Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome VI/Seconde partie/Livre II/Chapitre VII

CHAPITRE VII.

Voyage de l’ambassadeur anglais Thomas Rhoé dans l’Indoustan.

Avant d’entrer dans la description générale de l’Indoustan, nous trouverons dans les voyages de l’Anglais Rhoé, et dans ceux de Tavernier, dont nous parlerons après, quantité de détails très-curieux mêlés à leurs aventures particulières.

Rhoé fut envoyé au Mogol en 1615, avec la qualité d’ambassadeur du roi d’Angleterre, mais aux frais de la compagnie des Indes orientales, dont le commerce était déjà florissant. La flotte anglaise qui portait Rhoé ayant jeté l’ancre au port de Surate le 26 septembre, il ne s’arrêta dans la ville que pour donner le temps au capitaine Harris, qui fut nommé pour l’escorter , de rassembler cent mousquetaires dont l’escorte devait être composée. On se mit en marche. Rhoé fit peu d’observations dans une route de deux cent vingt-trois milles qu’il compte à l’est de Surate jusqu’à Brampour.

Sultan Pervis, troisième fils de l’empereur Djehan Ghir, résidait à Serralia avec la qualité de lieutenant général de son père. Le 18 octobre, Rhoé se fit conduire au palais du prince, non-seulement pour observer tous les usages de la cour, mais dans la vue d’obtenir, à la faveur de quelques présens, la liberté d’y établir un comptoir. En arrivant à l’audience, il trouva cent cavaliers qui attendaient le prince, et qui formaient une haie des deux côtés de l’entrée du palais. Le prince était, dans la seconde cour, sous un dais, avec un riche tapis sous ses pieds, dans un équipage magnifique, mais barbare. Rhoé, qui s’avançait vers lui au travers du peuple, fut arrêté par un officier qui l’avertit de baisser la tête jusqu’à terre. Il répondit que sa condition le dispensait de cet hommage servile, et continua de marcher jusqu’à la balustrade, où il trouva les principaux seigneurs de la ville prosternés comme autant d’esclaves. Son embarras était sur la place qu’il y devait prendre ; et dans cette incertitude, il se présenta droit devant le trône. Un secrétaire, qui était assis sur les degrés de la seconde estrade, lui demanda ce qu’il désirait. « Je lui exposai, dit Rhoé, que le roi d’Angleterre m’envoyant pour ambassadeur auprès de l’empereur son père, et me trouvant dans une ville où le prince tenait sa cour, je m’étais cru obligé de lui faire la révérence. Alors le prince, s’adressant lui-même à moi, me dit qu’il était fort satisfait de me voir ; il me fit diverses questions sur le roi mon maître, et mes réponses furent écoutées avec plaisir. Mais, comme j’étais toujours au bas des degrés, je demandai la permission de monter pour entretenir le prince de plus près : il me répondit lui-même que le roi de Perse et le grand-turc n’obtiendraient pas ce que je désirais. Je répliquai que ma demande méritait quelque excuse, parce que je m’étais figuré que pour de si grands monarques il aurait pris la peine d’aller jusqu’à la porte, et qu’enfin je ne prétendais pas d’autres traitemens que ceux qu’il faisait à leurs ambassadeurs. Il m’assura que j’étais traité sur le même pied, et que je le serais dans toutes les occasions. Je demandai du moins une chaise ; on me répondit que jamais personne ne s’était assis dans ce lieu ; et l’on m’offrit, comme une grâce particulière, la liberté de m’appuyer contre une colonne couverte de plaques d’argent, qui soutenait le dais. Je demandai la permission d’établir un magasin dans la ville, et d’y laisser des facteurs : elle me fut accordée ; et le prince donna ordre que les patentes fussent dressées sur-le-champ. »

En quittant la ville de Serralia, il passa la nuit du 6 décembre dans un bois qui n’est pas fort éloigné du fameux château de Mandoa. Cette forteresse est située sur une montagne fort escarpée, et ceinte d’un mur dont le circuit n’a pas moins de sept lieues ; elle est belle et d’une grandeur étonnante. Cinq cosses plus loin, on lui fit observer sur une montagne l’ancienne ville de Chitor, dont la grandeur éclate encore dans ses ruines ; on y voit les restes de quantité de superbes temples, de plusieurs belles tours, d’un grand nombre de colonnes, et d’une multitude infinie de maisons, sans qu’il s’y trouve un seul habitant. Rhoé fut étonné de ne découvrir qu’un endroit par lequel on puisse y monter ; encore n’est-ce qu’un précipice. On passe quatre portes sur le penchant de la montagne avant d’arriver à cette ville, qui est magnifique. Le sommet de la montagne n’a pas moins de huit cosses de circuit, et vers le sud-ouest on y découvre un vieux château assez bien conservé. Cette ville est dans les états du prince Ranna, qui s’était soumis depuis peu au Mogol, ou plutôt qui avait reçu de l’argent de lui pour prendre la qualité de son tributaire. C’était Akbar, père du Mogol régnant, qui avait fait cette conquête. Ranna descendait, dit-on, en ligne directe du fameux Porus, qui fut vaincu par Alexandre-le-Grand. Rhoé est persuadé que la ville de Chitor était anciennement la résidence de Porus, quoique Delhy, qui est beaucoup plus avancée vers le nord, ait été la capitale de ses états ; Delhy même n’est maintenant fameuse que par ses ruines : on voit proche de la ville une colonne dressée par Alexandre, avec une longue inscription. Le Mogol régnant et ses ancêtres, descendus de Tamerlan, avaient ruiné toutes les villes anciennes, avec défense de les rebâtir , dans la vue apparemment d’abolir la mémoire de tout ce qu’il y avait eu de plus grand et de plus ancien que la puissance de leur maison.

Le 25, Rhoé arriva heureusement à Asmère, où l’on compte de Brampour deux cent neuf cosses, qui font quatre cent dix-huit milles d’Angleterre, et le 10 janvier il entra dans les murs de cette ville impériale.

L’impatience d’exécuter les ordres de sa compagnie le fit aller dès le jour suivant au dorbar, c’est-à-dire au lieu où le Mogol donnait ses audiences et ses ordres pour le gouvernement de l’état. L’entrée des appartemens du palais n’était ouverte qu’aux eunuques, et sa garde intérieure était composée de femmes chargées de toutes sortes d’armes. Chaque jour au matin, ce monarque se présentait à une fenêtre tournée vers l’orient, qui se nommait le djarnéo, et dont la vue donnait sur une grande place : c’était là que s’assemblait tout le peuple pour le voir. Il y retournait vers midi, et quelquefois il y était retenu assez long-temps par le spectacle des combats d’éléphans et de diverses bêtes sauvages. Les seigneurs de sa cour étaient au-dessous de lui sur un échafaud. Après cet amusement, il se retirait dans l’appartement de ses femmes ; mais c’était pour retourner encore au dorbar ou au djarnéo, sur les huit heures du soir : il soupait ensuite ; en sortant de table, il descendait au gouzalkan, grande cour au milieu de laquelle il s’était fait élever un trône de pierres de taille, sur lequel il se plaçait lorsqu’il n’aimait pas mieux s’asseoir sur une simple chaise qui était à côté du trône. On ne recevait dans cette cour que les premiers seigneurs de l’empire, qui ne doivent pas même s’y présenter sans être appelés. On n’y parlait point d’affaires d’état, parce qu’elles ne se traitaient qu’au dorbar ou au djarnéo. Les résolutions les plus importantes se prenaient en public et s’enregistraient de même : pour un teston, chacun avait la liberté de voir le registre. Ainsi le peuple était aussi bien informé des affaires que les ministres, et jouissait du droit d’en porter son jugement. Cet ordre et cette méthode s’exécutaient si régulièrement, que l’empereur ne manquait pas de se trouver aux mêmes heures dans les lieux où il devait paraître, à moins qu’il ne fût ivre ou malade ; et, dans cette supposition, il s’était assujetti à le faire savoir au public : ses sujets étaient ses esclaves ; mais il s’était imposé si solennellement toutes ces lois, que, s’il avait manqué un jour à se faire voir sans rendre raison de ce changement, le peuple se serait soulevé.

