Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome III/Première partie/Livre V/Chapitre III

CHAPITRE III.

Côte des Esclaves.

Les navigateurs européens étendent la côte des Esclaves depuis le Rio de Volta, où finit la côte d’Or, jusqu’au Rio Lugos, dans le royaume de Benin. La côte suivante prend le nom de grand Benin ; celle d’après porte celui d’Ouarre, et s’étend vers le sud jusqu’au cap Formose. De là elle tourne à l’est jusqu’à Rio del Rey, d’où elle reprend au sud jusqu’au cap Consalvo, au-delà de l’équateur, et forme le golfe de Guinée.

L’Europe n’a que trois établissemens sur cette côte. Le premier, qui se nomme Kila, est un comptoir anglais de la Compagnie royale d’Afrique, éloigné de quinze lieues à l’est de Lay ou d’Alampo, sur la côte d’Or. Le second se nomme Fida ou Juida ; les Anglais, les Français et les Hollandais y ont des comptoirs et des forts. Le troisième établissement, qui s’appelle Iakin, est un comptoir anglais à trois lieues à l’est de Juida ; mais diverses raisons l’ont fait abandonner, sans qu’on ait pensé depuis à le rétablir.

La côte des Esclaves comprend les côtes de Koto, de Popo, de Juida et d’Ardra, quatre royaumes qui se suivent immédiatement, et qui tous font le commerce des esclaves. Nous ne nous arrêterons que sur celui de Juida, dont nous avons promis de donner une notice. C’est le centre du commerce des esclaves, et le pays le plus fréquenté et le mieux connu des Européens sous cette latitude.

Il commence à cinq ou six lieues du village de Popo, et s’étend à quinze ou seize lieues le long de la côte ; sa largeur est de huit ou neuf lieues dans les terres ; il est à 6° 20′ de latitude nord ; ses bornes sont le royaume de Popo au nord-ouest, et celui d’Ardra au sud-est.

Le pays est arrosé par deux ruisseaux qui méritent néanmoins le nom de rivières, et qui descendent tous deux du royaume d’Ardra. Celui qui est le plus au sud coule à la distance d’une lieue et demie de la mer, et porte le nom d’Iakin, qu’il tire d’une ville du royaume d’Ardra ; l’eau en est jaunâtre. Il n’est navigable que pour les pirogues ; à peine a-t-il trois pieds de profondeur ; et, dans plusieurs endroits, il en a beaucoup moins.

Le second, qui se nomme Eufrates (on ne sait pas pourquoi ce nom grec se trouve en Guinée), arrose la ville d’Ardra, et va passer à la distance d’une lieue de Sabi ou Xavier, capitale du royaume de Juida ; il est plus large et plus profond que le premier ; son eau est excellente, et, s’il n’était pas bouché par quelques bancs de sable, il serait navigable. Les rois de Juida ont établi depuis long-temps à tous ses gués une sorte de douane où tous les passans sont obligés de payer deux bedjis ou cauris. Les grands du pays, et les Européens mêmes, ne sont pas exempts de ce droit.

Tous les Européens qui ont fait le voyage de Juida conviennent que c’est une des plus délicieuses contrées de l’univers. Les arbres y sont d’une grandeur et d’une beauté admirables, sans être offusqués, comme dans les autres parties de la Guinée, par des buissons et de mauvaises plantes. La verdure des campagnes, qui ne sont divisées que par des bosquets ou des sentiers fort agréables, et la multitude des villages qui se présentent dans un si bel espace, forment la plus charmante perspective qu’on puisse s’imaginer. Il n’y a ni montagnes ni collines qui arrêtent la vue. Tout le pays s’élève doucement, jusqu’à trente ou quarante milles de la côte, comme un large et magnifique amphithéâtre, d’où les yeux se promènent jusqu’à la mer ; plus on avance, plus on le trouve peuplé ; c’est la véritable image des Champs-Élysées ; du moins les voyageurs osent donner ce nom à cette belle contrée, sans réfléchir qu’un pays où l’on trafique sans cesse de la liberté des hommes rappelle plutôt l’idée de l’enfer que celle de l’Élysée.

