Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XII/Seconde partie/Livre VII/Chapitre I

LIVRE SEPTIÈME.

JAPON.


CHAPITRE PREMIER.

Voyage de Kœmpfer.

Nous avons cru devoir terminer la partie de cet ouvrage qui concerne l’Asie par la description des îles du Japon, situées à l’extrémité de l’Océan oriental. Cet empire, séparé en tous sens du reste du monde, et par les mers qui l’environnent, et par les lois qui en défendent l’entrée, n’en est que plus remarquable aux yeux de notre avide curiosité.

Engelbert Kœmpfer, né à Lemgo en Westphalie, en 1651, médecin et naturaliste, connu par ses voyages en Europe et en Asie, est jusqu’ici le meilleur guide que l’on puisse suivre pour ce qui regarde le Japon. Il y passa en 1690, sur une flotte hollandaise, en qualité de chirurgien ; il resta plus de deux ans dans le pays, n’ayant d’autre objet et d’autre intention que de le bien connaître. Voici ce qu’en dit le père Charlevoix.

« On ne peut refuser à Kœmpfer la justice de convenir que ses mémoires sont remplis de recherches curieuses touchant l’origine des Japonais, les richesses de leur pays, la forme de leur gouvernement, la police de leurs villes ; d’avoir débrouillé mieux que personne les différens systèmes de leur religion ; de nous avoir donné des fastes chronologiques de cet empire, des descriptions qui intéressent, une histoire naturelle de ces îles assez exacte, et d’assez bonnes observations pour la géographie. C’est le journal d’un voyageur curieux, habile, sincère, qui pourtant s’est un peu trop fondé sur des traditions populaires. » À ce reproche du père Charlevoix, opposons ce que dit Kœmpfer lui-même des sources où il a puisé.

« Je puis protester, dit-il dans sa préface, que la description et l’idée que je donne des choses, quoique peut-être imparfaite et sans élégance, est exactement conforme à la vérité, sans embellissement, et telle que les choses m’ont paru. Il est vrai que, quant aux affaires secrètes de l’empire, je n’ai pu me procurer des informations amples et détaillées. Depuis l’extirpation de la religion romaine, les marchands hollandais et chinois sont comme emprisonnés. L’empire est fermé à toute espèce de commerce et de communication avec les étrangers, et la réserve des naturels doit être extrême avec ceux qui sont tolérés dans l’empire. Les Japonais qui ont le plus de liaisons avec nous sont obligés, par un serment solennel, de ne pas nous entretenir sur les affaires d’état et de religion. On les engage par ce serment, qui se renouvelle chaque année, à s’observer et à se trahir mutuellement ; mais quelque grandes que soient ces difficultés, elles ne sont pas insurmontables. En premier lieu, cette nation respecte peu les sermens qu’elle a prêtés au nom de certains dieux ou esprits, que plusieurs n’adorent point, et que la plupart ignorent. La crainte du supplice est ordinairement le seul motif qui les arrête. D’un autre côté, si l’on met à part l’orgueil et l’humeur guerrière des Japonais, ils sont civils, polis, curieux autant qu’aucune nation de l’univers, aimant le commerce et la familiarité des étrangers, et souhaitant avec passion d’apprendre leurs histoires, leurs arts et leurs sciences ; mais, comme nous ne sommes que des marchands qu’ils placent au dernier rang des hommes, et que d’ailleurs l’extrême contrainte dans laquelle on nous tient ne peut guère leur inspirer que de la jalousie et de la défiance, nous ne pouvons nous concilier leur amitié que par notre libéralité, par notre complaisance, et par tout ce qui est capable de flatter leur vanité. C’est ainsi que j’acquis plus de faveur auprès de nos interprètes et des officiers qui venaient chaque jour chez nous, que personne n’avait pu en avoir depuis les règlemens auxquels nous sommes assujettis. En leur donnant des conseils comme médecin, des leçons d’astronomie et de mathématiques, des cordiaux et des liqueurs de l’Europe, je pouvais leur faire toutes les questions qui me venaient à l’esprit. Ils ne me refusaient aucune instruction, jusqu’à me révéler, lorsque nous étions seuls, les choses mêmes sur lesquelles ils doivent garder un secret inviolable. Ces informations particulières m’ont été d’un grand usage pour recueillir les matériaux nécessaires à l’histoire du Japon que je méditais ; cependant peut-être ne me serais-je jamais vu en état d’exécuter mon dessein, si, parmi d’autres occasions favorables, je n’avais eu le bonheur de rencontrer un jeune homme sage et discret, par l’entremise duquel je reçus les lumières qui me manquaient encore. Son âge était d’environ vingt-quatre ans ; il entendait en perfection le japonais et le chinois. À mon arrivée, on me le donna pour me servir, et en même temps pour étudier sous moi la médecine et la chirurgie. Le bonheur qu’il eut de traiter avec succès, sous ma direction, l’ottona, qui est le principal officier de notre île, lui fit obtenir la permission de demeurer à mon service pendant mon séjour au Japon, qui fut de deux ans. Ce seigneur souffrit même qu’il m’accompagnât dans nos deux voyages à sa cour ; c’est-à-dire, qu’il allât quatre fois d’une extrémité de l’empire à l’autre ; faveur qui s’accorde rarement à des personnes de cet âge, et qu’on n’avait jamais accordée à qui que ce soit pour un temps si long. Comme je ne pouvais parvenir à mon but sans que ce jeune homme sût le hollandais, je lui enseignai cette langue avec tant de soin, qu’en une année il l’écrivait et la parlait mieux qu’aucun de nos interprètes. J’ajoutai à ce bienfait les meilleures leçons d’astronomie, d’anatomie et de médecine dont je fusse capable ; à quoi je joignis encore de gros gages. En récompense, il me fit avoir des instructions aussi étendues qu’il était possible sur l’état de l’empire, sur le gouvernement, sur la cour impériale, sur la religion établie dans l’état, sur l’histoire des premiers âges, et sur ce qui se passait chaque jour de remarquable. Il n’y avait aucun livre sur aucune sorte de matière qu’il ne m’apportât d’abord, et dont il ne m’expliquât ce que je voulais savoir. Comme il était souvent obligé d’emprunter ou d’acheter des uns et des autres, je ne le laissais jamais sortir sans lui donner de l’argent pour se mettre en état de me satisfaire[1]

Depuis plus d’un siècle que l’entrée du Japon est interdite à toutes les nations de l’Europe, sans autre exception que les Hollandais, la compagnie hollandaise des Indes orientales y envoie tous les ans une ambassade ; et dans cette occasion ses ministres ont la liberté de paraître à la cour pour remercier l’empereur de ses bienfaits. C’est le seul temps qu’un voyageur puisse choisir pour visiter un pays qui n’est pas moins inaccessible par les difficultés naturelles de sa situation que par la rigueur de ses lois. Kœmpfer, qui se trouvait à Batavia en 1690, accepta l’emploi de chirurgien qu’on lui offrit à la suite de l’ambassade. L’embarquement se fit le 7 mai, et la navigation fut d’environ quatre mois.

Après avoir découvert les premières îles du Japon, qu’on nomme Goto, et qui sont habitées par des laboureurs, il entra, le 24 septembre, dans un havre environné de hautes montagnes, d’îles et de rochers qui le mettent à couvert de la violence des tempêtes et des orages : c’est le célèbre port de Nangasaki. Sur le sommet des montagnes on a placé des corps-de-garde, d’où l’on observe avec des lunettes de longue vue tout ce qui se passe en mer, pour en donner avis au magistrat de la ville. Aussi vingt bateaux japonais à rames vinrent-ils le même jour au-devant du vaisseau : ils le remorquèrent jusqu’à deux cents pas du comptoir hollandais. Le rivage, qui est formé par le pied des montagnes, a pour défense plusieurs redoutes de forme ronde ; et du côté de la ville, assez près du rivage, on voit sur deux éminences, deux corps-de-garde entourés de draps, pour dérober à la vue des étrangers le nombre des canons et des hommes qu’on y entretient.

