Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XII/Seconde partie/Livre VII/Chapitre II

CHAPITRE II.

Gouvernement, mœurs et religion des Japonais.

Sans effrayer les yeux des lecteurs d’une multitude de noms bizarres, propres à couvrir des tables géographiques, nous nous contenterons de dire que le grand empire nommé Japon par les Européens, et qui porte parmi ses habitans le nom de Niphon, est situé entre le 31e et le 42e degré de latitude septentrionale ; qu’on y distingue trois grandes îles, dont la principale s’appelle Niphon, et donne son nom à tout l’empire ; qu’elle est séparée par un détroit de la seconde île, nommée Kiusiu ; que la troisième s’appelle Sikokf. Ces trois îles sont entourées d’autres îles moins grandes, et gouvernées par de petits princes, sans compter une infinité d’îlots, qui ne sont guère que des rochers stériles : voilà ce qui compose l’empire du Japon, proprement dit. Il faut y joindre ses dépendances, c’est-à-dire les îles septentrionales de Lieou-Kieou, la partie de la Corée nommée Tsiosin, l’île d’Ieso ou Matsmaï, et les deux Kouriles voisines.

En général, l’empire du Japon étant environné d’une mer orageuse, et bordé de rochers qui rendent ses côtes presque inaccessibles, il semble que la nature ait voulu former de ces îles comme un monde séparé, dans lequel ses habitans trouvent, indépendamment de toutes les autres nations, de quoi fournir aux besoins, aux commodités et aux plaisirs de la vie.

On rapporte une tradition assez singulière sur la manière dont on prétend que s’est peuplé le Japon. Les Orientaux racontent qu’un empereur de la Chine, regrettant que la vie humaine fut si courte, entreprit de trouver quelque remède qui pût le garantir de la mort, et qu’il employa d’habiles gens à cette recherche dans toutes les parties du monde ; qu’un de ces médecins, las de vivre sous un maître qui se faisait détester par sa barbarie, profita fort adroitement de l’occasion pour s’en délivrer. Il annonça que le remède dont il était question se trouvait dans les îles voisines, mais qu’il consistait dans quelques plantes d’une organisation si frêle, que, pour conserver toute leur vertu, elles demandaient d’être cueillies par des mains pures et délicates. L’empereur ne fit pas difficulté de lui accorder trois cents jeunes hommes et autant de jeunes filles, sur lesquels il lui remit toute son autorité, et le médecin s’en servit pour s’établir dans les îles du Japon et pour les peupler.

Les Japonais ne désavouent point ce récit : au contraire, ils montrent, sur les côtes méridionales, l’endroit où les Chinois abordèrent, le canton dans lequel ils établirent leur colonie, et le reste d’un temple qui fut élevé à la mémoire de leur chef, pour avoir apporté au Japon les sciences, les arts et la politesse de la Chine ; mais ils prouvent fort bien, par la chronologie de leurs propres monarques, que l’empereur chinois au règne duquel on rapporte cet événement, régnait quatre cent cinquante-trois ans après Sinnu, premier monarque du Japon ; et par conséquent que leurs îles étaient déjà peuplées.

Le gouvernement du Japon a toujours été monarchique ; son premier empereur fut Sinnu, qui régnait, dit-on, six cent soixante ans avant Jésus-Christ ; comme son origine est incertaine, les Japonais ont trouvé plus simple de le faire descendre d’une race de demi-dieux, par lesquels ils prétendent avoir été gouvernés pendant des siècles. Sinnu régnait sous le titre de daïri.

Dès les premiers temps de la monarchie, toute la milice était commandée par un chef, qui portait le nom de Cubo, auquel on ajouta celui de sama, qui signifie seigneur ; et l’importance de cette charge, qui donnait une autorité presque absolue dans l’administration militaire, obligeait l’empereur de ne la confier qu’à des mains sûres : elle était ordinairement l’apanage du second de ses fils, lorsqu’il en avait plusieurs. Ce fut un de ces redoutables officiers, nommé Ioritomo, qui, prenant occasion d’une guerre civile pour secouer le joug, jeta les fondemens d’un nouveau trône, qui s’est soutenu jusqu’aujourd’hui. Kœmpfer nommé trente-six de ces empereurs cubosamas ; car c’est le titre qu’ils ont conservé, pour se distinguer des empereurs daïris. La guerre dura long-temps entre ces puissances, et l’alternative des succès devint l’occasion de nouveaux désordres, les seigneurs et les gouverneurs particuliers s’étant érigés en souverains dans leurs provinces. On nous représente, à cette époque, le Japon livré à une espèce d’anarchie féodale, aussi orageuse que l’a été long-temps celle de l’Europe. Pendant cette division de l’empire, les cubosamas ne jouissaient que des cinq provinces, qui sont l’ancien domaine des empereurs, mais, au commencement du seizième siècle, un de ces monarques se rendit absolu par la force des armes ; et, réduisant les daïrïs à la souveraineté religieuse, il établit entre lui et les iakatas ou princes la même distance qui existait entre les iakatas et les konikus ou gentilshommes vassaux ; de sorte que tous reculèrent d’un degré, et aujourd’hui plus de la moitié de l’empire est du domaine impérial.

On distingue donc au Japon deux empereurs : l’un que nos voyageurs appellent le monarque séculier, ou le cubosama, qui jouit réellement de toute l’autorité temporelle ; l’autre, qu’ils nomment le monarque ecclésiastique, et qui continue la succession des anciens daïris avec les apparences de la souveraineté, mais dont tout le pouvoir se réduit à régler les affaires de la religion, à nommer aux dignités ecclésiastiques, et à prononcer sur certains différens qui s’élèvent entre les grands.

Méaco est la résidence de ce souverain dégradé : il occupe dans la partie nord-est de la ville un palais d’immense étendue ; et, sous prétexte de veiller à sa conservation, le cubosama entretient constamment une grosse garnison pour le garder. Le daïri n’a proprement aucun domaine ; mais le cubosama, qui s’est emparé du domaine impérial, pourvoit noblement à sa subsistance : il lui abandonne le revenu de Méaco et de ses dépendances, auquel il ajoute quelque chose de son trésor : cet argent est mis entre les mains du daïri, qui en prend ce qui est nécessaire pour ses besoins et ses plaisirs, et qui distribue le reste à ses officiers. Le droit qu’on lui a conservé de nommer aux dignités ecclésiastiques, et de conférer généralement tous les titres d’honneur, est une autre ressource qui fait entrer d’immenses richesses dans ses coffres. Comme il prononce aussi sur les différens des grands, il a pour cette fonction un conseil d’état dont les officiers se nomment kungis ou kunis. Il les envoie souvent, avec le titre de commissaires souverains, pour faire exécuter ses sentences ; et ces commissions lui rapportent de grosses sommes.

Au reste, la politique des cubosamas dédommage le daïri de l’obéissance qu’on a cessé de lui rendre, car il est l’objet d’un culte religieux qui approche des honneurs divins. La nation japonaise, accoutumée, comme on l’a fait remarquer, à voir en lui un descendant des dieux et des demi-dieux, est entrée sans peine dans toutes les vues qu’on s’est efforcé de lui inspirer. Les daïris sont regardés comme des pontifes suprêmes, dont la personne est sacrée : ils contribuent eux-mêmes à soutenir cette opinion, comme le seul fondement de grandeur qui leur reste. Kœmpfer rapporte quelques exemples de leurs usages. « Un daïri croirait profaner sa sainteté, s’il touchait la terre du bout du pied. S’il veut aller quelque part, il faut que des hommes l’y portent sur leurs épaules. Il ne s’expose jamais au grand air, ni même à la lumière du soleil, qu’il ne croit pas digne de luire sur sa tête. Telle est la sainteté des moindres parties de son corps, qu’il n’ose se couper ni les cheveux, ni la barbe, ni les ongles ; on lui retranche ces superfluités pendant son sommeil, parce que l’office qu’on lui rend alors passe pour un vol. Autrefois il était obligé de se tenir assis sur son trône pendant quelques heures de la matinée, avec la couronne impériale sur la tête, et d’y rester dans une parfaite immobilité, qui passait pour un augure de la tranquillité de l’empire. Si, par malheur, il lui arrivait de se remuer ou de tourner les yeux vers quelque province, on s’imaginait que la guerre, le feu, la famine et d’autres fléaux terribles ne tarderaient pas à désoler l’empire. On l’a délivré d’une si gênante cérémonie, ou peut-être les daïris eux-mêmes ont-ils secoué ce joug : on se contente de laisser la couronne impériale sur le trône, sous prétexte que dans cette situation, son immobilité, qui est plus sûre, produit les mêmes effets. Chaque jour on apporte la nourriture du daïri dans des vaisseaux neufs. On ne le sert qu’en vaisselle neuve, et d’une extrême propreté, mais d’argile commune, afin que, sans une dépense excessive, on puisse briser tous les jours tout ce qui a paru sur sa table. Les Japonais sont persuadés que la bouche et la gorge des laïques s’enfleraient aussitôt, s’ils avaient mangé dans cette vaisselle vénérable. Il en est de même des habits sacrés du daïri : celui qui les porterait sans sa permission expresse en serait puni par une enflure douloureuse. » Pour concevoir comment il est possible de se prêter à cet excès de dignité un peu importun, il faut croire que le daïri peut bien y déroger quelquefois ; qu’on lui permet d’aller à la garde-robe sans s’y faire porter, et de faire semblant de dormir pendant qu’on lui fait la barbe.

Aussitôt que le trône est devenu vacant par la mort d’un de ces monarques imaginaires, la cour ecclésiastique y élève son héritier le plus proche, sans distinction d’âge ni de sexe. On y a vu souvent des princes mineurs, ou de jeunes princesses qui n’étaient pas mariées ; et quelquefois même la veuve de l’empereur mort s’est trouvée assez proche parente pour lui succéder. S’il se trouve plusieurs prétendans à la couronne, et que leurs droits puissent faire naître des contestations, on termine le différent en les faisant régner tour à tour chacun pendant un certain nombre d’années, qu’on proportionne au degré de parenté : quelquefois le père assigne successivement la couronne à plusieurs de ses enfans, pour donner à chacune de leurs différentes mères le plaisir de voir le sien sur le trône, auquel il n’aurait pas d’autres droits. Ces changemens se font avec le plus grand secret. Un empereur petit mourir ou abdiquer sans que le public en soit instruit avant que la succession soit réglée. Cependant il est quelquefois arrivé que les membres de la famille impériale, qui croyaient avoir des droits à la succession dont on les avait exclus, ont maintenu leurs prétentions par la force des armes ; il en est résulté des guerres sanglantes, dans lesquelles tous les princes du Japon embrassaient différens partis, et qui ne se sont terminées que par la mort d’un des concurrens, et par la destruction de toute sa famille.

Le daïri, suivant l’usage de ses prédécesseurs, prend douze femmes, et partage les honneurs du trône avec celle qui est mère du prince héréditaire.

L’habillement du daïri est assez simple : c’est une tunique de soie noire sous une robe rouge ; et par-dessus, celle-ci une autre de crêpon de soie extrêmement fin. Il porte sur la tête une sorte de chapeau avec des pendans assez semblables aux fanons d’une mitre d’évêque ou de la tiare du pape ; mais il affecte d’ailleurs une magnificence qui va jusqu’à la profusion. On prétend qu’on lui prépare chaque jour un somptueux souper, avec une grande musique, dans douze appartemens du palais, et qu’après qu’il a déclaré celui dans lequel il veut manger, tout cet appareil y est réuni sur une seule table. Cela n’est pas beaucoup plus extraordinaire que ce que nous avons vu parmi nous plus d’une fois, c’est-à-dire un homme à peu près sûr de dîner tout seul se faire servir un repas de quinze personnes.

Tous ceux qui composent la cour du daïri se vantent d’être descendus comme lui d’une race de demi-dieux. Quelques-uns possèdent de riches bénéfices, et s’y retirent pendant une partie de l’année : cependant la plupart demeurent enchaînés religieusement à la personne sacrée de leur chef, qu’ils servent dans les dignités dont il lui plaît de les revêtir. On en distingue plusieurs ordres ; mais à la réserve de certains titres, auxquels il y a des fonctions attachées, les autres sont de simples titres honorifiques, que le daïri accorde également aux princes et aux seigneurs séculiers, soit à la recommandation du cubosama, soit à leur prière, lorsqu’elle est accompagnée d’une grosse somme d’argent, Kœmpfer nomme néanmoins deux de ces titres, que le cubosama peut conférer aux premiers ministres et aux princes de l’empire, mais avec le consentement du daïri ; ce sont ceux de Makendairo et de Cami : le premier, qui était anciennement héréditaire, revient à celui de duc ou de comte ; le second signifie chevalier.

Entre plusieurs marques qui distinguent les courtisans ecclésiastiques, ils ont un habit particulier, qui fait connaître non-seulement leur profession, mais les différences même de leurs classes. Ils portent de larges et longues culottes. Leur robe est aussi d’une longueur et d’une ampleur extrêmes, avec une queue traînante. Ils se couvrent la tête d’un bonnet noir, dont la forme désigne leur rang ou leur emploi. Quelques-uns y attachent une large bande de crêpon ou de soie noire qui leur pend sur les épaules, et d’autres une pièce en forme d’éventail, qui tombe devant leurs yeux. D’autres ont une large bande qui descend des deux côtés sur la poitrine. Les dames de la cour du daïri sont vêtues aussi tout différemment des autres femmes laïques, surtout les douze femmes de ce prince, qui portent des robes sans doublure, et d’une ampleur si prodigieuse, qu’elles n’ont pas, dit-on, peu d’embarras à marcher lorsqu’elles sont en habits de cérémonie. Mais pourquoi seraient-elles plus embarrassées que ne l’étaient nos femmes de cour avec leurs grands paniers ?

L’étude et les sciences sont le principal amusement de cette cour ; non-seulement les courtisans, mais plusieurs de leurs femmes se sont fait un grand nom par divers ouvrages d’esprit. Les almanachs se composaient autrefois à la cour du daïri ; aujourd’hui c’est un simple habitant de Méaco qui les dresse ; mais ils doivent être approuvés par un kungi, qui les fait imprimer. La musique est en honneur aussi dans cette cour ; et les femmes surtout y touchent avec beaucoup de délicatesse plusieurs sortes d’instrumens. Les jeunes gens s’y appliquent à tous les exercices qui conviennent à leur âge. Kœmpfer ne put être informé si l’on y représente des spectacles ; mais la passion générale des Japonais pour le théâtre le porte à croire que ces graves ecclésiastiques ne se privent pas de cet amusement.