À ceux qui viennent de la mer cette contrée présente un spectacle charmant : c’est un mélange de petits bois et de grands arbres. Ce sont des groupes de bananiers, de figuiers, d’orangers, etc., au travers desquels on découvre les toits d’un nombre infini de villages, dont les maisons, couvertes de paille et couronnées de cannes, forment un très-beau paysage.

Les Nègres de Juida, bien différens de la plupart des peuples de Guinée, n’abandonnent que les terres absolument stériles : tout est cultivé, semé, planté, jusqu’aux enclos de leurs villages et de leurs maisons. Leur activité va si loin, que le jour de leur moisson ils recommencent à semer, sans laisser à la terre un moment de repos : aussi leur terroir est-il si fertile, qu’il produit deux ou trois fois l’année. Les pois succèdent au riz ; le millet vient après les pois ; le maïs après le millet ; les patates et les ignames après le maïs. Les bords des fossés, des haies et des enclos sont plantés de melons et de légumes. Il ne reste pas un pouce de terre en friche. Leurs grands chemins ne sont que des sentiers. La méthode commune, pour la culture des terres, est de l’ouvrir en sillons. La rosée qui se rassemble au fond de ces ouvertures, et l’ardeur du soleil qui en échauffe les côtés, hâtent beaucoup plus les progrès de leurs plantes et de leurs semences que dans un terroir plat.

Avec si peu d’étendue, le royaume de Juida est divisé en vingt-six provinces ou gouvernemens, qui tirent leurs noms des principales villes. Ces petits états sont distribués entre les principaux seigneurs du pays, et deviennent héréditaires dans leurs familles. Le roi, qui n’est que leur chef, gouverne particulièrement la province de Sabi ou Xavier, c’est-à-dire celle qui passe pour la première du royaume comme la ville du même nom en est la capitale.

Tout le pays est si rempli de villages et si peuplé, qu’il ne paraît composer qu’une seule ville, divisée en autant de quartiers, et partagée seulement par des terres cultivées, qu’on prendrait pour des jardins.

Aussitôt que les Nègres voient entrer dans la rade un vaisseau de l’Europe, ils méprisent tous les dangers pour apporter à bord du poisson ; l’expérience les rend sûrs d’être bien payés, et d’obtenir quelques verres d’eau-de-vie par-dessus. C’est par leurs pirogues que les capitaines de chaque nation écrivent aux directeurs-généraux pour leur donner avis de leur arrivée. Après avoir réglé les signaux de mer et de terre, et fait dresser des tentes sur le rivage ; le capitaine se met dans sa chaloupe pour s’avancer à cent pas de la barre, c’est-à-dire jusqu’au lieu où commence la grande agitation des vagues : il y trouve une pirogue qui l’attend. Les personnes sensées se dépouillent de leurs habits jusqu’à la chemise, parce que le moindre de tous les maux qu’on peut craindre est d’être bien mouillé de la troisième vague ; toute l’adresse des rameurs ne peut garantir la pirogue d’être couverte d’eau, et l’on est inondé depuis la tête jusqu’aux pieds. Les Nègres sautent dehors ; et, secondés par ceux qui les attendent au rivage, ils mettent la pirogue et tous les passagers sur le sable.

Il ne sera point inutile d’expliquer ici ce que c’est que cette barre qui règne tout le long de la côte de Guinée, et qui est plus ou moins dangereuse, suivant la position des côtes, et suivant la nature des vents auxquels elle est exposée.

Par le terme de barre, on entend l’effet produit par trois vagues, qui viennent se briser successivement contre la côte, et dont la dernière est toujours la plus dangereuse, parce qu’elle forme une sorte d’arcade assez haute et d’un assez grand diamètre pour couvrir entièrement une pirogue, la remplir d’eau et l’abîmer avant qu’elle puisse toucher au rivage. Les deux premières vagues ne s’enflent pas tant, et ne forment point d’arche en approchant du rivage : la première, parce qu’elle n’est pas repoussée par une vague précédente qui ait eu le temps de se briser avant qu’elle arrive ; la seconde, parce que le retour seul de la première n’a pas assez de force pour repousser fort impétueusement celle qui la suit. Mais la troisième, qui trouve le repoussement de la seconde augmenté par celui de la première, forme cette arcade terrible, qui porte proprement le nom de barre, et qui a causé la perte de tant de malheureux.

