Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome VI/Seconde partie/Livre II/Chapitre VI

CHAPITRE VI.

Guzarate, Cambaye et Visapour.

Nous continuons de parcourir les dépendances du Mogol situées dans la partie occidentale, retournant sur nos pas du Coromandel à la côte du Malabar, et nous allons suivre le voyageur Mandelslo dans le Guzarate, à Cambaye et à Visapour, avant d’entrer dans l’intérieur de l’empire mogol, proprement nommé l’Indoustan.

On nous représente Mandelslo comme un de ces voyageurs extraordinaires dans qui le désir de parcourir le globe de la terre est une passion, et qui lui sacrifient jusqu’à l’espérance de leur fortune. Il était né d’une famille distinguée dans le duché de Mecklembourg ; et dès l’enfance il avait été page du duc de Holstein. Ce prince ayant pris la résolution d’envoyer une ambassade en Moscovie et en Perse, le jeune Mandelslo marqua tant d’empressement pour visiter des régions si peu connues dans sa patrie, qu’il obtint la permission, non-seulement de faire ce voyage à la suite des ambassadeurs, en qualité de gentilhomme de la chambre du duc, mais encore de se détacher de l’ambassade aussitôt que la négociation serait terminée en Perse, et d’exécuter le dessein qu’il avait de visiter le reste de l’Asie.

Il s’embarqua le 6 avril 1638, à Bender-Abassi, sur un navire anglais de trois cents tonneaux et de vingt-quatre pièces de canon, avec deux marchands anglais nommé Hall et Mandley, que le président du comptoir de Surate faisait venir d’Ispahan pour les affaires de leur compagnie. Nous passerons les détails de sa route pour le transporter tout de suite dans le Guzarate.

Amedabad, capitale de ce royaume, est située à 23 degrés 32 minutes nord, à dix-huit lieues de Cambaye, et quarante-cinq de Surate, sur une petite rivière qui se perd dans l’Indus à peu de distance de ses murs. Cette ville est grande et bien peuplée. Sa circonférence est d’environ sept lieues, en y comprenant les faubourgs et quelques villages qui en font partie. Ses murs sont fort larges, ses édifices ont un air étonnant de grandeur et de magnificence, surtout les mosquées et le palais du gouverneur de la province. On y fait une garde continuelle, et la garnison est considérable, par la crainte où on est des Badoures, peuples éloignés d’environ vingt-cinq lieues, qui ne reconnaissent point l’autorité du Mogol, et qui se font redouter de ses sujets par leurs incursions.

L’Asie n’a presque point de nation ni de marchandises qu’on ne trouve dans Amedabad. Il s’y fait particulièrement une prodigieuse quantité d’étoffes de soie et de coton. À la vérité, les ouvriers emploient rarement la soie du pays, et moins encore celle de Perse, qui est trop grosse et trop chère ; mais ils se servent de soies chinoises, qui sont très-fines, en les mêlant avec celle du Bengale, qui ne l’est pas tant, quoiqu’elle le soit plus que celle de Perse. Ils font aussi des brocarts d’or et d’argent ; mais ils y mêlent trop de clinquant, ce qui les rend fort inférieurs à ceux de Perse. Depuis que Mandelslo était arrivé à Surate, ils avaient commencé à fabriquer une nouvelle étoffe de soie et de coton à fleurs d’or, qu’on estimait beaucoup, et qui se vendait cinq écus l’aune : mais l’usage en était défendu aux habitans du pays, et l’empereur se l’était réservé, en permettant néanmoins aux étrangers d’en transporter hors de ses états. On faisait librement dans les manufactures d’Amedabad toutes sortes de satins et des velours de toutes couleurs ; du taffetas, du satin à doubler, de fil et de soie ; des alcatifs ou des tapis à fond d’or, de soie et de laine, moins bons à la vérité que ceux de Perse, et toutes sortes de toiles de coton.

Les autres marchandises qui s’y vendent le plus, sont le sucre candi, la cassonade, le cumin, le miel, la gomme laque, l’opium, le borax, le gingembre sec et confit, les mirobolans, et toutes sortes de confitures ; le salpêtre, le sel ammoniac et l’indigo, qui n’y est connu que sous le nom d’anil, et que la nature y produit en grande abondance. On y trouve aussi des diamans ; mais, comme on les y porte de Golconde et de Visapour, on peut les avoir ailleurs à moindre prix. Le musc et l’ambre gris n’y sont pas des marchandises rares, quoique le pays n’en produise point.

Un commerce des plus considérables d’Amedabad, est celui du change. Les banians font des traites et des remises pour toutes les parties de l’Asie, et jusqu’à Constantinople ; ils y trouvent d’autant plus d’avantages, que, malgré les dépenses continuelles du Mogol pour l’entretien d’un grand nombre de soldats, dont l’unique office est de veiller à la sûreté publique, les rasbouts et d’autres brigands rendent les grands chemins fort dangereux.

D’un autre côté, les marchandises ne paient rien à l’entrée ni à la sortie d’Amedabad ; on est quitte pour un présent qui se fait au katoual, d’environ quinze sous par charrette. Les seules marchandises de contrebande, pour les habitans comme pour les étrangers, sont la poudre à canon, le plomb et le salpêtre, qui ne peuvent se transporter sans une permission du gouverneur : mais on l’obtient facilement avec une légère marque de reconnaissance.

Cette riche et grande ville renferme dans son territoire vingt-cinq gros bourgs et deux mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit villages. Son revenu monte à plus de six millions d’écus, dont le gouverneur dispose avec la seule charge de faire subsister les troupes qu’il est obligé d’entretenir pour le service de l’état, et particulièrement contre les voleurs, quoique souvent il les protège jusqu’à partager avec eux le fruit de leurs brigandages.

Mandelslo employa plusieurs jours à visiter quelques tombeaux qui sont aux environs de la ville. On admire particulièrement celui qui est dans le village de Kirkéeis. C’est l’ouvrage d’un roi de Guzarate, qui l’a fait élever à l’honneur d’un juge qui avait été son précepteur, et dont on prétend que la sainteté s’est fait connaître par plusieurs miracles. Tout l’édifice, dans lequel on compte jusqu’à quatre cent quarante colonnes de trente pieds de hauteur, est de marbre, comme le pavé, et sert aussi de tombeau à trois rois qui ont souhaité d’y être ensevelis avec leurs familles. À l’entrée de ce beau monument on voit une grande citerne remplie d’eau et fermée d’une muraille qui est percée de toutes parts d’un grand nombre de fenêtres. La superstition attire dans ce lieu des troupes de pèlerins. C’est dans le même village que se fait le meilleur indigo du pays.