Tous les cinq ou six ans, le cubosama rend une visite solennelle au daïri. On emploie une année entière aux préparatifs de ce voyage. Une partie des seigneurs qui doivent se trouver au cortége partent quelques jours avant l’empereur, une autre partie quelques jours après : mais le conseil ne quitte point ce monarque. Le chemin d’Iedo à Méaco, qui est de cent vingt-cinq milles, se partage en vingt-huit logemens, dans chacun desquels se trouvent de nouveaux officiers, de nouveaux soldats, des chevaux frais, des provisions, et tout ce qui est nécessaire pour la cour du prince qui va rendre hommage, avec une armée, à un souverain dont il est réellement le maître. Ceux qui sont partis d’Iedo avant le cubosama s’arrêtent au premier logement. Ceux qui l’attendaient à celui-ci le suivent jusqu’au second ; et le même ordre s’observant jusqu’à Méaco, chaque détachement ne suit ce prince que pendant une demi-journée ; car il fait deux logemens par séjour. À son arrivée dans la capitale ecclésiastique, les troupes s’y rendent en si grand nombre, que, les cent mille maisons que renferme Méaco ne suffisant pas pour les loger, on est obligé de dresser des tentes hors de la ville. Kœmpfer dit que le cubosama y trouve un grand château uniquement destiné à le recevoir. Les étrangers ignorent ce qui se passe de particulier entre les deux empereurs : cependant tout le monde sait que le cubosama présente ses respects au daïri comme un vassal à son souverain, et qu’après lui avoir fait de magnifiques présens, il en reçoit aussi de fort riches. On raconte que, pendant cette visite, on lui apporte une tasse d’argent pleine de vin, qu’il boit la liqueur, et qu’il met la tasse en pièces, pour la garder dans cet état. Cette cérémonie passe pour une preuve éclatante de dépendance et de soumission.

Cependant ce n’est au fond qu’une scène de théâtre, qui n’empêche point que le cubosama ne jouisse du pouvoir absolu. Outre son domaine, qu’on fait monter, depuis le seizième siècle, à plus de la moitié du Japon, et les droits qui se lèvent en son nom sur le commerce étranger, et sur les mines, chaque seigneur est obligé de lui entretenir un nombre de soldats proportionné à son revenu. Celui qui a dix mille florins de rente doit entretenir vingt fantassins et deux cavaliers. La proportion est établie sur cette base. Pendant que les Hollandais avaient leur comptoir à Firando, le prince qui commandait dans ce petit état, ayant six cent mille florins de revenu, entretenait six cents fantassins et cent vingt cavaliers, sans y comprendre les valets, les esclaves, et tout ce qui doit accompagner une troupe de ce nombre. Enfin le nombre total des soldats que les princes et les seigneurs sont obligés de fournir à l’empereur séculier monte à trois cent huit mille fantassins, et trente-huit mille huit cents hommes de cavalerie. De son côté, il entretient à sa solde cent mille hommes de pied et vingt mille chevaux, qui composent les garnisons de ses places, sa maison et ses gardes. Les cavaliers sont armés de pied en cap ; il ont des carabines courtes, des javelots, des dards et un sabre. On prétend qu’ils sont fort adroits à tirer de l’arc. Les fantassins n’ont d’autres armes défensives qu’une espèce de casque. Pour armes offensives, ils ont chacun deux sabres, une espèce de pique et un mousquet. L’infanterie est divisée par compagnies. Cinq soldats ont un homme qui les commande ; et cinq de ces chefs, qui, avec leurs gens, font trente hommes, en reconnaissent un autre qui leur est supérieur. Une compagnie de deux cent cinquante hommes a deux chefs principaux et dix subalternes, avec un seul capitaine qui les commande tous ; l’ensemble des compagnies est commandé par un chef général. La même gradation s’observe dans la cavalerie.

Toutes ces troupes sont plus que suffisantes pour faire respecter un prince qui ne pense qu’à contenir ses sujets dans la soumission, et qui ne se propose point de conquêtes. Cependant, si l’empereur du Japon avait besoin de plus grandes forces, il lui serait facile de rassembler de formidables armées, sans gêner en rien le commerce de ses états, l’exercice des arts, ni même le travail nécessaire à la subsistance du peuple. Tous les ans il est exactement informé du nombre de ses sujets, tant de ceux qui habitent les villes que de ceux des campagnes. Des officiers, chargés de cette commission, en rendent compte à la cour.

Autant il est facile au cubosama d’amasser des trésors, autant les grands trouvent-ils de difficulté à augmenter leurs richesses. La plupart jouissent d’un revenu considérable, mais la politique du souverain les engage dans des dépenses excessives. Tous les gouverneurs sont obligés de passer six mois de l’année à Iedo, et d’y venir avec un pompeux cortége. Les autres seigneurs doivent y aller au moins une fois en deux ans, et chaque fois qu’ils y sont appelés. Chacun a son époque fixée pour les voyages, qui ne se font qu’à grands frais. Avant d’arriver à Iedo, leur bagage est visité par des commissaires impériaux, auxquels il est expressément défendu de laisser passer des armes. Ils sont fréquemment obligés de donner des repas et des fêtes qui leur coûtent beaucoup. Leurs femmes et leurs enfans demeurent habituellement à Iedo, et ne peuvent se dispenser d’y vivre avec splendeur. Enfin, lorsque l’empereur forme quelque entreprise considérable, il en charge un certain nombre de seigneurs qui sont obligés de l’exécuter à leurs frais. La politique de cette cour paraît fondée tout entière sur la crainte et la défiance.

Lorsqu’un prince ou un seigneur bâtit une maison, il faut qu’outre la porte ordinaire, il en fasse faire une autre dorée, vernissée et ornée de bas-reliefs. On la couvre de planches, pour en conserver la beauté, jusqu’à ce qu’il plaise à l’empereur de rendre visite au maître de la maison, qui lui donne alors un somptueux festin. L’invitation se fait trois années auparavant, et cet intervalle est employé tout entier aux préparatifs. Tout ce qui doit servir est marqué aux armes de l’empereur, qui a seul le droit de passer par la porte dorée ; après quoi elle est condamnée pour toujours. La première fois que ce prince fait l’honneur à un de ses sujets de manger chez lui, il lui fait un présent, digne ordinairement d’un grand monarque ; mais ce qu’il donne n’approche point de ce qu’il fait dépenser. La moindre faveur qui vient de sa main, par exemple une pièce de gibier de sa chasse, jette le seigneur qui la reçoit dans des profusions incroyables.

Ces monarques veillent sans relâche à tenir les grands dans la dépendance où ils les ont réduits. Ils démembrent leurs petits états pour les affaiblir ; ils font jouer toutes sortes de ressorts pour être instruits de leurs desseins, et pour rompre leurs liaisons. Ils font les mariages de tous ceux qui composent leur cour. Les femmes que l’on tient ainsi de la main du souverain sont traitées avec beaucoup de distinction. On leur bâtit des palais, on leur donne une maison nombreuse. Les filles que l’on met auprès d’elles sont choisies avec un soin extrême, et servent avec beaucoup de modestie et d’adresse. On les divise par troupe de seize, chacune sous une dame qui la commande ; et ces troupes servent tour à tour. Elles sont distinguées par la couleur de leurs habits. Les filles, qui sont des meilleures maisons du pays, s’engagent pour quinze ou vingt ans, et plusieurs pour toute leur vie. On les prend ordinairement fort jeunes ; et, lorsqu’elles ont rempli leur engagement, on les marie suivant leur condition.

Chaque ville impériale a deux gouverneurs ou lieutenans généraux, qui se nomment tonossamas. Ils commandent tour a tour ; et tandis que l’un exerce ses fonctions, l’autre réside près de la cour, à Iedo, jusqu’à ce qu’il ait reçu l’ordre d’aller relever son collègue. Depuis l’année 1688, Nangasaki en a trois, parce que la sûreté d’une place de cette importance demande beaucoup de vigilance et de précaution, à cause du commerce des étrangers. Les appointemens des gouverneurs ne passent jamais dix mille taëls, somme peu considérable pour la grandeur de leur train et de leur dépense : mais les profits casuels sont immenses ; et l’on s’enrichirait dans ces emplois, si les présens qu’on est oblige de faire à l’empereur et aux grands de la cour n’emportaient une bonne partie du gain. La maison des gouverneurs est composée en premier lieu de deux ou trois intendans, qui sont ordinairement gens de condition  ; secondement, de dix iorikis, officiers civils et militaires, tous d’une naissance distinguée, dont l’emploi est de donner leur avis dans les occasions importantes, et d’exécuter les ordres qu’ils reçoivent. Ils sont employés aussi pour les députations qui s’envoient aux seigneurs des provinces, et leur suite est alors très-nombreuse. Au-dessous de ceux-ci, les gouverneurs ont trente autres officiers inférieurs, nommés doosju. Tous ces officiers sont nommés par l’empereur, qui leur paie leurs appointemens, et quelquefois leur donne des ordres particuliers, qu’ils exécutent sans la participation des gouverneurs, auprès desquels ils sont comme les surveillans de la cour. Mais, à Nangasaki, l’abus qu’ils ont fait de cette indépendance les a fait soumettre absolument, depuis 1688, à l’autorité des gouverneurs, qui les nomment et qui leur comptent leurs appointemens, ce qui a beaucoup diminué leur ancienne considération.

Le nombre des subalternes, tels que gardes et domestiques, est incroyable. On prendrait le palais d’un gouverneur pour celui d’un souverain. L’autorité de ceux de Nangasaki s’étend non-seulement sur les habitans de la ville, mais encore sur les étrangers que le commerce y amène ou qu’il y retient, c’est-à-dire sur les Chinois et les Hollandais. Ce n’est pas une des moindres sources de leurs profits.

Tous les gouverneurs impériaux président à un conseil composé de quatre magistrats, qu’on nomme To-sii-iori-siu ou les anciens, parce qu’effectivement ils étaient autrefois choisis entre les habitans les plus âgés. Cet emploi était alors annuel ; mais il est devenu comme héréditaire, et l’on nomme tous les ans un de ces quatre magistrats, sous le titre de nimbam, qui signifie surveillant, pour informer le gouverneur de ce qui arrive d’important, et pour faire le rapport des grandes affaires qui doivent se traiter au conseil. S’il s’élève quelque différent entre lui et ses collègues, l’affaire est portée devant le tribunal de l’empereur, qui en remet ordinairement la décision aux gouverneurs. Autrefois les to-sii-iori-siu qui sont comme les maires de ville, dépendaient immédiatement du conseil d’état, dont ils recevaient leurs provisions. Ils jouissaient du privilége de porter deux cimeterres, comme les grands de l’empire, et de se faire précéder d’un piquier ; mais à mesure que le pouvoir des gouverneurs s’est accru, les magistrats ont vu leur autorité diminuer et leurs distinctions s’évanouir. On leur a retranché jusqu’au droit de choisir les officiers de la bourgeoisie, et celui de régler les taxes. Cependant un nimbam conserve le droit d’aller à la cour d’Iedo, lorsqu’il a fini son terme, pour saluer l’empereur, et pour remettre au conseil le mémoire de ce qui s’est passé dans la ville pendant l’année de son administration.

Ces quatre magistrats ont leurs subdélégués, nommés dsio-iosi, c’est-à-dire officiers perpétuels, parce que ces emplois sont à vie ; ils prononcent sur toutes les petites affaires civiles : leur salaire est mince et payé par l’empereur. Cependant, comme le peuple juge de l’importance d’un office par la figure qu’il voit faire à ceux qui en sont revêtus, et les dsio-iosi s’efforcent de donner un air de dignité à leurs charges par de somptueux dehors, qui servent de voile à la pauvreté. Les neng-iosi sont quatre autres officiers qui suivent les dsio-iosi, et qui sont nommés par les maires, pour représenter les habitans de la ville, et veiller à leurs intérêts près des gouverneurs ; ils sont logés dans une petite chambre du palais, où ils attendent le moment de présenter leurs requêtes au nom des particuliers, ou de recevoir les ordres du gouverneur. C’est un emploi délicat et pénible qui demande beaucoup de prudence et d’attention. Ils n’ont pas de lieu fixé pour s’assembler ; et s’il est nécessaire qu’ils tiennent conseil, ils se rendent chez le nimbam, qui préside à toutes les assemblées où les gouverneurs ne se trouvent point.

Les sergens ou archers forment une compagnie composée d’environ trente personnes, qui demeurent dans une même rue, et qui étaient autrefois sous les ordres du nimbam ; mais elles ne reconnaissent aujourd’hui que ceux des gouverneurs. Leur occupation la plus ordinaire est de poursuivre et d’arrêter les criminels ; quelquefois même on les emploie pour les exécutions. Les enfans suivent la profession des pères ; la plupart sont d’excellens lutteurs, et d’une adresse extrême à désarmer un homme. Ils portent tous une corde avec eux ; et quoique leur emploi soit méprisé, il passe pour militaire et noble.

On a déjà remarqué qu’il n’y a pas de profession plus vile et plus odieuse au Japon que celle de tanneurs ; non-seulement ils écorchent les bestiaux morts et tannent les cuirs, mais encore ils servent d’exécuteurs pour toutes les sentences de la justice, telles que d’appliquer les criminels à la torture, ou de leur donner la mort ; aussi demeurent-ils ensemble dans un village séparé et proche du lieu des exécutions, qui est généralement à l’extrémité occidentale des villes, assez près du grand chemin.

La justice criminelle dépend aussi du nimbam et de ses collègues, à l’exception de certains cas privilégiés, qui sont du ressort des gouverneurs, ou qui doivent être portés au conseil d’état ; mais l’administration particulière appartient à la police, dont l’ordre, dit Kœmpfer, est admirable au Japon ; mais qui dégénère en une contrainte tyrannique que l’habitude seule peut faire supporter.

Chaque rue d’une ville a ses officiers et ses règlemens de police. Le principal officier d’une rue se nomme l’ottona ; il veille à ce que la garde se fasse pendant la nuit, et que les ordres des gouverneurs et des principaux magistrats soient ponctuellement exécutés ; il a un registre où sont écrits les noms de tous les habitans de chaque maison, soit propriétaires, soit locataires ; de ceux qui naissent, qui meurent ou qui se marient, qui vont en voyage, ou qui changent de quartier, avec leur qualité, leur religion et leur profession. S’il s’élève quelque contestation entre les habitans de sa rue, il appelle les parties pour leur proposer un accommodement ; mais il n’a pas le droit de les y contraindre. Il punit les fautes légères en mettant les coupables aux arrêts ou en prison ; il peut obliger les habitans à prêter main-forte pour arrêter les criminels qu’il fait mettre aux fers, et dont il instruit l’affaire pour la porter devant les magistrats supérieurs : en un mot, il est responsable de tout ce qui arrive dans l’étendue de sa juridiction : les habitans de la rue le choisissent à la pluralité des suffrages ; mais il doit obtenir l’agrément des gouverneurs avant de prendre possession de son emploi ; son salaire est le dixième du trésor de la rue. À Nangasaki, ce trésor est ce qui revient d’une somme qui se lève sur les marchandises étrangères.