Rhoé fut conduit au dorbar. À l’entrée de la première balustrade, deux officiers vinrent au-devant de lui pour le recevoir. Il avait demandé qu’il lui fût permis de rendre ses premières soumissions à la manière de son pays, et cette faveur lui avait été promise. En entrant dans la première balustrade il fit une révérence ; il en fit une autre dans la seconde, et une troisième lorsqu’il se trouva dans le lieu qui était au-dessous de l’empereur. Ce prince était assis dans une espèce de petite galerie ou de balcon élevé au-dessus du rez-de-chaussée de la cour. Les ambassadeurs, les grands du pays et les étrangers de quelque distinction étaient admis dans l’enceinte d’une balustrade qui était au-dessous de lui, et dont le plan était un peu plus haut que le rez-de-chaussée. Tout l’espace qu’elle renfermait était tendu de grandes pièces de velours, et le plancher couvert de riches tapis. Les personnes de condition médiocre étaient dans la seconde balustrade. Jamais le peuple n’entre dans cette cour ; il s’arrête dans une autre plus basse, mais disposée de manière que tout le monde peut voir l’empereur. Ce lieu a beaucoup de ressemblance avec la perspective générale d’un théâtre, où les principaux seigneurs seraient placés comme les acteurs sur la scène, et le peuple plus bas, comme dans le parterre.

L’empereur prévint l’interprète des Anglais ; il félicita Rhoé du succès de son voyage, et dans toute la suite du discours il traita le roi d’Angleterre de frère et d’allié. Rhoé lui présenta ses lettres traduites dans la langue du pays ; sa commission, qui fut examinée soigneusement ; enfin ses présens, dont le monarque parut fort satisfait. Ce prince lui fit diverses questions ; il lui témoigna de l’inquiétude pour sa santé qui n’était qu’imparfaitement rétablie ; il lui offrit même ses médecins, en lui conseillant de ne pas prendre l’air jusqu’au retour de ses forces. Jamais il n’avait traité d’ambassadeur avec tant de marques d’affection, sans excepter ceux de la Perse et de la Turquie.

Rhoé ne laissa pas d’essuyer beaucoup de difficultés dans les demandes qu’il faisait pour les intérêts du commerce de la compagnie anglaise. Il trouvait en son chemin la faction des Portugais soutenue par Azaph-Khan, l’un des principaux officiers de la cour, et il n’aurait rien obtenu, sans une circonstance particulière qu’il faut rapporter dans ses propres termes :

« Le 6 août je reçus ordre, dit-il, de me rendre au dorbar ou à la salle d’audience. Quelques jours auparavant j’avais fait présent au Mogol d’une peinture, et je l’avais assuré qu’il n’y avait personne aux Indes qui fût capable d’en faire une aussi belle. Aussitôt que je parus : « Que donneriez-vous, dit-il, au peintre qui aurait fait une copie de votre tableau, si ressemblante, que vous ne la puissiez pas distinguer de l’original ? » Je lui répondis que je donnerais volontiers vingt pistoles. « Il est gentilhomme, répondit l’empereur ; vous lui promettez trop peu. » Je donnerai mon tableau de bon cœur, dis-je alors, quoique je l’estime très-rare ; mais je ne prétends pas faire de gageure ; car si votre peintre a si bien réussi, et s’il n’est pas content de ce que je lui promets, votre majesté a de quoi le récompenser. Après quelques discours sur les arts qui s’exécutent aux Indes, il m’ordonna de me rendre le soir au gouzalkan, où il me montrerait ses peintures.

» Vers le soir il me fit appeler par un nouvel ordre, dans l’impatience de triompher de l’excellence de son peintre. On me fit voir six tableaux entre lesquels était mon original ; ils étaient sur une table, et si semblables en effet, qu’à la lumière des chandelles j’eus à la vérité quelque embarras à distinguer le mien ; je confesse que j’avais été fort éloigné de m’y attendre. Je ne laissai pas de montrer l’original, et de faire remarquer les différences qui devaient frapper les connaisseurs. L’empereur ne fut pas moins satisfait de m’avoir vu quelques momens dans le doute ; je lui donnai tout le plaisir de sa victoire en louant l’excellence de son peintre. « Hé bien ! qu’en dites-vous ? » reprit-il. Je répondis que sa majesté n’avait pas besoin qu’on lui envoyât des peintres d’Angleterre. « Que donnerez-vous au peintre ? » me demanda-t-il. Je lui répondis que, puisque son peintre avait surpassé de si loin mon attente, je lui donnerais le double de ce que j’avais promis, et que, s’il venait chez moi, je lui ferais présent de cent roupies pour acheter un cheval. L’empereur approuva mes offres ; mais, après avoir ajouté que son peintre aimerait mieux toute autre chose que de l’argent, il revint à me demander quel présent je lui ferais. Je lui dis que cela devait dépendre de ma discrétion. Il en demeura d’accord. Cependant il voulut savoir absolument quel présent je ferais. Je lui donnerai, répondis-je, une bonne épée, un pistolet et un tableau. « Enfin, reprit le monarque, vous demeurez d’accord que c’est un bon peintre ; faites-le venir chez vous, montrez-lui vos curiosités, et laissez-le choisir ce qu’il voudra. Il vous donnera une de ses copies pour la faire voir en Angleterre et prouver à vos Européens que nous sommes moins ignorans dans cet art qu’ils ne se l’imaginent. » Il me pressa de choisir une des copies ; je me hâtai d’obéir : il la prit, l’enveloppa lui-même dans du papier, et la mit dans la boîte qui avait servi à l’original, en marquant sa joie de la victoire qu’il attribuait à son peintre. Je lui montrai alors un petit portrait que j’avais de lui, mais dont la manière était fort au-dessous de celle du peintre qui avait fait les copies, et je lui dis que c’était la cause de mon erreur, parce que, sur le portrait qu’on m’avait donné pour l’ouvrage d’un des meilleurs peintres du pays, j’avais jugé de la capacité des autres. Il me demanda où je l’avais eu. Je lui dis que je l’avais acheté d’un marchand. « Hé, comment, répliqua-t-il, employez-vous de l’argent à ces choses-là ? Ne savez-vous pas que j’ai ce qu’il y a de plus parfait en ce genre ? et ne vous avais-je pas dit que je vous donnerais tout ce que vous pourriez désirer ? » Je lui répondis qu’il ne me convenait point de prendre la liberté de demander, mais que je recevrais comme une grande marque d’honneur tout ce qui me viendrait de sa majesté. « Si vous voulez mon portrait, me dit-il, je vous en donnerai un pour vous et un pour votre roi. » Je l’assurai que, s’il en voulait envoyer un au roi mon maître, je serais fort aise de le porter, et qu’il serait reçu avec beaucoup de satisfaction ; mais j’ajoutai que, s’il m’était permis de prendre quelque hardiesse, je prenais celle de lui en demander un pour moi-même, que je garderais toute ma vie, et que je laisserais à ceux de ma maison, comme une glorieuse marque des faveurs qu’il m’accordait. « Je crois bien, me dit-il, que votre roi s’en soucie peu ; pour vous, je suis persuadé que vous serez bien aise d’en avoir un, et je vous promets que vous l’aurez. » En effet, il donna ordre sur-le-champ qu’on m’en fît un.

L’empereur, qui était rentré dans son palais après le dorbar, envoya chez Rhoé vers dix heures du soir. On le trouva au lit. Le sujet de ce message était de lui faire demander la communication d’une peinture qu’il regrettait de n’avoir pas encore vue, et la liberté d’en faire tirer des copies pour ses femmes. Rhoé se leva, et se rendit au palais avec sa peinture. Le monarque était assis les jambes croisées sur un petit trône tout couvert de diamans, de perles et de rubis. Il avait devant lui une table d’or massif, et sur cette table cinquante plaques d’or enrichies de pierreries, les unes très-grandes et très-riches, les autres de moindre grandeur, mais toutes couvertes de pierres fines. Les grands étaient autour de lui, dans leur plus éclatante parure. Il ordonna qu’on bût sans se contraindre, et l’on voyait dans la salle quantité de grands flacons remplis de diverses sortes de vins.