Les Hollandais saluèrent de douze coups de canon chacun de ces deux postes, et jetèrent l’ancre à trois cents pas de la ville, près de l’île de Desima, où l’on a fixé la demeure des marchands de leur nation. Alors deux officiers du gouvernement vinrent à bord, avec leur commission par écrit, accompagnés d’un grand nombre de commis, d’interprètes et de soldats. Ils appelèrent, suivant la liste qu’on mit entre leurs mains, tous ceux qui étaient nouvellement arrivés ; et, les faisant passer en revue l’un après l’autre, ils les examinèrent depuis la tête jusqu’aux pieds, avec le soin d’écrire leur nom, leur âge et leurs affaires. Ensuite cinq ou six personnes du vaisseau furent interrogées à part sur les circonstances du voyage, c’est-à-dire qu’on leur demanda d’où ils venaient, quand ils étaient partis, combien ils avaient employé de temps dans leur route, et s’ils n’avaient pas abordé à quelque autre port. On écrivait leurs réponses : on fit aussi diverses questions sur un officier du vaisseau qui était mort le jour précédent ; on observa soigneusement sa poitrine et le reste de son corps, pour s’assurer qu’il n’y avait point de croix ni d’autre marque de la religion romaine. Les Hollandais obtinrent que son cadavre fût emporté le même jour ; mais on ne permit à personne de l’accompagner, ni de voir dans quel lieu on l’avait enterré. Après cette revue, on posta des soldats et des commis à chaque coin du vaisseau, qui passa pour ainsi dire entre les mains des Japonais avec toute sa charge. On laissa la chaloupe et le canot aux Hollandais, mais seulement pour ce jour-là, et pour leur donner le temps de prendre soin de leurs ancres, mais on demanda les pistolets, les coutelas, et toutes les autres armes, qui furent mises en lieu de sûreté ; et le lendemain on se fit donner aussi toute la poudre. Kœmpfer avoue que, s’il n’avait été prévenu sur de si bizarres procédés, il aurait été fort alarmé de sa situation ; il ajoute que la vérité l’oblige de remarquer encore qu’à la première vue des côtes du Japon, chacun fut obligé, suivant l’ordre des supérieurs et l’ancien usage, de donner au capitaine son livre de prières et ses autres livres de religion, avec tout l’argent de l’Europe qu’il avait apporté, et que le capitaine, après avoir dressé un état de ce qui appartenait à chaque particulier, mit le tout dans un vieux tonneau, et le cacha aux Japonais jusqu’au départ du vaisseau.

Aussitôt que ces officiers se furent retirés, le comptoir hollandais fit porter à bord toutes sortes de rafraîchissemens, et les directeurs, s’y étant rendus le lendemain, assemblèrent tout équipage pour entendre lire à quelles humiliantes conditions les bâtimens hollandais étaient reçus. Le papier qui contenait ces ordres fut affiché publiquement, suivant l’usage du Japon. Kœmpfer, ayant souhaité de descendre à Desima, fut obligé, comme le plus simple matelot, de prendre un passe-port du vaisseau de garde japonais pour le montrer aux gardes de terre. On n’était pas plus libre de retourner à bord sans un passe-port des gardes de terre, qui devait être montré au vaisseau de garde.

L’ambassadeur hollandais, qui se nommait Van-Butenheim, employa quelques mois, suivant l’usage établi, à se disposer au voyage d’Iedo, résidence ordinaire de l’empereur du Japon. Depuis plusieurs siècles que l’empire du Japon est divisé en sept grands pays, on a cherché à rendre les voyages plus commodes par un grand chemin qui borne chacun de ces pays ; et comme ils sont subdivisés en plusieurs provinces, on a fait aussi dans chaque province des routes particulières qui aboutissent toutes au grand chemin, comme les petites rivières vont se perdre dans les grandes. Tous ces chemins ont pris leur nom du pays ou de la province à laquelle ils conduisent.

Les grands chemins sont si larges, que deux troupes de voyageurs, quelque nombreuses qu’elles soient, peuvent y passer en même temps sans obstacle. Celle qui monte, c’est-à-dire, dans le langage du pays, celle qui va vers Méaco, prend le côté gauche du chemin ; et celle qui descend, ou qui vient du côté de Méaco prend le côté droit. Toutes les grandes routes sont divisées, pour l’instruction et la satisfaction des voyageurs, en milles géométriques, qui sont tous marqués, et qui commencent au grand pont d’Iedo, comme au centre commun de tous les grands chemins. Ce pont est appelé, par prééminence, Nipon-bas, c’est-à-dire le pont du Japon. Ainsi, dans quelque lieu de l’empire qu’un voyageur se trouve, il peut savoir à toute heure de combien de milles japonais il est éloigné de la résidence de l’empereur. Les milles sont marqués par deux petites buttes placées vis-à-vis l’une de l’autre de chaque côté du chemin, sur lequel on a gravé des caractères qui font connaître quelles sont les provinces et les terres qui s’y terminent, et même à qui elles appartiennent. Les chemins de traverse ont aussi leurs inscriptions pour guider les voyageurs.

Dans le voyage de Nangasaki à la cour, on fait passer les Hollandais par deux de ces grands chemins, et de l’un à l’autre par eau. Ainsi toute la route est divisée en trois parties. Ils se rendent, d’abord par terre, au travers de l’île de Kiusiu, à la ville de Kokura ; ce qui demande cinq jours. De Kokura, ils passent le détroit dans de petits bateaux jusqu’à Simonoseki, qui est éloigné d’environ deux lieues, et où ils trouvent à l’ancre une barque qui attend leur arrivée. Ce port est également et sûr et commode. Le chemin de Nangasaki à Kokura porte au Japon le nom de Sakaido, qui signifie chemin des terres occidentales. À Simonoseki, on les fait embarquer pour Osaka, où, d’un temps favorable, ils arrivent dans l’espace de huit jours. Quelquefois le bâtiment ne va pas plus loin que Fioray. Osaka est éloigné de Fioray de treize lieues de mer japonaises. Ils font ce chemin dans de petits bateaux, après avoir laissé leur barque à Fioray jusqu’à leur retour. D’Osaka, ils traversent par terre la grande île de Niphon jusqu’à Iedo ; ce qui prend environ quatorze jours. Le chemin d’Osaka à Iedo est nommé Thokaido, c’est-à-dire le chemin de la mer ou de la côte. Les Hollandais séjournent vingt jours à Iedo ; et, revenant à Nangasaki, ils emploient à tout le voyage environ trois mois. Il est au moins de trois cent vingt-trois lieues japonaises : cinquante-trois et demie de Nangasaki à Kokura ; cent trente-six de Kokura à Osaka ; et cent trente-trois d’Osaka à Iedo, qui reviennent à deux cents milles d’Allemagne. Dans cette route, on traverse ou l’on voit à quelque distance, trente-trois grandes villes et cinquante-sept petites, outre un nombre infini de villages et de hameaux.

Kœmpfer vit avec étonnement les femmes de la province de Fisen : elles sont de si petite taille, qu’on les prendrait toutes pour de très-jeunes filles ; mais elles sont bien proportionnées, et la plupart fort jolies. Elles se peignent le visage, ce qui achève d’en faire comme autant de poupées ; et lorsqu’elles sont mariées, elles s’arrachent les sourcils.

Dans les montagnes, qu’on ne traverse point aisément à cheval, les Hollandais étaient portés dans des cangos, voiture de la forme d’un petit panier carré, ouvert de tous côtés, et simplement couvert d’un petit toit, soutenu d’un bâton, et fort incommode aux voyageurs. En gravissant la montagne de Fiamitz, on rencontre un petit village sans nom, dont tous les habitans étaient descendus d’un même homme, qui rivait encore. Kœmpfer fut surpris de les voir tous beaux et bien faits, avec toute la politesse qui est le fruit de la meilleure éducation.

Ils arrivèrent à la ville d’Osaka : on leur distribua aussitôt des chambres divisées, suivant l’usage du pays, par des paravents. Leurs interprètes, qu’ils envoyèrent aux deux gouverneurs de la ville, avec quelques présens, pour obtenir la liberté de les voir, rapportèrent bientôt que Nossi-Zemono-Cami, un des gouverneurs, était allé rendre compte à la cour des affaires qui concernaient son administration ; et qu’Otagini-Tassano-Cami, second gouverneur, qui était occupé pour le reste du jour, priait l’ambassadeur de remettre sa visite au lendemain.

En effet, le dimanche 25 février, il fut conduit à l’audience avec son cortége. En descendant au palais, qui est à l’extrémité de la ville, dans une place carrée, on fit prendre à tous les Hollandais un manteau de soie à la japonaise, qui est regardé comme l’habit de cérémonie. Ils traversèrent un passage de trente pas pour entrer dans la salle des gardes, où ils furent reçus par deux gentilshommes du gouverneur : quatre soldats étaient en faction au côté gauche de la porte ; et plus loin, huit officiers étaient assis sur leurs genoux et leurs talons. La muraille à droite était garnie d’armes suspendues et rangées en bon ordre. Les Hollandais étant entrés dans la salle d’audience, deux secrétaires les y reçurent civilement, et leur présentèrent du thé, jusqu’à l’arrivée du gouverneur, qui parut accompagné de deux de ses fils. Il s’assit à dix pas de distance dans une autre chambre qu’il ouvrit du côté de la salle. La conversation n’eut rien de bien remarquable. On parla du temps, qui était bien froid ; de la longueur du voyage, du bonheur d’être admis à la présence de l’empereur, et de la distinction des Hollandais, qui, de toutes les nations du monde, était la seule à qui cette grâce fût accordée.