Chaque ottona doit avoir trois lieutenans. Tous les habitans d’une rue sont partagés en compagnies de cinq hommes dont chacune a son chef, et dans lesquelles on ne reçoit néanmoins que les propriétaires de maisons ; et comme ils ne font pas le plus grand nombre, une compagnie de cinq hommes a quelquefois jusqu’à quinze familles qui en dépendent. Les locataires sont exempts aussi des impositions qui se mettent sur les maisons ; mais ils ne sont pas dispensés de la garde et de la ronde. Ils n’ont aucune part à l’élection des officiers de la rue, et n’entrent point en partage de l’argent public ; d’ailleurs les loyers sont considérables, et l’estimation s’en fait suivant le nombre des nattes qui couvrent le plancher des appartemens ; ils se paient régulièrement tous les mois. Le greffier ou le secrétaire est un autre officier de la rue, qui a le titre de fisia. Il transcrit et fait publier les ordres de l’ottona ; il expédie les passe-ports, les certificats et les lettres de congé ; il tient les registres où sont inscrits les noms des habitans et tous les détails du quartier. Il y a un autre officier nommé takurakaku, nom qui signifie garde-joyaux ; c’est le trésorier de la rue ou le dépositaire de l’argent public ; sa commission est annuelle, et tous les habitans l’exercent à leur tour. Le dernier des officiers d’une rue est le nitsi-iosi, ou le messager. Il est tenu d’informer l’ottona des naissances, des morts, des changemens de demeure, et de tout ce qui doit venir à la connaissance de ce premier officier ; il lui remet les requêtes et les certificats ; il recueille les sommes auxquelles chacun contribue pour le présent qui se fait aux gouverneurs et aux principaux magistrats. Il porte les ordres aux chefs des compagnies, et c’est lui qui les publie.

Toutes les nuits deux rondes parcourent chaque rue. La première se fait par les habitans, tour à tour, au nombre de trois ; ils ont leurs corps-de-garde dans une loge au milieu de la rue. Les jours de fête, et toutes les fois que le magistrat en donne l’ordre, le guet se fait le jour comme la nuit : on le double même au moindre danger. C’est un crime capital d’insulter cette garde, ou de lui opposer la moindre résistance. L’autre ronde est celle des portes de la rue : elle est particulièrement établie contre les voleurs et les accidens du feu ; mais elle n’est composée que de deux hommes du bas peuple, qui, se tenant séparément aux deux extrémités de la rue, s’avancent de temps en temps l’un vers l’autre. Dans les villes maritimes, il y a d’autres gardes le long de la côte, et même à bord des navires. Ils sont tous obligés, pendant la nuit, de frapper souvent sur deux pièces de bois pour faire connaître qu’ils veillent ; mais ce bruit, qui sert à la sûreté des habitans, nuit à leur repos. Chaque rue a des portes qui demeurent fermées toute la nuit, et que la moindre raison fait fermer aussi pendant le jour. À Nangasaki, par exemple, elles se ferment toujours au départ des navires étrangers, pour empêcher les habitans de s’enfuir, ou de frauder la douane. Cette précaution va si loin, que, jusqu’à ce qu’on ait perdu de vue un vaisseau qui part, on fait dans chaque quartier des recherches rigoureuses pour s’assurer qu’il n’y manque personne. Le messager appelle chacun par son nom, et l’oblige de se présenter. Dans les temps de suspicion, si quelqu’un est obligé, pour ses affaires, d’aller la nuit d’une rue à l’autre, il doit prendre un passe-port de son ottona, et se faire accompagner d’un homme de guet. Pour changer de demeure, on doit s’adresser d’abord, par une requête, à l’ottona de la rue où l’on veut loger, exposer les raisons qui font désirer ce changement, et joindre au placet un plat de poisson. L’ottona ne répond qu’après avoir fait demander à chaque habitant de sa rue s’il consent à recevoir l’homme qui se présente pour y demeurer. Une opposition sérieuse, fondée sur des motifs graves, fait rejeter la demande ; mais, lorsqu’elle est accordée, il faut que le suppliant obtienne de la rue qu’il quitte un certificat de vie et de mœurs, et des lettres de congé. Il les porte à son nouvel ottona, qui, le prenant aussitôt sous sa protection, et l’incorporant parmi les habitans de sa rue, commence aussi à répondre de lui pour l’avenir. Alors le nouvel habitant doit traiter la compagnie dont il est devenu membre : il vend ensuite son ancienne maison, avec le consentement de tous les habitans de la rue où elle est située, qui peuvent rejeter un acheteur inconnu ou de mauvaise réputation. Une condition indispensable pour celui qui achète, c’est de payer un droit de huit pour cent, et quelquefois de douze. Cette somme passe dans le trésor de la rue, au profit commun des habitans, entre lesquels on en distribue également une partie ; l’autre est employée aux dépenses générales du quartier.

Un habitant qui doit faire un voyage prend d’abord un certificat du chef de sa compagnie, ou, s’il n’est que locataire, il le prend de son propriétaire. Le certificat porte qu’un tel se dispose à partir pour des affaires qui doivent être désignées, et que son voyage sera de telle durée. Cet écrit passe par les mains de la plupart des officiers de la ville, qui lui appliquent leur sceau ; et toutes ces formalités se font gratuitement, à la réserve du papier, qui doit être payé au messager : le prix fait une partie de ses appointemens.

S’il s’élève une querelle entre les habitans d’une rue, les voisins les plus proches sont obligés de séparer les combattans. Non-seulement celui des adversaires qui tuerait l’autre paierait son crime de sa tête, n’eût-il fait que se défendre, mais les trois familles les plus voisines du lieu où le meurtre aurait été commis seraient obligées de garder leurs maisons pendant plusieurs mois ; c’est-à-dire qu’après leur avoir donné le temps de faire des provisions pour la durée du châtiment, leurs portes et leurs fenêtres seraient absolument condamnées. Tous les autres habitans de la rue auraient part aussi à la punition ; ils seraient condamnés à de rudes corvées plus ou moins longues, à proportion de ce qu’ils auraient pu faire pour arrêter la querelle. Les chefs de compagnie sont toujours punis avec plus de rigueur ; ils sont responsables des hommes de leur compagnie qui échappent à la justice. Tout Japonais qui met le sabre ou le poignard à la main dans une querelle particulière, quand il n’aurait pas touché son adversaire, est condamné à la mort, s’il est dénoncé. On voit par ce détail que les villes du Japon sont une espèce de couvens politiques assujettis à mille gênes, dont il semble que la vivacité européenne ne pourrait jamais s’accommoder.

On lève peu d’impôts sur les habitans des villes : ils ne tombent même que sur les propriétaires des maisons, parce que les autres, quoiqu’ils fassent toujours le plus grand nombre, ne sont pas regardés comme de vrais citoyens. Le premier impôt est une contribution foncière qui se lève au nom de l’empereur, dans le cours du huitième mois de l’année, sur tous les propriétaires de maisons ou de terrains situés dans l’enceinte de la ville. La seconde est une espèce de contribution volontaire, dont personne n’oserait néanmoins s’exempter, pour faire un présent au gouvernement ; mais elle est particulière à Nangasaki. Ainsi les Japonais ne paient proprement qu’un seul impôt à l’empereur. Dans les villes qui ne sont pas du domaine impérial, l’impôt se lève au nom des princes dont elles dépendent immédiatement. Mécao seule est exempte de toute imposition, par un privilége de Tayco-Sama.

Les lois consistent dans les ordonnances de l’empereur et quelques anciens règlemens, dont on ne peut appeler à aucun tribunal ; mais les princes et les grands sont ordinairement à couvert de cette extrême sévérité. S’il sont convaincus de malversations, et s’ils manquent de crédit, ils sont bannis dans une des deux petites îles nommées plus haut ; ou bien, s’il s’agit d’un crime capital, leur supplice est d’avoir le ventre fendu. Lorsque l’empereur ne leur fait pas grâce, toute leur famille doit périr avec eux. Quand on veut favoriser le coupable, on permet à son plus proche parent de l’exécuter à mort dans sa maison : cette peine, qui n’a rien de honteux pour celui qui l’inflige, est aussi moins déshonorante pour celui qui la subit, quoiqu’il y ait toujours un peu de honte à mourir de la main d’autrui. La plupart demandent la permission de s’ouvrir le ventre eux-mêmes. Un criminel qui obtient cette grâce assemble sa famille et ses amis, se pare de ses plus riches habits, fait un discours éloquent sur sa situation ; après quoi, prenant un air content, il se découvre le ventre, et s’y fait une ouverture en croix. Le crime le plus odieux est effacé par ce genre de mort. On met le criminel au rang des braves ; sa famille n’encourt aucune tache, et n’est pas dépouillée de ses biens. Le supplice ordinaire du peuple est la croix ou le feu. Quelques-uns ont la tête coupée, ou sont taillés en pièces à coups de sabre. D’ailleurs les princes, les magistrats, et les pères mêmes de famille décident souverainement sur les procès qui s’élèvent dans l’étendue de leur juridiction, et qui n’ont pu se terminer par arbitrage. Si la loi n’est pas précise en faveur de l’une ou l’autre partie, c’est le bon sens qui préside à ces décisions. Les rescrits de l’empereur sont exprimés en peu de mots : jamais il n’apporte de raison pour expliquer ses ordres, et souvent même il laisse aux juges subalternes la détermination de la peine ou du supplice. Les Japonais trouvent de la majesté dans ce style concis. Il y aurait une majesté plus réelle à parler le langage de la raison, qui est la première de toutes les autorités, puisque c’est sur elle que toutes les autres sont fondées.

En général, les Japonais sont fort mal faits ; ils ont le teint olivâtre, les yeux petits, quoique moins enfoncés que les Chinois, les jambes grosses, la taille au-dessous de la médiocre, le nez court, un peu écrasé et relevé, les sourcils épais, les joues plates, les traits grossiers et très-peu de barbe, qu’ils se rasent ou s’arrachent ; mais cette description ne convient pas aux habitans de toutes les provinces. D’ailleurs la plupart des grands seigneurs n’ont rien de choquant dans l’air et dans les traits du visage. Une fierté noble qui leur est naturelle, et qu’ils savent soutenir sans affectation, contribue peut-être à les rendre moins difformes. À l’égard des femmes, tous les voyageurs leur attribuent de la beauté. Kœmpfer regarde celles de la province de Fisen comme les plus belles personnes de l’Asie ; mais il les représente fort petites : et l’usage qu’elles ont de se peindre le visage peut faire douter que leurs agrémens soient tout-à-fait naturels.

L’habillement des Japonais est noble et simple. Les grands et tous les nobles, en proportion de leur rang, portent des robes traînantes de ces belles étoffes de soie à fleur d’or et d’argent, qui se font dans l’île de Fatsisio et dans celle de Kamakura. De petites écharpes qu’ils ont au cou leur font une espèce de cravate. Une autre plus large leur sert de ceinture sur la tunique de dessous, qui est aussi d’une étoffe très-riche. Leurs manches sont larges et pendantes ; mais les ornemens dont ils paraissent le plus curieux sont le sabre et le poignard, qu’ils passent dans leur ceinture, et dont la poignée, et souvent même le fourreau, sont enrichis de perles et de diamans. Les bourgeois, dont la plupart sont marchands, artisans ou soldats, ont des habits qui ne leur descendent qu’à la moitié des jambes, et dont les manches ne passent pas le coude ; le reste du bras est nu ; mais ils portent tous des armes d’une propreté fort recherchée. Ils diffèrent encore des personnes de qualité par la forme de leur chevelure, qu’ils ont rasée derrière la tête ; au lieu que les nobles se font raser, le haut, du front, et laissent pendre le reste de leurs cheveux par-derrière, et trouvent tant de grâce à cette parure, qu’ils ont presque toujours la tête découverte. Cependant ils se la couvrent, en voyage, d’un grand chapeau de paille ou de bambou très-proprement travaillé, qui s’attache sous le menton avec de larges bandes de soie doublées de coton. Les femmes en portent comme les hommes. Ils sont fort larges : lorsqu’une fois ils sont mouillés, la pluie ne les pénètre point.

Les femmes sont plus magnifiquement vêtues que les hommes. Toutes les Japonaises sont coiffées en cheveux, mais différemment, suivant leur condition. Les femmes de l’ordre inférieur se contentent de les relever sur le haut de la tête, et de les y retenir avec une aiguille, à peu près comme les Espagnoles et les Italiennes. Les dames laissent tomber négligemment leur chevelure sur le derrière de la tête, où elle est nouée en touffe pendante. Au-dessus de l’oreille, elles ont un poinçon au bout duquel pend une perle, ou quelque pierre de prix, avec un petit cercle de perles à chaque oreille ; ce qui leur donne beaucoup de grâce. Leur ceinture est large et semée de fleurs et de figures. Sur quantité de longues vestes elles ont une robe flottante, qui traîne de quatre pieds. C’est par le nombre de ces vestes qu’on juge de la qualité d’une femme. On assure qu’elles montent quelquefois jusqu’à cent, et qu’elles sont si déliées, qu’on en peut mettre plusieurs dans la poche. Les dames de la première qualité ne paraissent jamais dans les rues sans une suite nombreuse. Une troupe de filles magnifiquement parées leur portent des mules de prix, des mouchoirs, et toutes sortes de confitures dans de grands bassins. Ce cortége est précédé des femmes de chambre qui environnent leurs maîtresses, les unes avec des éventails, d’autres avec un parasol en forme de dais, dont la crépine est très-riche. Les femmes chrétiennes avaient sur la tête, en allant à l’église, un voile qui non-seulement couvrait le visage, mais leur pendait jusqu’aux pieds. L’usage oblige les dames de ne recevoir aucune visite sans avoir un voile sur la tête. Ces visites ne leur sont permises qu’une fois l’année ; et pour peu que les lieux soient éloignés, elles se font porter dans des norimons avec toutes les femmes de leur suite.

Les jeunes gens de l’un et de l’autre sexe changent d’habillemens à mesure qu’ils avancent en âge. Ils sont tous légèrement couverts, et ne portent ordinairement rien sur la tête.

Les Japonais ne négligent rien pour cultiver l’esprit de leurs enfans, et ne mettent aucune différence dans l’éducation des deux sexes. Les femmes savantes ne sont pas rares au Japon. Ce n’est pas du moins le temps qui leur manque, car elles ne doivent se mêler d’aucune sorte d’affaires. On apprend aux enfans à parler correctement, à bien lire, et à bien former les caractères. Ils en font une étude sérieuse, qui est suivie de celle de leur religion. À celle-ci succède la logique, qui leur apprend à discerner le vrai et raisonner juste. On passe aux leçons d’éloquence, de morale, de poésie et de peinture. Peu de nations ont plus de génie pour les beaux-arts.

