Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome VIII/Seconde partie/Livre IV/Chapitre III

CHAPITRE III.

Voyages de Navarette ; missions des jésuites.

Navarette était un religieux espagnol de l’ordre de saint Dominique, envoyé par les supérieurs de son ordre aux îles Philippines, en 1646, mais qui, n’y trouvant pas beaucoup d’encouragement, hasarda de passer à la Chine, où il s’employa plusieurs années aux exercices des missions. Il y apprit la langue du pays ; il lut les histoires chinoises, et s’informa soigneusement des mœurs et des usages des habitans. Après avoir passé vingt ans dans ses voyages en Afrique et en Amérique, il revint en Europe, en 1673 ; et s’étant rendu à Rome à l’occasion des différens qui s’étaient élevés entre les missionnaires, il y fut traité avec les égards dus à ses lumières et à son mérite. L’amour de la patrie le fit repasser ensuite en Espagne, où il fut bientôt élevé à la dignité d’archevêque de Santo-Domingo.

Son ouvrage sur la Chine parut à Madrid en 1676.

Navarette, se trouvant à Macao en 1658, dans la résolution d’entrer à la Chine, pria un missionnaire qui devait se rendre à Canton de lui permettre de raccompagner. Il tira non-seulement de lui, mais encore de son supérieur, des promesses qui ne furent jamais exécutées. Mais il trouva dans la suite un Chinois qui entreprit de le conduire pour une somme fort légère, et qui ne cessa point de le traiter avec beaucoup de respect. Trois soldats tartares, qui montèrent dans la même jonque, ne lui marquèrent pas moins de civilité. Il observe à cette occasion qu’il fut le premier missionnaire qui s’introduisit à la Chine ouvertement et sans précaution. Jusqu’alors tous les autres, tels qu’un certain nombre de franciscains et de dominicains, y étaient venus ou secrètement, ou sous la protection de quelque mandarin, ou, comme les jésuites, en qualité de mathématiciens.

Au commencement du mois d’octobre, il quitta Canton avec le secours de quelques soldats nègres, qui le traitèrent fort incivilement, quoiqu’ils fissent profession d’être catholiques. Ils lui dérobèrent cinquante piastres, et quelques ornemens ecclésiastiques. « J’étais, dit-il, en garde contre les infidèles ; mais je ne croyais pas devoir me défier des chrétiens. » Pendant neuf jours qu’il navigua sur la rivière avec les trois soldats tartares qui l’avaient escorté depuis Macao, il eut à se louer de leurs civilités. Dans cette route, il ne donna rien à personne sans en recevoir une marque de reconnaissance par quelque petit présent ; mais, lorsqu’il n’avait rien lui-même à donner, il n’aurait pas voulu accepter un morceau de pain, parce que ces retours mutuels sont un usage établi dans tout l’empire.

Lorsqu’il ne pouvait voyager par eau, il marchait à pied faute d’argent. Un jour qu’il s’était extrêmement fatigué à gagner le sommet d’une grande montagne, il y découvrit une maison qui servait de corps-de-garde à quelques soldats pour veiller à la sûreté des passages. Le capitaine, voyant paraître un étranger, alla au-devant de lui, le pressa civilement d’entrer dans sa retraite, et l’y conduisit par la main. Aussitôt il lui fit présenter du tcha, c’est-à-dire du thé ; et, surpris de l’avoir trouvé à pied, il demanda aux Chinois dont il était accompagné pourquoi il le voyait en si mauvais équipage. On lui raconta que l’étranger avait été volé. Il parut fort sensible à son malheur, et renouvela ses civilités en le congédiant. Navarette reçut beaucoup de consolation de cette aventure ; mais la montagne était si rude, qu’il faillit s’estropier en descendant. Il gagna la maison d’un autre Chinois, car il ne rencontra point de chrétiens sur cette route jusqu’à la province de Fo-kien. Les forces lui manquant tout-à-fait à l’entrée de cette maison, il tomba sans connaissance. Son hôte le secourut avec un empressement et des soins dont il fut surpris. On ne l’aurait pas traité avec plus de bonté dans une ville d’Espagne. Il mangea quelques morceaux d’un poulet qui rétablirent un peu ses forces. Cet homme continua de le traiter avec des attentions admirables pendant toute la nuit. Il le fit coucher dans sa chambre et dans son propre lit qui était fort bon ; et le lendemain il ne voulut rien prendre pour sa dépense. « N’est ce pas beaucoup, dit Navarette, pour un infidèle ? Je l’ai dit plusieurs fois, ajoute-t-il, et je dois le répéter mille, cette nation surpasse toutes les autres en humanité, comme sur plusieurs points. »

Navarette rencontra à Tchang-tcheou un Chinois de la plus haute taille et de la plus terrible physionomie qu’il eût encore vue. Mais ce qui l’avait d’abord effrayé devint ensuite le sujet de sa consolation. Cet inconnu lui fit connaître par des signes qu’il n’avait rien à craindre, et qu’il devait se livrer à la joie. Dans l’hôtellerie où ils logèrent ensemble, il lui procura la meilleure chambre. À table, il lui fit prendre place à sa droite, et lui servit les meilleurs morceaux. En un mot, il prit autant de soin de lui que s’il eût été chargé de sa garde. Navarette prétend n’avoir jamais connu d’homme d’un meilleur naturel. Deux jours après, il fut joint par un autre Chinois, dont la bonté ne cédait en rien à celle du premier.

En arrivant à la ville de Suen-cheu, Navarette admira beaucoup la grandeur extraordinaire de cette ville : d’une éminence voisine, on la prendrait pour un petit monde. Ses murs avaient été ruinés pendant le siège des Tartares ; mais l’empereur les fit rebâtir en moins de deux ans : entreprise, suivant Navarette, qu’aucun prince l’Europe n’aurait pu exécuter en moins de cinq ou six années.

Deux lieues au delà de Suen-cheu, Navarette et ses compagnons arrivèrent au célèbre pont de Loyung, qui tire ce nom d’un port voisin. Ce pont fut un spectacle admirable pour lui. Un gouverneur, nommé Kay-yung, le fit bâtir sur un bras de mer navigable, où quantité de passans périssaient tous les jours. Sa longueur est de mille trois cent quarante-cinq grands pas ; il porte sur environ trois cents piliers carrés, qui ne sont pas formés en arches, mais plats et couverts de belles pierres de plus de onze pas de longueur. Les deux côtés sont bordés de belles balustrades, sur lesquelles on voit, à d’égales distances, des globes, des lions et des pyramides. La pierre est d’un bleu très-foncé. Quoique l’eau ait beaucoup de profondeur, et que cet édifice, qui est bâti sans chaux, ait déjà duré plusieurs siècles, il ne court aucun danger, parce que toutes les pierres sont à mortaise. Il supporte cinq belles tours qui sont placées à distances égales, et des portes également capables de défense par leurs fortifications et le nombre de soldats qui les gardent.

Trois jours après, Navarette rencontra le général de la province de Fo-kien, qui marchait vers Tchang-tcheou, avec un corps de vingt mille hommes. Il aurait eu beaucoup de peine à sortir d’embarras dans cette occasion, sans le secours de deux Chinois qui n’avaient point encore cessé de l’accompagner, non qu’il fut menacé d’aucune insulte, mais parce qu’il n’était point en état de répondre aux questions qu’on pouvait lui faire. Il passa devant le général, qui était près du rivage. Le nombre de ses chevaux et de ses chameaux, et la richesse de ses équipages, sa gravité, son faste, parurent autant de prodiges aux yeux de Navarette.

Lorsqu’il eut passé ce premier corps d’armée, et tandis qu’il se croyait à la fin de ses inquiétudes, il tomba dans une autre troupe qui ne lui causa pas moins d’embarras. C’était un corps de piquiers qui marchaient en deux lignes sur les bords du chemin. Ses compagnons étaient demeurés derrière lui pour réparer quelque chose à leurs selles et à leur bagage. Il se vit obligé de passer seul entre les deux haies. Mais n’y ayant rien essuyé de fâcheux, il déclare qu’il aimera toujours mieux traverser deux armées tartares qu’une armée espagnole. En passant par divers villages, il vit des fruits et des viandes exposés dans les boutiques aussi tranquillement que s’il n’était passé aucun homme de guerre. C’est une chose sans exemple à la Chine, qu’un soldat ait causé le moindre tort aux sujets de l’empire. Une armée entière traverse des villes et des villages sans y produire aucun désordre, et n’ose rien demander qu’elle ne paie au prix ordinaire. Navarette assure que l’année suivante un soldat eut la tête coupée pour avoir retranché un demi-sou du prix de quelques marchandises qu’il avait achetées. Les gens de guerre, suivant la maxime des Chinois, qui est passée d’eux aux Tartares, sont faits pour défendre le peuple et pour le garantir de tous les maux qu’il peut craindre de l’ennemi. Or, s’il en était menacé par ses propres défenseurs, il vaudrait mieux qu’il demeurât tout-à-fait sans défense, parce qu’il n’aurait alors qu’un seul ennemi, contre lequel il lui serait plus aisé de se défendre lui-même.