Osaka est une des cinq grandes villes impériales. Sa situation est dans une plaine fertile, sur les bords d’une rivière navigable. La rivière d’Iodogava passe au nord de la ville, coule de l’est à l’ouest, et se jette dans la mer voisine. Elle apporte d’immenses richesses aux habitans d’Osaka. Sa source n’en est qu’à une journée et demie au nord-est, où elle sort d’un lac qui est au centre de l’île, dans la province d’Oomi, et qui s’est formée, suivant le récit des Japonais, dans l’espace d’une nuit, par un tremblement de terre. Elle sort de ce lac près du village de Tsinatofa, où elle a un double pont magnifique ; double, parce qu’elle y est divisée par une petite île. Elle coule ensuite près des villes d’Udsi et d’Iodo, dont la dernière lui donne son nom. De là elle continue son cours vers Osaka, où, se partageant en deux bras, l’un entre dans la ville, et l’autre va droit à la mer. Cette diminution est réparée par deux autres rivières nommées Iomattagava et Franogava, qui se jettent dans celle d’Osaka , précisément devant la ville au nord du château, et qu’on traverse sur de beaux ponts. Toutes ces eaux réunies ayant arrosé le tiers de la ville, un large canal en conduit une partie dans les quartiers du sud, qui sont les plus grands, et la demeure des habitans les plus riches. On en a tiré divers petits canaux, qui passent dans les principales rues, et d’autres qui ramènent les eaux dans le grand. Ils sont assez profonds pour recevoir de petites barques, qui apportent les marchandises et les denrées devant la porte des habitans. Kœmpfer admira la régularité de cette multitude de canaux, sur lesquels on a bâti quantité de ponts, dont plusieurs sont d’une rare beauté. Il dut se croire un moment revenu dans Amsterdam.

La ville d’Osaka doit être extrêmement peuplée, s’il est vrai, comme les Japonais l’assurent, qu’on peut lever de ses seuls habitans une armée de quatre-vingt mille hommes. Sa situation, qui est également avantageuse pour le commerce par terre et par eau, en fait la ville du Japon la plus considérable et la plus marchande. Elle est remplie de riches négocians, d’artisans et d’ouvriers. Les vivres y sont à bon marché, comme tout ce qui sert au luxe, en à flatter les sens ; aussi les Japonais la nomment-ils le théâtre du plaisir. Ils s’y rendent de toutes les provinces de l’empire, pour y dépenser agréablement le superflu de leur bien. Tous les princes et les seigneurs qui possèdent des terres à l’ouest ont leurs maisons dans cette ville, quoiqu’il ne leur soit pas permis de s’y arrêter plus d’une nuit.

Les Hollandais partirent d’Osaka le 28 février pour se rendre à Méaco, qui n’en est éloigné que de treize lieues. Ils furent admis à l’audience du président de justice et des gouverneurs, mais avec la petite humiliation d’être obligés de quitter leurs voitures à cinquante pas du palais du président, pour faire à pied ce qui leur restait du chemin, et d’attendre à la porte du premier corps-de-garde qu’on eût donné avis de leur approche. Le président ne leur fit pas même l’honneur de paraître, et reçut leurs présens par les mains de quelques officiers. Ils trouvèrent moins de hauteur chez les deux gouverneurs, qui se firent voir, comme celui d’Osaka, par des jalousies. Cependant leur patience y fut mise à d’autres épreuves. Après l’audience, on les pria de s’arrêter quelque temps, pour donner la liberté aux dames qui étaient dans une chambre voisine, derrière un paravent qu’on avait percé de plusieurs trous, de considérer leur figure et leur habillement. Non-seulement l’ambassadeur fut obligé de montrer son chapeau, son épée, sa montre, et plusieurs autres choses qu’il portait sur lui, mais on le pria d’ôter son manteau, pour laisser voir ses habits devant et derrière.

Les Hollandais passèrent quatre jours à Méaco. Cette ville se nomme autrement Kio, nom qui signifie ville, et qu’on lui donne par excellence, parce qu’étant la demeure du daïri, ou de l’empereur ecclésiastique héréditaire, on la regarde comme la capitale de l’empire. Elle est située dans la province d’Iamatto, au milieu d’une grande plaine. Sa longueur du nord au sud est de trois quarts de mille d’Allemagne ; et sa largeur d’un demi-mille de l’est à l’ouest. D’agréables collines dont elle est environnée, et quelques montagnes d’où sortent quantité de petites rivières et de fontaines rendent sa situation charmante. Du côté de l’est, on voit sur le penchant d’une de ces montagnes un grand nombre de temples, de couvens et de chapelles. Trois rivières, qui ont peu de profondeur, entrent dans la ville du même côté, et se réunissent au centre : on les passe sur un beau pont d’environ deux cents pas de longueur ; ensuite toutes ces eaux rassemblées coulent à l’ouest. Le palais du daïri occupe le quartier septentrional, composé de douze ou treize rues, qui sont séparées du reste de la ville par des murs et des fossés. Dans la partie occidentale de Méaco, on voit un château de pierre de taille, et bien fortifié, qui sert de logement au monarque séculier, lorsqu’il vient visiter le daïri. Les rues de la ville sont étroites, mais régulières, et d’une longueur extraordinaire. Les maisons n’ont que deux étages ; la plupart sont de bois et d’argile, avec un réservoir d’eau sur le toit, et tous les instrumens nécessaires pour arrêter les ravages du feu.

Méaco passe pour le magasin général des manufactures du Japon et de toutes sortes de marchandises : c’est le centre du commerce de l’empire. Dans le dernier dénombrement, qui se nomme aratamé, on avait compté à Méaco quatre cent soixante-dix-sept mille cinq cent cinquante-six laïques, cinquante-deux mille cent soixante-neuf ecclésiastiques, sans y comprendre la cour entière du daïri, qui est très-nombreuse, et les étrangers qui s’y rendent continuellement de toutes les parties de l’empire.

À peu de distance du village de Canaia, on rencontre la grande et fameuse rivière d’Osigava, qui descend des montagnes voisines avec une rapidité surprenante, et se jette dans la mer une demi-lieue au-dessous. Il est impossible de la traverser à gué après les grandes pluies ; et dans d’autres temps les rochers qu’elle entraîne des montagnes la rendent toujours fort dangereuse. Les habitans des lieux voisins, qui connaissent parfaitement son lit, prennent un prix réglé pour aider les voyageurs ; et si quelqu’un a le malheur de périr entre leurs mains, les lois du pays punissent de mort tous ceux qui s’étaient chargés de sa conservation. Ils sont payés à proportion de la hauteur de l’eau, qui se mesure par un poteau planté sur la rive. Quoique l’eau fût alors assez basse, cinq hommes, furent nommés pour chaque cheval du cortége hollandais, deux à chaque côté pour lui soutenir le ventre, et un pour tenir la bride. Dans un temps plus difficile, on emploie six hommes de chaque côté du cheval, deux pour le soutenir sous le ventre, quatre pour soutenir ceux de devant, et se soutenir l’un l’autre, pendant qu’un treizième mène le cheval par la bride.

La montagne de Fudsi ne ressemble pas mal au pic de Ténériffe. On la découvre de si loin, qu’ayant servi de guide au voyage des Hollandais, elle ne fut pas d’un petit secours à Kœmpfer pour dresser la carte de leur route. Il croit devoir la décrire, parce qu’elle passe avec justice pour une des plus belles montagnes du globe terrestre. Sa base est large, et sa cime se terminant en pointe, elle a l’apparence d’un vrai cône. La neige s’y conserve pendant la plus grande partie de l’année ; et quoique les chaleurs de l’été en fassent fondre une grande quantité, il en reste toujours assez pour couvrir entièrement le sommet. On voit près de sa cime un trou fort profond, qui vomissait anciennement des flammes et de la fumée ; mais cette éruption a cessé depuis qu’il s’est élevé au-dessus une espèce de petite colline ou de butte. À présent les endroits plats qui se trouvent près du sommet sont couverts d’eau. Cependant les flocons de neige que le vent détache et fait voler de toutes parts font juger que la montagne est encore enveloppée d’un voile de nuages et defumée. Comme l’air est rarement calme dans les parties supérieures, la dévotion y conduit le peuple pour rendre hommage au dieu des vents : on emploie trois jours à monter ; mais on peut descendre en moins de trois heures à l’aide d’un traîneau de paille, avec lequel on glisse sur la neige en hiver, et sur le sable dans la belle saison. Les iammabos, ou les prêtres de la montagne, sont consacrés au culte de l’Éole japonais. Leur mot du guet est fudsiiamma, qu’ils répètent sans cesse en mendiant. Cette fameuse montagne exerce souvent les poëtes et les peintres du Japon.

À l’extrémité de Toghitz on trouve une garde impériale pour arrêter les femmes et les armes. Les recherches sont ici très-rigoureuses, parce que Toghitz est comme une clef de la capitale de l’empire, et qu’aucun des princes venant de l’occident ne peut éviter ce passage lorsqu’il se rend à la cour. Si l’on soupçonne qu’entre les passans il y ait une femme travestie en homme, elle est visitée rigoureusement ; mais c’est à des femmes qu’on abandonne ce soin. Assez près du corps-de-garde, Kœmpfer s’arrêta d’étonnement à la vue de cinq chapelles et d’autant de prêtres qui poussaient des hurlemens effroyables en battant sur de petites cloches plates ; mais il fut encore plus surpris lorsque, ayant vu tous les Japonais du cortége jeter des pièces de monnaie dans la chapelle, et recevoir en échange un papier qu’ils portaient respectueusement sur le rivage d’un lac voisin pour le jeter dans l’eau, après l’avoir attaché à une pierre qui le faisait aller sûrement au fond, on lui eut expliqué le motif de cet étrange usage. Le lac de Fakone passe au Japon pour le purgatoire des enfans qui meurent avant l’âge de sept ans ; et l’on croit qu’ils y sont tourmentés jusqu’à ce qu’ils soient rachetés par la charité des passans. Les prêtres assurent qu’ils reçoivent du soulagement aussitôt que les noms des dieux et des saints qui sont écrits sur le papier qu’on vend dans les chapelles commencent à s’effacer, et qu’ils sont entièrement délivrés lorsque l’eau fait disparaître ces caractères. L’endroit particulier où l’on prétend que les âmes des enfans sont retenues se nomme Sainokavara : il est marqué par un morceau de pierre.