Kœmpfer assure que la langue japonaise est originale, qu’elle est nette, articulée, distincte, et qu’elle n’a jamais que deux lettres combinées dans une syllabe. Les Japonais ne peuvent donner à notre H que le son de l’F. Leurs caractères sont grossiers et informés. Il sont posés les uns sur les autres en ligne perpendiculaire comme ceux dés Chinois ; mais au lieu que ceux-ci n’ont entre eux aucune particule qui les lie, parce que chaque caractère est un mot, le génie de la langue japonaise exige que les caractères, qui sont aussi des mots, soient quelquefois transposés, et quelquefois joints ensemble par d’autres, ou par des particules inventées pour cet usage ; ce qui est si nécessaire, que lorsqu’on imprime au Japon des livres chinois on est obligé d’ajouter ces mots ou ces particules, pour rendre les Japonais capables de les lire ou de les entendre. À l’égard de l’écriture savante, elle est à peu près la même à la Chine et au Japon. Elle consiste en caractères significatifs. Les idées sont attachées à la figure avant d’être attachées au son par lequel cette figure s’exprime ; et de là vient que ce genre d’écriture est composé d’un si grand nombre de caractères ; parce que chaque caractère n’est que l’image de la chose qu’il représente ; méthode plus difficile que la nôtre, mais moins sujette aux ambiguïtés. Il en est de même des plantes et d’une infinité d’autres choses ; on les exprime par différens caractères, suivant leurs qualités et leur usage. Toutes les prières et les lois anciennes du Japon, surtout celles qui regardent la religion, sont dans un langage sacré et inintelligible. On assure que ceux mêmes qui se donnent pour les interprètes des dieux ne l’entendent pas plus que les autres ; ce qui peut arriver ailleurs qu’au Japon.

Les Japonais ont l’imagination belle, une grande pénétration pour connaître le cœur humain, et un talent rare pour en mouvoir tous les ressorts. Plusieurs missionnaires, qui avaient entendu leurs prédications, ont avoué que rien ne leur avait paru plus touchant, plus pathétique, plus conforme au vrai goût de l’éloquence, et qu’il est assez ordinaire au Japon de voir fondre en larmes un nombreux auditoire. Ils ajoutent que leur poésie a des grâces singulières. Leur principal talent est pour les pièces de théâtre. Elles sont distribuées comme les nôtres en actes et en scènes. Un prologue en expose le plan ; mais sans toucher au dénoûment, où l’on veut toujours que le spectateur soit surpris. Les décorations sont belles et convenables au sujet. Les intermèdes sont des ballets, ou quelque farce bouffonne ; mais dans les tragédies et les comédies tout est rapporté à la morale. Le style des premières a de l’énergie et de l’emphase ; elles roulent ordinairement sur les actions les plus héroïques.

Les spectacles publics sont composés de plusieurs pièces qui se succèdent les unes aux autres, et dont le sujet est pris dans l’histoire des dieux et des héros. Leurs aventures, leurs grands exploits, leurs intrigues amoureuses sont mises en vers, et se chantent en dansant au son de toutes sortes d’instrumens de musique. De petites farces font les intermèdes : on voit paraître différentes sortes de bouffons, dont les uns disent mille plaisanteries, et d’autres, à la manière des anciens pantomimes, dansent sans parler, et s’efforcent d’exprimer en cadence, par leurs actions et par leurs gestes, les circonstances du sujet qu’ils représentent. Le lieu de la scène offre ordinairement des fontaines, des ponts, des maisons, des jardins, des arbres, des montagnes, des animaux ; tout est de grandeur naturelle, et disposé de manière que les changemens peuvent s’opérer avec beaucoup de promptitude. Les acteurs sont ordinairement de jeunes garçons choisis dans les quartiers qui font la dépense du spectacle, et de jeunes filles qu’on tire des lieux de débauche. Ils sont magnifiquement vêtus, suivant leurs rôles. Les mêmes scènes ne doivent pas être répétées d’une année à l’autre. Kœmpfer donne la description de la place des spectacles qu’il vit à Nangasaki. On y avait élevé, dit-il, un grand temple de bambous. La façade était tournée vers la place. Ce bâtiment, qui était couvert de paille et de branches de tsugi, ressemblait assez à une grange ; aussi se proposait-on de remettre devant les yeux l’ancienne simplicité japonaise. Un grand sapin s’élevait à côté de la façade, et les trois autres côtés de la place étaient disposés en loges, où l’on avait ménagé un grand nombre de siéges pour les spectateurs. Les ministres des dieux s’assirent en ordre sur trois bancs, vis-à-vis le théâtre. On reconnaissait les supérieurs, qui étaient sur le banc le plus élevé, à leur habit noir et à un bâton court qu’ils portaient pour marque de leur autorité. Quatre canusi, d’un rang peu inférieur, étaient sur le second banc, vêtus de robes blanches, avec un bonnet noir vernissé. Tous les autres étaient à peu près vêtus comme les canusi. Les valets du temple se tenaient derrière leur maître, tête nue et debout. De l’autre côté des siéges occupés par le clergé, les lieutenans des gouverneurs étaient assis sous une tente, un peu au-dessus du rez-de-chaussée, avec leurs piques vis-à-vis d’eux. Leur devoir, dans ces occasions, est de faire ranger la foule et de contenir la populace. Ils ont autour d’eux quantité d’officiers subalternes.

On vient d’observer que ce sont les différens quartiers de la ville qui font la dépense des grands spectacles.

On attribue aux peintres du Japon un goût particulier dans lequel on prétend qu’ils excellent. Leur pinceau est fort délicat ; mais ils s’appliquent peu au portrait : ils se bornent aux figures d’oiseaux, de fleurs, et d’autres productions de la nature. C’est toujours sur de simples feuilles de papier qu’ils les tracent : elles se vendent quelquefois jusqu’à trois et quatre mille écus d’or. Quoiqu’on n’ait jamais vu d’eux, en Europe, que des ouvrages fort grossiers, il se peut que les peintures plus parfaites se conservent dans les cabinets du pays. On parle de leur musique avec moins d’éloge : ils ont peu de méthode, et leurs voix ni leurs instramens ne méritent point d’attention.

Ils composent beaucoup de livres, et leurs bibliothèques sont nombreuses. Tous ces ouvrages regardent la morale, l’histoire, la religion et la médecine. Leur historien assure qu’ils n’en ont aucun de jurisprudence ; leurs lois sont en petit nombre, bien rédigées, et fidèlement observées, parce que la moindre contravention est punie avec rigueur.

Ils sont peu versés dans les mathématiques et dans la physique. Ils ne connaissent pas le ciel. Leurs époques, la manière dont ils partagent les heures, et dont ils comptent leurs années, donnent une même opinion de leurs combinaisons et de leurs calculs. Ils ont adopté des Chinois les cycles, ou périodes de soixante années, qui se forment d’une combinaison des douze signes célestes, avec des lettres de leurs noms. Les caractères de ces douze signes, combinés cinq fois avec ceux des dix élémens, ou ces dix élémens combinés six fois avec les signes célestes, produisent soixante figures composées, ou soixante caractères dont chacun se prend pour une année : après l’expiration des soixante années, un nouveau cycle commence.

Les douze signes célestes, suivant les Japonais, qui les nomment ietta, sont : 1o. né, ou la souris ; 2o. us, ou le taureau ; 3o. torra, ou le tigre ; 4o. ov, ou le lièvre ; 5o. tats, ou le dragon ; 6o. mi, ou le serpent ; 7o. uma, ou le cheval ; 8o. tsitsuse, ou le mouton ; 9o. iesai, ou le singe ; 10o. torri, ou le coq ; 11o. in, ou le chien ; 12o. i, ou le verrat. Ils donnent les mêmes noms, et dans le même ordre, aux douze heures du jour, et aux douze parties dont ils composent chaque heure. Ce qu’ils appellent jour est l’espace de temps qui s’écoule entre le lever du soleil et son coucher : ils le divisent en six parties égales, comme la nuit en six autres ; d’où il arrivé que, suivant la saison, les heures sont plus longues ou plus courtes.

À l’égard des élémens, ils en comptent dix, parce que ce nombre est nécessaire pour faire résulter sa combinaison avec les signes célestes dans un cycle de soixante années ; mais ils n’en ont proprement que cinq, qui sont le bois, le feu, la terre, les métaux et l’eau, désignés par deux sortes de caractères qui les doublent. Le commencement de leur année tombe entre le solstice d’hiver et l’équinoxe du printemps, vers le cinquième jour de février ; mais comme ils sont d’une superstition extrême à célébrer le jour de la nouvelle lune, ils commencent ordinairement l’année par la lune qui précède ou qui suit immédiatement le 5 février. Leurs mois sont lunaires ; mais de deux en deux, ou de trois en trois ans, ils ont une année de treize lunes ; de sorte qu’en dix-neuf années communes ils en ont sept que Kœmpfer nomme bissextiles.

Les marchands japonais ont une arithmétique assez simple, et qui n’en est pas moins sure : ils se servent d’une table sur laquelle ils placent des bâtons, surmontés d’une petite boule, qui leur font trouver tout d’un coup les quatre preuves de nos opérations, à peu près comme les Chinois, desquels il y a beaucoup d’apparence qu’ils ont emprunté cette méthode.

Les savans du Japon sont les ministres de la religion du peuple ; ils sont chargés seuls de l’éducation de la jeunesse, qui demeure chez eux jusqu’à l’âge de quatorze ans ; ces académies sont en grand nombre. On lit dans les lettres de saint François-Xavier, que, de son temps, il y en avait quatre aux environs de Méaco, dont chacune n’avait pas moins de trois ou quatre mille écoliers, et qu’elles n’approchaient pas néanmoins de celle de Bandoue, la plus nombreuse de l’empire. Les filles sont élevées de même dans les communautés de leur sexe.

Aussitôt que les jeunes gens sont retournés à la maison paternelle, on les forme aux exercices de leur âge. On commence alors à leur donner des armes ; et cette cérémonie, qui est une vraie fête, fait connaître que la guerre est la passion dominante de leur nation. Ils se perfectionnent bientôt dans cette science : les premiers Européens qui leur portèrent des armes à feu furent surpris de la facilité avec laquelle ils apprirent à s’en servir. Tout Japonais est né soldat : ces insulaires ne sont véritablement jaloux que de leurs armes ; ils ne les quittent que pendant le sommeil ; encore les mettent-ils sur le chevet de leur lit. Ils tirent l’épée à la moindre occasion, quoique rien ne soit plus sévèrement défendu dans les villes. Ce règlement, auquel on tient exactement la main, prévient quantité de désordres.

Les fastes de l’empire sont composés dans la cour du daïri : c’est l’occupation des princes et des princesses du sang impérial : on en tire des copies qui ne s’impriment qu’après un certain temps, et qui se gardent soigneusement dans le palais.

La médecine est plus en honneur au Japon que la chirurgie. Nos voyageurs ne parlent même d’aucun chirurgien de profession ; mais les médecins embrassent toutes les parties de l’art qui s’occupe de la vie et de la santé des hommes. Ils se font suivre partout d’un valet, avec une cassette qui a douze tiroirs, et dans chacun desquels ils ont cent quarante-quatre petits sachets d’herbes et de droguée, dont ils prennent ce qui convient à chaque maladie. Ils excellent, comme les Chinois, dans la science du pouls. On assure qu’après avoir examiné pendant une demi-heure le pouls d’un malade, ils connaissent les causes et tous les symptômes du mal. Ils ne sont pas fatigans par la multitude des remèdes ; mais on ne s’accommoderait pas de leur méthode en Europe : ils ne tirent jamais de sang aux malades ; ils ne leur donnent rien à manger qui ne soit cuit, parce qu’ils supposent qu’un estomac affaibli ne peut rien digérer, s’il n’est dans son état naturel ; ils ne leur refusent rien de ce qu’ils demandent, dans l’opinion que la nature toujours sage, malgré les désordres des humeurs, ne désire rien qui puisse lui nuire. Leur plus grande attention est de prévenir les maladies par l’usage fréquent du bain.

Celle qui passe pour la plus commune est une espèce de colique particulière à cet empire. Les étrangers n’y sont pas moins sujets, lorsqu’ils commencent à boire du saki, liqueur du pays qui a la consistance du vin d’Espagne, et qui se fait avec du riz. Quelques symptômes de cette maladie ressemblent beaucoup à ceux de la passion hystérique ; elle met souvent le malade dans la crainte d’être suffoqué. Toute la région du bas-ventre, depuis les aines jusqu’aux côtes, est cruellement tiraillée ; et quelquefois, après de longues douleurs, il survient des tumeurs dangereuses en divers endroits du corps. La méthode qu’on emploie communément pour la guérison est fort singulière : on se sert de petites aiguilles d’or ou d’argent fort pur, qu’on enfonce dans la chair, de la profondeur d’un demi-pouce ; les unes avec un petit marteau, et d’autres en les tournant comme des vis. Cette opération se fait sur le ventre, à la région du foie, et demande neuf trous en trois rangs, à la distance d’un demi-pouce l’un de l’autre. Kœmpfer, qui s’étend beaucoup sur les circonstances de la ponction, convient que les douleurs cessent presque aussitôt, comme si c’était, dit-il, par enchantement. L’art de donner aux aiguilles la trempe et le degré de dureté qui leur conviennent est connu de peu de personnes, et fait une profession particulière, qui ne peut être exercée qu’avec des lettres-patentes de l’empereur.

Les Japonais ont pour la même maladie et pour beaucoup d’autres un caustique dont ils font remonter l’origine à la plus haute antiquité ; il n’est pas moins estimé des Chinois et de toutes les autres nations, qui sont en commerce avec eux. Son usage est si fréquent que, l’application s’en faisant d’ordinaire le long de l’épine du dos et des deux côtés jusqu’aux reins, il n’y a personne au Japon qui n’ait le dos cicatrisé comme s’il avait été fouetté cruellement. Ce caustique se nomme moxa. C’est un duvet doux, assez semblable à la filasse du lin, d’un gris cendré, qui prend feu aisément, quoiqu’il brûle avec lenteur, et qu’il donne une chaleur modérée. Il se fait de feuilles séchées de l’armoise ordinaire à grandes feuilles, qu’on arrache dans la jeunesse de la plante, et qu’on expose long-temps au grand air. Sa brûlure se fait à peine sentir : elle passe pour un remède si certain, et pour un préservatif si puissant, que, toute la nation japonaise étant persuadée de sa vertu, on accorde aux malheureux mêmes qui sont condamnés à une prison perpétuelle la permission de sortir une fois en six mois pour se faire appliquer le moxa.