« Lorsque je me fus approché de lui, raconte Rhoé, il me demanda des nouvelles de la peinture. Je lui montrai deux portraits, dont il regarda l’un avec étonnement. Il me demanda de qui il était. Je lui dis que c’était le portrait d’une femme de mes amies qui était morte. « Me le voulez-vous donner ? » ajouta-t-il. Je répondis que je l’estimais plus que tout ce que je possédais au monde, parce que c’était le portrait d’une personne que j’avais aimée tendrement ; mais que, si sa majesté voulait excuser ma passion et la liberté que je prenais, je la prierais volontiers d’accepter l’autre, qui était le portrait d’une dame française, et d’une excellente main. Il me remercia ; mais il me dit qu’il n’avait de goût que pour celui qu’il me demandait, et qu’il l’aimait autant que je pouvais l’aimer ; ainsi, que, si je lui en faisais présent, il l’estimerait plus que le plus rare joyau de son trésor. Je lui répondis alors que je n’avais rien d’assez cher au monde pour le refuser à sa majesté, lorsqu’elle paraissait le désirer avec tant d’ardeur, et que je regrettais même de ne pouvoir lui donner quelque témoignage plus important de ma passion pour son service. À ces derniers termes, il s’inclina un peu ; et la preuve que j’en donnais, me dit-il, ne lui permettait pas d’en douter. Ensuite il me conjura de lui dire de bonne foi dans quel pays du monde était cette belle femme. Je répondis qu’elle était morte. Il ajouta qu’il approuvait beaucoup la tendresse que j’avais pour elle ; qu’il ne voulait pas m’ôter ce qui m’était si cher, mais qu’il ferait voir le portrait à ses femmes, qu’il en ferait tirer cinq copies par ses peintres, et que, si je reconnaissais mon original entre ses copies, il promettait de me le rendre. Je protestai que je l’avais donné de bon cœur, et que j’étais fort aise de l’honneur que sa majesté m’avait fait de l’accepter. Il répliqua qu’il ne le prendrait point, qu’il m’en aimait davantage, mais qu’il sentait bien l’injustice qu’il y aurait à m’en priver ; qu’il ne l’avait pris que pour en faire tirer des copies ; qu’il me le rendrait, et que ses femmes en porteraient les copies sur elles. En effet, pour une miniature, on ne pouvait rien voir de plus achevé. L’autre peinture, qui était à l’huile, ne lui parut pas si belle.

» Il me dit ensuite que ce jour était celui de sa naissance, et que tout l’empire en célébrait la fête ; sur quoi il me demanda si je ne voulais pas boire avec lui. Je lui répondis que je me soumettais à ses ordres, et je lui souhaitai de longues et heureuse années, et que la même cérémonie pût être renouvelée dans un siècle. Il voulut savoir quel vin était de mon goût, si je l’aimais naturel ou composé, doux ou violent. Je lui promis de le boire volontiers tel qu’il me le ferait donner, dans l’espérance qu’il ne m’ordonnerait point d’en boire trop, ni de trop fort. Il se fit apporter une coupe d’or pleine de vin mêlé, moitié de vin de grappes, moitié de vin artificiel. Il en but ; et, l’ayant fait remplir, il me l’envoya par un de ses officiers, avec cet obligeant message, qu’il me priait d’en boire deux, trois, quatre et cinq fois à sa santé, et d’accepter la coupe comme un présent qu’il en faisait avec joie. Je bus un peu de vin ; mais jamais je n’en avais bu de si fort. Il me fit éternuer. L’empereur se mit à rire, et me fit présenter des raisins, des amandes et des citrons coupés par tranches dans un plat d’or, en me priant de boire et manger librement. Je lui fis une révérence européenne pour le remercier de tant de faveurs. Asaph-Khan me pressa de me mettre à genoux et de frapper la tête contre terre ; mais sa majesté déclara qu’elle était contente de mes remercîmens. La coupe d’or était enrichie de petites turquoises et de rubis. Le couvercle était de même ; mais les émeraudes, les turquoises et les rubis en étaient plus beaux, et la soucoupe n’était pas moins riche. Le poids me parut d’environ un marc et demi d’or.

» Le monarque devint alors de fort belle humeur. Il me dit qu’il m’estimait plus qu’aucun Français qu’il eût jamais connu. Il me demanda si j’avais trouvé bon un sanglier qu’il m’avait envoyé peu de jours auparavant ; à quelle sauce je l’avais mangé ; quelle boisson je m’étais fait servir à ce repas. Il m’assura que je ne manquerais de rien dans ses états. Ces témoignages de faveur éclatèrent aux yeux de toute la cour. Ensuite il jeta deux grands bassins pleins de rubis à ceux qui étaient assis au-dessous de lui ; et vers nous, qui étions plus proches, deux autres bassins d’amandes d’or et d’argent mêlées ensemble, mais creuses et légères. Je ne jugeai point à propos de me jeter dessus, à l’exemple des principaux seigneurs, parce que je remarquai que le prince son fils n’en prit point. Il donna aux musiciens et à d’autres courtisans de riches pièces d’étoffes pour s’en faire des turbans et des ceintures, continuant de boire, et prenant soin lui-même que le vin ne manquât point aux convives. Aussi la joie parut-elle fort animée, et, dans la variété de ses expressions, elle forma un spectacle admirable. Le prince, le roi de Candahar, Asaph-Khan, deux vieillards et moi, nous fûmes les seuls qui évitâmes de nous enivrer. L’empereur, qui ne pouvait plus se soutenir, pencha la tête et s’endormit. Tout le monde se retira. »

L’empereur avait plusieurs fils. Cosronroé, l’aîné, avait été sacrifié à une cabale qui gouvernait la cour, et à la jalousie qu’inspiraient à l’empereur l’amour et l’admiration des peuples pour ce jeune prince. Quoiqu’il aimât son fils, et qu’il l’eût même désigné pour son successeur, il le tenait enfermé dans une prison. Un des malheurs d’un despote est d’avoir à craindre son propre sang ; car un despote n’a point d’enfans, il n’a que des esclaves. Le Mogol faisait alors la guerre au roi de Décan. Il avait donné le commandement de ses armées à sultan Coroné, le second de ses fils, qu’un parti puissant voulait porter au trône au préjudice de Cosronroé. Sultan Coroné venait de prendre congé, et était parti dans un carrosse fait à la mode de l’Europe, présent que les Anglais avaient offert au Mogol. Ce monarque voulut visiter le camp où étaient rassemblées ses troupes.

Ses femmes montèrent sur les éléphans qui les attendaient à leur porte. Rhoé compta cinquante éléphans, tous richement équipés, mais particulièrement trois, dont les petites tours, étaient couvertes de plaques d’or. Les grilles des fenêtres étaient de même métal. Un dais de drap d’argent couvrait toute la tour. L’empereur descendit par les degrés de la tour avec tant d’acclamation, qu’on n’aurait point entendu le bruit du tonnerre. Rhoé se pressa pour arriver proche de lui au bas des degrés. Un de ses courtisans lui présenta dans un bassin une carpe monstrueuse. Un autre lui offrit dans un plat une matière aussi blanche que de l’amidon. Le monarque y mit le doigt, en toucha la carpe et s’en frotta le front ; cérémonie qui passe dans l’Indoustan pour un présage de bonne fortune. Un autre seigneur passa son épée dans les pendans de son baudrier. L’épée et les boucles étaient couvertes de diamans et de rubis ; le baudrier de même. Un autre encore lui mit son carquois, avec trente flèches et son arc, dans le même étui que l’ambassadeur de Perse lui avait présenté. Son turban était fort riche. On y voyait paraître des bouts de corne. D’un côté pendait un rubis hors d’œuvre de la grosseur d’une noix, et de l’autre un diamant de la même grosseur. Le milieu offrait une émeraude beaucoup plus grosse, taillée en forme de cœur. Le bourrelet du turban était enrichi d’une chaîne de diamans, de rubis et de grosses perles, qui faisaient plusieurs tours. Son collier était une chaîne de perles trois fois plus grosses que les plus belles que Rhoé eût jamais vues. Au-dessous des coudes il avait un triple bracelet des mêmes perles. Il avait la main nue, avec une bague précieuse à chaque doigt. Ses gants, qui venaient d’Angleterre, étaient passés dans sa ceinture. Son habit était de drap d’or sans manches, et ses brodequins brodés de perles. Il entra dans son carrosse. Un Anglais servait de cocher, aussi richement vêtu que jamais comédien l’ait été, et menant quatre chevaux couverts d’or. C’était la première fois que l’empereur se servait de cette voiture, qui avait été faite à l’imitation du carrosse d’Angleterre, et qui lui ressemblait si fort, que Rhoé n’en reconnut la différence qu’à la housse, qui était d’un velours travaillé avec de l’or qui se fabrique en Perse. Deux eunuques marchèrent aux deux côtés, portant de petites malles d’or enrichies de rubis, et une queue de cheval blanc pour écarter les mouches. Le carrosse était précédé d’un grand nombre de trompettes, de tambours et d’autres instrumens mêlés parmi quantité d’officiers, qui portaient des dais et des parasols, la plupart de drap d’or ou de broderie, éclatans de rubis, de perles et d’émeraudes. Derrière suivaient trois palanquins dont les pieds étaient couverts de plaques d’or, et les bouts des cannes ornés de perles avec une crépine d’or d’un pied de hauteur, aux fils de laquelle on distinguait un grand nombre de perles régulièrement enfilées. Le bord du premier palanquin était revêtu de rubis et d’émeraudes. Un officier portait un marchepied d’or bordé de pierreries. Les deux autres palanquins étaient couverts de drap d’or. Le carrosse que Rhoé avait présenté suivait immédiatement. On y avait fait une nouvelle impériale et de nouveaux ornemens ; et l’empereur en avait fait présent à la princesse Nohormal, qui était dedans. Ce carrosse était suivi d’un troisième à la manière du pays, dans lequel était le plus jeune des fils de l’empereur, prince d’environ quinze ans. Quatre-vingts éléphans venaient à la suite. Dans le récit de Rhoé, on ne peut rien imaginer de plus riche que l’équipage de ces animaux : ils brillaient de toutes parts des pierreries dont ils étaient couverts. Chacun avait ses banderoles de drap d’argent. Les principaux seigneurs de la cour suivaient à pied.