Dans une des chapelles, on montrait plusieurs curiosités, telles que des sabres d’anciens héros dont on y raconte les glorieux exploits, deux belles branches de corail, deux cornes de licorne d’une merveilleuse grandeur, deux pierres trouvées, l’une dans le corps d’une vache, l’autre dans celui d’un cerf ; un habit d’étoffe d’ama, comme les anges en portent au ciel, et qui leur donne le pouvoir de voler ; le peigne d’Ioritomo, premier monarque séculier du Japon, avec ses armoiries gravées dessus ; la cloche de Kobidais, fondateur d’une secte célèbre, et une lettre écrite de la propre main de Takaminé. Cet endroit est le Saint-Denis du Japon.

On voit près des côtes, vis-à-vis de Karanda, un rocher qui sort de la mer en forme de pyramide ; et plus loin, directement au sud, la fameuse île de Kamakoura. Elle paraît ronde, d’une lieue de tour au plus, et couverte de bois fort hauts. C’est un lieu d’exil pour les seigneurs disgraciés, et rarement sont-ils rappelés lorsque le malheur les y condamne. Les côtes en étant fort escarpées, on est obligé d’employer des grues pour haler les bateaux dans lesquels on y transporte les prisonniers ou des provisions.

Sinagava est un faubourg d’Iedo, à deux lieues de cette ville impériale. En y entrant, la place des exécutions offre un spectacle terrible. C’est une multitude de têtes humaines et de cadavres, les uns à demi pouris, les autres à demi dévorés, avec un grand nombre de chiens, de corbeaux et d’autres animaux carnassiers qui se repaissent de ces misérables restes, digne avenue du palais d’un despote. Après avoir fait environ trois quarts de lieue dans cette rue, les Hollandais s’arrêtèrent dans une hôtellerie, où la vue de la ville et de son havre, qui est ordinairement rempli d’une multitude de bâtimens de toutes sortes de grandeurs et de figures, offre une des plus belles perspectives du monde. On leur dit que la beauté de ce spectacle attirait souvent dans le même lieu des personnes d’une condition distinguée. Il leur restait un quart de lieue pour arriver à l’entrée d’un autre faubourg d’Iedo, qui n’est qu’une continuation de Sinagava, dont il est séparé par un simple corps-de-garde. La mer en cet endroit s’approche si près de la colline, qu’il n’y a qu’un rang de maisons entre cette colline et le chemin ; il règne quelque temps le long de la côte ; mais, venant ensuite à s’élargir, il forme plusieurs rues irrégulières d’une longueur considérable. Après une demi-heure de marcher, la beauté des rues, qui deviennent plus larges et plus uniformes, la foule du peuple et le tumulte, firent comprendre aux Hollandais qu’ils étaient entrés dans la ville. Ils traversèrent un marché, d’où, prenant par une grande rue qui coupe un peu irrégulièrement Iedo du sud au nord, ils passèrent plusieurs ponts magnifiques, entre lesquels ils en distinguèrent un de quarante-deux brasses de longueur, célèbre parce qu’il est le centre commun d’où l’on mesure les chemins et la distance des lieux dans toute l’étendue de l’empire. Ils virent plusieurs rues qui aboutissent à la grande ; et leur admiration fut particulièrement excitée par la foule incroyable du peuple, par le train des princes et des grands, qu’ils ne cessaient pas de rencontrer, et par la riche parure des dames qui passaient continuellement dans leurs chaises et leurs palanquins. Ils ne se lassaient pas de voir aussi la variété des boutiques qui bordent les rues, et l’étalage de toutes sortes de marchandises, avec un drap noir suspendu pour la commodité ou le faste. Ils ne s’aperçurent point, comme dans les autres villes, que personne eût la curiosité de les voir passer ; apparemment, observe Kœmpfer, parce qu’un si petit train n’avait rien d’admirable pour les habitans d’une ville si peuplée, séjour d’un puissant monarque, où l’on est accoutumé à des spectacles plus pompeux. La marche fut d’une lieue entière dans la grande rue, jusqu’à l’hôtellerie ordinaire de la nation hollandaise.

L’ambassadeur fit donner avis de son arrivée aux ministres des affaires étrangères. Le premier ordre qu’on lui signifia fut de se tenir renfermé dans sa chambre, lui et tous ses gens, avec défense au sugio de laisser approcher d’eux d’autres Japonais que leurs domestiques. Kœmpfer murmure un peu de cette rigueur. On devait croire, dit-il, nos appartemens assez éloignés de la rue, puisque c’était l’étage le plus élevé du derrière de la maison, où l’on ne pouvait entrer que par un passage étroit, qui aurait pu se fermer à la clef, si cette précaution avait paru nécessaire. Il y avait deux portes, l’une en bas et l’autre au haut de l’escalier, et les chambres n’avaient des ouvertures que d’un seul côté ; je n’avais dans la mienne qu’une fenêtre si étroite qu’elle me laissait à peine voir le soleil en plein midi.

Il se passa près de quinze jours avant que l’ambassadeur pût obtenir sa première audience ; la captivité des Hollandais diminua si peu dans cet intervalle, qu’on leur recommanda même de ne pas jeter de leurs fenêtres dans la rue le moindre papier sur lequel il y eut des caractères de l’Europe. Cependant il paraît que Kœmpfer eut l’adresse de ménager assez les gardes pour se procurer la liberté de visiter la ville, et d’en faire une description d’autant plus curieuse, qu’il y a joint un plan dont il vante la fidélité.

Des cinq grandes villes de commerce qui appartiennent au domaine impérial, Iedo passe pour la première : elle est tout à la fois la capitale et la plus grande ville de l’empire. C’est le séjour d’un grand nombre de princes et de seigneurs qui composent la cour, et la multitude de ses habitans est presque incroyable. Elle est située, suivant l’observation de Kœmpfer, à 35° 30′ de latitude nord. Les Japonais lui donnent sept lieues de long, cinq de large, et vingt de circonférence. Elle n’est pas ceinte de murs ; mais plusieurs fossés qui l’entourent, et de hauts remparts plantés d’arbres, avec des portes capables de résistance, peuvent servir à la défendre. Une grande rivière, qui a sa source au couchant, la traverse et se jette dans le port, tandis qu’un de ses bras va servir de fossé au château ; il se jette aussi dans le port par cinq embouchures, dont chacune est traversée par un pont magnifique.

Iedo n’est pas bâtie avec la régularité des autres villes du Japon, parce qu’elle n’est arrivée que par degrés à la grandeur qu’on admire aujourd’hui. Cependant on y trouve, dans plusieurs quartiers, des rues régulières qui se coupent à angles droits. Elle doit cet embellissement aux incendies qui souvent réduisent en cendres un grand nombre de maisons. Les nouvelles rues sont alignées d’après les plans des propriétaires du terrain. En général, les maisons d’Iedo sont basses et petites, comme dans tout le reste de l’empire. La plupart sont bâties de bois de sapin, avec un léger enduit d’argile. L’intérieur est le même qu’à Méaco, divisé en appartemens avec des paravents de papier ; les murs sont revêtus de papier peint, les planchers couverts de nattes, et les toits en bardeau. Il n’est pas étonnant qu’avec des matières si combustibles, le feu y fasse tant de ravage. Chaque maison doit avoir, sous le toit ou dessus, une cuve pleine d’eau, avec les instrumens nécessaires pour en faire usage. Cette précaution suffit souvent pour éteindre le feu dans une maison particulière ; mais elle devient inutile pour arrêter la fureur d’un incendie qui a déjà fait des progrès. Les Japonais ne connaissent point alors d’autre remède que d’abattre les maisons voisines auxquelles le feu n’a point encore touché. Ils ont des compagnies de gardes institués à cet effet, qui font la patrouille nuit et jour, avec des habits de cuir brun, pour les défendre de la flamme et des crocs de fer.

Tous les quartiers de la ville sont remplis, comme en Europe, de temples, de couvens, et d’autres bâtimens religieux qui en occupent les plus belles parties. Les palais des grands sont de superbes édifices ; ils sont séparés des maisons particulières par de grandes cours, et ornées de magnifiques portes, où l’on monte par de superbes perrons ; mais ils n’ont qu’un étage divisé en plusieurs riches appartemens, sans tours, et sans ces autres marques de puissance qu’on voit aux châteaux des princes et des grands dans leurs états héréditaires.

Iedo est une pépinière d’artistes, de marchands et d’artisans ; ce qui n’empêche pas que tout ne s’y vende plus cher que dans les autres lieux de l’empire, à cause du concours infini du peuple, des moines oisifs et des courtisans, et de la difficulté du transport pour les provisions.