L’adresse des rameurs nègres consiste à sauter promptement dans l’eau, et à soutenir la pirogue des deux côtés pour empêcher qu’elle ne tourne. Cette opération la conduit à terre dans un moment, avec autant de sûreté pour les passagers que pour les marchandises. Depuis que les Européens font le commerce à Juida, les Nègres du pays ont eu le temps de se familiariser avec ce dangereux passage. Il est rare à présent qu’une pirogue y périsse. Il arrive encore plus rarement que les rameur aient quelque risque à courir, parce qu’ils sont excellens nageurs, et qu’étant nus ils comptent pour rien d’être un peu secoués par les flots. Leur hardiesse est si tranquille, qu’ils profitent souvent de l’occasion pour dérober de l’eau-de-vie ou des cauris. S’ils n’ont pas quelques Européens qui les observent, ils cessent quelque temps d’avancer, en soutenant la pirogue avec leurs rames, tandis qu’un des plus adroits perce les barils et sert de l’eau-de-vie à tous les autres ; ensuite ils recommencent à ramer de toutes leurs forces, et, lorsqu’ils arrivent au rivage, ils racontent froidement, pour excuser leur lenteur, que la pirogue a fait une voie d’eau, et qu’ayant été forcés de la boucher, ils ont eu beaucoup de peine à surmonter les difficultés. S’ils sont observés de si près qu’ils ne puissent tromper, ils ont l’art de renverser la pirogue dans quelque lieu où les barils et les caisses coulent à fond, et la nuit suivante ils reviennent les pêcher.

Après avoir débarqué les marchandises, on les place sous des tentes que les capitaines font dresser sur le rivage. Au sommet de ces tentes on élève des pavillons qui servent à donner les signaux réglés entre les marchands qui sont à terre et les barques qui demeurent à l’ancre au delà de la barre ; car, à si peu de distance, il n’en est pas moins impossible de se faire entendre en criant, et même avec le porte-voix. Le bruit des vagues qui se brisent incessamment contre la rade l’emporte sur celui du tonnerre.

Autrefois les Anglais et les Hollandais étaient seuls en possession du commerce de Juida ; mais les Français obtinrent par degrés la liberté d’y bâtir un fort ; et l’adresse des habitans a fait ouvrir enfin leur port à toutes les nations. Il en résulte un effet très-désavantageux pour la compagnie anglaise d’Afrique : le prix des esclaves, qui était anciennement réglé pour elle à trois livres sterling par tête (72 fr.), est monté dans ces derniers temps jusqu’à vingt (480 fr.).

Il se tient tous les quatre jours un grand marché à Sabi ou Xavier, dans différens endroits de cette ville. Il s’en tient un autre dans la province d’Aploga, où la foule est si grande qu’on n’y voit pas ordinairement moins de cinq ou six mille marchands.

Ces marchés sont réglés avec tant d’ordre et de sagesse, qu’il ne s’y passe jamais rien contre les lois. Chaque espèce de marchands et de marchandises a sa place assignée. Il est permis à ceux qui achètent de marchander aussi long-temps qu’il leur plaît, mais sans tumulte et sans fraude. Le roi nomme un juge, assisté de quatre officiers bien armés, qui a non-seulement le droit d’inspection sur toutes sortes de commerce, mais celui d’écouter les plaintes et de les terminer par une courte décision, en vendant pour l’esclavage ceux qui sont convaincus de vol ou d’avoir troublé le repos public. Outre ce magistrat, un grand du royaume, nommé le konagongla, est chargé du soin de la monnaie et des bedjis. Il en faut quarante pour faire un toqua. Cet officier examine les cordons, et s’il s’y trouve une coquille de moins, il les confisque au profit du roi.