L’empereur, passant devant l’édifice où sultan Cosronroé son fils était prisonnier, fit arrêter son carrosse, et donna ordre qu’on lui amenât ce prince. Il parut bientôt avec une épée et un bouclier à la main. Sa barbe lui descendait jusqu’à la ceinture ; ce qui est une marque de disgrâce dans ces régions. L’empereur lui commanda de monter sur un de ses éléphans, et de marcher à côté du carrosse. Il obéit avec de grands applaudissemens de toute la cour, à qui le retour d’un prince si cher à la nation fit concevoir de nouvelles espérances. L’empereur lui donna un millier de roupies pour faire des largesses au peuple. Asaph-Khan qui l’avait gardé, et ses autres ennemis paraissaient humiliés de se voir à ses pieds.

Rhoé, ayant pris un cheval pour éviter la presse, arriva aux tentes avant l’empereur. Il trouva dans la route une longue haie d’éléphans qui portaient chacun leur tour. Aux quatre coins de chaque tour on voyait quatre banderoles de taffetas jaune, et devant la tour un fauconneau monté sur son affût. Le canonnier était derrière. Rhoé compta trois cents de ces éléphans armés, et six cents de parade, qui étaient couverts de velours broché d’or, et dont les banderoles étaient dorées. Plusieurs personnes à pied, couraient devant l’empereur pour arroser le chemin par lequel il devait passer. On ne permet point d’approcher du carrosse de l’empereur de plus près qu’un quart de mille ; et ce fut cette raison qui fit prendre le devant à Rhoé pour attendre la cour à l’entrée du camp. Les tentes n’avaient pas moins de deux milles de circuit. Elles étaient entourées d’une étoffe du pays, rouge en dehors, et peinte en dedans de diverses figures comme nos tapisseries. La forme de toute l’enceinte était celle d’un fort, avec ses boulevarts et ses courtines. Les pieux de cha ue tente se terminaient par un gros bouton de cuivre. Rhoé, perçant la foule, voulut entrer dans les tentes impériales ; mais cette faveur n’est accordée à personne, et les grands mêmes du pays s’arrêtent à la porte. Cependant quelques roupies qu’il donna secrètement à ceux qui la gardaient lui en firent obtenir l’entrée. L’ambassadeur de Perse, moins heureux ou moins libéral, eut le désagrément d’être refusé.

Au milieu de la cour de ce palais portatif, on avait dressé un trône de nacre de perle, dont le dais, qui était de brocart d’or, ne paraissait soutenu que par deux piliers. Les bouts ou les chapiteaux de ces piliers étaient d’or massif. Lorsque l’empereur approcha de la porte de sa tente, quelques seigneurs entrèrent dans l’enceinte, et l’ambassadeur de Perse obtint la permission d’y pénétrer avec eux. L’empereur, en entrant, jeta les yeux sur Rhoé ; et lui voyant faire la révérence, il s’inclina un peu en portant la main sur sa poitrine. Il fit la même civilité à l’ambassadeur de Perse, Rhoé demeura immédiatement derrière lui, jusqu’à ce qu’il fût monté sur son trône. Aussitôt que tout le monde eut pris sa place, sa majesté demanda de l’eau, se lava les mains et se retira. Ses femmes entrèrent par une autre porte dans l’appartement qui leur était destiné. Rhoé ne vit point le prince de Cosronroé dans l’enceinte des tentes ; mais il est vrai qu’elles composaient plus de trente appartemens, dans un desquels il pouvait être entré. Les seigneurs de la cour se retirèrent chacun à leurs tentes, qui étaient de différentes formes et de différentes couleurs, les unes blanches, les autres vertes, mais dressées toutes dans un aussi bel ordre que les appartemens de nos plus belles maisons ; ce qui forma pour Rhoé un des plus beaux spectacles qu’il eût jamais vus. Tout le camp paraissait une belle ville. Le bagage et les autres embarras de l’armée n’en défiguraient pas la beauté ni la symétrie. Rhoé n’avait pas de chariot, et ressentait quelque honte de ne pas se montrer avec plus de distinction ; mais c’était un mal forcé, dit-il ; cinq années de ses appointemens n’auraient pas suffi pour lui faire un équipage qui approchât de celui des moindres seigneurs mogols.

Il admira le même faste dans la tente du prince Coroné, autre fils de l’empereur, protégé par la cabale ennemie de Cosronroé. Son trône était couvert de plaques d’argent, et, dans quelques endroits, de fleurs en relief d’or massif. Le dais était porté sur quatre piliers aussi couverts d’argent. Son épée, son bouclier, ses arcs, ses flèches et sa lance étaient devant lui sur une table. On montait la garde lorsque Rhoé arriva. Il observa que le prince paraissait fort maître de lui-même, et qu’il composait ses actions avec beaucoup de gravité. On lui remit deux lettres qu’il lut debout avant de monter sur son trône. Il ne laissait apercevoir ni le moindre sourire ni la moindre différence dans la réception qu’il faisait à ceux qui se présentaient à lui. Son air paraissait plein d’une fierté rebutante, et d’un mépris général pour tout ce qui tombait sous ses yeux. Cependant, après qu’il eut lu ses lettres, Rhoé crut découvrir quelque trouble intérieur et quelque espèce de distraction dans son esprit, qui le faisaient répondre peu à propos à ceux qui lui parlaient, et qui l’empêchait même de les entendre, et il attribua cette distraction à l’amour du prince pour une des femmes de son père qu’il avait eu la permission de voir.

Rhoé trouva une autre fois le même prince qui jouait aux cartes avec beaucoup d’attention. Le sujet de sa visite était pour obtenir des chariots et des chameaux, sans lesquels il ne pouvait suivre l’empereur en campagne. Il avait déjà renouvelé plusieurs fois la même demande. Coroné lui fit des excuses du défaut de sa mémoire, et rejeta la faute sur ses officiers. Cependant il lui témoigna plus de civilité qu’il n’avait jamais fait. Il l’appela même plusieurs fois pour lui montrer son jeu, et souvent il lui adressa la parole. Rhoé s’était flatté qu’il lui proposerait de faire le voyage avec lui ; mais ne recevant là-dessus aucune ouverture, il prit le parti de se retirer, sous prétexte qu’il était obligé de retourner à Asmère, et qu’il n’avait pas d’équipage pour passer la nuit au camp. Coroné lui promit d’expédier les ordres qu’il demandait, et le voyant sortir, il le fit suivre par un eunuque et par plusieurs officiers qui lui dirent en souriant que le prince voulait lui faire un riche présent ; et que, s’il appréhendait de se mettre en chemin pendant la nuit, on lui donnerait une escorte de dix chevaux. Il consentit à demeurer. « Ils me firent, dit-il, une aussi grande fête de ce présent que si le prince eût voulu me donner la plus belle de ses chaînes de perles. Le présent vint enfin : c’était un manteau de drap d’or qu’il avait porté deux ou trois fois. On me le mit sur les épaules, et ce fut à contre-cœur que je lui en fis mes remercîmens. Cet habit aurait été propre à représenter sur un théâtre l’ancien rôle du grand Tamerlan. Mais la plus haute faveur que puisse faire un prince dans toutes ces régions est celle de donner un habit après l’avoir porté quelques fois. »

Le 16, l’empereur donna ordre qu’on mît le feu à toutes les maisons voisines du camp, pour obliger le peuple à le suivre. Les flammes se communiquèrent jusqu’à la ville, qui fut aussi brûlée. Il en faut conclure que des villes qu’on brûle si facilement ne coûtent pas beaucoup à bâtir.