Le château, on le palais de l’empereur, est situé presqu’au milieu de la ville ; sa figure est irrégulière : on lui donne cinq lieues de tour : il est composé de deux enceintes qu’on peut nommer deux châteaux extérieurs ; le troisième, qui fait le centre, et qui est proprement la demeure du monarque, est flanqué de deux autres châteaux bien fortifiés, mais plus petits, avec de grands jardins derrière l’appartement impérial. Chacun de ces châteaux est entouré de fossés et de murs : le premier occupe un grand terrain qui environne le second et une partie du palais impérial ; il contient tant de rues, de fossés et de canaux, qu’il fut difficile à Kœmpfer d’en concevoir le plan, quoiqu’il le donne avec celui de la ville. C’est dans ce château extérieur que demeurent les princes de l’empire avec leurs familles. Le second château occupe moins d’espace, et fait face au troisième ; mais il est séparé des deux autres murs par des fossés, des ponts-levis et de grosses portes : la garde en est plus nombreuse que celle du premier ; il contient les superbes palais de quelques-uns des plus puissans princes de l’empire, des conseillers d’état, des premiers officiers de la couronne ; enfin, de tous les seigneurs qui sont appelés par leurs fonctions à la plus intime familiarité de l’empereur. Le château, qui mérite proprement le nom de palais impérial, est situé sur un terrain un peu plus élevé que les deux autres ; il est entouré d’une épaisse muraille de pierres de taille, flanquée de bastions qui ressemblent beaucoup à ceux de l’Europe. Un rempart de terre élevé du côté intérieur soutient plusieurs corps-de-garde et des guérites ou des tours à plusieurs étages. Rien n’approche de la solidité de l’édifice dans la partie que l’empereur habite : ce sont des pierres de taille d’une grosseur énorme, posées l’une sur l’autre sans mortiers et sans crampons de fer, afin que dans les tremblemens de terre, qui sont fréquens au Japon, les pierres puissent céder à la secousse, et ne recevoir aucun dommage. Au milieu du palais s’élève une tour carrée plus haute que tout le reste des bâtimens, divisée en plusieurs étages, dont chacun a son toit, et si richement ornée, que de loin elle donne à tout le château un air de magnificence qui cause de l’étonnement. Une multitude de toits recourbés, avec des dragons dorés au sommet et aux angles, qui couvrent tous les autres bâtimens, produisent le même effet. Le second château a peu d’ornemens extérieurs ; mais il est entouré, comme le premier, de fossés larges, profonds, et de très-hauts murs, avec une seule porte et un pont qui communique au troisième. C’est dans le premier et le second qu’on élève les enfans de l’empereur. Tous ces châteaux ou ces palais n’ont qu’un étage, et ne laissent pourtant pas d’être assez hauts. Le troisième a plusieurs longues galeries et de grandes salles, qui peuvent être divisées par des paravens : chaque appartement a son nom : celui qu’on nomme la salle des mille nattes sert uniquement aux grandes assemblées, où l’empereur reçoit l’hommage et les présens des princes de l’empire, et les ambassadeurs des puissances étrangères ; mais il a divers autres salles d’audience ; il ne manque rien à leur beauté, dans le goût d’architecture du pays ; les plafonds, les solives et les colonnes sont de bois de cèdre, de camphre on d’iesseri, dont les veines forment naturellement des fleurs et d’autres figures curieuses. Plusieurs appartemens ne sont revêtus que d’un simple vernis ; d’autres ont les plus beaux ornemens de sculpture. La plupart des bas-reliefs sont des oiseaux ou des branches dorés avec beaucoup d’art : le plancher est couvert de nattes blanches, avec un galon ou une frange d’or pour bordure. Au reste, il y a peu de différence, pour l’ameublement, entre le palais de l’empereur et ceux des princes. On garde le trésor impérial dans un bâtiment dont les toits sont de cuivre, et les portes de fer, pour le garantir du feu. La crainte du tonnerre a fait imaginer un appartement souterrain, qui a pour plafond un grand réservoir plein d’eau ; l’empereur s’y retire lorsqu’il entend gronder la foudre, parce que les Japonais sont persuadés que cette barrière est impénétrable au feu du ciel : mais Kœmpfer avertit que, ne l’ayant pas vue, il n’en parle que sur le témoignage d’autrui.

Enfin, le jour de l’audience fut marqué au 29 mars, qui est le dernier du second mois des Japonais. Quoique ce fût un des jours ordinaires où l’empereur était accoutumé de la donner, Kœmpfer avoue qu’on n’aurait pas pensé si tôt à dépêcher les Hollandais, si le favori de l’empereur, qui devait donner une fête à ce monarque, et qui avait besoin de temps pour ses préparatifs, n’eût été bien aise de se délivrer d’eux. Ce seigneur, qui se nommait Makino-Bingo, avait été gouverneur de l’empereur, et s’était maintenu dans le plus haut degré de faveur. Il fit avertir l’ambassadeur hollandais de se tenir prêt pour le 29 ; la notification ne marquait pas un haut degré de considération pour l’ambassadeur, puisqu’il lui envoya dire simplement de se rendre de bonne heure à la cour, et de se tenir dans la salle des gardes jusqu’à ce qu’il fût appelé. Le récit de cette audience peut servir à faire juger comment les Hollandais sont traités au Japon depuis qu’ils en ont fait exclure les autres nations. Nous ne ferons au récit de Kœmpfer que quelques corrections de style.

« Le 29 mars, qui était un jeudi, les présens destinés pour sa majesté impériale furent envoyés à la cour ; ils y devaient être rangés sur des tables de bois, dans la salle des mille nattes, où l’empereur devait en faire la revue. Nous suivîmes aussitôt, avec un petit équipage, couverts d’un manteau de soie noire : nous étions accompagnés de trois intendans, des gouverneurs de Nangasaki, d’un commis du Bugio, de deux messagers de Nangasaki, et d’un fils de l’interprète, tous à pied. Nous étions quatre à cheval, tous à la queue l’un de l’autre ; trois Hollandais et notre interprète. Chacun de nos chevaux était conduit par un valet qui tenait la bride, et qui marchait à la droite : c’est le côté par lequel on monte à cheval, et par lequel on en descend à la manière du pays. Autrefois nous avions deux valets pour chaque cheval, mais nous avons supprimé cet usage comme une dépense inutile. Notre ambassadeur, que les Japonais nomment le capitaine, venait après nous dans un norimon, suivi de notre ancien interprète, qui était porté dans un cango. Nos domestiques fermaient la marche à pied. Ce fut dans cet ordre que nous nous rendîmes au château en une demi-heure de marche. Nous entrâmes dans la première enceinte par un grand pont bordé d’une balustrade, sur laquelle règne une suite de boules de cuivre. La rivière qui passe dessous est large, et coule vers le nord en faisant le tour du château. On y voyait alors un grand nombre de bateaux. Nous trouvâmes au bout du pont deux portes fortifiées, entre lesquelles nous vîmes un petit corps de soldats. Après avoir passé la seconde porte, nous entrâmes dans une grande place, où la garde était plus nombreuse. La salle d’armes nous parut tapissée de drap ; les piques étaient debout à l’entrée, mais le dedans était revêtu d’armes dorées, de fusils vernissés, de boucliers, d’arcs, de flèches et de carquois, rangés avec beaucoup d’ordre et de goût. Les soldats se tenaient assis à terre, les jambes croisées, tous vêtus de soie noire, et chacun avec deux sabres à son ceinturon. En traversant la première enceinte, nous passâmes entre les palais des princes et des grands de l’empire, qui remplissent l’intérieur de ce premier château : la seconde ne nous parut différer de la première que par la structure des portes et des palais, qui est plus magnifique. On nous y fit laisser notre norimon, notre cango, nos chevaux et nos valets, pour nous conduire, par un long pont de pierre, au fonmatz, qui est la demeure de l’empereur. Après avoir passé ce pont, notre cortége traversa un double bastion, suivi de deux portes fortifiées, par lesquelles il entra dans une rue irrégulière, bordée des deux côtés d’une fort haute muraille, et arriva au fiakninban, c’est-à-dire à la grande garde du château, qui est au bout de cette rue, près de la dernière porte qui conduit au palais. On nous ordonna d’attendre dans la salle des gardes que le grand conseil d’état fût assemblé, temps auquel nous devions être introduits. Les deux capitaines de la garde nous offrirent civilement du thé et du tabac à fumer ; quelques autres personnes vinrent nous tenir compagnie. Nous n’attendîmes pas moins d’une heure ; et dans l’intervalle nous vîmes entrer au palais plusieurs conseillers d’état, les uns à pied, d’autres portés dans leurs norimons. Enfin nous fûmes conduits, par deux magnifiques portes, au travers d’une grande place carrée, jusqu’à l’entrée du palais. L’espace entre la seconde porte et la façade du palais était rempli d’une foule de courtisans et d’un grand nombre de gardes. De là on monte par deux escaliers dans une salle spacieuse qui est à la droite de l’entrée, où toutes les personnes qui doivent être admises à l’audience de l’empereur ou des conseillers d’état attendent qu’on les introduise. Cette salle est non-seulement fort grande, mais aussi extrêmement exhaussée, ce qui n’empêche pas qu’elle ne soit assez sombre lorsqu’on y a mis tous les paravens, parce qu’elle ne reçoit du jour que des fenêtres d’en-haut d’une chambre voisine. Elle est d’ailleurs richement meublée à la manière du pays, et le mélange de ses piliers dorés, qui s’élèvent entre les paravens, forme un coup d’œil fort agréable. Nous y attendîmes encore pendant une heure que l’empereur fût venu s’asseoir dans la salle d’audience. Alors trois officiers conduisirent notre ambassadeur devant sa majesté, et nous laissèrent dans la première salle où nous étions. Aussitôt qu’il fut entré, ils crièrent à haute voix : Hollanda capitaine ! C’était le signal pour l’avertir de rendre l’hommage usité. Il se traîna, suivant l’usage, sur les mains et les genoux, à l’endroit qui lui fut montré, entre les présens qui étaient rangés d’un côté, et l’endroit où l’empereur était assis : là, s’étant mis à genoux, il se courba vers la terre, jusqu’à la toucher du front ; ensuite il recula comme une écrevisse, c’est-à-dire en se traînant en arrière sur les mains et sur les pieds, sans avoir ouvert la bouche pour prononcer un seul mot. Il ne se passe rien de plus aux audiences que nous obtenons de ce puissant monarque, et l’on n’observe pas plus de cérémonie dans les audiences qu’il donne aux plus grands princes de l’empire. On les appelle à haute voix par leur nom : ils s’avancent en rampant ; et lorsqu’ils ont frappé la terre du front, ils se retirent de même. » Ce cérémonial est un peu dur ; mais comme chacun est maître chez soi, on a droit de traiter comme on veut ceux qui viennent des extrémités du globe pour recevoir des humiliations, dont on ne peut pas craindre la vengeance. Un cérémonial, après tout, ne signifie rien, quel qu’il soit, quand il est le même pour tout le monde. Lécher la terre chez les despotes d’Asie n’est qu’une manière de faire la révérence. Je sais bien qu’il y a des gens qui ne s’en accommoderaient pas ; mais les Hollandais auront réponse à tout, en disant : Nous voulons gagner de l’argent, et nous ne sommes pas fiers.