Arrivé à Fou-tcheou, capitale de la province de Fo-kien, il prit deux jours de repos. Il prétend que cette ville, quoiqu’une des moindres capitales de la Chine, contient un million d’habitans. Le faubourg par lequel il était entré n’a pas moins d’une lieue de longueur. La foule du peuple dans les rues est incroyable, sans qu’il paraisse une seule femme dans ce mélange. La rue qu’il suivit pour sortir est d’une largeur singulière, longue, nette, bien pavée, et bordée de boutiques où l’on trouve toutes sortes de marchandises. Il rencontra dans cette rue, à quelque distance l’un de l’autre, trois mandarins qui marchaient avec une gravité, une pompe et un cortége dont il fut surpris. On l’obligea de descendre de son palanquin à leur passage.

En quittant Fou-tcheou, il eut à traverser pendant cinq jours des montagnes qui s’élèvent jusqu’aux nues. La dernière nuit, il coucha dans un petit château gardé par une cinquantaine de soldats. Les civilités qu’il y reçut sont, dit-il, incroyables. Le commandant poussa la politesse jusqu’à lui céder sa propre chambre ; et se présentant le matin à sa porte avec d’autres officiers, il lui fit des excuses de ne l’avoir pas mieux traité. Il renouvelle son admiration pour les manières et les usages de ces peuples, et il ajoute que les Européens passent chez eux pour des barbares.

Il remarqua dans sa route plusieurs moulins à papier. Ce qui lui parut le plus admirable dans ce pays, c’est qu’on y élève ces machines sur une demi-douzaine de piliers, et que le moindre ruisseau suffit pour leur donner le mouvement nécessaire au travail, tandis qu’en Europe on est obligé d’avoir recours à mille instrumens. Son voyage dura quarante jours ; et dans un si long espace il ne vit pas plus de trois femmes, soit dans les villes, soit dans la route ou les hôtelleries. En Europe, dit-il, ce récit paraîtra incroyable : mais les Chinois auraient trouvé qu’avoir vu trois femmes, c’était en avoir vu trop.

Dans le cours du mois de novembre, Jean Poianco, dominicain de la mission de Ché-kiang, devant partir pour se rendre à Manille, Navarette reçut ordre d’aller remplir sa place dans cette province. Comme il entendait fort bien la langue, et qu’il avait eu le temps de laisser croître sa barbe, ce voyage lui fut beaucoup plus facile que les premiers.

À chaque lieue ou chaque demi-lieue, il trouva des lieux de repos extrêmement propres et commodes. Dans toutes les parties de la Chine, on a ménagé des commodités de cette espèce pour les voyageurs. Tous les chemins d’ailleurs sont excellens. Navarette remarqua aussi quantité de temples, quelques-uns sur des montagnes fort hautes, dont la pente est si escarpée, que la vue seule a quelque chose d’effrayant. Les unes se terminent par de profondes vallées ; d’autres croisent les grands chemins. À l’entrée des dernières, on offre aux passans du thé pour se rafraîchir. Dans d’autres lieux, Navarette trouva de petites maisons habitées par des bonzes, avec leurs pagodes, et des provisions de la même liqueur, qu’ils présentent aux passans avec beaucoup de politesse et de modestie. Ils paraissent charmés de recevoir ce qu’on leur offre ; et leurs remercîmens sont accompagnés d’une profonde révérence. Si on ne leur donne rien, ils demeurent immobiles.

En arrivant aux bords de la province des Ché-kiang, il trouva dans l’intervalle de deux vastes rocs une porte gardée par des soldats qui avaient leur quartier entre cette porte et une autre porte suivante. Ils le traitèrent avec du thé, et dirent civilement à ses guides : « Sans doute que cet honnête étranger a des ordres pour passer cette frontière. » Le Chinois qui accompagnait Navarette se hâta de répondre : « Il a été fouillé , messieurs ; en voici les certificats. » — « C’est assez, c’est assez », reprirent les soldats ; quoiqu’au fond, remarque le missionnaire, je n’eusse été fouillé nulle part. Il observa curieusement ce passage et d’autres défilés de cette nature qu’il rencontra dans ses voyages. Ils ont, dit-il, si peu de largeur, que deux personnes n’y passeraient pas de front. Une poignée de monde les défendrait contre une armée.

Il gagna bientôt un autre passage assez semblable au premier, mais défendu par une garde beaucoup plus nombreuse. On lui fit de grandes révérences, sans l’importuner par la moindre question. Une femme, passant pour se rendre dans un temple situé assez près de là sur une montagne, fut saluée gravement par les soldats, qui se levèrent à son approche. Elle leur rendit modestement cette politesse. Navarette admira ces usages si opposés à la licence trop commune dans les pays chrétiens. Il y a de quoi, dit-il, nous étonner et nous confondre.

Navarette retourna enfin à Macao. Ce qu’il dit de cette ville peut donner une idée des humiliations que les Portugais dévorent pour être soufferts dans ce petit coin de l’empire chinois.

La ville de Macao a toujours payé un tribut pour le terrain des maisons et des églises, et pour le mouillage des vaisseaux. Lorsque les habitans ont quelque intérêt à démêler avec un mandarin qui fait sa résidence à une lieue de la ville, ils se rendent chez lui en corps, avec des baguettes à la main, et lui expliquent leur demande à genoux. Ce magistrat leur répond par écrit et s’exprime en ces termes : « Cette nation barbare et brutale me fait telle demande ; je l’accorde, ou je la refuse. » Telle est l’opinion que le peuple le plus policé de la terre a prise généralement des Européens, qui ont porté chez lui leurs discordes, leur fureur et leur avarice.

Quoiqu’il y ait beaucoup à retrancher des relations des missionnaires jésuites, et que la critique trouve à s’exercer sur beaucoup d’erreurs, on ne peut disconvenir qu’ils n’aient rendu de grands services par leurs cartes et leurs plans, et par les tables de longitude et de latitude qu’ils ont publiées. Les cartes, qui sont au nombre de trente-huit, ont été dressées sur de grands dessins tirés sur les lieux, la plupart de quinze ou vingt pieds de longueur. Tout l’empire fut ainsi dessiné aux frais de l’empereur Khang-hi, qui employa des sommes immenses à cette entreprise, et le travail de huit missionnaires pendant neuf ans. Ils parcoururent toutes les provinces ; ils observèrent les latitudes des principales villes et des lieux remarquables ; mais les longitudes furent déterminées par les méthodes géométriques. Le père Gaubil, entre autres, jeune homme d’un mérite distingué et d’une ardeur infatigable, qui fit le voyage de la Chine en 1721 avec le père Jacquet, autre missionnaire du même ordre, en qualité de mathématicien, a pris soin d’expliquer et d’éclaircir la géographie de Marc-Pol, de Rubruquis, et de plusieurs autres voyageurs en Tartarie, au Thibet et à la Chine. Aucun missionnaire n’avait formé cette entreprise avant lui, et n’aurait été capable d’y réussir aussi bien. Le père Gaubil s’est efforcé aussi de recueillir toutes les informations possibles sur les mêmes pays et sur les régions voisines.

Suivant ses mesures et ses calculs, l’étendue de Quang-tong, ou Canton, est d’un mille et demi du nord au sud. La ville des Tartares, qui est du côté du nord, a de grandes places vides, et n’est d’ailleurs que médiocrement peuplée ; mais, du centre jusqu’à la ville chinoise, elle est divisée par de belles rues, qui sont fort proprement pavées et remplies d’arcs de triomphe. Le palais où les lettrés s’assemblent pour honorer Confucius, celui dans lequel ils sont renfermés pour subir l’examen, et ceux du vice-roi et du général des troupes, sont d’une magnificence extraordinaire. Mais la ville chinoise n’a rien de remarquable, à la réserve de quelques rues vers la rivière, qui sont bordées de belles boutiques : toutes les autres sont fort étroites.

Le faubourg ouest est le mieux peuplé et de la plus belle apparence du monde. Ses rues, dont le nombre est infini, sont droites, pavées de grandes pierres carrées, et bordées de belles et grandes boutiques. Comme la chaleur oblige de les couvrir, on croit se promener à Paris dans les galeries du Palais. On remarque dans le même faubourg les beaux magasins que les marchands se sont bâtis le long de la rivière. Les faubourgs de l’est et du sud consistent dans quelques misérables rues, habitées par une populace indigente : mais la plus belle vue de Canton est celle de la rivière et des canaux, avec leur prodigieux nombre de barques de toutes sortes de grandeurs qui paraissent se mouvoir sur terre, parce que la superficie de l’eau est couverte d’arbres et d’herbages.