Une lieue plus loin, on trouve une belle maison accompagnée d’un grand jardin, ouvrage de Tchou-Tchimâ, empereur du Mogol, après la victoire qu’il remporta sur le sultan Mahomet Begheram, dernier roi du Guzarate, et qui lui fit unir ce royaume à ses états. On n’oublia pas de faire voir à Mandelslo un tombeau nommé Bety-Chuit, c’est-à-dire la honte d’une fille, et dont on lui raconta l’origine. Un riche marchand, nommé Hadjóm-Madjom, étant devenu amoureux de sa fille, et cherchant des prétextes pour justifier l’inceste, alla trouver le juge ecclésiastique, et lui dit que dès sa jeunesse il avait pris plaisir à planter un jardin, qu’il l’avait cultivé avec beaucoup de soin, et qu’on y voyait les plus beaux fruits ; que ce spectacle causait de la jalousie à ses voisins, et qu’il en était importuné tous les jours ; mais qu’il ne pouvait leur abandonner un bien si cher, et qu’il était résolu d’en jouir lui-même, si le juge voulait approuver ses intentions par écrit. Cet exposé lui fit obtenir une déclaration favorable, qu’il fit voir à sa fille : mais ne tirant aucun fruit de son autorité ni de la permission du juge, il la viola. Mahomet Begheram, informé de son crime, lui fit trancher la tête, et permit que de ses biens on lui bâtît ce monument, qui rend témoignage du crime et de la punition.

C’est à peu de distance d’Amedabad que commencent à s’élever les effroyables montagnes de Marva, qui s’étendent plus de soixante-dix lieues vers Agra, et plus de cent vers Oughen, domaine de Rana, prince qu’on croyait descendu en ligne directe du célèbre Porus. C’est là qu’est situé le château de Gourkhetto, que sa situation dans ces lieux inaccessibles a fait passer long-temps pour imprenable, et que le grand-mogol n’a pas eu peu de peine à subjuguer. La montagne qui est entre Amedabad et Trappé est le séjour d’un autre radja, que les bois et les déserts ont conservé jusqu’à présent dans l’indépendance. Le radja d’Ider est vassal de l’empire ; mais sa situation lui donnant les mêmes avantages, il se dispense souvent d’obéir aux ordres du Mogol.

Un des plus beaux jardins d’Amedabad est celui qui porte le nom de Schahbag, ou jardin du roi. Il est situé dans le faubourg de Begampour, et fermé d’une grande muraille. On n’en admire pas moins l’édifice, dont les fossés sont pleins d’eau, et les appartenons très-riches. De là Mandelslo se rendit par un pont de pierre d’environ quatre cents pas de long, dans le jardin de Nikcinabag, c’est-à-dire joyau, et qui passe pour l’ouvrage d’une femme. Il n’est pas remarquable par sa grandeur, non plus que le bâtiment qui l’accompagne ; mais la situation de l’un et de l’autre est si avantageuse, qu’elle fait découvrir toute la campagne voisine, et qu’elle forme sur les avenues du pont une des plus belles perspectives que Mandelslo eût jamais vues. Le milieu du jardin offre un grand réservoir d’eau, qui n’est composé que d’eau de pluie pendant l’hiver, mais qu’on entretient pendant l’été avec le secours de plusieurs machines, par lesquelles plusieurs bœufs tirent de l’eau de divers puits fort profonds qui ne tarissent jamais. On y va rarement sans rencontrer quelques femmes qui s’y baignent ; aussi l’usage en exclut-il les Indiens ; mais la qualité d’étranger en fit obtenir l’entrée à Mandelslo. Tant de jardins dont la ville est environnée, et les arbres dont les rues sont remplies, lui donnent de loin l’apparence d’une grande forêt. Le chemin qui se nomme Baschaban, et qui conduit dans un village éloigné de six lieues, est bordé de deux lignes de cocotiers, qui donnent sans cesse de l’ombre aux voyageurs ; mais il n’approche pas de celui qui mène d’Agra jusqu’à Brampour, et qui ne fait qu’une seule allée, dont la longueur est de cent cinquante lieues d’Allemagne. Tous ces arbres logent et nourrissent une incroyable quantité de singes, parmi lesquels il s’en trouve d’aussi grands que des lévriers, et d’assez puissans pour attaquer un homme : ce qui n’arrive jamais néanmoins, s’ils ne sont irrités. La plupart sont d’un vert brun ; ils ont la barbe et les sourcils longs et blancs ; ces animaux, que les banians laissent multiplier à l’infini par un principe de religion, sont si familiers, qu’ils entrent dans les maisons à toute heure, en si grand nombre et si librement, que les marchands de fruits et de confitures ont beaucoup de peine à conserver leurs marchandises. Mandelslo en compta un jour, dans la maison des Anglais, cinquante à la fois, qui semblaient s’y être rendus exprès pour l’amuser par leurs postures et leurs grimaces. Un autre jour qu’il leur avait jeté quelques amandes, ils le suivirent jusqu’à sa chambre, où ils s’accoutumèrent à lui aller demander leur déjeuner tous les matins. Comme ils ne faisaient plus difficulté de prendre du pain et du fruit de sa main, il en retenait quelquefois un par la pate, pour obliger les autres à lui faire la grimace, jusqu’à ce qu’il les vît prêts à se jeter sur lui.

Le gouverneur d’Amedabad entretient de son revenu, pour le service du grand-mogol, douze mille chevaux et cinquante éléphans. Il porte le titre de radja ou de prince. C’était alors Arab-Khan, homme de soixante ans, dont on faisait monter les richesses à plus de cinquante millions de piastres. Il avait marié depuis peu sa fille au second fils du grand-mogol ; et pour l’envoyer à la cour, il l’avait fait accompagner de vingt éléphans, de mille chevaux, et de six cents charrettes chargées des plus riches étoffes et de tout ce qu’il avait pu rassembler de précieux. Sa cour était composée de plus de cinq cents personnes, dont quatre cents étaient ses esclaves. Ils étaient nourris tous dans sa maison ; et l’on assura Mandelslo que, sans compter ses écuries, où il nourrissait quatre à cinq cents chevaux, et cinquante éléphans, sa dépense domestique montait chaque mois à plus de cent mille écus. Ses principaux officiers étaient vêtus magnifiquement. Pour lui, négligeant assez le soin de sa parure, il portait une veste de simple toile de coton, excepté les jours qu’il se faisait voir dans la ville, ou qu’il la traversait pour se rendre à la campagne. Il paraissait alors dans l’équipage le plus fastueux, assis ordinairement sur une espèce de trône, qui était porté par un éléphant couvert des plus riches tapis de Perse, escorté d’une garde de deux cents hommes, avec un grand nombre de beaux chevaux de main, et précédé de plusieurs étendards de diverses couleurs.