Les Japonais distinguent trois sortes de petite-vérole : la première, qui ressemble à celle de l’Europe ; et la seconde, qui ne diffère pas de ce que nous nommons la rougeole ; mais la troisième est particulière au Japon : elle consiste dans un grand nombre de pustules aqueuses, qui paraissent venir des boissons froides, dont l’usage est commun dans ces îles. Mais ces trois maladies sont traitées peu sérieusement. Le remède ordinaire est d’envelopper le malade dans un drap rouge. Lorsque les enfans du sang impérial en sont attaqués, non-seulement leur lit et leur chambre doivent être garnis de rouge, mais ceux qui approchent d’eux doivent être en habits de la même couleur.

Les arts mécaniques sont fort cultivés dans toutes les parties du Japon ; ils y sont venus de la Chine : mais si les Japonais n’ont presque rien inventé, ils sont capables de donner la dernière perfection à tout ce qui sort de leurs mains. Ils excellent dans la gravure, la dorure et la ciselure. Leur papier l’emporte beaucoup sur celui des Chinois, qui n’ont jamais égalé non plus la finesse et l’éclat des étoffes de Fatsisio et de Kamokura. La porcelaine du Japon est célèbre par sa beauté ; les sabres y sont d’une trempe admirable ; le vernis des Japonais est au-dessus de tous les autres, et ne s’applique nulle part avec tant de propreté. Ils surpassent tous les peuples de l’Orient dans la composition de leurs liqueurs, et dans l’apprêt des viandes : mais leur industrie et leur application éclatent particulièrement dans la culture des terres, dont ils ne laissent pas un pouce inutile.

L’honneur est le principe de toutes les affections des Japonais ; de là naissent la plupart de leurs vertus et de leurs défauts. Ils sont ouverts, droits, bons amis, fidèles jusqu’au prodige, officieux, généreux, prévenans, sans attachement pour les richesses ; ce qui leur fait regarder le commerce comme une profession vile ; aussi n’y a-t-il point de peuple policé qui soit généralement plus pauvre ; mais de cette pauvreté que produit l’indépendance, que la vertu rend respectable, et qui éleva si fort les premiers Romains au-dessus des antres hommes. On ne trouve chez le commun des Japonais que le pur nécessaire ; mais tout y est d’une propreté charmante, et leur visage respire un contentement parfait et un souverain mépris du superflu. Toutes les richesses de ce puissant état sont entre les mains des princes et des grands, qui savent s’en faire honneur. La magnificence ne va nulle part plus loin ; et l’histoire des plus opulentes monarchies n’offre rien en ce genre qui soit au-dessus de ce qu’on voit au Japon. Ce qu’il y a de plus merveilleux, est que le peuple n’en conçoit point d’envie. S’il arrive même qu’un seigneur, par quelque accident funeste, ou pour s’être attiré la disgrâce du prince, tombe dans l’indigence, il n’en est ni moins fier, ni moins respecté que dans sa plus brillante fortune, et sa misère ne le portera point à se mésallier. Le point d’honneur est également vif dans toutes les conditions. Un homme de la lie du peuple s’offense de quelques termes un peu moins mesurés, de la part même d’un seigneur, et se croit en droit de faire éclater son ressentiment, d’où il arrive que chacun est sur ses gardes, et que le respect est mutuel dans toutes les conditions. Il en est de même de la grandeur d’âme, de la force d’esprit, de la noblesse des sentimens, du zèle pour la patrie, du mépris pour la vie, et d’une certaine audace que tout Japonais porte sur son visage, et qui l’excite à tout entreprendre. Kœmpfer en cite des exemples. Un gentilhomme de Singo avait une femme d’une beauté rare ; l’empereur le sut, et lui fit ôter la vie. Quelques jours après, il se fit amener sa veuve, et voulut l’obliger de demeurer au palais : elle parut sensible à cet honneur ; mais elle demanda trente jours pour pleurer son mari, et la permission de régaler ses parens. L’empereur y consentit, et voulut être du festin. En sortant de table, la dame s’approcha d’un balcon, et, feignant de s’y appuyer, elle se précipita du haut de la maison où la fête s’était célébrée.

Un seigneur devint éperdument amoureux d’une fille qu’il avait enlevée à la veuve d’un soldat. La mère, apprenant la fortune de sa fille, lui écrivit pour obtenir d’elle quelque secours dans sa misère. Cet écrit fut découvert entre les mains de sa fille par le seigneur qui voulut absolument le lire. Dans la nécessité de découvrir la honte de sa mère, elle prit le parti d’avaler le billet, mais avec tant de précipitation, qu’elle en fut étouffée. Un mouvement de jalousie porta le seigneur à lui faire ouvrir le gosier. Il fut instruit ; et dans sa douleur il ne trouva point d’autre soulagement que de faire venir la mère, qu’il entretint dans l’abondance jusqu’à sa mort.

Une servante qui se crut déshonorée d’avoir donné quelque sujet de rire à ses dépens se prit le sein, le tira jusqu’à sa bouche, se l’arracha avec les dents, et mourut sur l’heure.

Les droits de l’amitié ne sont pas moins sacrés au Japon que ceux de l’amour conjugal. Un Japonais ne connaît point de périls lorsqu’il est question de défendre ou de servir son ami. Les tortures les plus cruelles ne forceront point un coupable de nommer ses complices. Qu’un inconnu même se jette entre les bras de quelqu’un, et le prie de lui conserver la vie et l’honneur, celui dont il implore ainsi la protection y emploiera son sang et son bien, sans s’embarrasser des suites, ni de ce que sa femme et ses enfans peuvent devenir. Les querelleurs, les médisans, les grands parleurs sont, au Japon, dans un souverain mépris ; ils y passent pour gens sans courage ou qui pensent peu. On n’y souffre point les jeux de hasard, parce qu’on les regarde comme un trafic sordide et contraire à l’honneur.

Cette même nation est remuante, vindicative à l’excès, pleine de défiance et d’ombrage. Malgré sa vie dure et sa férocité naturelle, elle porte fort loin la dissolution.

Le Japonais est naturellement religieux ; il souffre la vérité qui le condamne, il convient des excès qu’on lui fait reconnaître. Il veut être instruit de ses obligations et de ses défauts ; et l’on assure que tous les gens de qualité ont chez eux un domestique de confiance dont l’unique soin est de les avertir de leurs fautes. La mauvaise foi est en horreur au Japon, et le mensonge le plus léger y est puni de mort.

On n’a pas d’exemple qu’un Japonais ait blasphémé ses dieux. Rarement on l’entend se plaindre : dans les plus grands revers, ils conservent presque tous une fermeté qui tient du prodige. Un père condamne son fils à la mort sans changer de visage, et sans cesser néanmoins de paraître père : les exemples en sont si communs, qu’on n’y fait plus attention. Si quelqu’un sait que son ennemi le cherche, il affecte d’aller seul dans tous les lieux où il peut le rencontrer ; il traite en public avec lui, il en parle en bien, il lui rend service ; mais il ne perd pas un moment de vue la résolution de s’en venger ; si l’occasion lui manque, la dette passé à son fils, et la vengeance s’exerce toujours noblement ; jamais le Japonais n’est plus à craindre que lorsqu’il est tranquille et de sang-froid.

Il s’estime infiniment, et son mépris est extrême pour les étrangers ; non-seulement par l’idée qu’il a de sa nation, mais parce qu’il n’a besoin de personne, et qu’il ne craint rien, pas même la mort, qu’il semble regarder avec une gaieté féroce, et qu’il se donne volontairement pour le plus léger sujet.

Les manières des Japonais, leur tour d’esprit, un certain air libre et naturel, les rendent propres à la société, et les rapprochent beaucoup des notions les plus policées de l’Europe ; mais leur gouvernement les en éloigne.

Les seigneurs, les pères et les maris, ont droit de vie et de mort sur leurs vassaux, leurs femmes et leurs enfans ; il n’en est pas tout-à-fait de même pour leurs domestiques. À la vérité, comme les maîtres répondent des fautes de ceux qui les servent, ils ont sur eux tant d’autorité, que, s’ils les tuent dans un premier mouvement de colère, il leur suffit, pour être absous, de prouver la justice de leur emportement.

On trouve dans leur histoire les plus beaux traits de générosité, et d’effrayans prodiges de courage. Le père Charlevoix rapporte un fait qu’il trouve dans un mémoire de 1604, et dont l’auteur avait été témoin oculaire. Une femme était restée veuve avec trois garçons, et ne subsistait que de leur travail ; mais, comme ils ne pouvaient gagner assez pour entretenir toute la famille, ils prirent une étrange résolution, dans la seule vue de mettre leur mère à son aise. On avait publié depuis peu que quiconque livrerait un voleur à la justice recevrait une somme assez considérable. Ils convinrent entre eux qu’un des trois passerait pour voleur, et que les deux autres le mèneraient au juge : ils tirèrent au sort, qui tomba sur le plus jeune : ses frères le lient et le conduisent comme un criminel. Le magistrat l’interroge ; il répond qu’il a volé : on le jette en prison, et ceux qui l’ont livré touchent la somme promise. Leur cœur s’attendrissant sur une si chère victime, ils trouvent le moyen d’entrer dans sa prison, et ne se croyant vus de personne, ils s’abandonnent à toute leur tendresse. Un officier que le hasard rendit témoin de leurs embrassemens et de leurs larmes, fut extrêmement surpris de ce spectacle, il fait suivre les deux délateurs, avec ordre d’éclaircir un fait si singulier. On lui rapporte que les deux jeunes gens étaient rentrés dans une maison, et qu’on leur avait entendu faire le récit de leur aventure à une femme qui était leur mère ; qu’à cette nouvelle elle avait jeté des cris lamentables, et qu’elle avait ordonné à ses enfans de reporter la somme qu’ils avaient reçue, en protestant qu’elle aimait mieux mourir de faim que de prolonger ses jours aux dépens de ceux de son fils. Le juge informé conçoit autant de pitié que d’admiration ; il fait venir son prisonnier, il recommence les interrogations ; et, le trouvant ferme à se reconnaître coupable, il lui déclare enfin qu’il n’ignore rien. Après avoir tout éclairci, il l’embrasse tendrement ; il se hâte d’aller faire son rapport au cubosama, qui, charmé d’une action si héroïque, voulut voir les trois frères, les combla de caresses, assigna au plus jeune quinze cents écus de rente, et cinq cents à chacun des deux autres.

Le point d’honneur ne porte pas ce peuple à des actions moins extraordinaires. Kœmpfer raconte que deux gentilshommes s’étant rencontrés sur un escalier du palais impérial, leurs épées se frottèrent l’une contre l’autre ; celui qui descendait s’offensa de cet accident, l’autre s’excusa, en protestant que c’était l’effet du hasard ; il ajouta que le malheur, après tout, n’était pas grand, que ce n’était que deux épées qui s’étaient touchées, et que l’une valait bien l’autre. « Je vais vous faire voir, reprit le premier, la différence qu’il y a de l’une à l’autre ; » et sur-le-champ il tire son poignard, et s’en ouvre le ventre. Le second, sans répliquer, monte en diligence, pour servir sur la table de l’empereur un plat qu’il tenait en main, revient ensuite, et trouvant son adversaire qui expirait, il lui dit qu’il l’aurait prévenu, s’il n’eut été occupé du service du prince, mais qu’il le suivrait de près, pour lui faire voir que son épée valait bien la sienne. Aussitôt il se fendit le ventre et tomba mort. Il y a sans doute un grand courage à braver ainsi la mort ; mais n’y a-t-il pas une rage insensée à se la donner avec si peu de raison ? Il faut de la mesure dans les vertus.

Dans les festins, le cérémonial ne finit point ; malgré le nombre des domestiques, on n’entend pas une parole, et l’on ne remarque pas la moindre confusion. Les plats sont ornés de rubans de soie ; on ne sert pas un oiseau qui n’ait le bec et les pâtes dorés : tout le reste est orné à proportion. La fête est ordinairement accompagnée de musique ; en un mot, il ne manque rien à la satisfaction des yeux et des oreilles ; mais la chère est fort mauvaise.

Toutes les villes ont une place fermée de grilles, d’où l’on annonce au peuple la volonté suprême, comme les Japonais s’expriment, c’est-à-dire, les édits et les ordres particuliers de l’empereur.

Les maisons des particuliers dans les villes ne doivent pas avoir plus de six toises de hauteur, et rarement sont-elles si hautes, à moins qu’on n’en veuille faire des magasins. Les palais mêmes des empereurs n’ont qu’un étage : c’est la crainte des tremblemens de terre, assez fréquens au Japon, qui assujettit les habitans à cette méthode ; mais si ces édifices ne peuvent être comparés aux nôtres ni pour la solidité ni pour l’élévation, ils ne leur cèdent point pour la commodité ni pour l’agrément, presque toutes les maisons du Japon sont bâties de bois ; le premier plan, ou le rez de-chaussée, est élevé de quatre ou cinq pieds pour le garantir de l’humidité. Il ne paraît pas que l’usage des caves y soit connu. Pour se précautionner contre le feu, chaque maison doit avoir un endroit séparé, et fermé d’un mur de maçonnerie, où l’on renferme ce qu’on a de plus précieux. Les autres murailles sont de planches, et couvertes de grosses nattes qui sont jointes avec beaucoup d’art.

Les maisons des personnes de distinction sont divisées en deux appartemens : l’un pour les femmes, qui ne se montrent que rarement ; l’autre ouvert pour les usages communs de la vie et de la société. La plus belle porcelaine, ces cabinets, ces coffres si renommés, ne servent point dans les salles où tout le monde est reçu ; on les tient dans des lieux plus sûrs.

Comme les cheminées ne sont pas en usage au Japon, on ménage sous le plancher des plus grandes chambres un trou carré et muré, qu’on remplit de charbons allumés où de cendre chaude, et qui donne une chaleur suffisante. Quelquefois on met sur ce foyer une table basse qu’on couvre d’un tapis, sur lequel on se tient assis dans un grand froid. Si la chambre n’a point de foyer, on y supplée par des pots de cuivre et de terre qui produisent le même effet. Au lieu de pincettes, on se sert de barres de fer pour attiser le feu, avec autant d’adresse qu’on use de deux petits bâtons pour manger. Ce qu’on trouve de plus curieux dans les grandes maisons, c’est le jardin ; une partie est pavée de pierres rondes de diverses couleurs, qu’on prend au fond des rivières et sur le bord de la mer. Le reste est couvert de gravier qui se nettoie soigneusement, il règne partout une apparence de désordre qui a beaucoup d’agrément : de petits rochers où l’on ménage des cascades, de petits bois, de petites rivières peuplées de poissons, des arbres fruitiers, des plantes ; tout semble offrir la miniature de ce qu’on nomme un jardin anglais.