Le 31 décembre 1722, Gaubil partit de Canton, accompagné du père Jacquet, pour se rendre à Pékin, où ils étaient appelés par les ordres de l’empereur en qualité de mathématiciens. Le Tsung-to leur avait donné huit cent cinquante livres pour la dépense de leur voyage. Ils s’arrêtèrent la nuit suivante à Fo-schan, qui ne passe que pour un village, quoiqu’il ne soit guère moins peuplé que Canton, qui n’en est éloigné que de trois lieues à l’est. C’est un endroit des plus considérables de la Chine pour le commerce.

Le 2 janvier, les deux missionnaires passèrent la nuit dans leur barque, près d’un tang-pou ou d’un corps-de-garde. Lorsqu’un lettré ou un mandarin passe devant ces lieux, il est salué dans sa barque par les soldats de garde, qui le distinguent aux banderoles et aux piques des personnes de son cortége : d’ailleurs il se fait reconnaître en battant trois fois sur de grands bassins de cuivre, qui se nomment los. Tous les jours au soir, en arrivant au lieu du repos, il bat deux ou trois fois du même tambour pour avertir le tang-pou, qui répond par le même nombre de coups, et qui est obligé de garder la barque pendant la nuit. Ces tang-pou se transportent, et sont ordinairement placés à deux lieues l’un de l’autre, mais de manière que le second puisse être vu du premier. Ils ont des sentinelles pour donner les signaux dans l’occasion.

Les missionnaires, ayant pris terre le 16 à Nan-yon-fou, se firent conduire à Nan-ngan, qui est éloigné de six lieues. La route est coupée par la grande montagne de Mé-lin. La grande porte de cette ville fait la séparation des provinces de Quang-tong et de Kiang-si. On marche d’une ville à l’autre par un chemin raide et étroit, mais bien pavé, qui est proprement une chaussée. Jamais Gaubil n’avait vu dans les rues de Paris autant de monde que dans les grands chemins de cette province. Entre Nan-chang-fou et Keng-kyung, on voit la fameuse montagne de La-chan, qui contient, dit-on, trois cents temples ou couvens, avec un nombre infini de bonzes.

C’est vers ce temps que les scandaleuses disputes qui avaient éclaté depuis plus d’un siècle entre les missionnaires de l’habit de saint Dominique et ceux de l’ordre de Loyola, attirèrent à la Chine un nouveau légat de la cour de Rome, Mezza-Barba, patriarche d’Alexandrie, qui n’arriva que pour être témoin des derniers débats terminés par l’entière expulsion des prédicateurs de la foi chrétienne.

Les points contestés se réduisirent à deux : 1o. si, par les mots de Tien et de Chang-ti, les Chinois entendaient le ciel matériel ou le seigneur du ciel ; 2o. si les cérémonies qu’ils observent à l’égard des morts et du philosophe Confucius sont religieuses, ou si ce ne sont que des pratiques civiles, des sacrifices et des usages de piété.

Un jésuite, nommé le père Mathieu Ricci, qui était arrivé à la Chine en 1580, c’est-à-dire environ trente-six ans après que Jasparo de La Cruz, dominicain portugais, y eut introduit l’Évangile, jugea que la plupart de ces cérémonies pouvaient être tolérées, parce que, suivant leur première institution et l’intention des Chinois sensés, dans laquelle on entretenait soigneusement les nouveaux convertis, elles étaient purement civiles.

Au contraire, les dominicains soutenaient que les Chinois, n’adorant en effet que le ciel matériel, se rendaient coupables d’une idolâtrie grossière, et que leurs cérémonies à l’égard des morts étaient des sacrifices réels qui ne pouvaient s’accorder avec le christianisme. Bientôt toute l’Europe fut inondée d’écrits pour ou contre les cérémonies chinoises.

On a peine à concevoir la longueur opiniâtre de ces malheureuses disputes lorsqu’on voit tous les missionnaires jésuites qui avaient passé leur vie à la cour de l’empereur Kang-hi, prince aussi éclairé que vertueux, répéter d’un commun accord ces paroles qu’il leur avait dites cent fois : « Ce n’est point au firmament ni aux étoiles que je rends mes adorations ; je n’adore que le dieu de la terre et du ciel. » Ce langage était celui de tous les mandarins, de tous les hommes instruits. Nous avons déjà vu, dans les voyages du père Gerbillon, jusqu’où cet empereur avait poussé la bonté et la complaisance pour les missionnaires européens ; mais il est à propos de faire connaître un peu davantage ce monarque chinois, l’un des plus sages princes qui aient mérité de commander aux hommes. Il était petit-fils de Tsun-té, fondateur de la nouvelle dynastie tartaro-chinoise, qui règne dans l’empire du Catay depuis le milieu du dernier siècle. Tsun-té mourut au milieu de ses conquêtes.

Son fils et son successeur Chun-tchi, dès l’âge de vingt-quatre ans, tomba dans une maladie à laquelle il prévit qu’il n’échapperait pas. Il fit appeler ses enfans ; et leur ayant déclaré que sa fin approchait, il leur demanda lequel d’entre eux se croyait assez fort pour soutenir le poids d’une couronne nouvellement conquise. L’aîné s’excusa sur sa jeunesse, et pria son père de disposer à son gré de sa succession ; mais Khang-hi, le plus jeune, qui était alors dans sa neuvième année, se mit à genoux devant le lit de son père, et lui dit avec beaucoup de résolution : « Mon père, je me crois assez fort pour prendre sur moi l’administration de l’état, si la mort vous enlève à nos espérances. Je ne perdrai pas de vue les exemples de mes ancêtres, et je m’efforcerai de rendre la nation contente de mon gouvernement. » Cette réponse fit tant d’impression sur Chun-tchi, qu’il le nomma aussitôt pour son successeur, sous la tutelle de quatre personnes, par les avis desquelles il devait se gouverner. En 1661, Khang-hi monta sur le trône ; et sa minorité finissant en 1666, il ne tarda pas plus long-temps à régner par lui-même. Bientôt on lui vit donner des preuves de force et de courage. Il renonça au vin, à l’usage des femmes et à l’indolence. S’il prit plusieurs femmes, suivant l’usage de la nation, on ne le vit presque jamais avec elles pendant le jour. Depuis quatre heures du matin jusqu’à midi, il s’occupait à lire les demandes de ses peuples et à régler les affaires de l’état. Le reste du jour était donné aux exercices militaires et aux arts libéraux. Il y fit des progrès si extraordinaires, qu’il devint capable d’examiner les Chinois sur leurs propres livres, les Tartares sur les opérations de la guerre, et les Européens sur les mathématiques.

Depuis l’année 1682, où la tranquillité de l’empire se trouva bien établie, il ne manqua point tous les ans de marcher avec une armée dans la Tartarie, moins pour se procurer le plaisir de la chasse que pour entretenir les Tartares dans leurs belliqueuses habitudes, et les empêcher de tomber, comme les Chinois, dans l’oisiveté et la mollesse. Il fit éclater son jugement et sa fermeté en arrêtant les plus dangereuses conspirations avant qu’elles fussent capables de troubler la paix de l’empire. Des témoins oculaires, qui ont résidé long-temps à Pékin, assurent qu’un gouverneur justement accusé n’échappait jamais au châtiment ; que l’empereur était toujours affable au peuple ; que, dans les temps de cherté, il diminuait souvent les impositions publiques, et qu’il faisait distribuer entre les pauvres de l’argent et du riz jusqu’à la valeur de plusieurs millions. Il n’était pas moins libéral pour les soldats : il payait leurs dettes, lorsqu’il jugeait que leur paie n’était pas suffisante ; et, dans la saison de l’hiver, leur faisait un présent extraordinaire d’habits pour les préserver du froid. Les marchands qui exerçaient le commerce avec les Russes se ressentaient particulièrement de sa bonté. Souvent, lorsqu’ils n’étaient point en état de faire leurs paiemens au terme, il leur faisait des avancés de son trésor pour les acquitter avec leurs créanciers. En 1717, le commerce était dans une si grande langueur à Pékin, que les marchands russes n’y trouvaient point à se défaire de leurs marchandises ; il déchargea ses sujets des droits ordinaires ; ce qui lui fit perdre dans cette année vingt mille onces d’argent de son revenu.

Les savans étaient dans une haute estime à la cour de ce grand monarque. L’exercice continuel de tant de vertus avait rendu son gouvernement si glorieux, que les Chinois distinguent son règne par le nom de tey-ping, qui signifie grande tranquillité. C’est l’éloge le plus complet du maître d’un grand empire ; car, si la paix n’est pas toujours le premier bien d’un individu tel que l’homme, si susceptible de passions, ces mêmes passions font que la paix générale est le premier bonheur d’un état et la plus grande gloire du prince.