Dans l’intervalle on fut informé de quelques circonstances qui regardaient le prince Cosronroé. Tout le monde continuait de prendre part à sa disgrâce, et gémissait de le voir remis en prison et retomber entre les mains de ses ennemis. L’empereur, qui n’y avait consenti que pour satisfaire l’ambition de son frère, sans aucun dessein d’exposer sa vie, résolut de s’expliquer assez hautement pour le mettre en sûreté et pour apaiser en même temps le peuple, qui murmurait assez haut de sa prison. Il prit occasion, pour déclarer ses sentimens, d’une incivilité qu’Asaph-Khan avait eue pour son prisonnier. Ce seigneur, qui était comme le geôlier du prince, était entré malgré lui dans sa chambre, et s’était même dispensé de lui faire la révérence. Quelques-uns jugèrent qu’il avait cherché à lui faire une querelle, dans l’espérance que le malheureux Cosronroé, qui n’était pas d’humeur à souffrir un affront, mettrait l’épée à la main ou se porterait à quelque autre violence, qui servirait de prétexte aux soldats de la garde pour le tuer. Mais il le trouva plus patient qu’il ne se l’était promis. Le prince se contenta de faire avertir l’empereur par un de ses amis de l’indigne hauteur avec laquelle il était traité. Asaph-Khan fut appelé au dorbar, et l’empereur lui demanda s’il y avait long-temps qu’il n’avait vu son fils. Il répondit qu’il y avait deux jours. « Qu’est-ce qui se passa l’autre jour dans sa chambre ? » continua l’empereur. Asaph-Khan répliqua qu’il n’y était allé que pour lui rendre une visite. Le monarque insistant sur la manière dont elle avait été rendue, Asaph-Khan jugea qu’il était informé de la vérité. Il raconta qu’il était allé voir le prince pour lui offrir son service, mais que l’entrée de sa chambre lui avait été refusée ; que là-dessus, étant responsable de sa personne, il avait cru que son devoir l’obligeait de visiter la chambre de son prisonnier, et qu’à la vérité il y était entré malgré lui. L’empereur reprit sans s’émouvoir : « Eh bien ! quand vous fûtes entré, que lui dîtes-vous ? et quel respect, quelle soumission rendîtes-vous à mon fils ? » Ce barbare demeura fort confus, et se vit forcé d’avouer qu’il ne lui avait fait aucune civilité. L’empereur lui dit d’un ton sévère qu’il lui ferait connaître que ses enfans étaient ses maîtres, et que, s’il apprenait une seconde fois qu’il eût manqué de respect à sultan Cosronroé, il commanderait à ce prince de lui mettre le pied sur la gorge et de l’étouffer. « J’aime sultan Coroné, ajouta-t-il, mais je veux que tout le monde sache que je n’ai pas mis mon fils aîné et mon successeur entre ses mains pour le perdre. »

L’armée mogole étant partie avant que Rhoé pût avoir fini ses préparatifs, il ne se vit en état de suivre l’empereur que vers la fin de novembre. Le premier jour du mois suivant, il arriva le soir à Brampour, après avoir trouvé en chemin les corps de cent voleurs qui avaient souffert les derniers supplices. Le 4, ayant fait cinq cosses, il rencontra un chameau chargé de trois cents têtes de rebelles, que le gouverneur de Candahar envoyait à l’empereur comme un présent. On fait souvent de pareilles rencontres dans les états despotiques, où de pareils messages sont très-fréquens.

Le 6, il fit quatre cosses jusqu’à Goddah, où il trouva l’empereur avec toute sa cour. Cette ville, qui est fermée de murailles et située dans le plus beau pays du monde, lui parut une des plus magnifiques et des mieux bâties qu’il eût vues dans les Indes. La plupart des maisons y sont à deux étages, ce qui est fort rare dans les autres villes. On y voit des rues toutes composées de boutiques, qui offrent les plus riches marchandises. Les édifices publics y sont superbes. On trouve dans les places des réservoirs d’eau environnés de galeries dont les arcades sont de pierres de taille et revêtues de la même pierre, avec des degrés qui, régnant alentour, donnent la commodité de descendre jusqu’au fond pour y puiser de l’eau ou pour s’y rafraîchir. La situation de Goddah l’emporte encore sur la beauté de la ville. Elle est dans une grande campagne, où l’on découvre une infinité de beaux villages. La terre y est extrêmement fertile en blé, en coton, en excellens pâturages. Rhoé y vit un jardin d’environ deux milles de long et large d’un quart de miile, planté de manguiers, de tamariniers et d’autres arbres à fruit, et divisé régulièrement en allées. De toutes parts on aperçoit des pagodes ou petits temples, des fontaines, des bains, des étangs et des pavillons de pierres de taille bâtis en dômes. Ce mélange forme un si beau spectacle, qu’au jugement de Rhoé, « il n’y a pas d’homme qui ne se crût heureux de passer sa vie dans un si beau lieu. ». Goddah était autrefois plus florissante, lorsque, avant les conquêtes d’Akbar, elle était la demeure ordinaire d’un prince rasbout. Rhoé s’aperçut même en plusieurs endroits que les plus beaux bâtimens commencent à tomber en ruine ; ce qu’il attribue à la négligence des possesseurs, qui ne se donnent pas le soin de conserver ce qui doit retourner à l’empereur après leur mort.

Le 9, il vit le camp impérial, qu’il nomme une des plus admirables choses qu’il eût jamais vues. Cette grande ville portative avait été dressée dans l’espace de quatre heures ; son circuit était d’environ vingt milles d’Angleterre ; les rues et les tentes y étaient ordonnées à la ligne, et les boutiques si bien distribuées, que chacun savait où trouver ce qui lui était nécessaire. Chaque personne de qualité, et chaque marchand sait également à quelle distance de l’atasikanha, ou de la tente du roi, la sienne doit être placée ; il sait à quelle autre tente elle doit faire face, et quelle quantité de terrain elle doit occuper : cependant toutes ces tentes ensemble contiennent un terrain plus spacieux que la plus grande ville de l’Europe. On ne peut approcher des pavillons de l’empereur qu’à la portée du mousquet ; ce qui s’observe avec tant d’exactitude, que les plus grands seigneurs n’y étaient point reçus, s’ils n’y étaient mandés. Pendant que l’empereur était en campagne, il ne tenait point de dorbar après midi ; il employait ce temps à la chasse ou à faire voler ses oiseaux sur les étangs ; quelquefois il se mettait seul dans un bateau pour tirer : on en portait toujours à sa suite sur des chariots. Il se laissait voir le matin au djarnéo ; mais il était défendu de lui parler d’affaires dans ce lieu ; elles se traitaient le soir au gouzalkan ; du moins lorsque le temps qu’il y destinait au conseil n’était pas employé à boire avec excès.