Mandelslo s’étend sur quelques visites qu’il lui rendit avec le directeur anglais. « Il nous fit asseoir, dit-il, près de quelques seigneurs qui étaient avec lui. Quoiqu’il traitât d’affaires, il eut d’abord l’attention de nous entretenir quelques momens ; et je remarquai qu’il prenait plaisir à me voir en habit du pays. Il faisait expédier divers ordres ; il en écrivait lui-même. Mais ces occupations ne l’empêchaient pas d’avoir à la bouche une pipe, qu’un valet soutenait d’une main, et dont il allumait le tabac de l’autre. Il sortit bientôt pour aller faire la revue de quelques compagnies de cavalerie et d’infanterie qui étaient rangées en bataille dans la cour. Après avoir visité leurs armes, il les fit tirer au blanc, pour juger de leur adresse, et pour augmenter la paie des plus habiles aux dépens de celle des autres, qu’il diminuait d’autant. Nous pensions à nous retirer ; mais il nous fit dire qu’il voulait que nous dînassions avec lui. Dans l’intervalle, on nous servit des fruits, dont une bonne partie fut envoyée au comptoir anglais par son ordre. À son retour, il se fit apporter un petit cabinet d’or enrichi de pierreries, dont il tira deux layettes. Dans l’une, il prit de l’opium, et dans l’autre du bengh, espèce de poudre qui se fait des feuilles et de la graine de chenevis, et dont les Mogols prennent pour s’exciter aux voluptés des sens. Après en avoir pris une cuillerée, il m’envoya le cabinet. « Il est impossible, me dit-il, que, pendant votre séjour d’Ispahan, vous n’ayez pas appris l’usage de cette drogue. Vous me ferez plaisir d’en goûter, et vous la trouverez aussi bonne que celle de Perse. » J’eus la complaisance d’en prendre, et le directeur suivit mon exemple, quoique ni l’un ni l’autre nous n’en eussions jamais pris, et que nous y trouvassions peu de goût. Dans la conversation qui suivit, le gouverneur parla du roi de Perse et de sa cour en homme fort mécontent. « Schah-Séfi, me dit-il, a pris le sceptre avec des mains sanglantes. Le commencement de son règne a coûté la vie à quantité de personnes de toute sorte de condition, d’âge et de sexe. La cruauté est héréditaire dans sa maison ; il la tient de Schah-Abbas, son aïeul, et jamais il ne faut espérer qu’il se défasse d’une qualité qui lui est naturelle. C’est la seule raison qui porte ses officiers à se jeter entre les bras du Mogol. Je veux croire qu’il a de l’esprit ; mais de ce côté même, il n’y a pas plus de comparaison entre lui et le Mogol qu’entre la pauvreté de l’un et les immenses richesses de l’autre. L’empereur mon maître a de quoi faire la guerre à trois rois de Perse. »

» Je me gardai bien d’entrer en contestation avec lui sur une matière si délicate. Je lui dis qu’il était vrai que ce que j’avais vu des richesses de Perse n’était pas comparable avec ce que je commençais à voir dans les états du grand-mogol ; mais qu’il fallait avouer aussi que la Perse avait un avantage inestimable, qui consistait en un grand nombre de kisilbachs[1], avec lesquels le roi de Perse était en état d’entreprendre la conquête de toute l’Asie. Je lui tenais ce langage à dessein, parce que je savais qu’il était kisilbach, et qu’il serait flatté de l’opinion que je marquais de cette milice. En effet, il me dit qu’il était forcé d’en demeurer d’accord ; et se tournant vers un seigneur qui était Persan comme lui, il lui dit : « Je crois que ce jeune homme a du cœur, puisqu’il parle avec tant d’estime de ceux qui en ont. »

« Le dîner fut servi avec plus de pompe que le précédent. Un écuyer tranchant, assis au milieu des grands vases dans lesquels on apportait les viandes, en mettait avec une cuillère dans de petits plats qu’on servait devant nous. Le gouverneur même nous servit quelquefois, pour nous témoigner son estime par cette marque de faveur. La salle était remplie d’officiers de guerre, dont les uns se tenaient debout la pique à la main, et les autres étaient assis près d’un réservoir d’eau qui s’offrait dans le même lieu. Après le dîner, le gouverneur, en nous congédiant, nous dit qu’il regrettait que ses affaires ne lui permissent pas de nous donner le divertissement des danseuses du pays. »

Ce seigneur était homme d’esprit, mais fier, et d’une sévérité dans son gouvernement qui tenait de la cruauté. Dans un autre dîner, il déclara qu’il voulait donner le reste du jour à la joie. Vingt danseuses, qui furent averties par ses ordres, arrivèrent aussitôt, se dépouillèrent de leurs habits, et se mirent à chanter et à danser nues avec plus de justesse et de légèreté que nos danseurs de corde. Elles avaient de petits cerceaux, dans lesquels un singe n’aurait pas passé avec plus de souplesse. Tous leurs mouvemens se faisaient en cadence, au son d’une musique qui était composée d’une timbale, d’un hautbois et de quelques petits tambours. Elles avaient dansé deux heures, lorsque le gouverneur demanda une autre troupe de danseuses. On vint lui dire qu’elles étaient malades, et qu’elles ne pouvaient danser ce jour-là. Il renouvela le même ordre, auquel il ajouta celui de les amener dans l’état où elles étaient ; et ses gens répétant la même excuse, il tourna son ressentiment contre eux. Ces malheureux, qui craignaient la bastonnade, se jetèrent à ses pieds, et lui avouèrent que les danseuses n’étaient pas malades ; mais qu’étant employées dans un autre lieu, elles refusaient de venir, parce qu’elles savaient que le gouverneur ne les paierait point. Il en rit. Cependant il les fit amener sur-le-champ par un détachement de ses gardes ; et lorsqu’elles furent entrées dans la salle, il ordonna qu’on leur tranchât la tête. Elles demandèrent la vie avec des pleurs et des cris épouvantables ; mais il voulut être obéi ; et l’exécution se fit aux yeux de toute l’assemblée, sans que les seigneurs osassent intercéder pour ces infortunées, qui étaient au nombre de huit.

Cet étrange spectacle causa beaucoup d’étonnement aux étrangers. Le gouverneur s’en aperçut, se mit à rire, et leur dit : « Pourquoi cette surprise, messieurs ? Si j’en usais autrement, je ne serais bientôt plus maître dans Amedabad. Il faut prévenir par la crainte le mépris qu’on ferait de mon autorité. » Ainsi les despotes se rendent justice. Ils avouent qu’ils ne peuvent échapper au mépris qu’en inspirant la crainte, et ils ne sentent pas que par-là même ils sont très-méprisables.

Mandelslo partit pour Cambaye avec un jeune facteur anglais, qui ne faisait ce voyage que pour l’obliger, et par l’ordre du directeur. La crainte des rasbouts lui fit prendre une escorte de huit pions, c’est-à-dire huit soldats à pied, armés de piques et de rondaches, outre l’arc et les flèches. Cette milice est d’autant plus commode qu’elle ne dédaigne pas de servir de laquais, et qu’elle marche toujours à la tête des chevaux. Elle se loue d’ailleurs à si bas prix, qu’il n’en coûta que huit écus à Mandelslo pour trois jours, pendant lesquels il fit treize lieues. on en compte huit jusqu’au village de Sergountra, dans lequel il ne vit rien de plus remarquable qu’une grande citerne où l’eau de pluie se conserve pendant toute l’année. Cinq lieues de plus le firent arriver à la vue de Cambaye. Il s’y logea chez un marchand maure, dans l’absence du facteur anglais de cette ville.

