espagnols nomment vexuco ou banilla, et qui s’entortille comme le lierre autour des arbres. Elle produit des gousses vertes quand on les prend sur l’arbre mais qui, étant séchées au soleil, avec le soin de les étendre pour les empêcher de s’ouvrir, deviennent à la fin dures et noires. Les Espagnols jettent dessus, par intervalles, du vin fort, après y avoir fait bouillir une des gousses coupée en plusieurs morceaux. La vanille croît particulièrement sur la côte méridionale de la Nouvelle-Espagne, et en d’autres endroits de la zone torride.

L’achiotl est la même graine que le roucou. Elle est de couleur rouge. On la réduit premièrement en pâte ; ensuite, après l’avoir fait sécher, on en forme des boules rondes ou de petites briques.

C’est particulièrement avec les trois ingrédiens précédens que les Mexicains composaient la fameuse liqueur à laquelle ils donnaient le nom que les Espagnols ont emprunté d’eux en adoptant le même usage, et qu’ils ont communiqué à toute l’Europe. On le croit formé du mot indien atl ou atle, qui signifie de l’eau, et du bruit ou du son que l’eau rend dans le vaisseau où l’on met le chocolat lorsqu’on le remue avec un moulinet pour le faire bouillonner en écume. Le principal ingrédien est le cacao.

Les Mexicains sont partagés sur les ingrédiens qui doivent entrer dans la composition du chocolat. Quelques-uns y mettent du poivre noir, que d’autres n’approuvent point, parce qu’il est chaud et sec, ou qu’ils ne donnent qu’à ceux qui ont besoin de secours pour la chaleur naturelle. Au lieu de ce poivre, ils y mettent ordinairement du poivre rouge et long, qu’on nomme piment. Ils y font entrer aussi du sucre blanc, de la cannelle, du girofle, de l’anis et des amandes communes, des noisettes, de la vanille, de l’eau de fleur d’orange, du musc, et ce qu’il faut d’achiotl pour lui donner la couleur d’une brique rouge ; mais la dose de ces ingrédiens est proportionnée au tempérament de ceux qui doivent en user.

Chacun consulte aujourd’hui son goût et son tempérament pour faire entrer plus ou moins de tous ces ingrédiens dans la composition du chocolat ; mais les Américains n’y mettent encore que du cacao, de l’achiotl, du maïs, avec un peu de piment et d’anis. Ils broient le cacao et tout le reste sur une large pierre qu’ils appellent métatl, et qui ne sert point à d’autre usage ; mais, avant cette opération, ils font sécher le tout sur le feu, à l’exception de l’achiotl, en remuant incessamment la matière, dans la crainte qu’elle ne se brûle ou ne se noircisse : car, trop desséchée, elle devient amère et perd sa force. La cannelle, le piment et l’anis sont broyés à part avant qu’on les mêle avec le cacao. Ensuite on recommence à piler le tout ensemble, avec un soin extrême de le réduire en poudre très-fine. L’achiotl y est mis par intervalles, broyé aussi, mais sans avoir été séché, afin que la matière en prenne plus aisément la couleur. Ils la mettent alors dans un vaisseau de terre, pour la délayer avec une juste quantité d’eau sur un fort petit feu ; et cette seconde opération se fait avec une espèce de cuillère. Lorsque tout est bien mêlé, ce qu’ils connaissent à la qualité de la pâte, qui s’épaissit, ils en font des tablettes, s’ils n’aiment mieux la mettre dans des boîtes, où elle durcit en refroidissant.

La manière de boire le chocolat n’est pas la même parmi tous les Américains de la Nouvelle-Espagne. La plus commune est de faire chauffer l’eau et d’en remplir la moitié d’une grande tasse ; d’y faire dissoudre une tablette ou plus, jusqu’à ce que l’eau soit bien épaissie ; de remuer et de battre le tout, pour faire naître l’écume, et d’y remettre alors de l’eau pour achever de remplir la tasse. Gage, de qui l’on emprunte ce détail, assure qu’ayant employé pendant douze ans cette préparation, il a joui d’une parfaite santé dans la Nouvelle-Espagne. Son usage était de prendre un verre de chocolat le matin, un autre deux heures avant le dîner, un autre encore deux heures après, et un quatrième vers le soir. S’il avait dessein de donner toute la soirée à l’étude, il en prenait encore un verre sur les sept ou huit heures ; après quoi il bravait le sommeil et toute sorte d’appesantissement jusqu’à minuit. Au contraire, lorsqu’il manquait à prendre cette liqueur bienfaisante aux mêmes heures, il sentait des faiblesses d’estomac, des maux et des défaillances de cœur.