Le 16, Rhoé s’étant rendu aux tentes de l’empereur, trouva ce monarque au retour de la chasse, avec une grande quantité de gibier et de poisson devant lui. Aussitôt qu’il eut aperçu l’ambassadeur anglais, il le pressa de choisir ce qui lui plairait le plus entre les fruits de sa chasse et de sa pêche ; le reste fut distribué à sa noblesse. Il y avait au pied de son trône un vieillard fort sale et fort hideux. Ce pays est rempli d’une sorte de mendians qui, par la profession d’une vie pauvre et pénitente, parviennent à se faire une grande réputation de sainteté. Le vieillard, qui était de ce nombre, occupait près de l’empereur une place que les princes ses enfans n’auraient osé prendre. Il offrit à sa majesté un petit gâteau couvert de cendre, et cuit sur les charbons, qu’il se vantait d’avoir fait lui-même. L’empereur le reçut avec bonté, en rompit un morceau, et ne fit pas difficulté de le porter à sa bouche, quoiqu’une personne un peu délicate n’y eût pas touché sans répugnance. Il se fit apporter une centaine d’écus, et de ses propres mains non-seulement il les mit dans un pan de la robe du vieillard , mais il en ramassa quelques-uns qui étaient tombés. Lorsqu’on lui eut servi sa collation, il ne mangea rien dont il ne lui offrît une partie ; et voyant que sa faiblesse ne lui permettait pas de se lever, il le prit entre ses bras pour l’aider lui-même ; il l’embrassa étroitement, porta trois fois la main sur sa poitrine, et lui donna le nom de son père.

Le 6 février, on arriva sous les murs de Calléade, petite ville nouvellement rebâtie, où les tentes impériales furent dressées dans un lieu fort agréable, sur la rivière de Scepte, à un cosse d’Oughen, principale ville de la province de Mouloua. Calléade était autrefois la résidence des rois de Mandoa. On raconte qu’un de ces princes étant tombé dans une rivière, d’où il fut retiré par un esclave qui s’était jeté à la nage, et qui l’avait pris heureusement par les cheveux, son premier soin, en revenant à lui-même, fut de demander à qui il était redevable de la vie. On lui apprit l’obligation qu’il avait à l’esclave, dont on ne doutait pas que la récompense ne fût proportionnée à cet important service ; mais il lui demanda comment il avait eu l’audace de mettre la main sur la tête de son prince, et sur-le-champ il lui fit donner la mort. Quelque temps après, étant assis, dans l’ivresse, sur le bord d’un bateau près d’une de ses femmes, il se laissa tomber encore une fois dans l’eau : cette femme pouvait aisément le sauver, mais, croyant ce service trop dangereux, elle le laissa périr, en donnant pour excuse qu’elle se souvenait de l’histoire du malheureux esclave. Jamais il n’y eut de plus juste retour ni de meilleur raisonnement.

Le 11, tandis que l’empereur était allé dans la montagne d’Oughen pour y visiter un dervis âgé de cent trois ans, Rhoé fut averti par une lettre que sultan Coroné, malgré tous les ordres et les firmans de son père, s’était saisi des présens de la compagnie : on lui avait représenté inutilement qu’ils étaient pour l’empereur. Il s’était hâté de lui écrire qu’il avait fait arrêter quelques marchandises qui appartenaient aux Anglais ; et, sans parler des présens, il lui avait demandé la permission d’ouvrir les caisses, et d’acheter ce qui conviendrait à son usage ; mais les facteurs qui étaient chargés de ce dépôt, refusant de consentir à l’ouverture des caisses, du moins sans l’ordre de l’ambassadeur, il employait toutes sortes de mauvais traitemens pour les forcer à cette complaisance. C’était un droit qu’il s’attribuait de voir, avant l’empereur son père, tous les présens et toutes les marchandises, pour se donner la liberté de choisir le premier.

Rhoé, fort offensé de cette violence, prit d’abord la résolution de porter ses plaintes à l’empereur par la bouche d’Asaph-Kan, parce que ce seigneur aurait pris pour une injure qu’il eût employé d’autres voies. Cependant l’expérience lui ayant appris à s’en défier, il se réduisit à le prier de lui procurer une audience au gouzalkan. Ensuite les objections augmentant sa défiance, il se détermina, par le conseil de son interprète, à prendre l’occasion du retour de l’empereur pour lui parler en chemin. Il se rendit à cheval, dans un lieu où ce monarque devait passer ; et, l’ayant rencontré sur un éléphant, il mit pied à terre pour se présenter à lui. L’empereur l’aperçut et prévint ses plaintes. « Je sais, lui dit-il, que mon fils a pris vos marchandises. Soyez sans inquiétude. Il n’ouvrira point vos caisses, et j’enverrai ce soir l’ordre de vous les remettre. » Cette promesse, qui fut accompagnée de discours fort civils, n’empêcha point Rhoé de se rendre le soir au gouzalkan pour renouveler ses instances. L’empereur, qui le vit entrer, lui fit dire qu’il avait envoyé l’ordre auquel il s’était engagé, mais qu’il fallait oublier tous les mécontentemens passés. Quoiqu’un langage si vague laissât de fâcheux doutes aux Anglais, la présence d’Asaph-Khan, dont ils craignaient les artifices, leur fit remettre leurs explications à d’autres temps, d’autant plus que l’empereur, étant tombé sur les différens de religion, se mit à parler de celle des juifs, des chrétiens et des mahométans. Le vin l’avait rendu de si bonne humeur, que, se tournant vers Rhoé, il lui dit : » Je suis le maître, vous serez tous heureux dans mes états, maures, juifs et chrétiens. Je ne me mêle point de vos controverses. Vivez en paix dans mon empire. Vous y serez à couvert de toutes sortes d’injures, vous y vivrez en sûreté, et j’empêcherai que » personne ne vous opprime. » Si c’était le vin qui le faisait parler ainsi, il faut croire que ce prince n’avait jamais tant de raison que dans le vin.

Deux jours après, sultan Coroné arriva de Brampour. Rhoé était désespéré qu’on ne parût point penser à lui rendre justice, et l’arrivée du prince ne semblait propre qu’à reculer ses espérances. Comme il croyait l’avoir aigri par ses plaintes, et que les ménagemens n’étaient plus de saison, il résolut de faire un dernier effort auprès de l’empereur ; mais, tandis qu’il en cherchait l’occasion, quel fut son étonnement d’apprendre que l’empereur s’était fait apporter secrètement les caisses et les avait fait ouvrir ! C’est dans ses propres termes qu’il faut rapporter la conclusion de ce singulier démêlé, où l’on voit dans tout son jour la basse avidité qui forme un des caractères du despotisme.

« Je formai, dit-il, le dessein de m’en venger ; et, dans une audience que mes sollicitations me firent obtenir, je lui en fis ouvertement mes plaintes : il les reçut avec des flatteries basses, et plus indignes encore de son rang que l’action même. Il me dit que je ne devais pas m’alarmer pour la sûreté de tout ce qui était à moi, qu’il avait trouvé dans les caisses diverses choses qui lui plaisaient extrêmement, surtout un verre travaillé à jour, et des coussins en broderie ; qu’il avait aussi retenu les dogues, mais que s’il y avait quelque rareté que je ne voulusse pas lui vendre ou lui donner, il me la rendrait, et qu’il souhaitait que je fusse content de lui. Je lui répondis qu’il y en avait peu qui ne lui fussent destinées ; mais que c’était un procédé fort incivil à l’égard du roi mon maître, et que je ne savais comment lui faire entendre que les présens qu’il envoyait avaient été saisis, au lieu d’être offerts par mes mains à ceux entre qui j’avais ordre de les distribuer ; que plusieurs de ces présens étaient pour le prince Coroné et pour la princesse Nohormal ; que d’autres devaient me demeurer entre les mains, pour les faire servir dans l’occasion à me procurer la faveur de sa majesté contre les injures que ma nation recevait tous les jours ; qu’il y en avait pour mes amis et pour mon usage particulier ; que le reste appartenait aux marchands, et que je n’avais pas le droit de disposer du bien d’autrui.

