Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome VIII/Seconde partie/Livre IV/Chapitre IV

CHAPITRE IV.

ambassade russe

Observations tirées de Gemelli Carreri et autres voyageurs.

Avant de passer à la description générale de la Chine, nous recueillerons dans ce chapitre quelques observations tirées d’un voyage de Moscou à la Chine par un ambassadeur russe nommé Évérard Ysbrantz Ides, en 1693.

Après s’être avancé par le pays des Tartares mogols jusqu’aux frontières de la Chine, cet ambassadeur, avec toute sa suite, se trouva le 27 octobre à la vue de quelques tours de garde qui se présentent sur le sommet des rochers, d’où il découvrit le Zagan-krim, ou la grande muraille, au pied de laquelle il arriva le même jour. Il l’appelle une des merveilles du monde. À cinq toises de cette fameuse barrière, est une vallée dont les deux côtés sont défendus par une batterie de pierres de taille, et l’entrée par un mur de communication d’environ trois toises de hauteur, au milieu duquel est un passage ouvert. Après l’avoir traversé, l’ambassadeur trouva, cinq cents toises plus loin, l’entrée de la grande muraille que nous décrirons plus tard.

L’ambassadeur rend compte d’un spectacle qu’on lui donna dans la ville de Galkan, résidence d’un mandarin, à quelque distance de la grande muraille. Pendant qu’Ides était à table, le principal comédien, se mettant à genoux devant le mandarin, lui présenta un livre de papier rouge, qui contenait en lettres noires la liste des comédies qu’il était prêt à représenter. Lorsque le mandarin eut déclaré celle qu’il choisissait, il baissa la tête jusqu’à terre, se leva et commença aussitôt la représentation.

On vit d’abord paraître une très-belle femme vêtue de drap d’or, et parée d’un grand nombre de joyaux, avec une couronne sur la tête. Elle déclama son rôle d’une voix charmante. Ses mouvemens et ses gestes n’étaient pas moins agréables. Elle tenait un éventail à la main. Ce prologue fut immédiatement suivi de la pièce qui roulait sur l’histoire d’un ancien empereur chinois dont la patrie avait ressenti les bienfaits, et qui avait mérité que le souvenir en fût consacré dans une comédie. Ce monarque paraissait quelquefois en habits royaux, et l’on voyait succéder ses officiers avec des enseignes, des armes et des tambours.

Pour intermède, on donna une sorte de farce représentée par les laquais des acteurs. Leur habillement et leurs masques étaient aussi plaisans que l’ambassadeur en eut jamais vu en Europe. Ce qu’on lui expliqua de la pièce ne lui parut pas moins réjouissant, surtout un acte qui représentait un mari trompé par sa femme, qu’il croyait fort fidèle, quoiqu’elle reçût les caresses d’un autre en sa présence. Le spectacle fut accompagné d’une danse à la manière chinoise. On représenta successivement trois pièces qui durèrent jusqu’à minuit.

On peut observer sur ces représentations qu’il n’est pas possible de faire un meilleur usage de l’art dramatique que de le consacrer au souvenir des bienfaits et des vertus d’un bon roi ; et que les amans et les maris trompés sont d’un bout du monde à l’autre des sujets de comédie.

Près de Tong-tcheou, Ides vit la rivière couverte de jonques. Ces jonques, sans être fort grandes, sont bâties avec beaucoup de solidité. Leurs jointures sont calfatées avec une sorte de terre grasse, dans laquelle il entre quelques autres ingrédiens, qui, lorsqu’ils commencent une fois à sécher, deviennent plus fermes et plus sûrs que le meilleur goudron. Les mâts sont composés d’une sorte de bambous creux, mais très-forts, et quelquefois de la grosseur d’un homme. La matière des voiles est une certaine espèce de ronces qui se plient facilement. L’avant de ces barques est très-plat. Leur construction est en arc depuis le sommet jusqu’au fond, ce qui les rend fort commodes pour la mer. Les habitans assurent qu’avec un bon vent, trois ou quatre jours suffisent pour gagner la mer de Corée, et qu’au bout de quatre ou cinq jours on arrive facilement au Japon.

À une demi-lieue de Pékin, Ides passa par un grand nombre de maisons de plaisance, ou de châteaux magnifiques, qui appartiennent aux mandarins et aux habitans de la capitale. Les deux côtés du chemin en étaient bordés, avec un large canal devant chaque maison, et un petit pont de pierre pour le traverser. La plupart des jardins offraient des cabinets fort agréables. Les murs étaient de pierre avec des portes ornées de sculptures, qui étaient ouvertes apparemment en faveur des Moscovites. Les grandes allées étaient plantées de cyprès et de cédres. Enfin cette route parut délicieuse à Ides, et ne cessa qu’à l’entrée de la ville. Il observa que, depuis la grande muraille jusqu’à Pékin, on rencontre à chaque demi-mille des tours de garde, avec cinq ou six soldats qui tiennent jour et nuit l’enseigne impériale déployée. Ces tours servent à donner avis de l’approche des ennemis du côté de l’est, par des feux qu’on allume au sommet ; ce qui s’exécute avec tant de diligence, qu’en peu d’heures la nouvelle est portée jusqu’à Pékin.