Tel était le prince dont les missionnaires avaient exercé et même fatigué la clémence. Il avait vu avec indignation les cérémonies chinoises condamnées par le saint-siége en 1709, dans un mandement de Charles de Tournon, archevêque titulaire d’Antioche, que le pape avait envoyé dans cet empire avec la qualité de patriarche des Indes et de légat a latere. Les évêques d’Ascalon et de Macao, soutenus par vingt-quatre jésuites, appelèrent du mandement, et députèrent à Rome les pères Barros et Bauvolier, deux missionnaires du même ordre, pour soutenir la justice de leur appel. L’empereur déclara dans un édit que l’entrée de la Chine serait fermée à tous les missionnaires étrangers qui n’approuveraient pas les cérémonies chinoises. L’évêque de Canton fut chassé, et le légat relégué à Macao, pour y être gardé soigneusement jusqu’au retour des deux jésuites que l’empereur avait envoyés lui-même en Europe ; mais ce prélat mourut le 8 janvier 1710, après avoir été honoré de la pourpre romaine. Le 25 septembre de la même année, le tribunal de l’inquisition confirma le mandement du cardinal de Tournon ; et le pape ordonna aux missionnaires de se soumettre à ce jugement par une obéissance pure et simple.

Cinq ans après, on vit paraître un décret apostolique de Clément XI, portant ordre aux missionnaires d’employer le mot de Tien-tchou, qui signifie Seigneur du ciel. À l’égard des cérémonies qui pouvaient être tolérées, sa sainteté régla qu’ils s’en rapporteraient au jugement du visiteur général que le saint siége avait alors à la Chine, ou de celui qui lui succéderait, et des évêques et vicaires apostoliques de la même mission. Cependant tous ces prélats n’ayant osé se fier à leur propre décision, demandèrent de nouveaux ordres ; et sa sainteté résolut d’envoyer à la Chine un nouveau vicaire apostolique, avec des instructions particulières, contenant les indulgences et les permissions qu’elle accordait aux chrétiens par rapport aux usages du pays, et les précautions qu’il fallait prendre pour garantir la religion de toutes sortes de souillures. Elle fit choix de Charles-Ambroise Mezza-Barba, qu’elle créa patriarche d’Alexandrie, et dont la légation, ajoute Duhalde, fut prudente et modérée.

Le vaisseau qui portait Mezza-Barba fit voile de Lisbonne le 25 mars 1720. Après un voyage de cinq mois et vingt-neuf jours, il arriva le 23 septembre à deux lieues du port de Macao, où il ne put entrer que le 26, parce qu’on s’était proposé de le recevoir avec des témoignages de respect qui demandaient quelques préparations. Le gouverneur de la ville alla au-devant de lui à la tête du sénat et de toute la milice, au bruit d’une décharge générale de l’artillerie. Les rues par lesquelles on fit passer le légat étaient tendues de tapisseries ornées de guirlandes et de festons. Il fut conduit avec cette pompe jusqu’au palais qui avait été préparé pour son logement, où il reçut sur un trône les compliments de plusieurs seigneurs qui vinrent le féliciter sur son arrivée. Les trois suivans furent envoyés à des cérémonies de la même nature. Le gouverneur, le sénat en corps et toutes les communautés religieuses rendirent successivement leurs respects au ministre du saint siége, tandis que, de son côté, il donna l’absolution à l’évêque de Macas et au père Monteiro, provincial des jésuites, en leur faisant jurer d’observer la bulle qui concernait les cérémonies chinoises. Il leva aussi l’interdit qui avait été jeté sur toutes les églises.

Le 30, il reçut des lettres des gouverneurs des provinces de Quang-tong et de Quang-si, par lesquelles il était invité à se joindre au ta-jin, grand-officier de Canton, qui devait faire par eau le voyage de Pékin. Il accepta ses offres.

Mezza-Barba prit terre à Canton ; et, se faisant accompagner de tous les missionnaires, il vint loger, avec les gens de sa suite, à l’hôtel de la sacrée congrégation, tandis que le père Lauréati, visiteur général, se hâta de notifier son arrivée au ta-jin, au tsong-tou et au vice-roi. De ces trois seigneurs, les deux premiers furent envoyés au légat pour le complimenter, et lui dire qu’avant son départ pour Pékin, ils avaient plusieurs questions à lui faire au nom de l’empereur. On mit ces questions par écrit :

1o. Pourquoi le souverain pontife avait-il envoyé son excellence à la Chine ?

2o. Son excellence avait-elle quelque chose de particulier à communiquer de la part du pape à sa majesté impériale ?

3o. Quelques années auparavant, son éminence le cardinal de Tournon était venue à la Chine, et son arrivée avait fait naître des disputes sur une certaine doctrine. Ce prélat s’était-il conduit par ses propres lumières ? Le pape avait-il approuvé ou non sa conduite ?

4o. L’empereur, dans la première année de son règne, avait envoyé au pape les pères Barros et Bauvolier ; cependant il n’avait reçu encore aucune réponse.

5o. Outre ces questions, auxquelles son excellence était priée de répondre, on lui demandait si elle avait quelque chose elle-même à proposer.

Le légat prit immédiatement la plume et fit la réponse suivante à chaque article.

1o. Le souverain pontife m’envoie à la Chine principalement pour m’informer avec respect de la santé de l’empereur, et pour le remercier tres-humblement des faveurs innombrables qu’il lui a plu d’accorder aux églises, aux missionnaires et à la sainte loi.

2o. Je suis chargé d’un bref fermé et scellé que je dois présenter à sa majesté impériale, de la part du souverain pontife.

3o. Le souverain pontife a été pleinement informé de tout ce que le cardinal de Tournon a fait par rapport à la sainte loi, et la vérité est que c’était le souverain pontife qui l’avait envoyé.

4o. Si sa majesté impériale n’a pas reçu de réponse, il ne faut l’attribuer qu’à la mort des pères Barros et Bauvolier, arrivée dans leur voyage, c’est-à-dire avant qu’ils fussent retournés en Europe.

5o. Je dois prier humblement sa majesté impériale de donner souvent au souverain pontife des nouvelles de sa santé. Je suis charge de quelques présens pour sa majesté ; enfin je dois lui faire quelques demandes en faveur de notre religion.

Aussitôt que le légat eut achevé ces réponses, les jésuites entreprirent de les traduire en langue chinoise ; mais ce fut la source de plusieurs grandes difficultés, surtout à l’égard du troisième article, dont les pères Lauréati et Pereyra demandaient la suppression.

Mezza-Barba, dans une visite que le ta-jin lui rendit le lendemain, remit à cet officier les cinq articles de sa réponse. Les difficultés se renouvelèrent avec tant de chaleur, que le ta-jin, n’en ayant pas voulu remettre plus loin la discussion, réduisit ses objections par écrit, et souhaita que le ministre du pape y répondît sur-le-champ par la même voie. Il exigea d’abord une explication plus nette du troisième article. Son excellence lui répondit : « J’ignore si le cardinal de Tournon a fait naître ici quelque dispute ; mais je sais qu’il avait été envoyé par le souverain pontife, qui a donné son approbation à tout ce qui a été fait par ce cardinal pour maintenir la pureté de notre sainte loi. »

En second lieu, le ta-jin demanda, sur le cinquième article, quelles étaient les propositions que le légat pouvait faire à l’empereur pour l’avantage de sa religion. Mezza-Barba répondit : « Comme chaque jour peut amener de nouveaux événemens, je n’ai rien de particulier à dire actuellement sur cet article ; mais je demanderai en termes exprès que sa majesté impériale me permette d’exercer librement les fonctions de mon ministère, et qu’elle ordonne aux mandarins et à leurs substituts de ne causer aucun sujet de plainte aux églises ni aux missionnaires. »

Enfin, le ta-jin voulut savoir s’il se proposait de demeurer long-temps à la Chine. Mezza-Barba répondit que le souverain pontife n’avait pas réglé le temps de son séjour. « Eh pourquoi ? » répliqua le mandarin. « C’est apparemment, lui dit le légat, parce qu’il a souhaité d’apprendre d’abord comment j’aurais été reçu par l’empereur. »

Le ta-jin paraissant satisfait de toutes ces réponses, elles furent envoyées à la cour, et le temps fut fixé pour le départ du légat. Le 29 octobre, son excellence partit dans une grande barque magnifiquement ornée avec six lances à la poupe, et un pavillon jaune au grand mât, et sur lequel on lisait en caractères du pays : « Légat envoyé à l’empereur du pays le plus éloigné à l’ouest. » Les gens de sa suite occupaient deux autres barques, et le ta-jin avait aussi la sienne, qui différait de peu de celle du légat. On mit à la voile sous l’escorte de plusieurs mandarins inférieurs, et de divers officiers du tsong-tou et du vice-roi qui avaient ordre d’accompagner le légat jusqu’à Pékin.

On employa vingt-cinq jours, tant par terre que par eau, pour se rendre à Nan-chang-fou, capitale de la province de Kiang-si. Le 25 décembre, en arrivant à trente-un milles de Pékin, Li-pin-chung et trois autres mandarins arrivés de la cour lui apportèrent de nouveaux ordres de l’empereur. Son excellence fut obligée de se mettre à genoux suivant l’usage, et de baisser plusieurs fois le front jusqu’à terre pour s’informer de la santé de sa majesté impériale. Après quantité d’autres cérémonies, les mandarins lui demandèrent s’il était vrai qu’il ne fût envoyé par le pape que pour s’assurer de la santé de l’empereur et pour remercier sa majesté de la protection dont elle avait honoré les Européens. Il répondit qu’il avait déclaré quelque chose de plus, et qu’en particulier le pape lui avait donné ordre de demander la permission de demeurer à la Chine, comme supérieur général des missionnaires, et d’obtenir pour les chrétiens de l’empire la liberté de suivre les décisions du saint siége touchant les cérémonies.