» Il me pria de ne pas trouver mauvais qu’il se les eût fait apporter. Toutes les pièces, me dit-il, lui avaient paru si belles, qu’il n’avait pas eu la patience d’attendre qu’elles lui fussent présentées de ma main. Son empressement ne m’avait fait aucun tort, puisqu’il était persuadé que dans ma distribution il aurait été servi le premier. À l’égard du roi d’Angleterre, il se proposait de lui faire des excuses. Je devais être sans embarras du côté du prince et de Nohormal, qui n’étaient qu’une même chose avec lui. Enfin, quant aux présens que je destinais pour les occasions où je croirais avoir besoin de sa faveur, c’était une cérémonie tout-à-fait inutile, parce qu’il me donnerait audience lorsqu’il me plairait de la demander ; et que, n’ignorant pas qu’il ne me restait rien à lui offrir, il ne me recevrait pas plus mal lorsque je me présenterais les mains vides. Ensuite prenant les intérêts de son fils, il m’assura que ce prince me restituerait ce qu’il m’avait pris, et qu’il satisferait les facteurs pour les marchandises qu’il leur avait enlevées. Comme je demeurais en silence, il me pressa de lui déclarer ce que je pensais de son discours. Je lui répondis que j’étais charmé de voir sa majesté si contente. Il tourna ses yeux sur un ministre anglais, nommé Terry, dont je m’étais fait accompagner. « Padre, lui dit-il, cette maison est à vous ; vous devez vous fier à moi. L’entrée vous sera libre lorsque vous aurez quelque demande à me faire, et je vous accorderai toutes les grâces que vous pouvez désirer. »

» Après ces flatteuses promesses, il reprit avec moi le ton le plus familier, mais avec une adresse que je n’ai connue qu’en Asie. Il se mit à faire le dénombrement de tout ce qu’il m’avait fait enlever, en commençant par les dogues, les coussins, le verre à jour et par un bel étui de chirurgie. « Ces trois choses, me dit-il, vous ne voulez pas que je vous les rende, car je suis bien aise de les garder. Il faut obéir à votre majesté, lui répondis-je. Pour les verres de ces deux caisses, reprit-il, ils sont fort communs : à qui les destiniez-vous ? Je lui dis que l’une des deux caisses était pour sa majesté, et l’autre pour la princesse Nohormal. Hé bien ! me dit-il, je n’en retiendrai qu’une ? Et ces chapeaux, ajouta-t-il, pour qui sont-ils ? ils plaisent fort à mes femmes. Je répondis qu’il y en avait trois pour sa majesté et un pour mon usage. Vous ne m’ôterez pas, continua-t-il, ceux qui étaient pour moi, car je les trouve fort beaux. Pour le vôtre, je vous le rendrai, si vous en avez besoin ; mais vous m’obligerez beaucoup de me le donner aussi. » Il en fallut demeurer d’accord. « Et les peintures, reprit-il encore, à qui sont-elles ? » Elles m’ont été envoyées, lui répondis-je, pour en disposer suivant l’occasion. Il donna ordre qu’elles lui fussent apportées ; et faisant ouvrir la caisse, il me fit diverses questions sur les femmes dont elles représentaient la figure. Ensuite, s’étant tourné vers les seigneurs de sa cour, il les pressa de lui donner l’explication d’un tableau qui contenait une Vénus et un satyre ; mais il défendit en même temps à mon interprète de m’expliquer ce qu’il leur disait. Ses observations regardaient principalement les cornes du satyre, sa peau qui était noire, et quelques autres particularités des deux figures. Chacun s’expliqua suivant ses idées ; mais l’empereur, sans déclarer les siennes, leur dit qu’ils se trompaient et qu’ils en jugeaient mal. Là-dessus, recommandant encore à l’interprète de ne me pas informer de ce qu’il avait dit, il lui donna ordre de me demander mon sentiment sur le sujet de cette peinture. Je répondis de bonne foi que je la prenais pour une simple invention du peintre, et que l’usage de cet art était de chercher ses sujets dans les fictions des poëtes. J’ajoutai d’ailleurs que, voyant ce tableau pour la première fois, il m’était impossible d’expliquer mieux le dessein de l’artiste. Il fit faire la même demande à Terry, qui reconnut aussi son ignorance. « Pourquoi donc, reprit-il, m’apporter une chose dont vous ignorez l’explication ? »

» Je m’arrête à cet incident, pour l’instruction des directeurs de la Compagnie, et de tous ceux qui me succéderont. C’est un avis qui doit leur faire apporter plus de choix à leurs présens, et leur faire supprimer tout ce qui est sujet à de mauvaises interprétations, parce qu’il n’y a point de cour plus maligne et plus défiante que celle du mogol. Quoique l’empereur n’eût pas expliqué ses sentimens, je crus reconnaître aux discours qu’il avait tenus que ce tableau passait dans son esprit pour une raillerie injurieuse des peuples de l’Asie, c’est-à-dire qu’il les y croyait représentés par le satyre, avec lequel on leur supposait une ressemblance de complexion, tandis que la Vénus qui menait le satyre par le nez exprimait l’empire que les femmes du pays ont sur les hommes. Il ne me pressa pas davantage d’en porter mon jugement, parce qu’étant persuadé, avec raison, que je n’avais jamais vu ce tableau, il ne le fut pas moins que l’ignorance dont je me faisais une excuse était sans artifice. Cependant il y a beaucoup d’apparence qu’il conserva le soupçon que je lui attribuais ; car il me dit d’un air froid qu’il recevait cette peinture comme un présent.

» Pour les autres bagatelles, ajouta-t-il, je veux qu’elles soient envoyées à mon fils : elles lui seront agréables. D’ailleurs je lui écrirai avec des ordres si formels, que vous n’aurez plus besoin de solliciter auprès de lui. Il accompagna cette promesse de complimens, d’excuses, et de protestations, qui ne pouvaient venir que d’une âme fort généreuse ou fort basse.

» Il y avait dans une grande caisse diverses figures de bêtes qui n’étaient au fond que des masses de bois. On m’avait averti qu’elles étaient fort mal faites, et que la peinture dont elles étaient revêtues s’était écaillée en divers endroits. Je n’aurais jamais pensé à les mettre au nombre des présens, si j’avais eu la liberté du choix. Aussi l’empereur me demanda-t-il ce qu’elles signifiaient, et si elles étaient envoyées pour lui. Je me hâtai de répondre qu’on n’avait pas eu l’intention de lui faire un présent si peu digne de lui, mais que ces figures étaient envoyées pour faire voir la forme des animaux les plus communs de l’Europe. « Hé quoi ! répliqua-t-il aussitôt, pense-t-on en Angleterre que je n’aie jamais vu de taureau ni de cheval ? Cependant je veux les garder. Mais ce que je vous demande, c’est de me procurer un grand cheval de votre pays avec deux de vos lévriers d’Irlande, un mâle et une femelle, et d’autres espèces de chiens dont vous vous servez pour la chasse. Si vous m’accordez cette satisfaction, je vous donne ma parole de prince que vous en serez récompensé, et que vous obtiendrez de moi plus de priviléges que vous ne m’en demanderez. Ma réponse fut que je ne manquerais pas d’en faire mettre sur les vaisseaux de la première flotte ; que je n’osais répondre qu’ils pussent résister aux fatigues d’un si long voyage ; mais que, s’ils venaient à mourir, je promettais, pour témoignage de mon obéissance, de lui en faire voir les os et la peau. » Ce discours parut lui plaire. Il s’inclina plusieurs fois, il porta la main sur sa poitrine avec tant d’autres marques d’affection et de faveur, que les seigneurs mêmes qui se trouvaient présens m’assurèrent qu’il n’avait jamais traité personne avec cette distinction : aussi ces caresses furent-elles ma récompense. Il ajouta qu’il voulait réparer toutes les injustices que j’avais essuyées, et me renvoyer dans ma patrie comblé d’honneur et de grâces ; il donna même sur-le-champ quelques ordres qui devaient faire cesser mes plaintes. « J’enverrai, me dit-il, un magnifique présent au roi d’Angleterre, et je l’accompagnerai d’une lettre où je lui rendrai témoignage de vos bons services ; mais je souhaiterais de savoir quel présent lui sera le plus agréable. » Je répondis qu’il me conviendrait mal de lui demander un présent ; que ce n’était pas l’usage de mon pays, et que l’honneur du roi mon maître en serait blessé, mais que, de quelque présent qu’il me fît l’honneur de me charger, je l’assurais que, de la part d’un monarque qui était également aimé et respecté en Angleterre, il y serait reçu avec beaucoup de joie : ces excuses ne purent le persuader. Il s’imagina que je prenais sa demande pour une raillerie ; et, jurant par sa tête qu’il me chargerait d’un présent, il me pressa de lui nommer quelque chose qui méritât d’être envoyé si loin. Je me vis forcé de répondre qu’autant que j’étais capable d’en juger, les grands tapis de Perse seraient un présent convenable, parce que le roi mon maître n’en attendait pas d’une grande valeur. Il me dit qu’il en ferait préparer de diverses fabriques et de toutes sortes de grandeurs, et qu’il y joindrait ce qu’il jugerait de plus propre à prouver son estime pour le roi d’Angleterre. On avait apporté devant lui plusieurs pièces de gibier : il me donna la moitié d’un daim, en me disant qu’il l’avait tué de sa propre main, et qu’il destinait l’autre moitié pour ses femmes. En effet, cette autre moitié fut coupée sur-le-champ en plusieurs pièces de quatre livres chacune. Au même instant, son troisième fils et deux femmes vinrent du sérail ; et prenant ces morceaux de viande entre leurs mains, les emportèrent eux-mêmes comme des mendians auxquels on aurait fait une aumône.