Les marchés sont environnés de petites baraques qui sont occupées par des cuisiniers ou des traiteurs pour la commodité du public. Il ne manque rien dans tous ces marchés. On y vend des esclaves de tous les âges et des deux sexes, des bœufs et des vaches, des moutons, des chèvres, des chiens, de la volaille et des oiseaux de toute espèce ; des singes et d’autres animaux ; des draps de l’Europe, des toiles, de la laine et du coton, des calicots ou toiles des Indes, des étoffes de soie, des épices, des merceries, de la porcelaine de la Chine, de l’or en poudre et en lingots, du fer en barre et en œuvre ; enfin toutes sortes de marchandises d’Europe, d’Asie et d’Afrique, à des prix fort raisonnables. Cette abondance est d’autant plus surprenante, qu’une partie de tous ces biens est achetée de la seconde ou de la troisième main par des marchands qui les vont revendre à trois ou quatre cents lieues du pays.

Les principales marchandises du royaume de Juida sont les étoffes de la fabrique des femmes, les nattes, les paniers, les cruches pour le peytou, les calebasses de toutes sortes de grandeurs, les plats et les tasses de bois, les pagnes rouges et bleus, la malaguette, le sel, l’huile de palmier, le kanki et d’autres denrées.

Le commerce des esclaves est exercé par les hommes, et celui de toutes les autres marchandises par les femmes. Nos plus fins marchands pourraient recevoir des leçons de ces habiles Négresses, soit dans l’art du débit, soit dans celui des comptes. Aussi les hommes se reposent-ils entièrement sur leur gestion.

La monnaie courante dans tous les marchés est de la poudre d’or ou des bedjis. Comme on ne connaît pas l’usage du crédit, les marchands n’ont pas l’embarras des livres de compte.

Les Européens, les seigneurs de Juida, et les Nègres riches se font porter dans des hamacs sur les épaules de leurs esclaves. C’est du Brésil que viennent les plus beaux hamacs : ils sont de coton. Les uns sont d’une étoffe continue, comme le drap ; les autres à jour, comme nos filets pour la pêche. Leur longueur ordinaire est de sept pieds, sur dix, douze et quatorze de largeur. Aux deux extrémités il y a cinquante ou soixante nœuds d’un tissu de soie ou de coton, que les Nègres appellent rubans, chacun de la longueur de trois pieds. Tous les rubans de chaque bout s’unissent pour composer une chaîne, au travers de laquelle on passe une corde, qu’on attache des deux côtés au bout d’une perche de bambou longue de quinze ou seize pieds ; de sorte que le hamac suspendu prend la forme d’un demi-cercle. Deux esclaves portent les deux extrémités de la perche sur leur tête. La personne qui se fait porter s’assied ou se couche de toute sa longueur dans le hamac ; mais elle ne se met pas en ligne directe, parce que, dans cette situation, elle aurait le corps plié et les pieds aussi hauts que la tête. Sa position est diagonale, c’est-à-dire, qu’ayant la tête et les pieds d’un coin à l’autre, elle est aussi commodément que dans un lit. Les personnes de distinction se servent d’un oreiller qui leur soutient la tête.

Les hamacs qu’on apporte du Brésil sont de différentes couleurs et fort bien travaillés, avec des soupentes et des franges de la même étoffe qui tombent des deux côtés, et leur donnent fort bonne grâce. On s’y sert ordinairement d’un parasol qu’on tient à la main. Si l’on voyage pendant la nuit, on passe sur la perche une toile cirée pour se garantir de la rosée, qui est dangereuse dans ce pays. Il n’y a point de litière où l’on dorme si commodément que dans cette voiture

Lorsque les directeurs sortent du comptoir pour la promenade ou pour quelque voyage, ils sont toujours escortés d’un capitaine nègre, ou d’un seigneur qui protège leur nation, et qui suit immédiatement dans son hamac. À la tête du convoi, un Nègre porte l’enseigne de la nation. Il est suivi d’une garde de cent ou deux cents Nègres, avec leurs tambours et leurs trompettes. Ceux qui ont des fusils tirent continuellement. Les tambours battent, les trompettes sonnent, et la marche n’est qu’une danse continuelle.

La qualité du climat ne laisse point aux Européens le choix d’une autre voiture. Ils ne pourraient faire un mille à pied, dans l’espace d’un jour, sans être dangereusement affaiblis par l’excès de la chaleur ; au lieu qu’ils sont fort soulagés dans un hamac par la toile qui les couvre, et par le mouvement de l’air que leurs porteurs agitent continuellement.