Autrefois l’ambassadeur hollandais en était quitte pour rendre l’hommage ; et quelques jours après, on lui lisait certains règlemens qu’il promettait d’observer, après quoi il était renvoyé à Nangasaki. Mais depuis plus de vingt ans, l’ambassadeur et les Hollandais qui raccompagnent à Iedo sont conduits plus loin dans le palais, pour donner à l’impératrice, aux princesses et aux dames de la cour l’amusement de les voir. Dans cette seconde audience, l’empereur et les dames se tiennent derrière des paravens et des jalousies ; mais les conseillers d’état et les autres officiers de la cour sont assis à découvert. Kœmpfer peint cette scène bizarre avec beaucoup de naïveté.

« Après la cérémonie de l’hommage, l’empereur se retira dans son appartement, et nous fûmes appelés avec l’ambassadeur. On nous fit traverser plusieurs appartemens pour nous rendre dans une galerie ornée de beaucoup de dorure, où nous attendîmes un quart d’heure ; ensuite, traversant plusieurs autres galeries, nous arrivâmes dans une grande chambre où l’on nous pria de nous asseoir. Plusieurs hommes rasés, qui étaient les médecins de l’empereur, des officiers de sa maison et des ecclésiastiques, vinrent nous demander nos noms et notre âge ; mais on tira bientôt des paravens devant nous pour nous délivrer de leurs importunités. Nous passâmes une demi-heure dans le même lieu. On nous conduisit ensuite par d’autres galeries obscures, qui étaient bordées d’une file de gardes du corps. Après eux, plus, près de l’appartement de l’empereur, la file était continuée par plusieurs grands officiers de la couronne, qui faisaient face à la salle où nous étions attendus. Ces officiers avaient leurs habits de cérémonie, étaient assis sur leurs talons, et la tête courbée. La salle consistait en divers compartimens dirigés vers l’espace du milieu ; les uns étaient ouverts, les autres fermés par des paravens et des jalousies. Les uns étaient couverts de quinze nattes, d’autres de dix-huit, enfin d’une natte de plus, suivant la qualité des personnes qui les occupaient. L’espace du milieu était sans nattes, et par conséquent le plus bas, parce qu’on les en avait ôtées. Ce fut sur le plancher de cet espace qu’on nous ordonna de nous asseoir. L’empereur et l’impératrice étaient assis à notre droite, derrière des jalousies. J’eus deux fois l’occasion de voir l’impératrice au travers des ouvertures : elle me parut belle, le teint brun, les yeux noirs et pleins de feu ; son âge d’environ trente-six ans ; et la proportion de sa tête, qui était assez grosse, me fit juger qu’elle était d’une taille fort haute. J’entends par le nom de jalousies une sorte de tapisserie très-fine, composée de roseaux fendus, et revêtue par-derrière d’une soie transparente, avec des ouvertures de la largeur de la main, qui laissent un passage libre aux regards. On les peint de diverses figures pour l’ornement, ou plutôt pour mieux cacher ceux qui sont derrière, quoique indépendamment des peintures il soit difficile de voir les personnes d’un peu loin, surtout si le fond de l’appartement n’est point éclairé.

« L’empereur lui-même était dans un lieu si obscur, que nous aurions eu peine à l’apercevoir, si sa voix ne l’eût fait découvrir ; il parlait néanmoins si bas, qu’il semblait vouloir garder l’incognito. Les princesses du sang et les dames de la cour étaient vis-à-vis de nous, derrière d’autres jalousies. Je m’aperçus qu’on y avait mis des cornets de papier entre les ouvertures des jalousies pour les élargir, et rendre le passage plus libre à la vue. Je comptai environ trente de ces cornets ; ce qui me fit juger que les dames étaient en même nombre. Makino-Bingo était assis seul sur une natte élevée, dans un lieu découvert à notre droite, c’est-à-dire du côté de l’empereur. À notre gauche, dans un autre compartiment, étaient assis les conseillers d’état du premier et du second ordre. La galerie derrière nous, était remplie des principaux officiers de la cour et des gentilshommes de la chambre impériale. Une autre galerie, qui conduisait au compartiment de l’empereur, était occcupée par les enfans des princes, par les pages de sa majesté, et par quelques prêtres qui se cachaient pour nous observer. Telle était la disposition du théâtre où nous devions jouer notre rôle.

» Notre premier interprète s’assit un peu au-dessus de nous, pour entendre plus facilement les demandes et les réponses ; et nous prîmes nos places à sa gauche, tous à la file, après nous être avancés en nous traînant et nous prosternant du côté des jalousies de l’empereur. Alors Bingo nous dit de la part de ce monarque qu’il nous voyait volontiers. L’interprète, qui nous répéta ce compliment rendit aussi la réponse de notre ambassadeur. Elle consistait dans un très-humble remercîment de la bonté que l’empereur avait eue de nous accorder la liberté du commerce. L’interprète se prosternait à chaque explication, et parlait assez haut pour être entendu de l’empereur ; mais tout ce qui sortait de la bouche du monarque passait par celle de Bingo, comme si ces paroles eussent été trop précieuses et trop sacrées pour être reçues immédiatement par des officiers inférieurs. Après les premiers complimens, l’acte qui suivit cette solennité devint une vraie farce.

» On nous fit mille questions ridicules. Premièrement, on voulut savoir notre âge et notre nom ; chacun de nous reçut ordre de l’écrire sur un morceau de papier, avec une écritoire d’Europe, que nous avions apportée pour cette occasion. On nous dit ensuite de remettre le papier et l’écritoire à Bingo, qui les remit entre les mains de l’empereur, par un trou de la jalousie. Alors on demanda au capitaine ou à l’ambassadeur quelle était la distance de Hollande à Batavia et de Batavia au Japon, et lequel avait le plus de pouvoir, du directeur-général de la Compagnie hollandaise ou du stathouder de Hollande. Voici les questions qu’on me fit particulièrement : Quelles étaient les maladies externes ou internes que je croyais les plus dangereuses et les plus difficiles à guérir ? Quelle était ma méthode pour les ulcères et les apostumes intérieurs ? Si les médecins d’Europe ne cherchaient point quelques remèdes pour rendre les hommes immortels, comme les médecins chinois en faisaient leur étude depuis plusieurs siècles ? Si nous avons fait quelques progrès dans cette recherche ? et quel était le meilleur remède de l’Europe pour prolonger la vie ? Je répondis à cette dernière question que nos médecins avaient découvert une liqueur spiritueuse qui pouvait entretenir dans le corps la fluidité des humeurs, et donner de la force aux esprits. Cette réponse ayant paru trop vague, on me pressa de faire connaître le nom de cet excellent remède. Comme je savais que tout ce qui est en estime au Japon reçoit des noms fort longs et fort emphatiques, je répondis que c’était le sal volatile oleosum Sylvii. Ce nom fut écrit derrière la jalousie, et l’on me le fit répéter plusieurs fois. On voulut savoir ensuite quel était l’inventeur du remède, et de quel pays il était : je répondis que c’était le professeur Sylvius, en Hollande. On me demanda aussitôt si je le pouvais composer ; sur quoi l’ambassadeur me dit de répondre non ; mais je répondis affirmativement, en ajoutant néanmoins que je ne le pouvais pas au Japon. On me demanda si je le pouvais à Batavia, Oui, répondis-je encore ; et l’empereur donna ordre qu’il lui fût envoyé par les premiers vaisseaux qui viendraient au Japon.