Les mandarins répliquèrent qu’il aurait dû s’expliquer d’abord avec la même clarté. Mezza-Barba, surpris de ce reproche, en appela aux premières réponses qu’il avait données par écrit ; mais Li-pin-chung, revenant à la charge, lui représenta que l’empereur ne rétracterait jamais les ordres qu’il avait donnés sur l’observation des cérémonies, et les trois autres mandarins se joignirent à lui pour ajouter qu’il n’appartenait point au pape de réformer les usages de la Chine.

Les mandarins lui firent mettre par écrit ces deux demandes. Aussitôt qu’ils se furent retirés avec cette pièce, le légat et tous les gens de sa suite furent conduits dans une maison de campagne à trois lieues de Chang-chun-yuen, ville que l’empereur avait choisie pour sa résidence ordinaire depuis qu’il ne passait plus que quelques jours de l’année à Pékin.

Le 26 au matin, on plaça une garde armée à la porte du légat, avec ordre de ne laisser sortir personne. Le soir du même jour, quatre mandarins arrivèrent avec des rafraîchissemens que l’empereur envoyait à son excellence. Après les cérémonies ordinaires ils lui firent une déclaration très-mortifiante : 1o. que l’empereur, ayant résolu de ne jamais recevoir un décret contraire aux lois irrévocables de l’empire, ordonnait à tous les missionnaires de retourner en Europe, à l’exception de ceux qui voudraient demeurer à la Chine par un choix libre, et que leurs infirmités et leur âge mettaient hors d’état d’entreprendre le voyage, auxquels sa majesté permettait de vivre dans ses états suivant les lois de leur religion ; 2o. que le premier dessein de sa majesté impériale avait été de traiter le légat avec toutes sortes de distinctions ; mais que depuis qu’elle avait lu ses demandes, elle ne voulait pas même consentir à le voir.

Mezza-Barba répondit à ce discours avec beaucoup de dignité. Après avoir témoigné sa douleur aux mandarins, il les pria d’engager du moins l’empereur à lire le bref de sa sainteté ; enfin il les assura que, pendant qu’il attendrait leur réponse, il implorerait l’assistance du ciel pour régler sa conduite à la satisfaction de tout le monde. Après leur départ, il fit appeler tous les prêtres de son cortége, et s’étant retiré avec eux dans son appartement, il les consulta sur sa situation. Ils furent tous d’avis que, sans s’écarter de la constitution de Clément XI, il devait employer toute son adresse pour ne pas ruiner par une fermeté hors de saison les espérances que le pape avait conçues de son voyage.

Le 27, immédiatement après dîner, les quatre mandarins se présentèrent à la porte de son logement : il s’imagina qu’ils lui apportaient une réponse décisive de l’empereur. Cependant leur entretien ne fut qu’une répétition de la conférence précédente. Ils le flattèrent et le menacèrent successivement ; ils employèrent tous les artifices imaginables pour l’engager à supprimer la bulle fatale ; mais, le voyant inflexible, la seule espérance qu’ils lui laissèrent en le quittant, fut que l’empereur, malgré la résolution qu’il avait formée de chasser dès le lendemain tous les Européens, ne leur refuserait point quelques jours de délai, et pourrait lui accorder à lui-même le temps de se remettre des fatigues de son voyage.

Le légat, renouvelant ses instances, demanda que sa majesté daigna lire le bref que le pape lui adressait à elle-même, parce qu’il contenait les raisons qui ne permettaient point à sa sainteté d’approuver ce qui était incompatible avec la religion chrétienne, et qu’il ne touchait point à ce qui n’y avait aucun rapport. « Mais, reprirent les mandarins, avez-vous pouvoir de modérer la rigueur de votre bulle ? et le bref de sa sainteté en fait-il quelque mention ? » Le légat répondit : « Non, je n’ai pas ce pouvoir ; il ne peut même être accordé à personne : mais j’ai supplié l’empereur, et je le supplie encore d’ouvrir le bref de notre saint-père, dans la persuasion où je suis qu’il ne peut être qu’agréable à sa majesté impériale. D’ailleurs j’ai le pouvoir d’accorder certaines choses qui ne sont point incompatibles avec la religion chrétienne ; mais si l’empereur est résolu de ne point recevoir le bref, que sa majesté souffre du moins qu’il soit ouvert par ses ministres, et qu’elle m’accorde des interprètes. » Les mandarins se retirèrent.

Le lendemain au matin, Mezza-Barba fut averti que l’empereur l’avait fait appeler. S’étant disposé aussitôt à partir, il fut conduit dans un grand couvent de bonzes, où il trouva Chan-Chang, un des quatre mandarins, avec le père Louis Fan. Ce jésuite lui dit qu’il n’obtiendrait point encore l’honneur de voir sa majesté, mais qu’on lui donnerait une maison près du palais, afin que ses ministres eussent plus de facilité à traiter avec lui. Les mandarins étant entrés aussitôt, Fan continua de leur servir d’interprète, et reçut d’eux des marques de distinction qu’ils n’accordaient point au légat.

Cette conférence, n’eut point d’autre sujet que la dernière ; mais il y régna beaucoup plus de chaleur. Les mandarins s’emportèrent beaucoup ; le légat essuya quelques reproches amers, et le pape même ne fut point épargné. Le père Fan se permit des réflexions fort libres sur l’abus que les papes faisaient quelquefois de leur autorité. Mezza-Barba, quoique pénétré de douleur, se crut obligé de contenir ses plaintes, et de n’employer avec les mandarins que des termes capables de les adoucir. Alors Chan-Chang l’embrassa, et lui fit de magnifiques promesses. Fan prit aussi des manières gracieuses, et conseilla au légat de ne point imiter le cardinal de Tournon, s’il voulait éviter les mêmes chagrins et sauver la religion d’une nouvelle disgrâce. Après cette conférence, le légat fut logé dans une autre maison, à deux milles de Chan-chun-yuen ; mais on continua de le garder avec le même soin.

Le soir du même jour, Li-pin-chung vint lui demander au nom de l’empereur une copie du bref. En vain lui répondit-il qu’il n’en avait point, et qu’il n’osait se fier à sa mémoire ; on lui déclara qu’il fallait obéir. Après avoir protesté qu’il ne répondait d’aucune erreur, il écrivit la substance du bref, c’est-à-dire à peu près ce qu’il avait déjà répété plus d’une fois aux mandarins ; mais il s’étendit particulièrement sur les permissions accordées par le pape touchant les cérémonies chinoises ; elles se réduisaient aux articles suivans :

1o. Qu’on pouvait tolérer par toute la Chine dans les maisons des fidèles, les tablettes et les cartouches qui ne portaient que les noms des personnes mortes, à condition qu’ils fussent accompagnés d’une courte explication, et qu’on prît soin d’éviter la superstition et le scandale.

2o. Qu’on pouvait tolérer toutes les cérémonies chinoises qui regardaient les morts, pourvu qu’elles fussent purement civiles, sans aucun mélange de superstition.

3o. Qu’on pouvait permettre de rendre à Confucius des honneurs purement civils ; mais que sur les tablettes qui portaient son nom on y joindrait une explication convenable, sans aucun autre caractère, et sans inscription superstitieuse ; et qu’alors il serait permis d’allumer des flambeaux, de brûler de l’encens, et d’offrir devant ces tablettes des viandes en forme d’oblation.

4o. Qu’il serait permis de faire des révérences et des génuflexions devant les tablettes qu’on aurait ainsi corrigées, devant les tombeaux, et même devant les corps morts.

5o. Qu’on pouvait permettre aux funérailles les cérémonies d’usage, telles que de présenter des flambeaux et des parfums en faisant ces génuflexions et ces révérences.

6o. Qu’on pouvait permettre de servir, devant les tombes des morts, des tables chargées de fruits, de confitures et de viandes communes, à condition qu’on y plaçât une tablette réformée, avec la déclaration suivante : Le tout comme une sorte d’honneur civil et de piété à l’égard des morts, sans y mêler aucune pratique superstitieuse.

7o. Qu’on pouvait permettre aussi de faire devant les tablettes réformées l’acte de vénération nommé ko-heu, soit le premier jour de l’an, soit tout autre jour consacré par l’usage.

8o. Enfin qu’on permettait de brûler des parfums et des cierges devant ces tablettes, en observant les mêmes règles ; comme devant les cercueils, où l’on pourrait faire aussi des génuflexions et des révérences aux mêmes conditions. Le bref était signé C. A. Alexandrinus, et legatus apostolicus.