Les habitans naturels de cette contrée sont généralement de haute taille, bien faits et robustes. Leur couleur n’est pas d’un noir de jais si luisant que sur la côte d’Or, et l’est encore moins que sur le Sénégal et sur la Gambie. Mais ils sont beaucoup plus industrieux et plus capables de travail, sans être moins ignorans.

Avec peu de lumières, ils sont pourtant très-civilisés et très-polis. Bosman les met fort au-dessus de tous les autres Nègres, autant pour les mauvaises que pour les bonnes qualités.

Les devoirs mutuels de la civilité sont si bien établis entre eux, et leur respect va si loin pour leurs supérieurs, que, dans les visites qu’ils leur rendent, ou dans une simple rencontre, l’inférieur se jette à genoux , baise trois fois la terre en frappant des mains, souhaite le bonjour à celui qu’il se croit obligé d’honorer, et le félicite sur sa santé ou sur d’autres avantages dont il le voit jouir. De l’autre côté, le supérieur, sans changer de posture, fait une réponse obligeante, bat doucement les mains, et souhaite aussi le bonjour. L’inférieur ne cesse pas de demeurer assis à terre ou prosterné jusqu’à ce que l’autre le quitte ou lui témoigne que c’est assez. Si c’est l’inférieur que ses affaires obligent de partir le premier, il en demande la permission, et se retire en rampant ; car on regarderait comme un crime dans la nation de paraître debout ou de s’asseoir sur un banc devant ses supérieurs. Les enfans ne sont pas moins respectueux pour leurs pères, et les femmes pour leurs maris. Ils ne leur présentent et ne reçoivent rien d’eux sans se mettre à genoux, et sans employer les deux mains ; ce qui passe encore pour une plus grande marque de soumission. S’ils leur parlent, c’est en se couvrant la bouche de la main, dans la crainte de les incommoder par leur haleine.

Deux personnes d’égale condition qui se rencontrent commencent par se mettre à genoux et frappent des mains, après quoi elles se saluent en faisant des vœux mutuels pour leur bonheur et leur santé. Qu’une personne de distinction éternue, toutes les personnes présentes tombent à genoux, baisent la terre, frappent des mains et lui souhaitent toutes sortes de prospérités. Un Nègre qui reçoit quelque présent de son supérieur frappe des mains, baise la terre et fait un remercîment fort affectueux. Enfin les distinctions de rang et les gradations de respect sont aussi bien observées entre les Nègres de Juida que dans aucun autre endroit du monde, bien différens de ceux de la côte d’Or, qui vivent ensemble comme des brutes, sans aucune idée de bienséance et de politesse.

Les mêmes cérémonies se répètent scrupuleusement chaque fois qu’on se rencontre, fût-ce vingt fois le jour ; et la négligence dans ces usages est punie par une amende. Toute la nation, dit Desmarchais, marque une considération singulière pour les Français : le dernier roi de Juida portait si loin ce sentiment, qu’un de ses principaux officiers ayant insulté un Français, et levé la canne pour le frapper, il lui fit couper la tête sur-le-champ, sans se laisser fléchir par les ardentes sollicitations du directeur français en faveur du coupable.

Les Chinois mêmes ne portent pas plus loin les formalités du cérémonial, et ne les observent pas avec plus de rigueur. Un Nègre de Juida qui se propose de rendre visite à son supérieur envoie d’abord chez lui pour lui faire demander sa permission et l’heure qui lui convient : après avoir reçu sa réponse, il sort accompagné de tous ses domestiques et de ses instrumens musicaux, si sa condition lui permet d’en avoir : ce cortége marche devant lui lentement et en fort bon ordre ; il ferme la marche, porté par deux esclaves sur son hamac ; lorsqu’il est arrivé à quelques pas du terme, il descend et s’avance à la première porte, où il trouve les domestiques de la maison ; alors il fait cesser la musique, et se prosterne à terre avec tout son train ; les domestiques qui sont venus pour le recevoir se mettent dans la même posture ; on dispute long-temps à. qui se lèvera le premier ; il entre enfin dans la première cour, y laisse le gros de ses gens, et n’en prend qu’un petit nombre à sa suite.