Des voyageurs ont parlé du maguey des Mexicains, et l’ont cru différent du metl ; mais ce sont deux noms donnas à l’agavé ; le second est appliqué par les Mexicains à toutes les espèces de ce genre, que les Européens confondent quelquefois avec les aloës, parce que le port de ces plantes offre de la ressemblance. Gage, qui connaissait le pays par un long séjour, dit simplement que le metl croît aux environs de Mexico beaucoup mieux qu’ailleurs. Gemelli en parle sous le nom de maghey ; on le plante, on le cultive comme les vignes en Europe. Ses feuilles longues, raides et charnues servent à quantité d’usage ; on en fait du papier, de la filasse, des mantes, des nattes, des souliers, des ceintures, des cordages. Elles sont armées d’une sorte d’épines si fortes et si aiguës, qu’on en fait une espèce de scie pour scier. Lorsqu’on arrache celles du cœur, la plante fournit chaque jour une liqueur aussi douce que le miel. En peu de temps elle prend la force de l’hydromel, et devient excellente pour diverses maladies. Les Américains y mêlent une racine qui la fait bouilli et fermenter comme le vin ; aussi est-elle alors capable d’enivrer : elle se nomme poulcré. On en fait aussi du vinaigre, et une eau-de-vie très-forte ; et ce n’est pas sans raison qu’on nomme la plante vigne de l’Amérique.

L’atole, nommé aussi anate, est l’arbre qui donne l’achiotl, dont on se sert, non-seulement pour le chocolat, mais aussi pour la composition d’une autre liqueur et pour la teinture. Il croît surtout aux environs de Guatimala. Il est connu ailleurs sous le nom de roucou. Nous le décrirons plus tard.

L’on a employé long-temps la cochenille, sans savoir ce qu’elle était. On la regardait comme le fruit d’une espèce de cactus, que par cette raison l’on appelait cochenillier ; on en distinguait une espèce nommée la sylvestre. « Sa fleur, disent les anciens voyageurs, est jaune, et son fruit rouge. Le fruit s’ouvre dans sa maturité ; et comme il est plein de cette graine qui n’est pas moins rouge que lui, la moindre agitation suffit pour la faire tomber : les Indiens mettent une toile ou des plats sous l’arbre et le secouent. Huit ou dix de ces fruits ne produisent pas plus d’une once de graine. La teinture du sylvestre est presque égale en beauté à celle de la cochenille, et lui ressemble assez pour être une source d’erreurs ; cependant elle est beaucoup moins estimée. Les Espagnols ont affecté si long-temps de cacher la naissance du sylvestre et de la cochenille, que, jusqu’au temps de Dampier, personne n’en avait été bien instruit. Il reçut des notions exactes sur le sylvestre, d’un gentilhomme espagnol, dont il eut occasion de connaître la bonne foi, et qui avait passé plusieurs années dans les lieux où croît l’arbre qui le produit.

Dampier apprit de cet Espagnol ce qu’on ignorait avant lui, c’est-à-dire que la cochenille est un insecte qui s’engendre sur un arbrisseau armé d’épines et d’environ cinq pieds de haut. Ses fleurs sont petites et d’un rouge de sang. On le nomme nopal ; c’est au suc de cette plante que l’on attribue la couleur de la cochenille. Plus elle est jeune, plus elle convient à cet insecte ; il faut la renouveler de six en six ans.

La cochenille est un insecte très-petit et très-frêle ; les mâles ont des ailes, les femelles en sont dépourvues. On sème la cochenille sur le nopal vers le 15 d’octobre. Cette opération consiste à placer sur les plantes les femelles qui ont déjà quelques petits ; les Indiens les gardent sur des branches de nopal qu’ils portent dans leurs habitations à l’époque des pluies : elles feraient périr ces insectes, s’ils les laissaient dehors. Dans quelques cantons ils restent dehors, mais l’on a soin de les garantir des intempéries de l’air avec des nattes.