Cambaye est située à seize lieues de Broïtschia, dans un lieu fort sablonneux, au fond et sur le bord d’une grande baie, où la rivière du May se décharge après avoir lavé ses murs. Son port n’est pas commode ; quoique la haute marée y amène plus de sept brasses d’eau, les navires y demeurent à sec, après le reflux, dans le sable et dans la boue, dont le fond est toujours mêlé. La ville est ceinte d’une fort belle muraille de pierres de taille. Elle a douze portes, de grandes maisons, et des rues droites et larges, dont la plupart ont leurs barrières qui se ferment la nuit. Elle est incomparablement plus grande que Surate, et sa circonférence n’a pas moins de deux lieues.

On y compte trois bazars ou marchés, et quatre belles citernes capables de fournir de l’eau à tous les habitans dans les plus grandes sécheresses. La plupart sont des païens, banians ou rasbouts, dont les uns sont adonnés au commerce, et les autres à la profession des armes. Leur plus grand trafic est à Diu, à la Mecque, en Perse, à Achem, et à Goa, où ils portent toutes sortes d’étoffes de soie et de coton pour en rapporter de l’or et de l’argent monnayé, c’est-à-dire des ducats, des sequins et des piastres, avec diverses marchandises des mêmes lieux.

Après avoir employé quelques heures à visiter la ville, Mandelslo se laissa conduire hors des murs, dans quinze ou seize beaux jardins, qui n’approchaient pas néanmoins d’un autre où son guide le fit monter par un escalier de pierre composé de plusieurs marches ; il est accompagné de trois corps-de-logis, dont l’un contient plusieurs beaux appartemens. Au centre du jardin on voit, sur un lieu fort élevé, le tombeau du mahométan dont il est l’ouvrage : il n’y a point de situation dont la vue soit si belle, non-seulement vers la mer, mais du côté de la terre, où l’on découvre la plus belle


campagne du monde. Ce lieu a tant d’agrémens, que le grand-mogol, étant un jour à Cambaye, voulut y loger, et fit ôter les pierres du monument pour y faire dresser sa tente. Ce despote n’avait donc pas assez de toute l’étendue de son vaste empire ? Il fallait pour un moment de plaisir, troubler la demeure paisible des morts, et disperser les pierres des tombeaux, comme si les monarques ne pouvaient jamais jouir qu’en détruisant !

Tandis que Mandelslo cherchait à satisfaire sa curiosité, le facteur anglais, qui était revenu au comptoir de sa nation, vint lui faire des reproches d’avoir préféré une maison mahométane à la sienne ; et, s’offrant à l’accompagner dans ses observations, il lui promit pour le lendemain le spectacle d’une Indienne qui devait se brûler volontairement. En effet, ils se rendirent ensemble hors de la ville, sur le bord de la rivière, qui était le lieu marqué pour cette funeste cérémonie. L’Indienne était veuve d’un rasbout qui avait été tué à deux cents lieues de Cambaye ; en apprenant la mort de son mari, elle avait promis au ciel de ne pas lui survivre. Comme le grand-mogol et ses officiers n’épargnent rien pour abolir un usage si barbare, on avait résisté long-temps à ses désirs ; et le gouverneur de Cambaye les avait combattus lui-même en s’efforçant de lui persuader que les nouvelles qui lui faisaient haïr la vie étaient encore incertaines ; mais, ses instances redoublant de jour en jour, on lui avait enfin permis de satisfaire aux lois de sa religion.

Elle n’avait pas plus de vingt ans. Mandelslo la vit arriver au lieu de son supplice avec tant de constance et de gaieté, qu’il crut qu’on avait troublé sa raison par une dose extraordinaire d’opium, dont l’usage est fort commun dans les Indes. Son cortége formait une longue procession qui était précédée de la musique du pays, c’est-à-dire de hautbois et de timbales ; quantité de filles et de femmes chantaient et dansaient autour de la victime ; elle était parée de ses plus beaux habits ; ses bras, ses doigts et ses jambes étaient chargés de bracelets, de bagues et de carcans ; une troupe d’hommes et d’enfans fermait la marche.

Le bûcher qui l’attendait sur la rive était de bois d’abricotier, mêlé de sandal et de cannelle. Aussitôt qu’elle put l’apercevoir, elle s’arrêta quelques momens pour le regarder d’un œil où Mandelslo crut découvrir du mépris ; et, prenant congé de ses parens et de ses amis, elle distribua parmi eux ses bracelets et ses bagues. Mandelslo se tenait à cheval auprès d’elle avec deux marchands anglais. « Je crois dit-il, que mon air lui fit connaître qu’elle me faisait pitié, et ce fut apparemment par cette raison qu’elle me jeta un des bracelets que j’acceptai heureusement, et que je garde encore en mémoire d’un si triste événement. Lorsqu’elle fut montée sur le bûcher, on y mit le feu ; elle se versa sur la tête un vase d’huile odoriférante, où la flamme ayant pris aussitôt, elle fut étouffée en un instant, sans qu’on vît aucune altération sur son visage. Quelques assistans jetèrent dans le bûcher plusieurs cruches d’huile qui, précipitant l’action des flammes, achevèrent de réduire le corps en cendrés. Les cris de l’assemblée auraient empêché d’entendre ceux de la veuve, quand elle aurait eu le temps d’en pousser. »

Mandelslo ayant passé quelques jours à Cambaye, partit avec beaucoup d’admiration pour la politesse des habitans. « On sera surpris, dit-il, si j’assure qu’on trouve peut-être plus de civilité aux Indes que parmi ceux qui croient la posséder seuls. »

En retournant vers Amedabad, Mandelslo arriva si tard à Serquatra, que les banians, qui ne se servent point de chandelles, de peur que les mouches et les papillons ne s’y viennent brûler, refusèrent de lui ouvrir leurs portes. À l’occasion de l’embarras auquel il fut exposé pour la nourriture de ses chevaux, il observe que dans l’Indoustan, comme on l’a déjà remarqué de plusieurs autres pays des Indes, l’avoine étant inconnue et l’herbe fort rare, on nourrit les bêtes de selle et de somme d’une pâte composée de sucre et de farine, dans laquelle on mêle quelquefois un peu de beurre.

Le lendemain, après avoir fait cinq lieues jusqu’à un grand village dont il ne rapporte pas le nom, sa curiosité le conduisit au jardin de Tschiebag, le plus beau sans contredit de toutes les Indes ; il doit son origine à la victoire du grand-mogol sur le dernier roi de Guzarate ; et de là lui vient son nom qui signifie jardin de conquête. Il est situé dans un des plus agréables lieux du monde, sur le bord d’un grand étang, avec plusieurs pavillons du côté de l’eau, et une muraille très-haute vers Amedabad. Le corps de logis et le caravansérail dont il est accompagné sont dignes du monarque qui les a bâtis ; le jardin offre diverses allées d’arbres fruitiers, tels que des orangers et des citronniers de toutes les espèces, des grenadiers, des dattiers, des amandiers, des mûriers, des tamariniers, des manguiers et des cocotiers. Ces arbres y sont en si grand nombre, et plantés à si peu de distance, que, faisant régner l’ombre de toutes parts, on y jouit continuellement d’une délicieuse fraîcheur ; les branches sont chargées de singes qui ne contribuent pas peu à l’agrément d’un si beau lieu. Mandelslo, qui était à cheval et qui se trouva importuné des gambades que ces animaux faisaient autour de lui, en tua deux à coups de pistolet ; ce qui parut irriter si furieusement les autres, qu’il les crut prêts à l’attaquer ; cependant, malgré leurs cris et leurs grimaces, ils ne lui voyaient pas plus tôt tourner bride qu’ils se réfugiaient sur les arbres.