Les domestiques de la maison l’ayant introduit dans la salle d’audience, il y trouve le maître assis, qui ne fait pas le moindre mouvement pour quitter sa position ; il se met à genoux devant lui, baise la terre, frappe des mains, et souhaite à son seigneur une longue vie avec toutes sortes de prospérités : il répète trois fois cette cérémonie, après quoi l’autre, sans se remuer, lui dit de s’asseoir, et le fait placer vis-à-vis de lui sur une natte ou sur une chaise, suivant la manière dont il est assis lui-même ; il commence alors la conversation : lorsqu’elle a duré quelque temps, il fait signe à ses gens d’apporter des liqueurs, et les présente à son hôte ; c’est le signal de la retraite. L’étranger recommence alors ses génuflexions avec les mêmes complimens, et se retire ; les domestiques de la maison le conduisent jusqu’à la porte, et le pressent de remonter dans son hamac ; mais il s’en défend, et de part et d autre on se prosterne comme à l’arrivée ; il monte ensuite dans le hamac ; les instrumens recommencent à jouer, et le convoi se remet en marche dans le même ordre qu’il est venu. Il paraît par ce détail, que la politesse des inférieurs est très-soumise, et celle des supérieurs très-humiliante. Quoi qu’en disent les voyageurs, ce n’est pas là le chef-d’œuvre de l’urbanité ; celle de l’Europe est infiniment mieux entendue, puisqu’elle consiste à établir, autant qu’il est possible, les apparences de l’égalité.

Mais si les habitans de Juida surpassent tous les autres Nègres en industrie comme en politesse, ils l’emportent beaucoup aussi par le goût et la subtilité qu’ils ont pour le vol. À l’arrivée de Bosman dans ce comptoir, le roi lui déclara que ses sujets ne ressemblaient point à ceux d’Ardra et des autres pays voisins, qui étaient capables, au moindre mécontentement, d’empoisonner les Européens. « C’est, lui dit le prince, ce que vous ne devez jamais craindre ici ; mais je vous avertis de prendre garde à vos marchandises, car mon peuple est fort enclin au vol, et ne vous laissera que ce qu’il ne pourra prendre. » Bosman, charmé de cette franchise, résolut d’être si attentif, qu’on ne pût le tromper aisément ; mais il éprouva bientôt que l’adresse des habitans surpassait toutes ses précautions. Il ajoute qu’à l’exception de deux ou trois des principaux seigneurs du pays, toute la nation de Juida n’est qu’une troupe de voleurs, d’une expérience si consommée dans leur profession, que, de l’aveu des Français ils entendent mieux cet art que les plus habiles filous de Paris.

Les Nègres de Juida sont généralement mieux vêtus que ceux de la côte d’Or ; mais ils n’ont pas d’ornemens d’or et d’argent : leur pays ne produit aucun de ces précieux métaux, et les habitans n’en connaissent pas même le prix.

Le blé des Nègres de Juida est le millet. Ils ont l’art de le moudre entre deux pierres, qu’ils appellent pierres de kanki, à peu près comme les peintres broient leurs couleurs : de la farine pétrie avec un peu d’eau ils composent des morceaux de pâte qu’ils font bouillir dans un pot de terre, ou cuire au feu sur un fer ou une pierre ; cette espèce de pain, qu’ils appellent kanki, se mange avec un peu d’huile de palmier : une calebasse de peytou et quelques ignames, ou quelques patates qu’ils y joignent, sont la nourriture ordinaire du plus grand nombre.

La plupart des usages de Juida ont beaucoup de ressemblance avec ceux de la côte d’Or, à l’exception de ce qui regarde le culte religieux.

Les hommes ont communément un plus grand nombre de femmes que sur la côte d’Or. Sans être extrêmement fécondes, elles sont fort éloignées d’être stériles, et non-seulement les hommes sont ardens et robustes, mais ils emploient divers ingrédiens pour exciter la nature. Bosman a vu des Nègres qui se glorifiaient d’avoir plus de deux cents enfans. Ayant demandé un jour au capitaine Agoci, qui servait depuis plusieurs années d’interprète aux Hollandais, si sa famille était nombreuse, parce qu’il était toujours suivi de quantité d’enfans, le Nègre répondit avec un soupir, qu’il n’en avait que soixante-dix, et qu’il lui en était mort le même nombre. Le roi, qui était témoin de cette conversation, assura Bosman qu’un de ses vice-rois avait repoussé un puissant ennemi sans autre secours que ses fils et ses petits-fils, avec tous ses esclaves, et que cette famille était composée de deux mille hommes, au nombre desquels il ne comptait ni les filles ni plusieurs enfans morts. Cela rappelle les guerres de famille entre les patriarches. Il n ne faut pas s’étonner que le pays soit si peuplé, et qu’il en sorte annuellement un si grand nombre d’esclaves.