On place huit à dix femelles dans de petits nids faits de filasse, on les pose entre les feuilles des nopals, on les assujettit aux épines dont elles sont armées, et on a soin de tourner le fond du nid pour faire éclore promptement la petite famille. Il sort des nids un grand nombre de cochenilles (car chaque femelle en pond des milliers), qui ne sont pas plus grosses que la pointe d’une épingle, de couleur rouge, couvertes de poussière blanche. Les jeunes cochenilles se répandent promptement sur les feuilles, et ne tardent pas à s’y attacher. Quand elles se sont fixées, si leur trompe, qui est enfoncée dans la plante, vient à se rompre, elles périssent.

Les femelles vivent environ deux mois, les mâles la moitié moins : ils meurent après avoir fécondé les femelles ; celles-ci périssent quand elles ont donné naissance à leurs petits.

Il y a par an six générations de ces insectes. L’on pourrait les recueillir toutes, si les pluies ne dérangeaient et ne détruisaient leur postérité ; mais l’on ne fait que trois récoltes par an : la première vers le milieu de décembre ; la dernière en mai. Dans la première, on enlève les nids de dessus les nopals pour en retirer les mères qu’on y avait mises, et qui sont mortes. On attend, pour faire la seconde récolte, que les cochenilles commencent à faire leurs petits : pour faire cette opération, on se sert d’un couteau dont la pointe et le tranchant sont émoussés. Afin de ne pas endommager la plante, on passe la lame du couteau entre l’écorce du nopal et les cochenilles pour les faire tomber dans un vase ; ensuite on les fait sécher.

On se hâte de faire mourir ces insectes, car les mères, quoique détachées des plantes, peuvent encore vivre quelques jours et faire leurs petits ; ceux-ci se disperseraient, et ce serait autant de déduit sur le poids de la cochenille qui a été ramassée. Quelques Indiens mettent les cochenilles dans une corbeille, les plongent dans l’eau bouillante, puis les exposent au soleil pour qu’elles sèchent ; d’autres les mettent dans un four chaud ou sur des plaques chauffées ; mais il paraît que l’emploi de l’eau bouillante est la meilleure manière. C’est de ces différentes méthodes de faire mourir les cochenilles, que dépend la diversité des couleurs de celles que l’on apporte en Europe. Les cochenilles vivantes étant couvertes d’une poudre blanche, celles qu’on fait périr dans l’eau y perdent une partie de cette poudre et paraissent d’un brun rouge ; c’est la renagrida : celles que l’on étouffe dans les fours conservent cette poudre ; c’est la jarpeoda : celles que l’on fait mourir sur des plaques deviennent noirâtres et comme épilées ; c’est la negra.

Les mères mortes qui ont été tirées des nids posés sur les nopals perdent plus de leur poids, en séchant, que celles qui ont été prises vivantes et pleines de petits. En faisant sécher quatre livres des premières, on les réduit à une livre, et trois livres des autres ne perdent que les deux tiers à la dessiccation. Quand les cochenilles sont desséchées, on peut les garder dans des coffres de bois pendant des siècles sans qu’elles se gâtent, et sans qu’elles perdent rien de leur propriété tinctoriale.

La cochenille sylvestre est moins grosse que la cochenille fine. Tout son corps, excepté le dessous du corcelet, est couvert d’une matière cotonneuse, blanche, fine et visqueuse, et il est bordé de poils tout autour. Huit jours après qu’elle s’est fixée, les poils et la matière cotonneuse s’allongent et se collent sur la plante, de sorte que l’on croit y voir autant de petits flocons blancs qu’il y a d’insectes. On la cultive comme l’autre cochenille. Les Espagnols donnent le nom de tuna au cochenillier ; on en voit de vastes plantations dans les provinces de Guatimala, Chiapa et Guaxaca.

Un arbre particulier à la Nouvelle-Espagne et au continent d’Amérique, et qui a été transplanté aux Philippines et dans les Antilles, est l’agouacate ou l’avocatier. Il ressemble au noyer, mais il est plus touffu et s’élève à plus de quarante pieds de hauteur. Il croît avec rapidité. C’est le laurus persea des botanistes. Son bois est tendre et blanchâtre. La figure de son fruit, que l’on nomme avocat, est celle d’une poire. Sa couleur est verte en dehors, verte et blanche en dedans, avec un gros noyau dans le centre. On le mange cuit ou cru en y joignant un peu de sel, parce qu’il est doux et huileux. D’autres y mêlent du sucre, du jus de citron et de la banane rôtie. Tous les voyageurs conviennent que le goût en est délicieux, et que l’Europe n’a rien qu’on lui puisse comparer.