» Si des affronts pouvaient être réparés par des paroles, je devais être satisfait de cette audience. Mais je crus devoir continuer de me plaindre, dans la crainte qu’il n’eût fait toutes ces avances que pour mettre mon caractère à l’épreuve. Il parut surpris de me voir revenir au sujet de mes peines. Il me demanda si je n’étais pas content de lui ; et lorsque j’eus répondu que sa faveur pouvait aisément remédier aux injustices qu’on m’avait faites dans ses états, il promit encore que j’aurais à me louer de l’avenir. Cependant ce qu’il ajouta me fit juger que ma fermeté lui déplaisait. « Je n’ai qu’une question à vous faire, me dit-il ; quand je songe aux présens que vous m’avez envoyés depuis deux ans, je me suis étonné plusieurs fois que, le roi votre maître vous ayant revêtu de la qualité d’ambassadeur, ils aient été fort inférieurs en qualité comme en nombre à ceux d’un simple marchand qui était ici avant vous, et qui s’est heureusement servi des siens pour gagner l’affection de tout le monde. Je vous reconnais pour ambassadeur. Votre procédé sent l’homme de condition. Cependant je ne puis comprendre qu’on vous entretienne à ma cour avec si peu d’éclat. » Je voulais répondre à ce reproche. Il m’interrompit. « Je sais, reprit-il, que ce n’est pas votre faute ni celle de votre prince ; et je veux vous faire voir que je fais plus cas de vous que de ceux qui vous ont envoyé. Lorsque vous retournerez en Angleterre, je vous accorderai des honneurs et des récompenses ; et, sans égard pour les présens que vous m’avez apportés, je vous en donnerai un pour votre maître. Mais je vous charge d’une commission dont je ne veux pas me fier aux marchands. C’est de me faire faire dans votre pays un carquois pour des flèches, un étui pour mon arc, dont je vous ferai donner le modèle, un coussin à ma manière pour dormir dessus, une paire de brodequins de la plus riche broderie d’Angleterre, et une cotte de mailles pour mon usage. Je sais qu’on travaille mieux chez vous qu’en aucun lieu du monde. Si vous me faites ce présent, vous savez que je suis un puissant prince, et vous ne perdrez rien à vous être chargé de cette commission. » Je l’assurai que j’exécuterais fidèlement ses ordres. Il chargea aussitôt Azaph-Khan de m’envoyer les modèles. Ensuite il me demanda s’il me restait du vin de raisin. Je lui répondis que j’en avais encore une petite provision. « Eh bien ! me dit-il, envoyez-le-moi ce soir. J’en goûterai ; et si je le trouve bon, j’en boirai beaucoup »

Ainsi, dans cette audience qui passa pour une faveur extraordinaire, Rhoé se vit dépouillé de ses caisses et de son vin, sans emporter d’autres fruits de ses libéralités que des promesses. Il faut convenir qu’il n’y a guère de spectacle plus vil et plus dégoûtant que celui d’un monarque des Indes faisant ainsi l’inventaire des caisses d’un étranger pour s’approprier sous divers prétextes, ou pour demander bassement ce qu’elles contiennent. Il semble que les princes d’Asie regardent comme une des marques de leur dignité le privilége de recevoir. Les princes d’Europe ont des idées plus justes de la grandeur. Ils ne se croient faits que pour donner ; et c’est une faveur très-distinguée de leur part quand ils veulent bien recevoir.

Rhoé assure qu’avec beaucoup de recherches il ne trouva point dans le pays un seul prosélyte qui méritât le nom de chrétien, et qu’à la réserve d’un petit nombre de misérables qui étaient entretenus par la charité des jésuites, il y en avait même très-peu qui fissent profession du christianisme. Il ajoute que les jésuites, connaissant la mauvaise foi de cette nation, se lassaient d’une dépense inutile. Tel était, suivant son témoignage, le véritable état du christianisme dans l’Indoustan.

« Il n’y avait pas long-temps que l’église et la maison des jésuites avaient été brûlées. Le crucifix était échappé aux flammes, et sa conservation fut publiée comme un miracle. Pour moi, qui aurais béni tout accident dont on aurait tiré quelque avantage pour la propagation de l’Évangile, je gardai le silence. Le père Corsi me dit de bonne foi qu’il croyait cet événement fort naturel ; mais que les mahométans mêmes l’ayant fait passer sans sa participation pour un miracle, il n’était pas fâché qu’ils en eussent conçu cette opinion.

» L’empereur, fort ardent pour toutes les nouveautés, appela le missionnaire, et lui fit diverses questions. Enfin, venant au sujet de sa curiosité : « Vous ne me parlez pas, lui dit-il, des grands miracles que vous avez faits au nom de votre prophète. Si vous voulez jeter son image dans le feu en ma présence, et qu’elle ne brûle pas, je me ferai chrétien. » Le père Corsi répondit que cette expérience blessait la raison, et que le ciel n’était pas obligé de faire des miracles chaque fois que les hommes en demandaient ; que c’était le tenter, et que le choix des occasions n’appartenait qu’à lui : mais qu’il offrait d’entrer lui-même dans le feu pour preuve de la vérité de la foi. L’empereur n’accepta point cette offre. Cependant tous les courtisans firent beaucoup de bruit ; et, demandant que la vérité de notre religion fût éprouvée par cette voie, ils ajoutèrent que, si le crucifix brûlait, le père Corsi serait obligé d’embrasser le mahométisme. Sultan Coroné apporta l’exemple de plusieurs miracles qui s’étaient faits dans des occasions moins importantes que celle de la conversion d’un si grand monarque, et conclut que, si les chrétiens refusaient cette expérience, il ne se croyait pas obligé de s’en rapporter à leurs discours. »

Un charlatan de Bengale offrit à l’empereur un grand singe qu’il donnait pour un animal divin. On a fait remarquer effectivement dans d’autres relations que plusieurs sectes des Indes attribuent quelque divinité à ces animaux. Comme il était question de vérifier cette qualité par des preuves, l’empereur tira d’un de ses doigts un anneau, et le fit cacher dans les vétemens d’un de ses pages. Le singe, qui ne l’avait pas vu cacher, l’alla prendre dans le lieu où il était. L’empereur ne s’en rapportant point à cette expérience, fit écrire sur douze billets différens les noms de douze législateurs, tels que de Moïse, de Jésus-Christ, de Mahomet, d’Aly, etc., et les ayant mêlés dans un vase, il demanda au singe quel était celui qui avait publié la véritable loi. Le singe mit sa main dans le vase, et tira le nom du législateur des chrétiens. L’empereur, fort étonné, soupçonna le maître du singe de savoir lire les caractères persans, et d’avoir dressé l’animal à faire cette distinction. Il prit la peine d’écrire les mêmes noms de sa propre main, avec les chiffres qu’il employait pour donner des ordres secrets à ses ministres. Le singe ne s’y trompa point ; il prit une seconde fois le nom de Jésus-Chrit et le baisa. Un des principaux officiers de la cour dit à l’empereur qu’il y avait nécessairement quelque supercherie, et lui demanda la permission de mêler les billets, avec offre de se livrer à toutes sortes de supplices, si le singe ne manquait pas son rôle. Il écrivit encore une fois les douze noms ; mais il n’en mit que onze dans le vase, et retint l’autre dans sa main. Le singe les toucha tous l’un après l’autre sans en vouloir prendre aucun. L’empereur, véritablement surpris, s’efforça de lui en faire prendre un. Mais l’animal se mit en furie, et fit entendre par divers signes que le nom du vrai législateur n’était pas dans le vase. L’empereur lui demanda où il était donc. Il courut vers l'officier, et lui prit la main dans laquelle était le nom qu’on lui demandait. Rhoé ajoute : quelque interprétation qu’on veuille donner à cette singerie, le fait est certain.