Un heureux hasard lui fit trouver dans le faubourg d’Amedabad une caravane d’environ deux cents marchands anglais et banians qui étaient en chemin pour Agra, l’une des capitales de l’empire mogol. Il profita d’une occasion sans laquelle son départ aurait été retardé long-temps. Le directeur anglais leur avait accordé de puissantes recommandations. Il se mit en marche le 29 octobre, dans le plus beau chemin du monde : on rencontre très-peu de villages. Le sixième jour il arriva devant les murs de la ville d’Héribath, après avoir fait cinquante lieues. Cette place est de grandeur médiocre ; elle n’a ni portes ni murailles depuis qu’elles ont été détruites par Tamerlan. On voit encore les ruines de son château sur une montagne voisine.

Entre cette ville et celle de Dantighes, qui en est éloignée de cinquante lieues, on est continuellement exposé aux courses des rasbouts. Les officiers de la caravane se disposèrent à recevoir ces brigands en faisant filer leurs charrettes et les soldats de l’escorte dans un ordre qui les mettait en état de se secourir sans confusion. À cinquante lieues de Dantighes, on arriva près du village de Siedek, qui est accompagné d’un fort beau château. Les rasbouts qui s’étaient présentés par intervalles causèrent moins de mal aux marchands que de crainte. On cessa de les voir entre Siedek et Agra, où l’on parvint heureusement.

Le grand-mogol, ou l’empereur de l’Indoustan, changent souvent de demeure. L’empire n’a pas de ville un peu considérable où ce monarque n’ait un palais ; mais il n’y en a point qui lui plaisent plus qu’Agra, et Mandelsio la regarde en effet comme la plus belle ville de ses états.

Il s’associa ensuite avec un Hollandais qui faisait le voyage d’Agra jusqu’à Lahor ; le chemin n’est qu’une allée tirée à la ligne, et bordée de dattiers, de cocotiers et d’autres arbres qui défendent les voyageurs des ardeurs excessives du soleil. Les belles maisons qui se présentent de toute part , amusaient continuellement les yeux de Mandelslo ; tandis que les singes, les perroquets, les paons lui offraient un autre spectacle, et donnaient même quelquefois de l’exercice à ses armes. Il tua un gros serpent, un léopard et un chevreuil qui se trouvèrent dans son chemin. Les banians de la caravane s’affligeaient de lui voir ôter à des animaux une vie qu’il ne pouvait leur donner, et que le ciel ne leur accordait que pour le glorifier. Lorsqu’ils lui voyaient porter la main au pistolet, ils paraissaient irrités qu’il prît plaisir à violer en leur présence les lois de leur religion, et s’il avait la complaisance de leur épargner ce chagrin, il n’y avait rien qu’ils ne fissent pour lui plaire.

La plupart des habitans de Lahor ayant embrassé le mahométisme, on y voit un grand nombre de mosquées et de bains publics. Mandelslo eut la curiosité de voir un de ces bains, et de s’y baigner à la mode du pays. Il le trouva bâti à la persane, avec une voûte plate, et divisé en plusieurs appartemens de forme à demi ronde, fort étroits à l’entrée, larges au fond, chacun ayant sa porte particulière, et deux cuves en pierre de taille, dans lesquelles on fait entrer l’eau par des robinets de cuivre, au degré de chaleur qu’on désire. Après avoir pris le bain, on le fit asseoir sur une pierre de sept à huit pieds de long, et large de quatre, où le baigneur lui frotta le corps avec un gantelet de crin. Il voulait aussi lui frotter la plante des pieds avec une poignée de sable ; mais voyant qu’il avait peine à supporter cette opération, il lui demanda s’il était chrétien ; et lorsqu’il eut appris qu’il l’était, il lui donna le gantelet, en le priant de se frotter lui-même les pieds, quoiqu’il ne fît pas difficulté de lui frotter le reste du corps. Un homme de petite taille, qui parut ensuite, le fit coucher sur la même pierre, et, s’étant mis à genoux sur ses reins, il lui frotta le dos avec les mains, depuis l’épine jusqu’au côté, en l’assurant que le bain lui servirait peu, s’il ne souffrait qu’on fit couler ainsi dans les autres membres le sang qui pourrait se corrompre dans cette partie du corps.

Mandelslo ne vit rien de plus curieux, aux environs de Lahor qu’un des jardins de l’empereur, qui en est à deux jours de chemin ; mais dans ce voyage qu’il fit par amusement, il prit plaisir aux différentes montures dont on le fit changer successivement. On lui donna d’abord un chameau, ensuite un éléphant, et puis un bœuf, qui, trottant furieusement, et levant les pieds jusqu’aux étriers, lui faisait faire six bonnes lieues en quatre heures.

Le séjour de Lahor lui plaisait beaucoup mais il reçut des lettres d’Agra, par lesquelles on le pressait de retourner à Surate, s’il voulait profiter du départ de quelques vaisseaux anglais, sur lesquels le président, qui avait achevé le temps ordinaire de son emploi, devait s’embarquer pour retourner en Angleterre. Il ne balança point à se mettre dans la compagnie de quelques marchands mogols qui partaient pour Amedabad. En arrivant dans cette ville, il y trouva des lettres du président, qui l’invitait à profiter d’une forte caravane, que le gouverneur d’Amedabad avait ordre de former le plus promptement qu’il serait possible pour se rendre à Surate avant sa démission, et pour assister à la fête qui devait accompagner cette cérémonie. Pendant qu’on préparait la caravane, il eut le spectacle d’un feu d’artifice à l’indienne ; toutes les fenêtres du méidan étaient bordées de lampes, devant lesquelles on avait placé des flacons de verre remplis d’eau de plusieurs couleurs. Cette illumination lui parut charmante : on alluma le feu, qui consistait en fusées de différentes formes ; quantité de lampes suspendues à des roues paraissaient immobiles, quoique les roues tournassent incessamment avec beaucoup de vitesse.

Aussitôt que la caravane fut assemblée, Mandelslo se mit en chemin avec le directeur d’Amedabad, et trois autres Anglais qui devaient assister aussi à la fête de Surate. Ils prirent le devant sous l’escorte de vingt pions, après avoir laissé ordre à la caravane de faire toute la diligence possible pour les suivre. Ils emmenaient quatre charrettes et quelques chevaux. Les pions, qui portaient leurs armes et leurs étendards, suivaient à pied le train des voitures. Mandelslo fait observer qu’aux Indes il n’y a point de personne un peu distinguée qui ne fasse porter devant soi une espèce d’étendard, qui sert, dit-il, comme de bannière.