La sapotille tient le second rang pour le goût. On en distingue plusieurs sortes ; le fruit est rond et revêtu d’une peau brunâtre plus ou moins crevassée. Avant sa maturité, il est verdâtre, d’un goût âcre et fort agréable ; mais, quand il est bien mûr, sa chair est d’un brun rougeâtre et d’une saveur délicieuse et très-rafraîchissante. Il contient dix pepins oblongs, aplatis et revêtus d’une écorce ligneuse, noire, dure et cassante, qui renferme une amande blanche très-amère. Ces fruits se mangent crus et sont servis sur toutes les tables. Gemelli lui donne la préférence pour le goût sur tous les fruits des régions chaudes. On en fait une conserve fort agréable, que les dames prennent plaisir à mâcher, et qui leur tient les dents nettes. Le sapotillier s’élève jusqu’à quarante pieds de haut. C’est un arbre fort droit, très-rameux, couvert d’une écorce rude, noirâtre, crevassée ; le bois est blanc et sujet à se fendre. Les branches sont longues et pendantes, les feuilles poussent à l’extrémité des rameaux, et sont lisses, luisantes, d’un vert foncé en dessus et pâle en dessous, très-veinées, remplies d’un suc laiteux ; gluant et âcre, pointues aux deux extrémités, disposées par bouquets au nombre de douze à quinze ; les fleurs qui naissent au centre de ces bouquets sont en forme de cloche.

Le fruit que les Espagnols ont nommé grenadille croît sur une plante grimpante, qui, s’entortillant autour d’un arbre, le couvre tout-à-fait de ses feuilles. Il est de la grosseur d’un œuf, aussi uni, jaune et vert en dehors, blanchâtre en dedans, avec des pepins qui ressemblent beaucoup à ceux du raisin. Il joint à la douceur de son goût une charmante acidité, qui le fait aimer beaucoup des femmes. On croit distinguer dans la fleur tous les instrumens de la Passion, comme dans celle de la grenadille ordinaire.

Le nuchtli, dont on croit que la ville de Mexico avait tiré le nom de tenuchtlitlan, est le fruit de l’opuntia, espèce de cactus, et ressemble à la figue. Sa pulpe est rouge et douceâtre. Il se conserve long-temps. Sa principale qualité est de rafraîchir beaucoup ; ce qui le fait rechercher avidement pendant l’été. Lorsqu’on en mange, il teint de couleur de sang la bouche, le linge et l’urine. Gage raconte que ces effets donnèrent de l’inquiétude aux premiers Espagnols. Ils avaient recours aux médecins pour arrêter le sang qu’ils croyaient perdre, et les remèdes qu’ils employaient à la guérison d’un mal imaginaire leur causaient de véritables maladies. La peau du nuchtli est épaisse et remplie de petites pointes ; mais, en l’ouvrant jusqu’aux grains, on en tire aisément le fruit sans la rompre. Aujourd’hui, ajoute ce voyageur, les Espagnols se font un jeu de ce qui les a jetés long-temps dans une vive alarme. Il n’arrive point d’étranger auquel ils ne prennent plaisir à présenter des nuchtlis. Ils agitent aussi le fruit entier dans une serviette. Les petites pointes, qui sont presque imperceptibles, s’y attachent sans être aperçues, et ceux qui emploient la serviette à s’essuyer la bouche se trouvent tout d’un coup les lèvres collées et comme cousues, jusqu’à perdre le pouvoir de parler. Ils n’en ressentent aucune douleur ; mais ce n’est qu’après s’être lavés et frottés long-temps qu’ils se délivrent de cet embarras.

On a donné, dans la Nouvelle-Espagne, le nom de vigne à un arbre qui porte une espèce de raisin, et qui a deux ou trois pieds de circonférence. Ailleurs on le nomme raisinier. Il s’élève à sept ou huit pieds ; et de cette hauteur il pousse quantité de branches dont les rameaux sont gros et épais. Ses feuilles ressemblent assez à celles du lierre ; mais elles sont plus larges et plus fermées. Ses fleurs ont une odeur suave. Le fruit est de la grosseur ordinaire du raisin, et croît en grappes sur toutes les parties de l’arbre. Il devient noir en mûrissant, quoique intérieurement rougeâtre. Son goût est acide et agréable. Son noyau, fort gros, contient une amande amère et astringente, dont on fait usage en médecine. Le tronc et les branches font un bon bois de chauffage.