L’extrait de cette pièce doit faire juger que la cour de Rome consentait à tout ce qu’elle pouvait accorder sans blesser l’essentiel de la religion ; aussi le mandarin Li-pin-chung parut-il extrêmement satisfait. Après avoir reçu la copie du légat, il se hâta de retourner à la cour, où l’empereur marqua beaucoup d’impatience d’en voir la traduction. L’eunuque Lin-fou ayant lu chaque article à mesure qu’on le traduisait, les mandarins qui se trouvaient présens déclarèrent qu’ils ne doutaient pas que l’empereur ne fût entièrement satisfait de la condescendance du pape ; mais le père Joseph Suarez, jésuite, en pensa différemment : il fit remarquer qu’il y avait quelque difficulté à craindre de sa majesté impériale sur le retranchement de ces mots que le pape voulait qu’on supprimât sur les tablettes : C’est ici le siége de l’âme d’un tel. Cependant le mandarin Chan et l’eunuque demeurèrent persuadés que cette suppression ne déplairait point à l’empereur, lorsque le pape accordait l’usage des autres cérémonies, telles que les génuflexions, les révérences, etc. « C’est assez, ajouta le mandarin Chan : que pouvons-nous demander de plus ? Je suis équitable : ces permissions suffisent, et nous devons être contens. » Ensuite l’eunuque prit le papier, et porta les articles à l’empereur.

Tant de mortifications que le légat avait essuyées depuis son arrivée à Chang-chun-yuen, rendaient sa situation d’autant plus triste, qu’on ne lui donnait encore aucune espérance d’être admis à l’audience de l’empereur ; lorsqu’enfin, le 30 décembre 1720, ce monarque le fit avertir par un de ses neveux, accompagné de quatre mandarins et de deux autres officiers de la couronne, qu’il devait paraître devant lui le jour suivant. Ils lui déclarèrent en même temps que tous les Européens de son cortége devaient rendre leurs respects à sa majesté suivant l’usage de la Chine ; et les ayant fait assembler sur-le-champ, ils les obligèrent tous, sans en excepter le légat lui-même, de tomber à genoux et de frapper neuf fois la tête du front, pour essai de la cérémonie qu’ils devaient exécuter le jour suivant.

Dans le cours de l’après-midi, son excellence reçut un nouvel ordre qui l’obligeait de paraître vêtu comme elle l’était en Italie. On laissait aux personnes de sa suite la liberté de porter l’habit chinois ou celui de l’Europe.

À l’heure marquée, le mandarin Li-pin-chung vint prendre le légat pour le conduire à l’audience : ce prélat prit le rochet et le camail, avec le pallium. Tous les missionnaires européens se vêtirent à la chinoise, soit parce qu’ils n’avaient point assez d’habits complets à l’européenne ; soit par la crainte de choquer les Chinois et les Tartares en paraissant avec les habits de leurs différens ordres. À leur arrivée au palais, le légat fut conduit, par une vaste cour, dans une grande et magnifique salle, où les seigneurs chinois étaient placés sur douze rangs, six à la droite du trône, et six à la gauche. On avait préparé pour chaque rang quatre tables chargées de fruits, de pâtisseries et de confitures.

Lorsque l’empereur fut entré dans la salle, et qu’il fut monté sur son trône, Mezza-Barba et son cortége se mirent à genoux pour faire les salutations prescrites. Ensuite le légat ayant remis à sa majesté le bref du pape, ce monarque lui demanda comment se portait le saint père, et donna le bref au second eunuque, sans l’avoir ouvert. Son excellence fut placée au bout du premier rang des mandarins, et tout son cortége derrière le sixième. L’empereur fit un signe auquel toute l’assemblée s’assit. Alors quelques mandarins ayant apporté près du trône une robe de zibeline à la chinoise, sa majesté ôta celle dont elle était revêtue et qui était aussi de zibeline, pour l’envoyer au légat, qui la mit aussitôt sur ses habits ecclésiastiques, en témoignant sa reconnaissance à l’empereur par une profonde révérence. Ensuite sa majesté se mit à manger, et toute l’assemblée suivit son exemple. Pendant le repas, ce prince eut la bonté d’envoyer plusieurs mets de sa table, non-seulement au légat, mais même aux missionnaires. Après qu’on eut cessé de manger, Mezza-Barba fut conduit près du trône, et reçut des mains de l’empereur une coupe remplie de vin. Quatre mandarins rendirent le même office à tous les Européens du cortége, qui vinrent recevoir cette faveur près du trône. Aussitôt que le festin fut achevé, le légat reçut ordre de s’approcher de sa majesté impériale. Ce prince, après diverses questions qui regardaient l’ambassade, lui demanda ce qui était représenté dans certaines figures apportées de l’Europe, où il avait vu des figures humaines qui paraissaient ailées. Mezza-Barba répondit que c’était peut-être la figure de Jésus-Christ, de la Sainte Vierge ou de quelques autres saints, ou probablement des figures d’anges. « Mais pourquoi, reprit l’empereur, sont-ils représentés avec des ailes ? » Le légat répondit que c’était pour exprimer leur agilité. « Voilà, lui dit le prince, ce que nos Chinois ne peuvent comprendre, et ce qu’ils regardent toujours comme une erreur grossière, parce qu’ils sont persuadés qu’il est absurde de donner des ailes aux hommes ; cependant peut-être concevaient-ils que c’est une représentation purement symbolique, s’ils étaient capables d’entendre parfaitement les livres de l’Europe ; et ce qui leur paraît une erreur deviendrait pour eux une vérité. »

Il est difficile de faire sentir avec plus d’esprit, et en même temps avec plus de politesse, dans quel travers tombaient des étrangers qui, sans être suffisamment instruits d’une langue aussi savante que celle des Chinois, voulaient déterminer le sens et l’intention de leurs cérémonies symboliques.

Le lendemain, qui était le premier jour de janvier 1721, quatre mandarins vinrent demander les présens que le pape envoyait à l’empereur. Il les reçut très-gracieusement, et accorda sur-le-champ à son excellence quelques marques de sa libéralité ; mais cette faveur fut bientôt suivie d’un message fort affligeant. Deux eunuques vinrent déclarer au légat que, « si sa majesté avait pu prévoir les désordres que sa légation avait causés, elle les aurait prévenus par la punition de leurs auteurs ; que le pape n’entendant pas les livres de la Chine, n’était pas plus capable de décider sur les cérémonies chinoises, dont il n’avait aucune idée, qu’on ne l’était à la Chine de juger des cérémonies de l’Europe ; et que, par conséquent, ce que son excellence avait à faire de plus sage, était de se conduire par les conseils que sa majesté lui ferait donner, sans prêter l’oreille aux insinuations de certains esprits turbulens qui n’avaient écrit ou porté à Rome que de grossières impostures. »

Les eunuques, enchérissant beaucoup sur les ordres de l’empereur, s’emportèrent en invectives contre le cardinal de Tournon ; mais, comme ils en revenaient toujours aux anciennes plaintes, Mezza-Barba se réduisit aux mêmes réponses. Il lui fut plus difficile de se modérer lorsqu’il entendit parler peu respectueusement du pape ; mais le ressentiment n’aurait point été de saison. Tout semblait annoncer les approches d’un orage. La garde fut redoublée à la porte du légat : on n’en permettait l’entrée qu’à ceux qui avaient quelque chose à communiquer au père Péreyra, dont la faveur ne paraissait pas diminuer à la cour.

Dans une autre conversation du 3 janvier, l’empereur lui dit « qu’il avait tâché de réunir tous les missionnaires des différentes nations de l’Europe, tels que les Portugais, les Français, les Italiens et les Allemands ; mais que leurs dissensions subsistaient toujours, et que, ce qu’il avait peine à comprendre, les jésuites mêmes ne pouvaient s’accorder ensemble ; il ajouta que, dans la même vue, il avait employé une autre méthode ; c’était de les loger tous dans une même maison, espérant qu’il n’y aurait qu’un cœur ; mais que ces soins n’avaient pas produit cet effet ; que l’un prenait le nom de prêtre séculier, l’autre celui de franciscain, un troisième celui de dominicain, et le quatrième celui de jésuite ; désunion qui ne cessait pas de l’étonner. Il demanda comment le pape pouvait ajouter quelque foi aux rapports des différens ordres, lorsqu’ils étaient si mal informés des usages de la Chine, que leurs témoignages étaient directement contraires. « Ce que je dis étant certain, continua-t-il, pourquoi le pape entreprend-il de prononcer sur les affaires de la Chine ? S’aperçoit-il que je prétende juger de celles de l’Europe ? »

« Le saint père, répondit Mezza-Barba, n’a rien décidé sans avoir entendu les deux parties, recueilli toutes les informations possibles, et pesé mûrement les difficultés. D’ailleurs il a reçu dans son jugement l’assistance du Saint-Esprit, qui ne permet pas qu’un pape tombe dans l’erreur sur les matières de religion ; enfin le pape n’a prononcé sur les affaires de la Chine qu’autant qu’elles ont rapport au christianisme. »

L’empereur répliqua qu’il ne trouvait pas de vérité dans cette réponse, parce que le pape n’avait pas été bien informé. « J’aime beaucoup votre religion, reprit-il ; j’adore le même Dieu que vous : ainsi, lorsqu’il vous arrivera quelque difficulté, adressez-vous à moi, et je m’engage à vous l’expliquer. » Le légat lui fit des remercîmens, et lui promit de s’adresser à sa majesté.