Le premier jour ils traversèrent la rivière de Vasset, d’où ils allèrent passer la nuit dans le fort de Saselpour. Pansfeld, facteur anglais de Brodra, qui vint au-devant d’eux jusqu’à ce fort, les traita le lendemain fort magnifiquement dans le lieu de sa résidence. Ils en partirent vers le soir pour se loger la nuit suivante dans un grand jardin ; et le jour d’après, continuant heureusement leur voyage, ils allèrent camper proche d’une citerne nommée Sambor. Les habitans du pays, qui virent arriver en même temps une caravane hollandaise de deux cents charrettes, craignirent que toute leur eau ne fut consommée par un si grand nombre d’étrangers. Ils en défendirent l’approche aux Anglais, qui étaient arrivés les premiers, ce qui obligea le directeur de faire avancer quinze pions, avec ordre d’employer la force ; mais, en approchant de la citerne, ils la trouvèrent gardée par trente paysans bien armés qui se présentèrent avec beaucoup de résolution. Les pions couchèrent en joue et tirèrent l’épée. Cette vigueur étonna les paysans, et leur fit prendre le parti de se retirer ; mais, pendant que le directeur faisait puiser de l’eau, ils tirèrent quelques flèches et trois coups de mousquet, qui blessèrent cinq de ses gens. Alors les pions, faisant feu sans ménagement, tuèrent trois de leurs ennemis, dont Mandelslo vit emporter les corps dans le village. Une action si vive aurait eu des suites plus sanglantes, si l’arrivée de la caravane hollandaise n’avait achevé de contenir les Indiens.

Cependant ce n’était que le prélude d’une aventure plus dangereuse. Pendant que les Anglais étaient tranquillement à souper, un marchand hollandais vint leur donner avis qu’on avait vu sur le chemin deux cents rasbouts qui avaient fait plusieurs vols depuis quelques jours, et que le jour précédent ils avaient tué six hommes à peu de distance de Sambor. La caravane hollandaise ne laissa pas de décamper à minuit. « Nous la suivîmes, raconte Mandelslo ; mais, comme elle marchait plus lentement que nous, nous ne fûmes pas long-temps à la passer. Le matin nous découvrîmes un holacueur, c’est-à-dire un de ces trompettes qui marchent ordinairement à la tête des caravanes en sonnant d’un instrument de cuivre beaucoup plus long que nos trompettes. Dès qu’il nous eut aperçus, il se jeta dans une forêt voisine, où il se mit à sonner de toute sa force, ce qui nous fit prévoir que nous aurions bientôt les rasbouts sur les bras. En effet, nous vîmes sortir des deux côtés de la forêt un grand nombre de ces brigands armés de piques, de rondaches, d’arcs et de flèches, mais sans armes à feu. Nous avions eu la précaution de charger les nôtres, qui ne consistaient qu’en quatre fusils et trois paires de pistolets. Le directeur et moi nous montâmes à cheval, et nous donnâmes les fusils aux marchands qui étaient dans les voitures, avec ordre de ne tirer qu’à bout portant. Nos armes étaient chargées à cartouches, et les rasbouts marchaient si serrés, que de la première décharge nous en vîmes tomber trois. Ils nous tirèrent quelques flèches, dont ils nous blessèrent un bœuf et deux pions. J’en reçus une dans le pommeau de ma selle, et le directeur eut un coup dans son turban. Aussitôt que la caravane hollandaise entendit tirer, elle se hâta de nous envoyer dix de ses pions ; mais, avant qu’ils fussent en état de nous secourir, le danger devint fort grand pour ma vie. Je me vis attaqué de toutes parts, et je reçus deux coups de pique dans mon collet de buffle, qui me sauva heureusement la vie. Deux rasbouts prirent mon cheval par la bride, et se disposaient à m’emmener prisonnier ; mais je mis l’un hors de combat d’un coup de pistolet que je lui donnai dans l’épaule ; et le directeur anglais, qui vint à mon secours, me dégagea de l’autre. Cependant les pions des Hollandais approchèrent, et toute la caravane étant arrivée presqu’en même temps, les rasbouts se retirèrent dans la forêt, laissant six hommes morts sur le champ de bataille, et n’ayant pas peu de peine à traîner leurs blessés. Nous perdîmes deux pions, et nous en eûmes huit blessés, sans compter le directeur anglais, qui le fut légèrement. Cette leçon nous fit marcher en bon ordre avec la caravane, dans l’opinion que nos ennemis reviendraient en plus grand nombre ; mais ils ne reparurent point, et nous arrivâmes vers midi à Broitschia, d’où nous partîmes à quatre heures pour traverser la rivière, et pour faire encore cinq cosses jusqu’au village d’Enclasser. Le lendemain 26 décembre, nous arrivâmes à Surate. »

Avant de quitter Surate, Mandelslo fait observer que le grand-mogol qui régnait de son temps était Schah-Khoram, second fils de Djehan-Guir, et qu’il avait usurpé la couronne sur le prince Pelaghi son neveu, que les ambassadeurs du duc de Holstein avaient trouvé à Casbin en arrivant en Perse. L’âge de Khoram était alors d’environ soixante ans ; il avait quatre fils, dont l’aîné, âgé de vingt-cinq ans, n’était pas celui pour lequel il avait le plus d’affection. Son dessein était de nommer le plus jeune pour son successeur au trône de l’Indoustan, et de laisser quelques provinces aux trois aînés. Les commencemens de son règne avaient été cruels et sanglans ; et quoique le temps eût apporté beaucoup de changement à son naturel, il laissait voir encore des restes de férocité dans les exécutions des criminels, qu’il faisait écorcher vifs ou déchirer par les bêtes. Il aimait d’ailleurs les festins, la musique et la danse, surtout celle des femmes publiques, qu’il faisait souvent danser nues devant lui, et dont les postures l’amusaient beaucoup. Son affection s’était particulièrement déclarée pour un radja, célèbre par son courage et par les agrémens de sa conversation. « Un jour que ce seigneur ne parut point à la cour, l’empereur demanda pourquoi il ne le voyait point ; et quelqu’un répondant qu’il avait pris médecine, il lui envoya une troupe de danseuses, auxquelles il donna ordre de faire leurs ordures en sa présence. Le radja, qui fut averti de leur arrivée, s’imagina qu’elles étaient venues pour le divertir ; mais, apprenant l’ordre du souverain, et jugeant que ce monarque devait être dans un moment de bonne humeur, il ne fit pas difficulté d’y répondre par une autre raillerie. Après avoir demandé aux danseuses ce que l’empereur leur avait ordonné, il voulut savoir si leurs ordres n’allaient pas plus loin. Lorsqu’il fut assuré par leurs propres bouches qu’elles n’en avaient pas reçu d’autre, il leur dit qu’elles pouvaient exécuter ponctuellement les volontés de leur maître commun, mais qu’elles se gardassent bien d’en faire davantage, parce que, s’il leur arrivait d’uriner en faisant leurs ordures, il était résolu de les fouetter jusqu’au sang. Toutes ces femmes se trouvèrent si peu disposées à risquer le danger, qu’elles retournèrent sur-le-champ au palais pour rendre compte de leur aventure au Mogol ; et, loin de s’en offenser, l’adresse du radja lui plut beaucoup. » Je ne crois pas qu’on trouve ces plaisanteries impériales de bien bon goût ; mais ce qui suit est exécrable.