Les pins de la Nouvelle-Espagne sont d’une hauteur médiocre, et ne portent pour pignons qu’une espèce de cônes vides qui croissent sur les bosses, les nœuds et les autres excroissances de l’arbre. Les feuilles de ce fruit en sortent comme enveloppées les unes dans les autres, jusqu’à ce qu’elles s’élargissent vers la pointe : elles sont d’une bonne épaisseur, longues de dix à douze pouces, et si serrées, qu’elles retiennent l’eau de pluie. On a déjà remarqué que c’est une admirable ressource pour ceux qui sont pressés de la soif. Un couteau qu’on enfonce dans les feuilles en fait sortir l’eau de pluie, qu’on reçoit dans son chapeau pour la boire.

Les provinces méridionales produisent en abondance un arbre auquel les Espagnols donnent le nom de cédre, quoiqu’il ressemble peu à ceux du mont Liban. Labat est persuadé que c’est le même arbre qu’on appelle acajou dans les îles du Vent. En effet il s’en rapproche beaucoup. Il a reçu le nom de cédrel. Ses feuilles sont pennées comme celles de l’acacia, et composées de folioles petites, longues et étroites, d’un vert pâle, minces, souples, frisées vers la pointe ; lorsqu’on les froisse dans la main, elles rendent un suc onctueux d’une odeur aromatique. L’écorce de l’arbre est épaisse, rude, crevassée, grise, assez adhérente. Le cédrel devient très-grand, surtout dans les terres arides, qu’il paraît aimer plus que les bonnes ; et peut-être contribue-t-il beaucoup à leur sécheresse, en attirant toute la substance par ses racines, qu’il étend fort loin du tronc. On le vante pour toutes sortes d’usages : les Espagnols en font des poutres, des chevrons, des planches, des cloisons et des meubles. Les Américains n’en connaissent pas de meilleur pour construire des canots et des pirogues de toutes sortes de grandeurs, capables de porter beaucoup de monde et de faire de longs trajets ; parce qu’étant léger et flottant sur l’eau, il est comme à l’épreuve du naufrage. On ne lui trouve d’autre défaut que de se fendre aisément ; mais on y remédie en garnissant l’intérieur des canots, et en serrant les deux extrémités avec quelques bandes de fer. Son odeur est extrêmement agréable. Il passe aussi pour être incorruptible, ou du moins d’une très-longue durée ; et l’on croit en trouver la cause dans un suc gommeux, très-âcre et très-amer, qui en éloigne les vers et les poux de bois, et qui communique de l’amertume jusqu’aux alimens qu’on fait cuire sur un feu de son bois. À l’égard de son odeur, elle ne se fait sentir que lorsqu’il est bien sec, et, comme le bois de Sainte-Lucie, il en jette une fort mauvaise et fort désagréable, jusqu’à ce qu’il ait perdu toute son humidité. Le tronc et les grosses branches du cedrel jettent par intervalles des grumeaux d’une gomme claire, nette et transparente, qui durcit à l’air, et qu’on emploie aux mêmes usages que la gomme arabique. Peut-être en tirerait-on beaucoup plus par incision.

Le savonnier, ou l’arbre qui porte des fruits dont les noyaux frottés produisent une écume excellente pour nettoyer les habits, croît abondamment dans le Mexique. Les coques exposées au soleil prennent un très-beau noir et ne se fendent jamais : on les fait polir et percer pour en faire des grains de chapelets.

On doit nommer, parmi les plantes de la Nouvelle-Espagne, le tabac, qui paraît avoir été découvert, pour la première fois, en 1520, dans la province d’Yucatan, et que les Espagnols y cultivent encore avec tant de succès, qu’ils en tirent une partie du tabac qu’on nomme de la Havane.