Le pays est plat et favorable à l’agriculture ; il produit du riz, de l’orge, du millet, du froment, de l’avoine, des pois, des féves, mais il ne porte point de seigle. Les chemins sont fort larges, droits, et bien entretenus, ne s’y trouvât-il qu’une pierre, elle est enlevée soigneusement par des ouvriers gagés pour ce travail. Dans tous les villages on rencontre des seaux remplis d’eau pour abreuver les chameaux et les ânes. Mais Ides fut beaucoup plus étonné de voir sur les grandes routes un si grand nombre de passans et de voitures, et d’y entendre autant de bruit que dans les rues d’une ville bien peuplée.

Entre plusieurs spectacles qu’on donna à l’ambassadeur, il rapporte des tours de force qui pourraient faire envie à nos voltigeurs d’Europe. Des Chinois soutenaient sur la pointe d’un bâton des boules de verre aussi grosses que la tête d’un homme, et les agitaient de différentes manières sans les laisser tomber ; ensuite dix hommes ayant pris une canne de bambou, longue d’environ sept pieds, la levèrent droite ; et tandis qu’ils la soutenaient dans cet état, un enfant de dix ans se glissa jusqu’au sommet, avec l’agilité d’un singe ; et, se plaçant sur le ventre à la pointe, il s’y tourna plusieurs fois en cercle, après quoi, s’étant levé, il se soutint sur un pied à la même pointe, et dans cette situation il se baissa jusqu’à saisir la canne de la main. Enfin, quittant prise, il battit d’une main contre l’autre, et s’élança légèrement à terre, où il fit d’autres exercices de la même agilité.

Laurent Lange, autre envoyé du czar Pierre, rapporte un trait de l’empereur Khang-hi, qui montre combien ce prince honorait la vieillesse. On célébrait dans Pékin la fête de la nouvelle année ; il était arrivé à cette occasion plus de mille mandarins de toutes les provinces de l’empire pour se présenter à la cour et féliciter sa majesté impériale. Lange observe que l’ordre des mandarins contient cinq différens degrés. Ceux du premier rang furent admis dans la cour la plus intérieure du palais, d’où ils pouvaient voir, par la porte de la salle qui était ouverte, l’empereur assis sur son trône, et lui rendre leurs devoirs à genoux, avec les cérémonies établies par l’usage. Les mandarins de la seconde classe s’arrêtèrent dans la seconde cour, et les autres dans les cours suivantes, jusqu’à la cinquième. Le reste des officiers de l’empereur, qui n’étaient pas mandarins, demeura dans les rues en grand nombre, et rendit de là ses respects. Du plus distingué jusqu’au plus vil, ils étaient tous pompeusement vêtus en satin, orné de figures de dragons, de serpens, de lions, et même de paysages travaillés en or. Leur robe extérieure offrait sur le dos et sur la poitrine de petits carrés qui contenaient des oiseaux et d’autres bêtes en broderie : c’étaient les marques qui servaient à distinguer leurs emplois. Celles des officiers militaires étaient des lions, des léopards, des tigres, etc. Les savans et les docteurs de la loi avaient des paons, etc. Les envoyés de Russie et les jésuites furent reçus dans la première cour, entre les mandarins de la plus haute classe ; ils y trouvèrent dix éléphans, parés avec beaucoup de magnificence. Dans la troisième cour, c’est-à-dire entre les mandarins du troisième rang, on en faisait remarquer un qui finissait justement sa centième année, et qui était déjà revêtu de sa dignité lors de la conquête des Tartares. L’empereur lui envoya un de ses valets de chambre pour lui déclarer « qu’il aurait l’honneur d’être introduit dans la salle, et qu’à, son entrée l’empereur lui ferait l’honneur de se lever de son trône ; faveur néanmoins qu’il ne devait attribuer qu’à son âge, et qui ne regardait pas sa personne. »

On remarque, en général, que personne n’est jaloux des honneurs rendus au grand âge. Il y a de la justice dans cette sorte de consolation : lorsqu’on a fourni une longue carrière, soit qu’elle ait été heureuse ou infortunée, qui peut nous dédommager d’avoir vécu ?

Gemelli Carreri, docteur napolitain, étant du petit nombre des voyageurs qui ont fait le tour du monde, l’article qui le regarde ne sera traité que dans la dernière partie de cet ouvrage ; mais nous emprunterons de lui quelques particularités sur la Chine qu’on peut placer ici. Il parle, entre autres choses, de deux prodigieuses cloches qu’il vit à Nankin, et qui prouve que les Chinois savaient depuis long-temps fondre le métal en masses énormes. L’une, tombée à terre par l’excès de son poids, avait onze pieds de hauteur, et vingt-deux de circonférence. Sa forme était singulière : elle se rétrécissait par degrés jusqu’à la moitié de sa hauteur ; après quoi elle recommençait à s’élargir ; son poids était de cinquante mille livres, c’est-à-dire qu’elle pesait moitié plus que celle d’Erfurt ; elle passait pour ancienne trois cents ans avant Gemelli, qui voyageait à la fin du dix-septième siècle. L’autre était couchée sur le côté, à demi ensevelie dans un jardin : sa hauteur était de douze pieds, sans y comprendre l’anneau, et son épaisseur de neuf pouces ; on faisait monter sa pesanteur à quatre-vingt mille katis chinois, dont chacun fait vingt onces de l’Europe.