Son principal amusement était de voir combattre des lions, des taureaux, des éléphans, des tigres, des léopards et d’autres bêtes féroces ; il faisait quelquefois entrer des hommes en lice contre ces animaux ; mais il voulait que le combat fût volontaire ; et ceux qui en sortaient heureusement étaient sûrs d’une récompense proportionnée à leur courage. Mandelslo fut témoin d’un spectacle de cette nature, qu’il donna le jour de la naissance d’un de ses fils, dans un caravansérail voisin de la ville, où il faisait nourrir toutes sortes de bêtes. Ce bâtiment était accompagné d’un grand jardin fermé de murs, par-dessus lesquels il fut permis au peuple de se procurer la vue de cette lutte barbare.

« Premièrement, dit Mandelslo, on fit combattre un taureau sauvage contre un lion, ensuite un lion contre un tigre. Le lion n’eut pas plus tôt aperçu le tigre, qu’il alla droit à lui ; et, le choquant de toutes ses forces, il le renversa ; mais il parut comme étourdi du choc, et toute l’assemblée se figura que le tigre n’aurait pas de peine à le vaincre. Cependant il se remit aussitôt, et prit le tigre à la gorge avec tant de fureur, qu’on crut la victoire certaine. Le tigre ne laissa pas de se dégager, et le combat recommença plus furieusement encore, jusqu’à ce que la lassitude les séparât. Ils étaient tous deux fort blessés ; mais leurs plaies n’étaient pas mortelles.

» Après cette ouverture, Allamerdy-Khan, gouverneur de Chisemer, s’avança vers le peuple, et déclara au nom de l’empereur que, si parmi ses sujets il se trouvait quelqu’un qui eût assez de cœur pour affronter une des bêtes, celui qui donnerait cette preuve de courage et d’adresse obtiendrait pour récompense la dignité de khan et les bonnes grâces de son maître. Trois Mogols s’étant offerts, Allamerdy-Khan ajouta que l’intention de sa majesté était que le combat se fit avec le cimeterre et la rondache seuls, et qu’il fallait même renoncer à la cotte de mailles, parce que l’empereur voulait que les avantages fussent égaux.

» On lâcha aussitôt un lion furieux, qui, voyant entrer son adversaire, courut droit à lui. Le Mogol se défendit vaillamment ; mais enfin, ne pouvant plus soutenir le choc de l’animal, qui pesait principalement sur son bras gauche, pour lui arracher la rondache de la pate droite, tandis que de sa pate gauche il tâchait de se saisir du bras droit de son ennemi, dans la vue apparemment de lui sauter à la gorge, ce brave combattant, baissant un peu sa rondache, tira de la main gauche un poignard qu’il avait caché dans sa ceinture et l’enfonça si loin dans la gueule du lion, qu’il le força de lâcher prise. Alors, se hâtant de le poursuivre, il l’abattit d’un coup de cimeterre qu’il lui donna sur le mufle ; et bientôt il acheva de le tuer et de le couper en pièces.

» La victoire fut aussitôt célébrée par de grandes acclamations du peuple ; mais, le bruit ayant cessé, il reçut ordre de s’approcher de l’empereur, qui lui dit avec un sourire amer : « J’avoue que tu es un homme de courage, et que tu as vaillamment combattu ; mais ne t’avais-je pas défendu de combattre avec avantage ? et ne t’avais-je pas réglé les armes ? Cependant tu as mis la ruse en œuvre, et tu n’as pas combattu mon lion en homme d’honneur ; tu l’as surpris avec des armes défendues, et tu l’as tué en assassin. » Là-dessus, il ordonna à deux de ses gardes de descendre dans le jardin et de lui fendre le ventre. Cette courte sentence fut exécutée sur-le-champ, et le corps fut mis sur un éléphant pour être promené par la ville, et pour servir d’exemple.

» Le second Mogol qui entra sur la scène, marcha fièrement vers le tigre qu’on avait lâché contre lui. Sa contenance aurait fait juger qu’il était sûr de la victoire ; mais le tigre lui sauta si légèrement à la gorge, que, l’ayant tué tout d’un coup, il déchira son corps en pièces.

» Le troisième, loin de paraître effrayé du malheureux sort des deux autres, entra gaiement dans le jardin, et marcha droit au tigre. Ce furieux animal, encore échauffé du premier combat, se précipita au-devant de lui ; mais il fut abattu d’un coup de sabre qui lui coupa les deux pâtes de devant ; et, dans cet état, l’Indien n’eut pas de peine à le tuer.

» L’empereur fit demander aussitôt le nom d’un si brave homme : il se nommait Ghéily. En même temps on vit arriver un gentilhomme qui lui présenta une veste de brocart, et qui lui dit : « Gheily , prends cette veste de mes mains comme une marque de l’estime de ton empereur, qui t’en fait assurer par ma bouche. » Gheily fit trois profondes révérences, porta la veste à ses yeux et à son estomac ; et, la tenant en l’air, après avoir fait intérieurement une courte prière, il dit à voix haute : « Je prie Dieu qu’il rende la gloire de Schah-Djehan égale à celle de Tamerlan dont il est sorti ; qu’il fasse prospérer ses armes ; qu’il augmente ses richesses ; qu’il le fasse vivre sept cents ans, et qu’il affermisse éternellement sa maison. » Deux eunuques vinrent le prendre à la vue du peuple, et le conduisirent jusqu’au trône, où deux khans le reçurent de leurs mains pour le présenter à l’empereur. Ce prince lui dit : « Il faut avouer, Gheily-Khan, que ton action est extrêmement glorieuse : je te donne la qualité de khan que tu posséderas à jamais. Je veux être ton ami, et tu seras mon serviteur. »

Mandelslo partit de Surate le 5 janvier, sur la Marie, vaisseau de la flotte anglaise, qui portait Méthold et quelques autres marchands de considération que leurs affaires appelaient à Visapour.

On entre dans cet état après avoir passé la rivière de Madre de Dios, qui sépare l’île de Goa du continent. Avant d’arriver à la capitale, on passe par deux autres villes, nommées Nouraspour et Sirrapour, qui lui servent comme de faubourgs, et dont la première était autrefois la résidence ordinaire des rois du Décan. Elle est tombée en ruine, et l’on achevait de la détruire pour employer les matériaux du palais et des hôtels aux nouveaux édifices de Visapour.

La capitale du Décan est une des plus grandes villes de l’Asie. On lui donne plus de cinq lieues de tour. Sa situation est dans la province de Concan, sur la rivière de Mandova, à quarante lieues de Daboul et soixante de Goa. Ses murailles sont d’une hauteur extraordinaire et de belles pierres de taille. Elles sont environnées d’un grand fossé et défendues par plusieurs batteries, où l’on compte plus de mille pièces de canon de toutes sortes de calibre, de fer et de fonte.