» Ce prince, qui s’était tenu jusqu’alors assez loin de nous, s’approcha vers notre droite, et s’assit derrière la jalousie, aussi près qu’il lui fut possible. Il nous fit ordonner successivement de nous tenir debout ; de marcher, de nous arrêter, de nous complimenter les uns les autres, de sauter, de faire les ivrognes, d’écorcher la langue japonaise, de lire en hollandais, de peindre, de chanter, de danser, de mettre et d’ôter nos manteaux. Nous exécutâmes chacun de ses ordres, et je joignis à ma danse une chanson amoureuse en allemand. Ce fut de cette manière, et par quantité d’autres singeries que nous eûmes la patience de divertir l’empereur et toute sa cour.

» Cependant l’ambassadeur est dispensé de cette comique représentation. L’honneur qu’il a de représenter ses maîtres le met à couvert de toutes sortes de demandes humiliantes. D’ailleurs il fit paraître assez de gravité dans son air et dans sa conduite pour faire comprendre aux Japonais que des ordres si bouffons lui plaisaient peu. Cette scène finit par un dîner qu’on servit devant chacun de nous sur de petites tables couvertes de mets à la japonaise, avec de petits bâtons d’ivoire, qui nous tinrent lieu de couteaux et de fourchettes. Ensuite deux officiers nous reconduisirent dans la première antichambre, où nous prîmes congé d’eux. »

L’ambassadeur employa les jours suivans à faire ses visites aux ministres et aux principaux conseillers d’état. Il fut reçu partout avec beaucoup de civilité par les intendans et les secrétaires, qui le régalèrent de thé, de tabac, et de confitures. Les chambres où il était admis étaient remplies, derrière les paravens et les jalousies, d’une nombreuse assemblée qui souhaitait de voir répéter aux Hollandais leur exercice comique. Ils n’eurent pas toujours cette complaisance ; mais ils chantèrent et dansèrent dans plusieurs maisons, lorsqu’ils étaient satisfaits de l’accueil qu’ils y avaient reçu. Quelquefois les liqueurs fortes qu’on leur faisait boire avec un peu d’excès leur montaient trop à la tête. Cette facilité à servir comme de jouet chez les grands, et l’embarras où ils se trouvaient dans les rues pour se dégager de la foule du peuple, donnent une singulière idée de leur ambassade. Cependant ils témoignaient quelque impatience pour se retirer, lorsqu’ils croyaient s’apercevoir qu’ils étaient trop peu respectés.

Dans une visite qu’ils rendirent au seigneur Tsusimano-Cami, on leur servit un dîner composé des mets suivans : du poisson bouilli dans une fort bonne sauce ; des huîtres bouillies et servies dans la coquille, avec du vinaigre ; de petites tranches d’oies rôties, du poisson frit et des œufs bouillis. La liqueur qu’on leur fit boire était exquise. Après le festin, on souhaita de voir leurs chapeaux, leurs pipes et leurs montres. On apporta deux cartes géographiques, dont l’une était sans les noms des pays, mais d’ailleurs assez bien dessinée, et, suivant toute apparence, d’après une carte de l’Europe. L’autre était une carte du monde entier, en forme ovale, dont les noms étaient marqués avec les kattakanna japonais, qui sont une sorte de caractères. Kœmpfer saisit cette occasion pour observer la manière dont les Japonais représentent les pays qui sont au nord de leur empire. Au delà du Japon, et vis-à-vis les deux grands promontoires septentrionaux d’Osiu, il remarqua l’île d’Iesogasina, et au delà de cette île un pays deux fois grand comme la Chine, divisé en différentes provinces, dont un tiers s’avançait au delà du cercle polaire, et courait à l’est beaucoup plus loin que les côtes les plus orientales du Japon. Ce pays était représenté avec un grand golfe sur le rivage oriental, vis-à-vis de l’Amérique, et le golfe était à peu près de forme carrée ; il n’y avait qu’un passage entre le même pays et l’Amérique, et dans ce passage se trouvait une petite île. Au delà, tirant vers le nord, il y avait une autre île de forme longue, qui, touchant presque de ses deux extrémités deux continens, c’est-à-dire celui d’Ieso à l’ouest, et celui de l’Amérique à l’est, formait ainsi le passage du nord. C’était à peu près de même qu’on avait représenté toutes les terres inconnues du pôle antarctique qui étaient marquées comme des îles.

De quantité d’autres circonstances que Kœmpfer prit le même soin de recueillir, dans les deux voyages de l’ambassadeur à la cour, il en reste une qu’on se reprocherait d’avoir supprimée, quoiqu’il ne la rapporte ici qu’avec beaucoup de ménagement pour les Hollandais. L’ambassadeur, après avoir reçu son audience de congé, fut appelé devant les conseillers d’état pour entendre la lecture des ordres qui regardent le commerce. Ils portaient, entre autres articles, que les Hollandais n’inquiéteraient aucun navire ni bateau des Chinois ou des Liquéans ; qu’ils n’amèneraient au Japon, dans leurs vaisseaux, aucun Portugais, aucun prêtre ; et qu’à ces conditions on leur accordait un commerce libre. Après cette cérémonie, on fit présent à l’ambassadeur de trente robes étalées dans le même lieu sur trois planches. On y joignit ce qui se nomme une lettre de fortune, et qui est un témoignage de la protection de l’empereur. L’ambassadeur fut obligé de se prosterner quatre fois, et, pour marquer son respect, il mit le bout d’une des robes sur sa tête.

L’après-midi du même jour, avant qu’il fut retourné à son logement, plusieurs seigneurs de la cour lui envoyèrent aussi un présent de robes. Quelques-uns des messagers laissèrent leur fardeau à l’hôtellerie hollandaise, d’autres attendirent le retour de l’ambassadeur pour le remettre entre ses mains. La réception de ces présens se fit avec toutes les formalités du cérémonial usité. Des koulis ou porteurs arrivaient chargés des caisses qui renfermaient les robes. L’un d’eux portait la planche sur laquelle les robes devaient être étalées, et la lettre de fortune qui est un assemblage de cordons plats entrelacés par un bout, et renfermés dans un papier entouré d’un nombre impair de liens de soie de différentes couleurs, et quelquefois dorés ou argentés. Celui qui devait offrir les robes était ensuite introduit dans l’appartement de l’ambassadeur, et, s’asseyant vis-à-vis de lui, à quelque distance, il lui adressait ce compliment : « Le seigneur, mon maître, vous félicite d’avoir eu votre audience de congé, en un beau temps, ce qui est médithe, c’est-à-dire fort heureux ; vos présens lui ayant été fort agréables, il souhaite que vous acceptiez en échange ce petit nombre de robes. » En finissant, il donnait à l’interprète un grande feuille de papier sur laquelle était indiqués, en grands caractères, le nombre des robes et leur couleur. L’ambassadeur, à qui l’interprète remettait cette feuille, la tenait sur sa tête pour témoigner son respect. Tous les spectateurs demeuraient dans un profond silence, les uns assis, d’autres à genoux. On avait appris à l’ambassadeur le compliment qu’il devait faire en réponse : il le répétait dans ces termes, avec une profonde inclination : « Je remercie très-humblement le seigneur votre maître de ses soins pour nous procurer une audience prompte et favorable ; je le supplie de continuer ses bons offices aux Hollandais. Je lui rends grâces aussi de son précieux présent, et je ne manquerai point d’en informer mes maîtres de Batavia. » Après ces complimens, on apportait du tabac pour fumer, avec du thé et de l’eau-de-vie.

Le retour des Hollandais à leur petite île de Desima, et leur second voyage à Iedo, s’étant faits par la même route, on ne se jettera point dans d’inutiles répétitions pour les suivre ; mais pendant dix mois qui se passèrent entre les deux voyages, Kœmpfer employa tous ses soins à prendre une parfaite connaissance de la ville de Nangasaki, dont il donne la description.

Cette ville, une des cinq villes maritimes ou commerçantes de l’empire, est située à l’extrémité de l’île de Kiusiu, dans un terrain presque stérile, entre des rochers escarpés et de hautes montagnes, Nangasaki renferme peu de marchands ou d’autres citoyens riches : la plupart de ses habitans sont des artisans ; mais sa situation commode et la sûreté de son port en font le rendez-vous des nations qui ont la liberté de commercer au Japon, puisque tous les autres ports leur sont fermés. Ce privilége n’est accordé depuis long-temps qu’aux Chinois et aux Hollandais ; mais c’est avec les plus rigoureuses restrictions. Après la persécution qui acheva d’extirper, en 1638, le christianisme dans toutes ces îles, l’empereur, entre plusieurs lois nouvelles, ordonna qu’à l’avenir le port de Nangasaki serait le seul port ouvert aux étrangers, et que, si quelque navire était forcé par la tempête ou par d’autres accidens, de chercher un abri dans un autre endroit de l’empire, personne n’aurait la permission de descendre à terre ; mais qu’aussitôt que le danger serait passé, il continuerait le voyage jusqu’à Nangasaki, sous une escorte des garde-côtes du Japon, et qu’en arrivant dans ce port, le capitaine rendrait compte au gouverneur des raisons qui lui auraient fait prendre une autre route.