Les grands chemins sont fort soignés, bordés de sapins ou d’autres arbres, et rafraîchis par des fontaines. On y a creusé des fossés et des canaux pour en faire écouler les eaux dans les terres basses. On y a construit des digues pour arrêter celles qui, tombant des lieux élèves, y pourraient causer des inondations. Les villages les plus voisins sont chargés de ces travaux publics. Les chemins sont nettoyés tous les jours, et lorsqu’une personne de distinction doit y passer, des officiers qui n’ont pas d’autre fonction marchent devant pour y faire régner l’ordre. De distance en distance on trouve des monceaux de sable pour aplanir et sécher les endroits qui sont rompus par les pluies. Les seigneurs et les gouverneurs des provinces sont sûrs de rencontrer des cabinets de verdure dressés pour eux, de trois en trois lieues, avec toutes les commodités qui peuvent diminuer la fatigue du voyage. On ne doit pas s’imaginer que ce travail soit d’une grande dépense pour les paysans ; au contraire, tout ce qui peut salir les chemins tourne à leur utilité. Les branches d’arbres leur tiennent lieu de bois de chauffage, qui est très-rare dans quelques, provinces ; les fruits qui ne se mangent point, et toutes les autres immondices, servent à engraisser leurs terres : aussi s’empressent-ils eux-mêmes à les venir enlever. On a formé des chemins dans les montagnes les plus escarpées, on a bâti des ponts sur toutes les rivières qui peuvent en recevoir, et Kœmpfer en décrit un de quarante arches et de quatre cents pas de longueur. La plupart sont de bois de cèdre, quelques-uns de pierre, et presque tous sont ornés de belles balustrades, sur lesquelles on voit régner de chaque côté une rangée de grosses boules de cuivre.

On ne sort jamais au Japon sans un éventail à la main : celui qu’on porte en voyage est remarquable par le nom des routes et des hôtelleries qui s’y trouvent marquées. On se munit aussi de petits livres qui se vendent sur la route, et qui contiennent le prix des vivres.

Les plus grands bâtimens du Japon sont des navires marchands qui ne s’éloignent jamais beaucoup de l’empire, mais qui servent à transporter d’une île ou d’une province à l’autre des passagers ou des marchandises. Ces bâtimens sont si fragiles, et dans une mer si redoutable, qu’il faut être bien sûr des temps pour oser mettre à la voile ; mais, depuis plus d’un siècle, les lois de l’empire ne permettent point d’en construire de plus fortes, quoique les marchandises n’y soient pas même à couvert de l’eau du ciel, ni de celle des vagues. C’est une précaution des empereurs pour ôter à leurs sujets jusqu’à la tentation d’entreprendre de longs voyages. La poupe est tout ouverte, et la fabrique si légère, qu’au moindre vent la prudence oblige de chercher un abri, ou du moins de jeter l’ancre et d’amener les voiles ; en un mot, suivant la remarque de l’historien du Japon, les sauvages de }a Floride et du Canada sont moins exposés dans leurs canots d’écorce, et dans leurs moindres pirogues, que les Japonais dans leurs plus grands vaisseaux.

En faveur de ceux qui voyagent, les principaux villages ont des postes qui appartiennent aux seigneurs, et qui se nomment siuku, où l’on trouve en tout temps, à des prix réglés, un nombre suffisant de chevaux, de porteurs, de valets ; et tout ce qui est nécessaire pour parcourir la route commodément et promptement. Leur distance ordinaire est d’un mille et demi, et jamais de plus de quatre milles. Kœmpfer en compta cinquante-six entre Osaka et Iedo. On y voit des commis salariés, qui tiennent registre de ce qui s’y passe chaque jour, et de messagers établis pour porter les dépêches du gouvernement. Ces dépêches, qui doivent être portées à la poste voisine aussitôt qu’elles arrivent, sont renfermées dans une petite boîte revêtue d’un vernis noir, avec les armes impériales ; et le messager les porte sur son épaule, attachées au bout d’un petit bâton. Il est toujours accompagné d’un autre, qui prendrait sa place, s’il arrivait quelque accident. Tous les voyageurs, sans exception de rang et de qualité, doivent sortir du chemin pour laisser le passage libre à ces messagers, qui se font reconnaître par le son d’une petite cloche.

Les maisons de poste ne servent point de logement ; mais les hôtelleries sont en grand nombre, et fort bonnes sur toutes les routes. Tout y est d’une propreté charmante : on n’aperçoit pas la moindre tache sur les murs, ni sur les paravens et les planchers. Il n’y a point d’hôtellerie qui n’ait ses bains et ses étuves : on y est servi comme les plus grands seigneurs le sont dans leurs palais. Aussi n’en sort-on point sans avoir fait nettoyer l’appartement qu’on occupait. Tous les ornemens des palais se trouvent dans les grandes hôtelleries, et la recherche y est extrême, jusque dans les latrines.

Avec tant de commodités pour les voyages, il n’est pas surprenant que la plupart des grands chemins soient aussi peuples que les villes. Kœmpfer assure qu’ayant passé quatre fois dans le Tokaido, qui est à la vérité une route des plus fréquentées du Japon, il y a vu plus de monde que dans les rues des plus grandes villes de l’Europe. Comme tous les princes et les seigneurs de l’empire sont obligés de paraître à la cour une fois l’année, ils doivent passer deux fois sur les grandes routes, c’est-à-dire lorsqu’ils vont à Iedo et lorsqu’ils en reviennent. Ils font ce voyage avec toute la pompe qu’ils croient convenable à leur rang et au respect qu’ils portent à leur maître. La suite de quelques-uns des premiers princes de l’empire est si nombreuse, qu’elle tient quelques journées de chemin. On rencontre ordinairement pendant deux jours consécutifs le bagage d’un prince, composé des officiers subalternes et des valets, dispersés en plusieurs bandes. Le prince même ne paraît que le troisième jour, suivi d’une cour, qui marche dans un ordre admirable.

Enfin Kœmpfer termine cette description par la multitude surprenante de filles de joie dont les grandes et les petites hôtelleries, les cabanes à thé, et les rôtisseries, surtout dans l’île de Niphon, sont remplies à toutes les heures du jour ; mais c’est particulièrement vers midi, lorsqu’elles ont achevé de s’habiller et de se peindre, qu’elles se montrent au public. La plupart se tiennent debout à la porte de ces maisons, ou bien, assises dans la petite galerie qui avance dans la rue, d’où elles invitent civilement les voyageurs à leur accorder la préférence.

À l’égard de la révolution qui fit chasser de cet empire les Portugais et tous les chrétiens, voici comment s’exprime Kœmpfer : « J’ai souvent entendu raconter par des Japonais dignes de foi que l’orgueil et l’avarice contribuèrent beaucoup à rendre toute la nation portugaise odieuse au Japon. Les nouveaux chrétiens mêmes étaient surpris et souffraient impatiemment que leurs pères spirituels n’eussent pas seulement en vue le salut de leurs âmes, mais qu’ils eussent aussi l’œil sur l’argent de leurs prosélytes et sur leurs terres ; et que les marchands, après s’être défaits de leurs marchandises à très-haut prix, exerçassent encore des usures insupportables. Les richesses et le succès imprévu de la propagation de l’Évangile enflèrent d’orgueil les laïques et le clergé. Ceux qui étaient à la tête du clergé trouvèrent au- dessous de leur dignité d’aller toujours à pied, à l’imitation de Jésus-Christ et de ses apôtres. Ils n’étaient pas contens s’ils ne se faisaient porter dans de magnifiques chaises, imitant la pompe du pape et de ses cardinaux à Rome. Non-seulement ils se mettaient sur le pied des plus grands de l’empire, mais ils prétendaient à la supériorité du rang. Il arriva un jour qu’un évêque portugais rencontra sur le grand chemin un des conseillers d’état qui allait à la cour ; le superbe prélat ne voulut pas faire arrêter sa chaise pour mettre pied à terre, et rendre ses respects à ce grand suivant l’usage du pays. Une conduite si imprudente, dans un temps où les Portugais étaient déjà déchus de leur crédit, ne pouvait être que d’une fort dangereuse conséquence pour leur nation. Le conseiller s’en plaignit à l’empereur, et lui fit un portait de l’orgueil de ces étrangers, qui excita vivement son indignation. Cet événement est rapporté à l’année 1596. Ce fut dans le cours de l’année suivante que la persécution fut allumée contre les chrétiens.

» À la vérité, les bonzes ou les prêtres du pays, irrités de voir renverser leurs temples et briser leurs idoles, échauffèrent encore le ressentiment de la cour, sans compter que l’union et la bonne intelligence qu’on voyait régner entre les chrétiens donna de l’inquiétude au prudent empereur Taïco. On commença par publier une déclaration impériale qui défendait d’enseigner plus long-temps la doctrine des pères : c’est le nom que les Japonais donnaient alors à l’Évangile. Ensuite les gouverneurs et les grands des provinces reçurent l’ordre d’obliger leurs sujets, par la persuasion ou la force ; à rentrer dans l’ancienne religion. Il fut aussi très-sévèrement défendu aux directeurs du commerce portugais d’amener à bord de leurs vaisseaux aucune sorte d’ecclésiastiques, et ceux qui étaient dispersés dans le pays furent sommés d’en sortir. On n’obéit pas d’abord exactement à ces rigoureuses lois. Les Portugais et les Castillans continuèrent d’amener secrètement de nouvelles recrues de missionnaires. »

Quelques religieux de saint François, envoyés par le gouverneur de Manille avec la qualité d’ambassadeurs à la cour du Japon, prêchèrent publiquement dans les rues de Méaco, et firent bâtir une église malgré les ordres de l’empereur, qui venaient d’être publiés, et contre les avis et les pressantes sollicitations des jésuites. Un mépris si manifeste de l’autorité impériale porta un coup irréparable au christianisme. Un cruel massacre de plusieurs milliers de chrétiens finit par l’extirpation totale de la foi chrétienne, et par le bannissement perpétuel des Portugais.

Cependant les empereurs ne voulaient pas se priver des marchandises et des raretés étrangères qu’on apportait dans leurs états. Si l’on fit périr presque tous les religieux portugais et castillans, les séculiers et les marchands furent épargnés, dans la vue de continuer avec eux les traités de commerce qui n’avaient rien de commun avec l’affaire de la religion. En 1635, on jeta les fondemens du comptoir de Desima, que les Hollandais possèdent à présent dans le havre de Nangasaki, et cette demeuré fut assignée aux Portugais ; mais peu de temps après une conspiration contre la personne de l’empereur, dans laquelle on les accusa d’être entrés, acheva malheureusement leur perte.

Les Hollandais, depuis long-temps leurs rivaux dans le commerce du Japon, comme dans celui du reste de l’Asie, furent les instrumens de leur ruine, et recueillirent ensuite leurs dépouilles. S’étant rendus maîtres d’un vaisseau portugais, près du cap de Bonne-Espérance, ils trouvèrent à bord des lettres adressées au roi de Portugal par Moro, chef des Portugais au Japon, Japonais de naissance, et fort attaché à la religion chrétienne. Ils se hâtèrent d’envoyer ces lettres au prince de Firando, leur protecteur, qui les communiqua aussitôt au gouverneur de Nangasaki, directeur et juge supérieur des affaires étrangères, quoique ami des Portugais. Moro fut arrêté ; il nia l’accusation avec beaucoup de fermeté, et tous les Portugais de Nangasaki l’imitèrent ; mais ni leur constance ni le crédit du gouverneur ne purent dissiper la tempête. Ils furent convaincus, si l’on en croit Kœmpfer, par le caractère et le cachet des lettres. Moro se vit condamné au plus cruel supplice. Kœmpfer ne fait pas difficulté d’ajouter que cette lettre découvrait tout le fond du complot que les chrétiens du Japon avaient formé avec les Portugais contre la vie de l’empereur et contre l’état. On y voyait, dit-il, qu’il leur manquait des vaisseaux et des soldats qu’on avait promis du Portugal ; on y voyait les noms des princes intéressés dans la conspiration, et l’espérance qu’ils avaient d’obtenir la bénédiction du pape. Cette découverte commencée par les Hollandais , fut ensuite confirmée par une autre lettre du capitaine Moro, adressée au gouvernement portugais de Macao, qui fut interceptée par un navire du Japon. Sur ces deux témoignages, auxquels les ennemis des Portugais joignirent l’arrivée secrète d’un grand nombre d’ecclésiastiques, l’empereur ferma pour jamais, en 1637, l’entrée du Japon aux étrangers, et la sortie à ses sujets naturels. »

En 1638, lorsque les affaires des Portugais parurent tout-à-fait désespérées, environ quarante mille chrétiens japonais, réduits au désespoir par les cruautés inouïes qu’ils voyaient souffrir à leurs frères, dont plusieurs milliers avaient déjà péri dans les supplices, choisirent pour asile une vieille forteresse, voisine de Simabara, dans la résolution d’y défendre leur vie jusqu’à l’extrémité. Les Hollandais, en qualité d’amis et d’alliés de l’empereur, furent priés d’assister les troupes impériales au siége de cette place. Kockebeker, directeur de leur commerce à Firando, ne tarda point à se rendre à bord du seul vaisseau hollandais qui fût dans le havre de cette ville ; et, s’étant approché de la forteresse de Simabara, il fit tirer contre les chrétiens, dans l’espace de quinze jours, quatre cent ving-six coups de canon, tant du vaisseau qu’il montait que d’une baterie qu’il avait élevée sur le rivage. Cette attaque diminua beaucoup le nombre des assiégés, et ruina tellement leurs forces, qu’ils furent bientôt exterminés jusqu’au dernier. Un empressement si soumis pour l’exécution d’un ordre qui entraînait la destruction totale du christianisme assura l’établissement des Hollandais au Japon, malgré le dessein que la cour avait eu d’en exclure tous les étrangers ; mais il faut convenir que les moyens n’étaient pas nobles, et Kœmpfer en convient. Une si basse déférence n’était pas propre à leur attirer la confiance et l’estime d’une nation généreuse : aussi la tolérance qu’on leur accorde est-elle achetée bien cher par toutes les humiliations qu’on leur fait essuyer. Ils s’attendaient, pour prix de leurs services, à se voir tout d’un coup en possession, non-seulement de la liberté qu’ils désiraient pour leur commerce, mais encore de tous les avantages dont ils avaient fait dépouiller leurs rivaux. Cependant ils reçurent ordre de démolir le comptoir et le magasin qu’ils avaient bâtis depuis peu dans l’île de Firando, parce qu’ils étaient de pierre de taille, et qu’ils avaient gravé au frontispice l’année de l’ère chrétienne : ensuite ils se virent forcés d’abandonner entièrement ce comptoir, et de se confiner dans la petite île qui avait été bâtie pour les Portugais. Là ils sont environnés d’une foule d’officiers, de gardes et de surveillans japonais, surtout à l’arrivée de leurs vaisseaux, et pendant la durée de leur vente. Ces geôliers et ces espions, auxquels ils sont obligés de payer eux-mêmes des gages fort considérables, n’approchent d’eux qu’après s’être engagés par un serment solennel à leur refuser toute espèce de communication, de confiance ou d’amitié.