Vers la fin de l’audience, l’empereur observa qu’il n’était revenu de l’Europe aucun des missionnaires qu’il y avait envoyés, et que n’ayant point reçu de réponse sur la commission dont il les avait chargés, il soupçonnait qu’ils avaient été mis à mort par ordre de sa sainteté. Mezza-Barba, pour écarter ce soupçon, se hâta de représenter à sa majesté combien le caractère des ambassadeurs était respecté en Europe ; et, lui ayant fait observer que le pape et la religion ne pouvaient tirer aucun avantage d’une telle violence, il ajouta qu’on savait assez que les vaisseaux où Barros et Bauvolier s’étaient embarqués, avaient péri par la tempête avant leur retour en Europe.

Ce prince ne laissa pas d’ajouter que la constitution qui regardait les cérémonies chinoises venait d’une autre source que le zèle de la religion ; que ce n’était qu’une flèche de vengeance lancée contre les jésuites peur satisfaire leurs ennemis. Il dit au légat, pour conclusion, que sa résolution était de lui envoyer le si, c’est-à-dire un décret impérial dans lequel toutes ses volontés seraient expliquées sur l’affaire de la légation, et sur lequel il n’aurait qu’à réfléchir sérieusement ; qu’elle députerait ensuite un de ses officiers à Rome ; mais qu’elle lui recommandait de ne pas s’affliger et d’attendre les événemens d’un air tranquille.

Dans une quatrième audience beaucoup plus solennelle que toutes les précédentes, où sa majesté ordonna que tous les Européens fussent présens, il exhorta Mezza-Barba à proposer ce qu’il avait à dire avec toute la force et la liberté dont il était capable. Le légat, encouragé par cette invitation, répondit qu’il avait trois choses à proposer ou à demander de la part du pape : la première, que les chrétiens de la Chine fussent libres de se soumettre à la constitution de sa sainteté concernant les cérémonies chinoises ; sur quoi l’empereur lui demanda encore une fois ce que le pape trouvait de répréhensible dans ces cérémonies. De l’avis des interprètes, Mezza-Barba n’insista que sur un point, et représenta que le souverain pontife avait expressément condamné la vénération superstitieuse qu’on rendait aux tablettes et aux cartouches. Sa majesté répondit que cette vénération n’était pas de l’établissement de Confucius, et qu’elle avait été introduite dans la religion chinoise par des étrangers ; que ce n’était pas néanmoins une affaire peu importante, mais qu’il n’appartenait point au pape d’en juger, et que ce soin regardait les vice-rois et les mandarins des provinces ; enfin qu’il ne voulait plus rien entendre sur cet article.

Mezza-Barba ayant ajouté que le pape désapprouvait les titres de Tien et de Chang-ti que les Chinois donnaient au véritable Dieu, l’empereur répondit que c’était une bagatelle, et qu’il s’étonnait que la dispute durât depuis tant d’années sur un point de cette nature. Il demanda si le légat était bien persuadé que les Européens eussent commis une idolâtrie en rendant jusqu’alors des respects aux tablettes, et que le père Ricci, fondateur de la mission, fût tombé dans l’erreur. Mezza-Barba passa légèrement sur la première de ces deux questions, et n’y fit que des réponses vagues. À la seconde, il répondit avec beaucoup de précaution que le père Ricci avait erré innocemment sur de certains points, parce que toutes ces matières n’avaient point encore été réglées par la décision du saint siége.

Le lendemain 16 janvier, on convint que Mezza-Barba communiquerait à sa majesté le décret du pape, afin qu’elle pût juger avec certitude de ce qui était permis ou défendu par le saint siége. Le décret fut traduit et porté à l’empereur par les mandarins.

Le 18, les mandarins vinrent lui remettre un si de la propre main de l’empereur, écrit en lettres rouges au bas du décret. Il était conçu en ces termes : « Tout ce qu’on peut recueillir certainement de la lecture de cette constitution, c’est qu’elle ne regarde que de vils Européens. Comment pourrait-on dire qu’elle a quelque rapport avec la grande octrine des Chinois, lorsqu’il n’y a pas un seul Européen qui entende le langage de la Chine ? Elle contient quantité de choses indignes. Il paraît assez, par ce décret que le légat nous apporte, que les disputes qu’ils ont entre eux sont d’une violence à laquelle rien ne peut être comparé. Il ne convient pas, par cette raison, que les Européens aient désormais la liberté de prêcher leur loi : elle doit être défendue. C’est le seul moyen de prévenir de fâcheuses conséquences. »

La lecture de ce fatal écrit jeta la consternation dans l’esprit du légat. Sa première ressource fut d’écrire à l’empereur une lettre de soumission. S’étant hâté de l’écrire, il proposa aux missionnaires de la signer ; mais les jésuites y trouvèrent beaucoup de difficultés, et lui déclarèrent qu’ils ne voyaient point d’autre moyen, pour calmer le trouble, que de suspendre la constitution. Le père Mouravo ajouta que c’était une nécessité d’autant plus indispensable, que le pape n’avait pas reçu de justes informations ; et que, si sa sainteté était à la Chine pour y voir les choses dans un autre jour, elle révoquerait infailliblement une bulle qui n’était capable que de porter un coup mortel à la religion. Le légat répondit « qu’il n’avait pas le pouvoir de suspendre une constitution du pape ; qu’il aimait mieux risquer tout que d’offenser Dieu en transgressant les ordres exprès du saint siége, et qu’il était résolu de souffrir plutôt la mort que de se rendre coupable d’une pareille lâcheté. » Mouravo continuant de s’expliquer avec beaucoup de chaleur, Mezza-Barba le pria de faire attention de qui et devant qui il parlait. « Je ne l’ignore pas, répondit le missionnaire, mais je ne crains que Dieu. — Si vous étiez rempli de cette crainte, reprit le légat irrité, vous parleriez avec plus de respect de son vicaire, et devant le ministre qui le représente. »

Le père Suarez ne parut pas moins ardent que Mouravo, et le père Mailer, se livrant aussi à son zèle, déclara au légat qu’il ne croyait pas qu’une bulle dont l’effet ne devait être que la ruine du christianisme dans un grand empire, pût être proposée sans blesser la conscience. Quelqu’un lui dit que dans un autre lieu il n’aurait point eu la hardiesse de tenir ce langage. « Je le tiendrais, répondit-il, au milieu de Rome, et je ne craindrais pas de représenter au pape même les difficultés que je crois justes. » Les missionnaires les plus modestes faisaient ce raisonnement : « La constitution n’est qu’un prétexte ecclésiastique, dont l’exécution entraînerait la ruine du christianisme. Elle peut donc être suspendue jusqu’à de nouvelles informations. » Toute la fermeté du légat, ses consultations et ses propres lumières ne lui faisaient pas voir beaucoup de jour dans une si grande obscurité.

Mais quel fut son embarras lorsque le mandarin Li-pin-chung, entrant dans sa chambre d’un air furieux, et le prenant au collet, lui dit devant toute la compagnie, « qu’il n’était qu’un traître et qu’un perfide, que l’affection qu’il avait eue pour lui l’exposait à perdre la tête, mais qu’il était résolu de le tuer auparavant de ses propres mains. » Pendant cette étrange scène, les domestiques des autres mandarins secondèrent les violences de leurs maîtres. Ils maltraitèrent le valet de chambre du légat, lui tirèrent la barbe, et l’accablèrent de toutes sortes d’injures. Mezza-Barba, pénétré de douleur et de crainte, était dans une situation qui aurait attendri, dit Viani, auteur de cette relation, d’autres hommes que d’insensibles Chinois. Ce désespoir de Li-pin-chung ne venait sans doute que du péril qu’il avait couru en présentant à l’empereur un écrit que ce prince avait pris pour un outrage. On voit par sa réponse à quel point sa fierté en avait été blessée ; et dans un état despotique ce pouvait être un crime capital pour un sujet d’avoir compromis à ce point la dignité de son maître.