Avant l’arrivée des Espagnols, les Mexicains n’avaient point de jardins potagers : l’empereur même et les caciques, qui faisaient cultiver si soigneusement des fleurs dans les grands jardins dont on a donné la description, n’y entretenaient aucune sorte de légumes et de racines pour l’usage de leur table. Ils en recevaient de leurs vassaux une partie qui était comprise dans le tribut ; le reste leur venait des marchés publics. Mais, après le maïs, qui faisait la principale nourriture du pays, on mangeait beaucoup de racines et de légumes, qui se cultivaient généralement en plein champ, sans compter ce que la nature offrait d’elle-même dans un terrain où l’union continuelle de la chaleur et de l’humidité était extrêmement favorable à toutes ces productions.

Les divers auteurs qui ont décrit la Nouvelle-Espagne conviennent que, de tous les pays du monde, il n’y en a point de plus riche en plantes, ni dans lequel toutes celles de l’Europe aient fructifié avec plus de perfection et d’abondance.

Peu de nations ont autant de goût que les Mexicains pour les fleurs : ils en font des bouquets fort galans, et des couronnes qu’ils appellent suchiles. On a vu que les jardins de l’empereur Montézuma offraient plus de mille figures humaines, artificiellement composées de feuilles et de fleurs. Cette passion s’est communiquée aux Espagnols, surtout dans les couvens et les monastères de tous les ordres. Gage parle avec admiration des agrémens de cette nature qu’il trouva répandus dans plusieurs maisons de campagne, où les religieux qui se destinent à la mission des Philippines font un séjour de quelques mois, pour se disposer par une vie douce aux fatigues de leur entreprise ; mais rien ne paraît approcher de la description qu’il fait du désert des Carmes, qui est à trois lieues au nord-ouest de Mexico. Ce lieu, dit-il, est d’une beauté d’autant plus étonnante, qu’il est situé sur une montagne au milieu de rochers. Les carmes, qui s’y sont bâti un magnifique couvent, ont fait faire, entre les rochers qui environnent le bâtiment, des caves ou des grottes en forme de petites chambres, qui servent de logemens à leurs ermites, et plusieurs chapelles ornées de statues et de peintures, avec des disciplines de fil de fer, des haires, des ceintures garnies de pointes, et d’autres instrumens de mortification, qui sont exposés à la vue du public pour faire connaître l’austérité de leur vie. Ce sanctuaire de la pénitence est entouré de vergers et de jardins qui ont près d’une lieue de tour : on y trouve en plusieurs endroits des fontaines qui sortent des rochers, et dont l’eau est d’une fraîcheur qui, jointe à l’ombrage des arbres, rend cet ermitage une des plus délicieuses retraites du monde. On ne s’y promène qu’entre les jasmins, les roses et les plus belles fleurs du pays : il n’y manque rien de ce qui peut satisfaire la vue ou odorat. Les ermites sont relevés chaque semaine, c’est-à-dire qu’après huit jours de solitude, ils retournent au couvent pour faire place à ceux qui leur succèdent.

On met au premier rang des fleurs mexicaines celles d’un arbre que les Espagnols ont nommé floripondio, et qui est le datura arborea. Elles sont un peu plus grandes que le lis, à peu près de la même forme, d’une blancheur éblouissante, avec de grandes étamines ; leur odeur est charmante, surtout pendant la fraîcheur du matin. Ce bel arbre fleurit sans interruption pendant toute l’année.

Entre les arbres transplantés, ceux qui ont fructifié avec le plus d’abondance, sont les orangers, les limoniers et les citronniers ; on en vit bientôt des forêts. Acosta, étant au Mexique, demanda d’où venaient tant d’orangers. On lui répondit que c’était l’effet du hasard, et que, les oranges étant tombées à terre où elles s’étaient pouries, leurs graines dispersées par les eaux et le vent avaient germé d’elles-mêmes. Il ne visita aucune partie de la Nouvelle-Espagne où les deux qualités dominantes du pays, qui sont la chaleur et l’humidité, n’aient multiplié ces arbres et leurs fruits avec le même succès : cependant ils ne croissent pas facilement dans les montagnes. On les y transplante des vallées et des côtes maritimes.

Les figues, les pêches, les abricots et les grenades même, ne se sont pas ressentis moins avantageusement des bienfaits du climat : mais il n’en est pas de même des pommes et des poires, des prunes et des cerises ; soit que leur culture ait été négligée, ou que, dans une grande région dont la température est inégale, on n’ait pas assez distingué celle qui leur convient.