Il se trouve rarement moins de cinquante bâtimens japonais dans le port, sans compter un grand nombre de petits navires, et de bateaux pour la pêche. À l’égard des vaisseaux étrangers, si l’on excepte quelques mois de l’hiver, il est rare aussi qu’il y en ait moins de trente, la plupart chinois. Les navires hollandais n’y séjournent jamais plus de trois mois en automne, parce qu’alors le vent de sud ou d’ouest, avec lequel ils sont venus, tourne régulièrement au nord. C’est la mousson du nord-est, à la faveur de laquelle ils doivent retourner dans leurs ports.

Nangasaki est situé par 32° 36′ de latitude nord. On trouve dans le voisinage un grand lac, auquel on attribue cette vertu singulière, que, tout entouré qu’il est d’arbres, on ne voit jamais sur l’eau de feuilles ni d’ordures. Les Japonais font honneur de cette propriété au génie protecteur du lac ; et leur respect va si loin, qu’il est défendu d’y pêcher sous des peines rigoureuses.

Nangasaki doit son nom à ses anciens seigneurs, qui l’ont possédée de père en fils avec tout son district. Cette ville est ouverte, comme la plupart de celles du Japon ; elle n’a ni châteaux, ni murailles, ni fortifications, en un mot, aucune défense. Trois rivières d’une fort belle eau, qui ont leur source dans les montagnes voisines, se réunissent à l’entrée de la ville, et la traversent de l’est à l’ouest. Pendant la plus grande partie de l’année, leur eau suffit à peine pour arroser les champs de riz et pour faire tourner quelques moulins ; mais dans la saison des pluies elles grossissent jusqu’à entrer dans les maisons.

Les étrangers demeurent hors de la ville, dans des quartiers séparés, où ils sont surveillés et gardés avec beaucoup de rigueur. Les Chinois, ou d’autres peuples de l’Orient qui professent la même religion, et qui négocient sous le même nom, sont établis derrière la ville, sur une éminence ; leur quartier est entouré d’une muraille, et porte le nom d’Iakuin, c’est-à-dire jardin de médecine, parce qu’autrefois on y en voyait un.

On a déjà dit que les Hollandais ont leur habitation dans la petite île de Desima ; elle est jointe à la ville par un petit pont de pierre long de quelque pas, et au bout duquel les Japonais ont un corps-de-garde. À la rive septentrionale de l’île, sont deux grandes portes qu’on nomme les portes de l’eau, que l’on n’ouvre que pour charger et décharger les vaisseaux hollandais, en présence d’un certain nombre de commissaires nommés par les gouverneurs.

La compagnie des Indes a fait bâtir à ses frais, derrière la grande rue de Desima, une maison destinée à la vente de ses marchandises, et deux magasins, à l’épreuve du feu, une grande cuisine, une maison pour les directeurs de son commerce, une maison pour les interprètes qui ne sont employés que dans le temps des ventes, un jardin de plaisance, un bain et quelques autres commodités. L’ottona, ou le chef des Japonais de la rue, y occupe une maison commode avec un jardin. On a laissé une place vide, où l’on élève des boutiques pendant que les navires hollandais sont dans le port.

Les Chinois, à Nangasaki, ont trois temples également remarquables par la beauté de leur structure, et par le nombre des prêtres ou des moines qui sont entretenus pour le service des autels.

Kœmpfer passe des temples aux lieux de débauche. Il donne une idée fort singulière de cet infâme quartier. C’est de toute la ville celui qui contient les plus jolies maisons, toutes habitées par des courtisanes. Il se nomme Kasiematz. Sa situation est sur une éminence. Il consiste en deux grandes rues. Dans toute l’île de Sikokf on ne compte que deux de ces lieux, que les Japonais nomment Mariam ; l’un dans la province de Tsikusen, et celui de Nangasaki. Les femmes de cette île sont les plus belles du Japon, à l’exception néanmoins de celles de Méaco, qui les surpassent encore. Kœmpfer assure que les habitans de Nangasaki peuvent placer leurs filles dans le Mariam, lorsqu’elles ont quelques agrémens. Elles sont achetées fort jeunes par les administrateurs de cet étrange commerce, qui peuvent en avoir jusqu’à trente dans la même maison. Elles y sont fort bien logées ; on les forme soigneusement à danser, à jouer des instrumens, à écrire des billets tendres, et généralement à tous les exercices qui conviennent à leur profession. Le prix de leurs faveurs est fixé par les lois. Celles qui se distinguent par des qualités extraordinaires sont logées et vêtues avec distinction. Une des moins agréables est obligée de veiller pendant la nuit, dans une loge, à la porte de la maison, pour la commodité des passans, le paiement est la plus petite monnaie du pays. Celles qui se conduisent mal sont condamnées par punition à faire cette garde. La plupart de ces filles se marient après le temps de leur service. Elles en trouvent d’autant plus facilement l’occasion, qu’elles ont été bien élevées, et l’opprobre de leur jeunesse ne tombe que sur ceux qui les ont achetées pour corrompre leur innocence. Aussi rien n’est si méprisé que cette espèce d’hommes. Quoiqu’ils amassent des biens considérables, ils ne sont jamais reçus dans la société des honnêtes gens ; on leur donne l’odieux nom de katsava, qui signifie l’ordure du peuple. Ils sont mis au rang des tanneurs de cuir, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus infâme dans l’idée des Japonais ; et dans l’exécution des criminels, ils sont obligés d'envoyer leurs domestiques pour aider le bourreau.

Le mot de Gokuia, qui signifie l’enfer, est le nom de la prison publique. C’est un édifice au centre de la ville ; il contient un grand nombre de petites chambres séparées. Kœmpfer ajoute que de son temps cette prison renfermait plusieurs personnes soupçonnées de christianisme, c’est-à-dire d’un des crimes les plus graves dans la législation japonaise, et surtout dans ce temps peu éloigné de la révolution qui avait détruit cette religion. Les cérémonies du Jéfumi prouvent jusqu’où est portée, dans ce pays, l’horreur que l’on a pour la loi des chrétiens.

Au dernier mois de chaque année, le nitziogosi, un des officiers de chaque rue, fait le fito-aratame, c’est-à-dire qu’il prend par écrit le nom de tous les habitans de chaque maison, sans distinction d’âge ni de sexe, avec la date et le lieu de leur naissance, leur profession et leur religion. Ce dénombrement terminé, l’on attend le second jour de la nouvelle année pour commencer ce qu’on nomme le Jéfumi. C’est un acte solennel d’abjuration du christianisme, dans lequel on foule aux pieds l’image de Jésus-Christ attaché à la croix, et celle de sa mère. Kœmpfer en rapporte ainsi les circonstances. « Ceux qui sont chargés de cette infernale exécution commencent des deux côtés différens de la rue, et vont de maison en maison. Ils parcourent ainsi cinq ou six rues par jour. Les officiers qui doivent être présens, sont l’ottona, ou le chef de la rue ; le fifzia, ou le greffier ; le nitzi-gosi, ou le messager ; et deux monbans, c’est-à-dire deux archers, qui portent les images. Ces figures sont de cuivre jaune, de la longueur d’un pied, et se gardent dans une boîte pour cet usage. Voici l’ordre de l’abjuration. Les inquisiteurs, assis sur une natte, font appeler toutes les personnes dont la liste contient les noms, c’est-à-dire le chef de famille, sa femme, ses enfans, avec les domestiques de l’un et de l’autre sexe, tous les locataires de la maison, et quelquefois aussi les plus proches voisins, dont les maisons ne sont pas assez grandes pour la cérémonie. On place les images sur le plancher nu ; après quoi le jéfumi-tsie, qui est le secrétaire de l’inquisition, prend la liste, lit les noms, et somme chacun successivement, à mesure qu’il paraît, de mettre le pied sur les images. Les enfans qui ne sont pas en état de marcher sont soutenus par leurs mères, qui leur font toucher les images avec les pieds. Ensuite le chef de famille met son sceau sur la liste, pour servir de certificat, devant le gouverneur, que le jéfumi a eu lieu dans sa maison. Lorsque les inquisiteurs ont parcouru toutes les maisons de la ville, ils foulent eux-mêmes aux pieds les images ; et, se servant mutuellement de témoins, ils confirment leurs certificats respectifs en y apposant leurs sceaux. Si quelqu’un meurt dans le cours de l’année, sa famille doit prier ceux de qui dépend la maison d’assister à son lit de mort, pour rendre témoignage, non-seulement qu’il est mort naturellement, mais encore qu’il n’était pas chrétien. Ils examinent le corps. Ils cherchent également s’il n’y a point quelque signe de violence, ou quelque marque de la religion chrétienne ; et les funérailles ne peuvent se faire qu’après qu’ils ont donné leur certificat accompagné de leur sceau. »


  1. Les efforts de Kœmpfer pour bien connaître le Japon furent couronnés du plus grand succès ; car deux voyageurs, Thunberg et Titsing, qui de nos jours ont visité cet empire, ont rendu hommage à l’exactitude de son livre.