D’ailleurs les richesses consistent dans la multitude des enfans ; mais les pères en disposent à leur gré, et, ne réservant quelquefois que l’aîné des mâles, ils vendent tout le reste pour l’esclavage : un royaume de si peu d’étendue fournit tous les mois un millier d’esclaves au marché.

La circoncision des enfans est une pratique établie dans cette contrée, sans que les habitans en puissent apporter d’autre raison que l’usage de leurs pères, dont ils en ont reçu l’exemple : on soumet même quelques filles à cette cérémonie sanglante.

À la mort de son père, l’aîné des fils hérite non-seulement de tous ses biens et de ses bestiaux, mais même de ses femmes, avec lesquelles il commence aussitôt à vivre en qualité de mari ; sa mère seule est exceptée ; elle devient maîtresse d’elle-même, dans un logement séparé, avec un fonds réglé pour sa subsistance ; cet usage n’est pas moins établi pour le peuple que pour le roi et les seigneurs.

L’application extraordinaire que les Nègres de Juida apportent au commerce et à l’agriculture ne leur ôte pas le goût du plaisir et de l’amusement ; leur principale passion dans ce genre est pour le jeu. Bosman rapporte qu’ils y risquent volontiers tout ce qu’ils possèdent, et qu’après avoir perdu leur argent et leurs marchandises, ils sont capables de jouer leurs femmes, leurs enfans, et de finir par se jouer eux-mêmes.

Desmarchais observe en effet qu’avec autant de passion pour le jeu que les Chinois, ils se dispensent de les imiter sur un seul point : c’est qu’au lieu de se pendre après avoir tout perdu, ils jouent leur propre corps, et sont vendus par celui que la fortune favorise. Ce désordre avait engagé un de leurs rois à défendre tous les jeux de hasard sous peine de l’esclavage.

Ils appréhendent tellement la mort, qu’ils ne peuvent en entendre parler, dans la crainte de hâter son arrivée en prononçant son nom ; c’est un crime capital de la nommer devant le roi et les grands. Bosman, se disposant à partir, dans son premier voyage, demanda au roi, qui lui devait environ cent livres sterling (2400 fr.), de qui il recevrait cette somme à son retour, en cas de mort : tous les assistans parurent extrêmement surpris à cette question ; mais le roi, qui entendait un peu la langue portugaise, considérant que Bosman ignorait les usages du pays, lui répondit avec un sourire : « Soyez là-dessus sans inquiétude ; vous ne me trouverez pas mort, car je vivrai toujours. » Bosman s’aperçut fort bien qu’il avait commis une imprudence. Lorsqu’il fut retourné au comptoir, son interprète lui apprit qu’il était défendu, sous peine de la vie, de parler de mort en présence du roi, et, bien plus, de parler de la sienne. Cependant étant devenu plus familier avec ce prince, dans son second et dans son troisième voyage, il prit la liberté de railler souvent les seigneurs de la cour sur la crainte qu’ils avaient de la mort ; il parvint à les faire rire de leur propre faiblesse, et le roi même prenait plaisir à l’entendre ; mais les Nègres n’en étaient pas moins réservés, et n’osaient ouvrir la bouche sur le même sujet.