On a vu dans le journal de Kœmpfer avec quel air de dédain ils sont traités à la cour. Tout Japonais qui marque pour eux quelque égard ou quelque amitié n’est pas regardé comme un homme d’honneur, qui ait pour sa patrie l’attachement qu’il lui doit. De là vient l’opinion bien établie qu’il est également glorieux et légitime de leur survendre, de leur demander un prix excessif des moindres denrées, de les tromper autant qu’il est possible, de diminuer leurs libertés et leurs avantages, et d’inventer de nouveaux plans pour augmenter leur servitude.

Celui qui leur dérobe quelque chose, et qui est saisi sur le fait, en est quitte pour la restitution de ce qu’on trouve sur lui, et pour quelques coups de fouet qu’il reçoit sur-le-champ des soldats qui gardent leur île. Si le crime est considérable, il est quelquefois banni pour un temps assez court ; mais le châtiment des Hollandais qui fraudent la douane est une mort certaine, soit en leur tranchant la tête, ou par le supplice de la croix.

Aucun Hollandais ne peut envoyer une lettre hors du pays sans en avoir donné une copie aux gouverneurs, qui la font enregistrer dans un livre destiné à cet usage. Les lettres qui viennent du dehors doivent être remises aux mêmes officiers avant d’être ouvertes. Cependant ils ferment les yeux sur celles qui sont pour les particuliers, quoiqu’elles soient comprises aussi dans la loi. Autrefois lorsqu’un Hollandais mourait à Nangasaki, on le jugeait indigne de la sépulture, et son corps était jeté dans la mer à la sortie du port. Depuis quelque temps on a pris le parti de leur assigner un petit terrain inutile sur la montagne d’Inassa, où ils ont la liberté d’enterrer leurs morts.

Il n’est pas prouvé, malgré tout ce qu’on en a dit tant de fois, qu’ils soient obligés de marcher sur le crucifix ; mais ce qui est certain, c’est qu’ils sont obligés de supprimer toute marque extérieure de christianisme, comme, par exemple, le signe de la croix, la prière, etc.

Ce détail n’est qu’un léger extrait de plusieurs chapitres de Kœmpfer, qui contiennent les vexations qu’ils essuient continuellement. Lorsque l’on considère les lois mortifiantes qui s’observent à l’arrivée de leurs vaisseaux, la nécessité de livrer toutes les marchandises à la bonne foi des officiers du pays, et de les faire décharger par des mains inconnues ; enfin, l’étrange contrainte qui tient ces officiers renfermés dans une île longue de cent toises, et large d’environ quarante, dépendant du caprice, des rigueurs de la haine et du mépris des Japonais, on demandera sans doute avec impatience quels peuvent être les avantages et les profits qui dédommagent les Hollandais de tant d’humiliations.

Kœmpfer nous apprend quelles sont les marchandises qu’ils portent au Japon. C’est de la soie écrue de la Chine, du Tonquin, du Bengale, de Perse ; toutes sortes de soies, d’étoffes de laine, et d’autres étoffes des mêmes pays, pourvu qu’il n’y ait ni or ni argent ; des draps de laine de l’Europe, et d’autres étoffes de soie et de laine, surtout des serges d’Angleterre, du bois de Brésil pour la teinture ; des peaux de buffle et de cerf, ou d’autres bêtes fauves ; des peaux de raie, de la cire, des cornes de buffle de Siam et de Camboge, des Cordouans, et des peaux tannées de Perse, de Bengale, et d’autres pays, mais non d’Espagne et de Manille, car elles sont prohibées sous de rigoureuses peines ; du poivre, du sucre en poudre et candi, de plusieurs endroits des Indes orientales ; des clous de girofle et des noix muscades (on ne demande plus de cannelle) ; du sandal blanc de Timor ; du camphre de Baros, recueilli dans les îles de Bornéo et de Sumatra ; du mercure, du cinabre et du safran de Bengale ; du plomb, du salpêtre, du borax et de l’alun de Bengale et de Siam ; du musc de Tonquin ; du corail, de l’ambre, de l’antimoine, dont les Japonais se servent pour donner de la couleur à leur porcelaine ; des miroirs de l’Europe ; des fragmens de miroirs, dont ils font des microscopes et d’autres lunettes ; du bois de serpent, de l’atsiaser ; des bambous, des mangues, et d’autres fruits verts des Indes orientales, confits ; de l’ail et du vinaigre ; des crayons pour écrire ; du mercure sublimé, et jamais du calomel ou mercure doux ; des limes fines, des aiguilles, des lunettes, de grands verres à boire de la plus telle espèce, de la verroterie, des oiseaux rares, et d’autres curiosités étrangères, soit de l’art, soit de la nature.

Mais, de toutes les marchandises, celles que les Japonais aiment le plus, quoique la moins avantageuse pour les marchands qui l’apportent, c’est la soie écrue, dont les Portugais, par cette raison, nommaient la vente parcado ; et ce nom se conserve encore au Japon. Toutes sortes d’étoffes et de toiles donnent un profit sûr et considérable. On gagne beaucoup aussi sur le bois de Brésil et sur les cuirs. Les marchandises les plus lucratives sont le sucre, le cachou, le storax liquide, le patsju, le camphre de Bornéo, les miroirs, le corail et l’ambre.

Dans les premiers temps de leur commerce au Japon, les Hollandais n’y envoyaient pas chaque année moins de sept navires chargés de toutes ces richesses. Depuis qu’ils ont été resserrés dans l’île de Desima, il n’en envoient pas plus de trois ou quatre. Aujourd’hui la somme annuelle à la valeur de laquelle ils ont la permission de porter leurs marchandises, ne revient qu’à la moitié de celle qu’on accorde aux Chinois, et monte à dix tonnes et demie d’or. À l’égard du prix des marchandises, il varie chaque année. Tout dépend de celui qu’elles ont à Méaco, qui est ordinairement réglé par la consommation qui s’en fait dans le pays. « Une année portant l’autre, dit Kœmpfer nos profits peuvent monter à soixante pour cent. Cependant, si l’on considère toutes les charges et la dépense de notre vente, nous n’ayons guère plus de quarante à quarante-cinq pour cent de profit clair ; gain peu considérable pour une compagnie qui a tant de dépenses à soutenir aux Indes orientales. Aussi cette branche de son commerce ne vaudrait-elle pas la peine d’être entretenue, si les marchandises que nous tirons du Japon, surtout le cuivre raffiné, ne donnaient le même profit, et même un peu plus. Ainsi la totalité peut aller à quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pour cent ; ajoutez que les dépenses ne sont pas les mêmes chaque année. »

Les vaisseaux hollandais emploient donc une partie de la valeur de leur marchandises à se procurer du cuivre raffiné, dont ils chargent par an depuis douze mille jusqu’à vingt mille pics. Ce métal est fondu en petits bâtons ou rouleaux d’un empan de long, et d’environ l’épaisseur d’un pouce. Chaque pic se met dans une petite boîte de sapin, pour être transporté plus facilement, et les trois ou quatre navires qui composent la flotte hollandaise en font une partie de leur cargaison. Un de ces bâtimens se rend à Batavia par le plus court chemin. Les autres s’arrêtent à Poulo-Taman, île sur les côtes de Malacca, et continuent de là leur voyage jusqu’à Malacca même, d’où le gouverneur hollandais les envoie tantôt au Bengale, tantôt à la côte de Coromandel, ou dans quelque autre endroit qui ait besoin de leurs marchandises.

Le reste de la Cargaison se fait de cuivre grossier, fondu en flans ronds et plats, et quelquefois des castes de cuivre, espèce de liards ou de basse monnaie qu’on porte au Tonquin. Tout le cuivre est vendu aux marchands hollandais par une compagnie japonaise, qui jouit seule d’un privilége de l’empereur pour le raffiner et le vendre aux étrangers. On charge aussi depuis six mille jusqu’à douze mille livres de camphre du Japon, renfermé dans des barils de bois ; quelques centaines de balles de porcelaines ; une boîte ou deux de fils d’or, de cent rouleaux la boîte ; toutes sortes de cabarets vernissés, de boîtes, de caisses à tiroirs, et d’autres ouvrages de cette espèce ; des parasols, des écrans, divers petits ouvrages de cannes refendues ; des cornes d’animaux, des peaux de poissons que les Japonais préparent avec beaucoup d’art et de propreté ; des pierreries, de l’or, du soya, qui est un métal artificiel composé de cuivre, d’argent et d’or, et dont on ne fait pas moins de cas que de l’argent pur ; des rotangs, du papier peint et coloré en or et en argent ; du papier transparent, qu’on rend tel avec de l’huile et du vernis ; du riz, le plus fin de toute l’Asie ; du saki, espèce de breuvage qui se fait avec du riz ; du soya, marinade assez agréable ; des fruits confits dans des barils, du tabac en menus rouleaux, diverses sortes de thé et de marmelades, et quelques milliers de cobangs[1] en or.

Ce qui peut consoler les Hollandais des affronts qu’ils éprouvent, c’est que les Chinois ne sont pas mieux traités. Devenus suspects au Japon, où l’on craint leurs entreprises, ils y sont resserrés dans une espèce de prison de commerce, comme les Hollandais à Desima. En 1688, un jardin qui avait appartenu à un intendant des domaines impériaux leur fut assigné pour demeure. Ce jardin était agréablement situé vers le fond du port, près du rivage et de la ville. Il avait été soigneusement embelli d’un grand nombre de belles plantes domestiques et étrangères. On bâtit sur ce terrain plusieurs rangs de petites maisons, chaque rang couvert d’un toit commun. Tout l’espace fut environné de fossés, de palissades et de doubles portes. Cette opération fut si prompte, que le même lieu, qui était un des plus agréables jardins du monde au commencement de février, avait, à la fin de mai, l’odieuse apparence d’une prison, où les Chinois se virent renfermés sous une bonne garde. En quelque temps qu’ils arrivent, on ne leur accorde pas d’autre retraite ; ils y sont traités comme les Hollandais à Desima.

La liberté qui régnait dans cet empire avant la ruine du christianisme y avait introduit quantité de sectes étrangères, au préjudice de l’ancienne religion du pays. Quelques auteurs en comptent jusqu’à douze, dont les principes et les pratiques n’ont presque rien de commun. Les unes adorent le soleil et la lune, et d’autres offrent leur encens à divers animaux. Les camis, premiers souverains du Japon, les Fos des Indes, tous ceux qui ont contribué à peupler et à policer ces îles, qui y ont porté des lois civiles, quelque science, quelque art, et tous ceux qui y ont établi quelque nouveau culte y ont des temples et des adorateurs. La plupart des grands passent pour athées, et croient l’âme mortelle, quoiqu’à l’extérieur ils fassent profession de quelque secte. Enfin les démons mêmes ont des autels et des sacrifices au Japon.

On accorde le titre de camis à tous les grands hommes qui se sont distingués pendant leur vie par leur sainteté, leurs miracles, et les avantages qu’ils ont procurés à la nation. Chacune de ces divinités a son paradis, les unes dans l’air, d’autres au fond de la mer, dans le soleil, dans la lune, et dans tous les corps lumineux qui éclairent les cieux. Il n’y a point de ville où le nombre des temples et des chapelles ne soit presque égal à celui des maisons. Les empereurs et les princes se disputent la gloire d’en bâtir de magnifiques ; aussi les richesses de quelques-uns de ces monumens ne surprennent-elles pas moins que leur nombre. Il n’est pas rare d’y voir quatre-vingts ou cent colonnes de cèdre d’une prodigieuse hauteur, et des statues colossales de bronze : on y en voyait même autrefois d’or et d’argent, avec une quantité de lampes et d’ornemens d’un grand prix. Les statues sont ordinairement couronnées de rayons. Les temples se nomment mias, c’est-à-dire demeure des âmes immortelles. Kœmpfer en compte plus de vingt-sept mille.

Les principaux points de la religion du Sinto, qui est la plus ancienne, se réduisent à cinq : la pureté du cœur, l’abstinence de tout ce qui peut rendre l’homme impur, qui consiste à ne pas se souiller de sang, à s’abstenir de manger de la chair, à ne pas s’approcher des corps morts. Il n’est pas permis aux femmes d’entrer dans les temples lorsqu’elles ont leurs infirmités lunaires.

Toutes les fêtes du Sinto ont leurs jours fixes ; chaque mois en a trois, qui reviennent constamment le premier jour, le quinzième et le dernier. Cinq autres sont réparties dans le cours de l’année, et fixées à certains jours qui passent pour les plus malheureux, parce qu’ils sont impairs, et qu’ils en ont pris leurs noms.

On a remarqué, en parlant du daïri, qu’il est le chef suprême de l’ancienne religion, et qu’elle n’a pas proprement de prêtres, puisqu’elle n’en a pas d’autres que ce prince et toute sa cour, qui ne font d’ailleurs aucune fonction ecclésiastique ; et les canusis, dont l’emploi se réduit à la garde des temples ; mais elle a un ordre religieux d’ermites fort ancien : Ils se nomment Iammabos, c’est-à-dire soldats de montagnes, et, suivant leur nom et leur règle, ils sont obligés de combattre pour le service des camis, et pour la conservation de leur culte. Ils font profession de mener une vie très-dure, voyageant sans cesse dans les montagnes saintes, vivant de racines pendant ces voyages, et se baignant dans l’eau froide au cœur même de l’hiver.