Le palais du roi forme le centre de la ville, dont il ne laisse pas d’être séparé par une double muraille et un double fossé. Cette enceinte a plus de trois mille cinq cents pas de circuit. Le gouverneur était alors un Italien, natif de Rome, qui avait pris le turban avec le nom de Mahmoud Rikhan. Son commandement s’étendait aussi sur la ville, et sur cinq mille hommes dont la garnison était composée, outre deux mille qui faisaient la garde du château.

La ville a cinq grands faubourgs, qui sont habités par les principaux marchands, surtout celui de Champour, où la plupart des joailliers ont leurs maisons et leurs boutiques. La religion des habitans est partagée entre le mahométisme, le culte des banians et l’idolâtrie.

Après avoir terminé les affaires de la compagnie à Visapour, d’autres intérêts apparemment conduisirent Méthold à Daboul, où Mandelslo ne perdit pas l’occasion de l’accompagner. Daboul est située sur la rivière d’Halevako, à 17 degrés 45 minutes nord : c’est une des anciennes villes du Décan ; mais aujourd’hui elle est sans portes et sans murailles.

Le principal commerce de Daboul est celui du sel, qu’on y apporte d’Oranouhammara, et celui du poivre, que les habitans transportaient autrefois dans le golfe Persique et dans la mer Rouge. Ils y envoyaient alors un grand nombre de vaisseaux ; mais ils sont tombés de cet état florissant dans un état de décadence qui ne leur permet pas, suivant Mandelslo, d’envoyer chaque année plus de trois ou quatre bâtimens à Bender-Abassy. Les droits que les marchandises paient dans ce port sont de trois et demi pour cent.

En général, les habitans du royaume que l’auteur nomme les Décanins, ont beaucoup de ressemblance dans leurs manières, dans leurs mariages, dans leurs enterremens, leurs purifications et leurs autres usages, avec les banians du royaume de Guzarate. Mandelslo néanmoins observa quelques différences. Les maisons des banians décanins sont composées de paille ; et les portes en sont si basses et si étroites, qu’on n’y peut entrer qu’en se courbant. On y voit pour tous meubles une natte sur laquelle ils couchent, et une fosse dans la terre, où ils battent le riz. Leurs habits ressemblent à ceux des autres banians ; mais leurs souliers, qu’ils nomment alparcas, sont de bois ; et leur usage est de les attacher sur le coude-pied avec des courroies. Leurs enfans vont nus jusqu’à l’âge de sept à huit ans : la plupart sont orfèvres ou travaillent en cuivre. Cependant ils ont des médecins, des barbiers, des charpentiers et des maçons qui s’emploient au service du public, sans distinguer les religions. Leurs armes sont à peu près les mêmes que celles des Mogols ; et Mandelslo remarqua, comme dans l’Indoustan, qu’elles sont moins bonnes que celles de Turquie et d’Europe.

Leur principal commerce est en poivre, qui se transporte par mer en Perse, à Surate, et même en Europe. L’abondance de leurs vivres les met en état d’en fournir toutes les contrées voisines. Ils font quantité de toiles qu’on transporte aussi par mer ; ce qui n’empêche pas le commerce de terre avec les Mogols et les peuples de Golconde et de la côte de Coromandel, auxquels ils portent des toiles de coton et des étoffes de soie.

On trouve à Visapour un grand nombre de joailliers et quantité de perles ; mais ce n’est pas dans cette ville ni dans ce pays qu’il faut chercher le bon marché, puisque les perles y viennent d’ailleurs. Il se fait beaucoup de laque dans les montagnes des Gâtes, quoique moins bonne que celle de Guzarate. Les Portugais font un grand commerce dans le Décan, surtout avec les marchands de Ditcauly et de Banda. Ils achètent d’eux le poivre à sept ou huit piastres le quintal, et leur donnent en paiement des étoffes ou de la quincaillerie d’Europe. On distingue par le nom de vénesars une race de marchands décanins qui achètent le riz et le blé pour l’aller revendre dans l’Indoustan et dans les autres pays voisins, en caffilas ou caravanes de cinq, six et quelquefois neuf à dix mille bêtes de charge. Ils emmènent leurs familles entières, surtout leurs femmes, qui, maniant l’arc et les flèches, avec autant d’habileté que les hommes, se rendent si redoutables aux brigands, que jamais ils n’ont osé les attaquer.

Le roi de Décan ou de Concan, ou de Visapour (car il porte ces trois noms), est devenu tributaire du grand-mogol, par des révolutions dont on a déjà rapporté l’origine. Il conserve néanmoins assez de force pour mettre en campagne une armée de deux cent mille hommes, avec lesquels il se rend quelquefois redoutable à la cour d’Agra, quoiqu’elle possède plusieurs villes dans les états de ce prince, telles que Chaul, Kerbi et Doltabad. On lit dans les historiens portugais qu’Adelkhan-Schah, bisaïeul d’Idal-Schah, qui régnait du temps de Mandelslo, prit deux fois, en 1586, la ville de Goa sur leur nation : mais que, se trouvant ruiné par cette guerre, il convint avec eux de leur céder la propriété du pays de Salsette avec soixante-sept villages, de celui de Bardes avec douze villages, et de celui de Tisouary avec trente villages ; à condition, d’un côté, que les peuples de son royaume jouiraient de la liberté du commerce dans toutes les Indes, et que, de l’autre, ils seraient obligés de vendre tout leur poivre aux marchands de Goa. Ce traité ne fut pas exécuté si fidèlement qu’il ne s’élevât quelquefois des différens considérables entre les deux nations. Quelques années avant l’arrivée de Mandelslo aux Indes, les Portugais, avertis que trois ou quatre vaisseaux du roi de Décan étaient partis chargés de poivre pour Moka et pour la Perse, mirent en mer quatre frégates, qui ne firent pas difficulté de les attaquer. Le combat fut sanglant, et les Portugais y perdirent un de leurs principaux officiers. Cependant la victoire s’étant déclarée pour eux, ils se saisirent des quatre vaisseaux, et les menèrent à Goa, où de sang-froid ils tuèrent tous les Indiens qui restaient à bord. Le roi de Décan feignit d’ignorer cet outrage ; mais on ne doutait point, à l’arrivée de Mandelslo que, sous le voile de la dissimulation, il ne prît du temps pour disposer ses forces, et qu’il ne déclarât la guerre à la ville de Goa.

L’Inde n’a pas de prince qui soit plus riche en artillerie. On croira, si l’on veut, sur le témoignage de Mandelslo, qu’entre plusieurs pièces extraordinaires, « il en avait une de fonte qui tirait près de huit cents livres de balles, avec cinq cent quarante livres de poudre fine ; et qu’en ayant fait usage au siége du château de Salpour, le premier coup qu’il fit tirer contre cette forteresse abattit quarante-cinq pieds de mur. Le fondeur était un Italien, natif de Rome, et le plus méchant de tous les hommes, qui avait eu l’inhumanité de tuer son propre fils pour consacrer par son sang cette monstrueuse pièce ; ensuite il fit jeter dans la fournaise de sa fonte un trésorier de la cour qui voulait lui faire rendre compte de la dépense. »


  1. Milice de Perse.