Le soir du même jour, les mandarins revinrent avec la même fierté, et le sommèrent de répondre au si qu’ils lui avaient apporté le matin. Dans l’excès de son affliction, il ne laissa pas de prendre une plume et d’écrire la lettre suivante : « C’est avec le plus respectueux et le plus humble sentiment de soumission que j’ai lu la traduction du décret qu’il a plu à votre majesté d’écrire de sa propre main en lettres rouges. Ayant été envoyé par le souverain pontife pour solliciter la faveur de votre majesté, je m’étais flatté que les permissions que j’ai eu l’honneur de lui présenter auraient été capables de l’apaiser et de favoriser le succès de ma légation. À présent, il ne me reste qu’à lui demander pardon, et à lui faire connaître la douleur dont mon âme est pénétrée, et à me prosterner, comme je le fais, le visage contre terre pour implorer sa clémence. Signé, Charles-Ambroise, patriarche d’Alexandrie, et légat apostolique. Si votre majesté me le commande, j’irai me jeter aux pieds du pape pour lui déclarer clairement, fidèlement et sincèrement les intentions de votre majesté. »

Pour comble d’affliction, il apprit vers le soir que Lauréati était chargé de chaînes pour avoir osé dire que le légat n’avait rien que d’agréable à proposer à l’empereur ; que Péreyra était exposé au même danger, et que Li-pin-chung devait être conduit au tribunal des criminels, pour avoir traité son excellence avec trop de bonté.

Les messages, les demandes et les menaces, ne firent que redoubler le jour suivant. L’empereur fit dire au légat qu’ayant comparé la constitution du pape avec un ancien mandement de M. Maigret, vicaire général du saint siége, en 1693[1], il y avait trouvé une parfaite ressemblance ; d’où il concluait « que, s’il était vrai, comme les chrétiens l’assurent, que le pape fût assisté par les inspirations du Saint-Esprit, c’était M. Maigret qui devait être regardé comme le Saint-Esprit des chrétiens. »

Après cette raillerie, il leur fit déclarer qu’il était résolu de répandre son décret dans tous les royaumes de l’univers, et que l’ambassadeur russe, qui était alors à Pékin, lui avait déjà promis de le communiquer à toutes les cours de l’Europe. Ainsi chaque message était une nouvelle insulte qui perçait le cœur du légat. Il ne pouvait retenir ses larmes en relisant les ordres de l’empereur. Mouravo le voyant dans cette affliction, ne fit pas difficulté de se jeter à ses pieds, et le conjura, par les entrailles de Jésus-Christ, d’avoir pitié de la mission, qui ne pouvait éviter de périr, s’il persistait à maintenir sa bulle. Mais ces instances firent peu d’impression sur lui, et l’abattement où il était ne l’empêchait point de répondre aux jésuites : « Ne me parlez plus de suspendre ni de modérer la constitution. C’est augmenter ma douleur que de me proposer un remède pire que le mal. Cependant, si vous pouvez imaginer quelque expédient qui soit propre à lever les difficultés, je l’embrasserai volontiers, pourvu qu’il s’accorde avec mon devoir. » Mouravo allait profiter de cette disposition pour composer une requête à l’empereur, et tirer le légat de l’abîme où il s’était plongé, lorsque le père Renauld en offrit une qu’il venait d’écrire dans les termes suivans : « Charles-Ambroise, patriarche d’Alexandrie, supplie très-humblement votre majesté qu’il lui plaise d’user de clémence envers les Européens, de tolérer notre sainte religion, et de suspendre la résolution qu’elle a prise de répandre son diplôme dans tout l’univers par la voie de la Russie. Je me rendrai auprès du souverain pontife, et je ne manquerai pas de l’informer soigneusement et fidèlement des intentions de votre majesté. Dans l’intervalle, je laisserai subsister les choses dans l’état où je les ai trouvées, et je communiquerai de bonne foi au saint père tout ce que votre majesté trouvera bon de m’ordonner. Enfin je demande humblement en grâce à votre majesté d’envoyer avec moi quelque personne qui soit capable de lui rapporter avec quelle sincérité je représenterai tout au souverain pontife, et quels efforts je ferai pour me procurer l’honneur de reparaître devant votre majesté. » Après avoir lu plusieurs fois cette supplique, Mezza-Barba consentit à la signer. Quelques missionnaires, ne la trouvant point assez conforme aux intentions de l’empereur, ou assez humble pour le légat, refusèrent d’y mettre leur nom. Mais le plus grand nombre suivit l’exemple du légat. Elle fut traduite en chinois, et portée à l’empereur.

Dans une audience que l’empereur lui accorda deux jours après, ce prince, après lui avoir prodigué les caresses et les civilités se mit à badiner aux dépens du pape. Comme il avait beaucoup de goût pour les figures et les comparaisons, il compara sa sainteté à un chasseur aveugle qui tire dans l’air au hasard. Le légat n’ayant pu rire de cette raillerie comme les autres, sa majesté lui dit : « Vous ne répondez pas : que pensez-vous de mes allusions ? » Elles sont fort ingénieuses, répondit Mezza-Barba, et dignes de votre majesté.

Cependant la scène ne finit pas mal. Khang-hi était en bonne humeur. Il accorda aux prières du légat la liberté de Lauréati. « Vous serez libre, lui dit-il, et sans aucune garde. Comme la saison est trop avancée pour vous permettre le voyage d’Europe, je vous conseille d’aller attendre le beau temps à Pékin, où la cour retournera pour la célébration de la nouvelle année. » Ce compliment causa une joie extrême au légat.

Il partit effectivement pour Pékin, où étant arrivé le 23 avec toute sa suite, il se logea avec les jésuites portugais. L’empereur lui accorda le 26 une nouvelle audience, dans laquelle il ne fit encore que plaisanter.

Dans la dernière, qui fut celle où il congédia le légat, ce prince fit bien voir par les caresses qu’il lui prodigua quelle douceur de caractère il joignait à la fermeté des principes sur lesquels il croyait devoir appuyer son autorité. Il se fit apporter deux petites chaînes de perles dont il lui donna l’une en lui disant qu’il lui avait envoyé par ses ministres les présens qui étaient destinés pour sa sainteté, mais qu’il s’était réservé le plaisir de lui donner de sa propre main cette marque distinguée de l’estime qu’il avait pour lui : « Allez, lui dit-il, et revenez le plus tôt qu’il vous sera possible ; mais prenez soin surtout de votre personne et de votre santé. Donnez-moi de vos nouvelles, et soyez sûr que je verrai votre retour avec beaucoup de joie. » Il lui fit promettre d’amener avec lui des gens de lettres et un bon médecin, d’apporter avec lui les meilleures cartes géographiques, les livres les plus estimés en Europe, et surtout les ouvrages de mathématiques, avec les nouvelles découvertes qu’on aurait pu faire touchant les longitudes. Ensuite s’étant fait apporter une épinette, il joua quelques airs chinois sur cet instrument. Il en prit occasion de faire remarquer au légat avec quelle familiarité il traitait les Européens, dont il l’assura qu’il honorait beaucoup le savoir. Il le fit approcher de son trône, où il lui présenta, comme dans les audiences précédentes, une coupe remplie de vin. Enfin, pour terminer celle-ci, il lui prit les mains, qu’il serra fort tendrement entre les siennes. Le légat employa les termes les plus respectueux pour témoigner à sa majesté combien il était sensible à tant de faveurs, et lui promit de prier avec beaucoup d’assiduité pour la prolongation de sa vie et pour la prospérité de son règne.

On ne se permettra sur ce récit que deux remarques : l’une sur la différence de conduite entre la cour de Rome et les jésuites, et sur la supériorité de politique que firent voir ces hommes dont le grand art a toujours été de s’accommoder aux temps ; l’autre, sur la résistance opiniâtre qu’opposaient au saint siége ces mêmes jésuites qu’on a tant accusés d’en être les plus dociles esclaves. Enfin nous observerons encore que la cour de Rome, si renommée pour la finesse de sa politique, a perdu les missions de la Chine pour avoir eu moins de dextérité que les jésuites, et a perdu les jésuites eux-mêmes pour n’avoir pas voulu qu’ils fussent réformés, lorsqu’eux-mémes y consentaient. On sait que le mot fatal, sint ut sunt, aut non sint, a été l’arrêt de proscription des jésuites ; et à l’égard des missions, quelque temps après le départ du légat, Yong-tching ayant succédé à Khang-hi, ne fut pas plus tôt sur le trône, qu’il reçut des plaintes d’un grand nombre de mandarins, surtout du tsung-tou de la province de Fo-kien, qui accusaient les missionnaires d’attirer à eux les ignorans de l’un et de l’autre sexe, de bâtir des églises aux dépens de leurs disciples ; enfin de ruiner les lois fondamentales et de troubler la tranquillité de l’empire à la faveur de la bulle de Clément XI. Yong-tching ordonna, par un édit du 10 février 1723, que tous les missionnaires, à la réserve d’un petit nombre qui furent retenus à la cour pour la réformation du calendrier, se retirassent à Canton, et que leurs églises, au nombre de trois cents, fussent détruites ou employées à d’autres usages, sans aucune espérance de rétablissement. Ainsi, le christianisme fut chassé de la Chine comme il l’avait été du Japon, du Tonquin, de la Cochinchine, de Siam, et de plusieurs autres parties des Indes orientales.


  1. Ce Maigret avait été envoyé sous ce titre à la Chine, sous le pontificat de Clément IX, et avait décidé la question des cérémonies au désavantage des jésuites.