Les Fekis sont les quinze-vingts du Japon, mais leur origine est plus héroïque. L’empire était partagé en deux factions principales. L’empereur Feki avait pour lui la première, et le cubosama, nommé Ghendz, était à la tête de la seconde. Chacune prit le nom de son chef, et ces divisions remplirent long-temps le Japon de sang et d’horreur. Après une longue variété de succès, les ghendzis gagnèrent l’avantage, par l’habileté d’Ioritomo, devenu cubosama, qui gagna une bataille décisive où l’empereur fut tué. Ce malheureux monarque avait un général d’une bravoure et d’une force qu’on croyait surnaturelle : son nom était Kakckigo. Il s’était sauvé avec les débris de l’armée vaincue ; mais il fut pris ensuite par les troupes victorieuses. Ioritomo l’estimait ; il voulut se l’attacher. Ce brave guerrier lui répondit : « J’ai été fidèle serviteur d’un bon maître ; il est mort : personne ne se vantera jamais que j’aie eu pour lui la même fidélité et la même affection. J’avoue que je vous dois la vie ; mais mon malheur est tel, que je ne puis tourner les yeux sur vous sans me sentir le désir de vous ôter la vie pour venger mon maître. La fortune me réduit à ne pouvoir vous marquer la reconnaissance que je dois à vos offres, qu’en m’arrachant ces deux yeux qui m’excitent à votre perte. » En achevant cette réponse, il s’arracha les yeux, les mit sur une assiette, et les offrit à Ioritomo. Un mélange d’horreur et d’admiration lui ayant fait accorder aussitôt la liberté, il se retira dans la province de Fiunga, où il institua la société d’aveugles qui porte le nom de Feki, et qui s’est extrêmement étendue. Elle est composée d’aveugles de toutes sortes de rangs et de professions. Comme ils sont tous séculiers, leur principale distinction est de se faire raser la tête comme les bussets, ou les aveugles ecclésiastiques. Dans la manière de se vêtir, ils diffèrent peu du commun des Japonais, quoique entre eux les rangs et les dignités soient marqués par certaines différences. Les plus pauvres ne reçoivent point d’aumônes : ils s’entretiennent honnêtement par l’exercice de divers métiers qui s’accordent avec leur infortune. Plusieurs cultivent heureusement la musique : on les emploie dans les cours des princes et des grands de l’empire, aux solennités et aux fêtes publiques, telles que les processions et les mariages. Ils sont dispersés dans tout l’empire ; mais leur général réside à Méaco : on lui donne le nom d’osiokf, et le daïri lui fait une pension annuelle de quatre mille trois cents taëls pour son entretien. Il gouverne sa société à la tête d’un conseil de dix anciens, qui a le pouvoir de vie et de mort, avec cette restriction néanmoins que, pour l’exécution d’un criminel, la sentence doit être approuvée, et l’ordre expédié par le président de la justice impériale. C’est le conseil des dix qui nomme les officiers inférieurs qui résident dans les provinces. Les supérieurs provinciaux portent le titre de kengios ; et chaque kengio a ses kotos, ou ses conseillers, qui gouvernent eux-mêmes des districts particuliers, et qui sont distingués du commun des aveugles par la largeur de leurs culottes. Kœmpfer vit à Nangasaki un kengio et deux kotos dont l’autorité s’étendait sur tous les aveugles de la ville et du pays d’alentour.

Les idoles étrangères sont venues disputer aux camis les adorations des Japonais. Boudso ou Boudsod est le nom qu’on donne à cette idôlatrie.

L’extrême ressemblance entre la nouvelle religion japonaise et celle des bramines fit conclure avec raison à Kœmpfer que le Xaca des Chinois et des Japonais est le même que Boudda ; c’est ce que nous avons déjà vu. Ce célèbre voyageur observe à ce sujet que cette religion s’est répandue comme le figuier d’Inde, qui se multiplie de lui-même en formant de nouvelles racines de l’extrémité de ses branches.

L’attrait le plus séduisant de la religion de Xaca pour un peuple du caractère des Japonais, est l’immortalité qu’elle promet à la vertu dans une plus heureuse vie. De là ces scènes tragiques de tant de personnes de tout âge et de tout sexe qui courent à la mort de sang-froid, et même avec joie, dans l’opinion que le sacrifice de leur vie est agréable à leurs dieux, et qu’ils seront admis au bonheur sans aucune épreuve. Rien n’est plus commun que de voir, le long des côtes de la mer, des barques remplies de ces fanatiques qui se précipitent dans l’eau chargés de pierres, où qui, perçant leurs barques, se laissent insensiblement submerger en chantant les louanges du dieu Canon, dont ils placent le paradis au fond des flots. Une multitude infinie de spectateurs les suit des yeux, élève leur courage jusqu’au ciel, et veut recevoir leur bénédiction avant qu’ils disparaissent. D’autres s’enferment et se font murer dans des cavernes, dont l’espace leur suffit à peine pour y demeurer assis, et où ils ne peuvent respirer que par un tuyau qu’on a soin de leur ménager. Là ils se laissent tranquillement mourir de faim, dans l’espérance que Xaca lui-même viendra recevoir leurs âmes. D’autres montent sur des pointes de rochers extrêmement élevés, au-dessous desquels il se trouve des mines de soufre dont il sort quelquefois des flammes, et ne cessent point d’invoquer leurs dieux en les priant d’accepter l’offre de leur vie, jusqu’à ce qu’ils voient la flamme qui commence à s’élever ; alors ils la prennent pour une marque que leur sacrifice est accepté ; et, fermant les yeux, ils se jettent la tête la première au fond de l’abîme : et d’autres se font écraser sous les roues des chariots sur lesquels on porte eu procession leurs idoles, et se laissent fouler aux pieds ou étouffer dans la presse de ceux qui visitent les temples.

Tous les Japonais ne poussent pas si loin le fanatisme ; mais l’esprit de pénitence est assez commun dans la religion de Boudso. Un grand nombre de ces idolâtres commencent le jour, dans les plus rigoureux froids de l’hiver, par se faire verser sur la tête et sur tout le corps, jusqu’à deux cents cruches d’eau glacée, sans qu’on remarque en eux le moindre frémissement ; d’autres entreprennent de longs pèlerinages, marchant nu-pieds, par des chemins fort rudes, sur des pointes de cailloux, à travers les ronces et les épines, la tête découverte, bravant les ardeurs du soleil, la pluie, le froid, grimpant au sommet des rochers les plus escarpés, courant avec une vitesse inconcevable dans les lieux où les daims et les chamois passeraient avec moins de hardiesse, et marquant à ceux qui les suivent le chemin tracé de leur sang. Quelques-uns font vœu d’invoquer leurs dieux des milliers de fois par jour, prosternés contre terre, frappant chaque fois le pavé de leur front, qui en demeure écorché. Le pèlerinage que certains bonzes, nommés damabagis, disciples de Xaca, font de temps en temps, et que les plus zélés sectateurs entreprennent à leur exemple, peint si bien les emportement de leur superstition, qu’il mérite d’être rapporté dans toutes ses circonstances, d’après le nouvel historien du Japon, qui les a recueillies de plusieurs mémoires dont il garantit la sûreté.

Environ deux cents pèlerins s’assemblent tous les ans dans la ville de Nara, qui est à huit lieues de Méaco ; ils se mettent en marche au jour marqué. Le voyage qu’ils ont à faire est de soixante-quinze lieues, et les chemins qu’ils choisissent par les bois et les déserts sont si difficiles, qu’à peine en peuvent-ils faire une par jour ; d’ailleurs ils vont pieds nus, et chacun porte sa provision de riz pour tout le voyage ; à la vérité ce fardeau n’est pas considérable, parce qu’on ne mange que le matin et le soir, et qu’à chaque fois on ne prend qu’autant de riz grillé qu’il en peut tenir dans le creux de la main, avec trois verres d’eau. Les huit premiers jours on n’en trouve pas une goutte, et chacun doit porter sa provision pour ce temps ; mais comme elle manque, ou qu’elle s’altère bientôt, plusieurs en tombent malades. Lorsqu’ils ne peuvent plus marcher, on les abandonne sans pitié, et la plupart périssent misérablement.

À huit lieues de Nara, on commence à monter, mais il faut prendre des guides. Certains bonzes, nommés genguis, qui se rendent exprès dans une bourgade nommée Ozino, sont employés à cette fonction ; ils conduisent les pèlerins l’espace de huit autres lieues, jusqu’au bourg d’Ozaba, où ils les remettent à d’autres bonzes, connus sous le nom de goguis, qui sont les directeurs de ce pèlerinage. Ces deux espèces de bonzes mènent une vie extrêmement pénitente : on ignore dans quels lieux ils se retirent ; l’idée qu’on a conçue de ces hommes extraordinaires, leur figure qui a quelque chose d’affreux, leur air et leur regard farouche, leur son de voix, leur démarche, l’agilité avec laquelle ils courent sur le penchant des rochers bordés de précipices, inspirent une véritable horreur qui fait frémir les plus intrépides. On ajoute que ces conducteurs ont de fréquens entretiens avec les démons. Enfi tout ce qu’on en raconte les ferait plutôt regarder comme des esprits infernaux que comme des hommes ; ils passent néanmoins pour les confidens de Xaca, et pour des saints d’un ordre distingué.

L’autorité qu’ils prennent sur les pèlerins ne peut être conçue que par ses effets : ils commencent par les avertir d’observer exactement le jeune, le silence, et toutes les règles établies : après quoi, pour la moindre faute, ils prennent le coupable, ils le suspendent par les mains au premier arbre, et l’y laissent exposé au plus affreux désespoir : dans cette situation un malheureux, à qui la force manque bientôt pour se soutenir, tombe et roule de précipice en précipice. Les spectateurs n’osent pousser la moindre plainte : un fils qui pleurerait son père, un père qui donnerait le moindre signe de compassion pour son fils, recevraient le même traitement.

Vers la moitié du chemin, on arrive dans un champ où les bonzes font asseoir tous les pèlerins, les mains en croix, et la bouche collée sur leurs genoux. C’est la posture des Japonais pendant leurs prières ; il faut demeurer dans cette posture l’espace de vingt-quatre heures : de grands coups de bâton puniraient le moindre mouvement ; tout ce temps est destiné à faire l’examen de sa conscience, pour se disposer à la confession de tous les péchés où l’on est tombé depuis le dernier pèlerinage. Après cette préparation, toute la troupe se remet en marche : en approchant avec de nouvelles peines, on découvre un cercle de hautes montagnes, assez proches les unes des autres, au milieu desquelles s’élève un rocher escarpé qui semble se perdre dans les nues. Au sommet de ce rocher, qui est le terme du pèlerinage, les goguis ont dressé une machine par laquelle ils font sortir une longue barre de fer qui soutient une balance fort large : ils placent les pèlerins l’un après l’autre dans un des plats de la balance, en mettant dans l’autre un contre-poids pour l’équilibre ; ils poussent ensuite la barre en dehors, et le pèlerin se trouve suspendu au-dessus d’un profond abîme. Tous les autres sont assis sur la croupe des montagnes d’alentour, d’où ils peuvent voir ce malheureux pénitent qui doit déclarer à haute voix tous ses péchés. Si les bonzes croient s’apercevoir qu’il ne s’explique pas nettement, ou qu’il cherche à déguiser ses fautes, ils secouent la barre, et ce mouvement le fait tomber dans un précipice dont le seul aspect est capable de troubler sa vue et sa raison. Aussitôt que l’un a fini, un autre prend sa place : lorsqu’ils ont tous passé par une si dangereuse épreuve, ils sont conduits dans un temple de Xaca, où la statue de ce dieu est en or massif et d’une grandeur extraordinaire, environnée de plusieurs petites idoles, dont le nombre augmente chaque année. Ils y rendent leurs adorations à Xaca ; ensuite ils emploient vingt-cinq jours à faire diverses stations autour des montagnes. De là, prenant congé de leurs directeurs, auxquels chacun donne la valeur de quatre écus, ils se rendent ensemble dans un autre temple, qui est le terme de leurs dévotions. Ils n’en sortent que pour faire éclater leur joie par une fête commune, et chacun prend alors le chemin qui lui convient pour se retirer.

Dans le cours de la seconde lune, on célèbre une fête plus sanglante que religieuse. Des cavaliers bien montés et bien armés se rendent sur une espèce d’esplanade ; chacun porte sur son dos la figure du dieu dont il suit la secte : en arrivant, ils forment divers escadrons ; c’est le prélude d’un combat qui commence à coups de pierres, mais dans lequel on emploie bientôt les flèches, les lances et le sabre ; on se traite alors avec toute la fureur de la haine ; aussi n’est-ce que le rendez-vous de tous ceux qui ont quelque querelle à vider. Chacun se venge sous le masque de la religion et sous les auspices des dieux. Le champ de bataille demeure couvert de morts et de blessés, sans que la justice ait droit de rechercher les motifs de cette violence.

Kœmpfer ne nous apprend point en quoi consistent les engagemens du mariage, et quelles en sont les cérémonies ; mais il paraît que les inclinations n’y sont guère consultées : on se marie au Japon sans s’être connu ; ce sont les parens des deux côtés qui forment le nœud ; à la vérité, cet aveugle contrat n’est pas gênant, puisque la liberté de se séparer est égale pour les deux sexes, et que les hommes peuvent avoir autant de concubines qu’il leur plaît. Cependant l’adultère est puni de mort dans les femmes, et quelquefois une simple liberté leur coûte la vie. Les Japonais sont peut-être les seuls hommes du monde qui aient trouvé l’art de gagner et de se conserver le cœur de leurs femmes par cette rigueur, car on vante leur attachement et leur fidélité. Les histoires du Japon en offrent de continuels exemples : on y voit des femmes qui se laissent mourir de faim, dans le chagrin de ne pouvoir trouver d’autre voie pour suivre leurs maris au tombeau. Il est difficile d’accorder ce fonds de tendresse avec l’usage qui permet aux pères et aux mères d’exposer les enfans qu’ils ne sont point en état d’élever. Peut-être croient-ils faire un acte d’humanité en délivrant ces innocentes créatures d’une vie qui leur deviendrait a charge. Les personnes riches qui n’ont point d’enfans adoptent ceux de leurs parens et de leurs amis qui en ont un trop grand nombre.

Lorsque les aînés des familles sont parvenus à l’âge viril, les pères prennent le parti de se retirer, et leur abandonnent la conduite de leurs biens ; ils ne s’en réservent que ce qui est nécessaire à leur subsistance et à l’entretien de leurs autres enfans : le partage des cadets est modique ; les filles ne portent à leurs maris que ce qu’elles ont sur elles.

Dans les conditions communes, on observe des degrés et des proportions comme dans la noblesse. Les marchands composent le premier ordre, les artisans le second, et les laboureurs le troisième.

Les funérailles du Japon sont plus uniformes qu’on se doit de l’imaginer de cette multitude de sectes et de la variété de leurs opinions. Les ministres des temples vont prendre le corps, et le portent en chantant dans leur cloître, où ils l’enterrent sans autre rétribution que ce qui leur est offert à titre d’aumône ; mais avant la mort du malade, ils ont employé tous leurs soins à se procurer une partie de son bien.

Le deuil dure deux ans, pendant lesquels on doit se priver de toute sorte de plaisir. Les Japonais, qui ne regardent pas la mort comme un mal, commencent par se réjouir du bonheur de la personne qui vient de mourir, et ensuite ils pleurent sa perte.


  1. Monnaie d’Asie.