Gemelli raconte des circonstances fort bizarres sur l’usage qu’on fait à Nankin des immondices : on y est souvent incommodé de l’odeur des excrémens humains qu’on porte au long des rues dans des tonneaux, pour amender les jardins, faute de fumier et de fiente d’animaux. Les jardiniers achètent plus cher les excrémens d’un homme qui se nourrit de chair que de celui qui vit de poisson ; ils en goûtent pour les distinguer : rien ne se présente si souvent sur les rivières que des barques chargées de ces ordures. Au long des routes on rencontre des endroits commodes, et proprement blanchis, avec des siéges couverts, où l’on invite les passans à se mettre à l’aise pour les besoins naturels : il s’y trouve de grands vases de terre qu’on place soigneusement par-dessous pour ne rien perdre.

À Pékin, le P. Grimaldi, missionnaire jésuite, fit voir à Gemelli une ceinture jaune, dont l’empereur lui avait fait présent, de laquelle pendait un étui de peau de poisson, qui contenait deux petits bâtons, et les autres ustensiles dont les Chinois se servent à table. Un présent de cette nature est d’autant plus précieux à la Chine, qu’il s’attire le respect de tout le monde, et qu’à la vue de cette couleur chacun est obligé de se mettre à genoux et de baisser le front jusqu’à terre, pour attendre qu’il plaise à celui qui la porte de la cacher. Gemelli rapporte à cette occasion qu’un mandarin de Canton ayant prié un franciscain de lui faire présent d’une montre, et le missionnaire n’en ayant point à lui donner, le mandarin se trouva si offensé, qu’il publia une déclaration contre la religion chrétienne pour faire connaître qu’elle était fausse. Cette démarche ayant alarmé les chrétiens chinois, ils en informèrent le missionnaire, qui, dans le mouvement de son zèle, se rendit à la place publique, et déchira la déclaration. Le mandarin, irrité de sa hardiesse, le contraignit d’abandonner la ville. Dans cette conjoncture, le P. Grimaldi passant à Canton pour se rendre en Europe, le mandarin vint lui rendre ses respects, parce qu’on n’ignorait pas dans quel degré de faveur il était à la cour impériale. Il prit, pour le recevoir, le bout de sa ceinture jaune à la main ; et s’expliquant d’un air ferme, il lui reprocha d’avoir osé condamner la religion chrétienne lorsque l’empereur honorait les chrétiens d’une si haute faveur. Pendant son discours, le pauvre mandarin frappa si souvent la terre du front, qu’à la fin les autres missionnaires prièrent Grimaldi de ne pas l’humilier davantage. En lui ordonnant de se lever, le jésuite lui recommanda de traiter mieux les chrétiens à l’avenir ; sans quoi il le menaça de porter ses plaintes à sa majesté impériale, et de le faire punir sévèrement. Il n’y a que l’empereur, les princes du sang de la ligne masculine, et quelques autres que sa majesté honore d’une faveur particulière, à qui appartienne le droit de porter le jaune et une ceinture de cette couleur. Les princes de la ligne féminine en ont une rouge.

À Nan-chan-fou, Gemelli visita un grand palais, qui se nomme en langue chinoise l’École ou l’Académie de Confucius. À l’entrée de la grande salle, un de ses domestiques, qui était chrétien, ne laissa point de s’agenouiller devant la statue de ce philosophe. Gemelli lui ayant reproché cette action comme une idolâtrie, sa réponse fut que les missionnaires la permettaient aux Chinois, à titre de témoignage purement extérieur de leur estime et de leur vénération pour un grand homme. Gemelli n’eut rien à lui répliquer.

À Canton, un jour que Gemelli passait par la cour du gouverneur, il vit donner la bastonnade à un malheureux qui la recevait pour le crime d’un autre, dont il avait pris le nom dans cette vue. C’est un usage ordinaire entre les pauvres de la Chine de se louer pour souffrir la punition d’autrui ; mais ils doivent obtenir à prix d’argent la permission du geôlier. On assura Gemelli que cet abus avait été poussé si loin, que les amis de quelques voleurs, condamnés à mort, ayant engagé de pauvres malheureux à recevoir pour eux la sentence, sous prétexte qu’elle ne pouvait que les exposer à la bastonnade, ces coupables supposés, après avoir pris les noms et s’être chargés du crime des véritables brigands, avaient été conduits au dernier supplice. Cependant on découvrit ensuite cette odieuse trahison ; et tous ceux qui furent convaincus d’y avoir eu quelque part furent condamnés à mort.