Ils sont persuadés qu’il existe un être dont l’univers est l’ouvrage, et qui mérite par conséquent d’être préféré aux fétiches, qui sont eux-mêmes ses créatures ; mais ils ne le prient point, et ne lui offrent point de sacrifices. « Ce grand Dieu, disent-ils, est trop élevé au-dessus d’eux pour s’occuper de leur situation ; il a confié le gouvernement du monde aux fétiches, qui sont des puissances subordonnées auxquelles les Nègres doivent s’adresser. »

Les Nègres les plus sensés de Juida, du moins entre les grands, ont une idée confuse de l’existence d’un seul Dieu, qu’ils placent dans le ciel ; ils lui attribuent le soin de punir le mal et de récompenser le bien ; ils croient que le tonnerre vient de lui ; ils reconnaissent que les blancs, qui lui adressent leur culte, sont beaucoup plus heureux que les Nègres, dont le partage est de servir le diable, méchante et pernicieuse puissance, qu’ils n’ont pas la hardiesse d’abandonner , parce qu’ils redoutent la fureur de la populace.

Les habitans de Juida ont quelques notions de l’enfer, du diable et de l’apparition des esprits ; ils mettent l’enfer dans un lieu souterrain, où les méchans sont punis par le feu.

Les fétiches de Juida peuvent être divisés en deux classes, celle des grands et celle des petits : la première classe est celle des fétiches publics, le serpent, les arbres, la mer et l’Agoye.

L’Agoye est une hideuse figure de terre noire qui ressemble plus à un crapaud qu’à un homme : c’est la divinité qui préside aux conseils. L’usage est de la consulter avant de former une entreprise ; ceux qui ont besoin de ses inspirations s’adressent d’abord au sacrificateur, et lui expliquent le sujet qui les amène ; ensuite ils offrent leur présent à l’Agoye, sans oublier de payer le droit du prêtre : il fait quantité de grimaces que le suppliant regarde avec beaucoup de respect ; il jette des balles au hasard, d’un plat dans l’autre, jusqu’à ce que le nombre se trouve impair dans chaque plat : il répète plusieurs fois cette opération ; et, si le nombre continue d’être impair, il déclare que l’entreprise est heureuse. La prévention des Nègres est si forte, que, si leurs espérances sont trompées, comme il arrive souvent, ils en rejettent la faute sur eux-mêmes, sans accuser jamais l’Agoye.

Mais le respect qu’on porte aux grands fétiches est extrêmement partagé par la multitude innombrable que chaque particulier choisit à son gré. Les plus communs sont de terre grasse, parce qu’il est aisé de faire prendre toutes sortes de formes à cette terre.

Bosman rapporte qu’étant sur la côte de Juida, en 1698 et 1699, il y vint un moine augustin de l’île de San-Thomé pour convertir les Nègres. Ce missionnaire proposa au roi d’écouter ses instructions ; et, dans la première visite que Bosman rendit à ce prince, il lui demanda ce qu’il pensait de cette proposition ; « Je la loue, lui dit le roi, et ce missionnaire me paraît fort honnête homme ; mais je suis résolu de m’en tenir à mes fétiches. » Le même religieux, se trouvant avec Bosman dans la compagnie d’un seigneur qui passait pour un homme d’esprit, déclara d’un ton menaçant : « Que si le peuple de Juida persistait dans ses fausses opinions et dans ses mœurs déréglées, il ne pouvait éviter de tomber dans les flammes de l’enfer pour y brûler éternellement avec le diable. » Le seigneur nègre répondit froidement : « Nous ne valons pas mieux que nos ancêtres ; ils ont mené la même vie et professé le même culte : si nous sommes condamnés à brûler , notre consolation sera de brûler avec eux. » Cette réponse fit perdre toute espérance au missionnaire ; il pria Bosman de lui obtenir du roi son audience de congé, et quelque temps après il remit à la voile.

Desmarchais donne une description fort exacte de l’espèce de serpent qui fait le principal objet de la religion de Juida, et qu’on nomme serpent-fétiche. Cette espèce a la tête grosse et ronde, les yeux bleus et fort ouverts, la langue courte et pointue comme un dard, le mouvement d’une grande lenteur, excepté lorsqu’elle attaque un serpent venimeux ; elle a la queue petite et pointue, la peau fort belle ; le fond de sa couleur est un blanc sale, avec un mélange agréable de raies et de taches jaunes, bleues et brunes. Ces serpens sont d’une douceur surprenante : on peut marcher sur eux sans crainte ; ils se retirent sans aucune marque de colère.

Ils sont si privés, qu’ils se laissent prendre et manier. Leur unique antipathie est contre les serpens venimeux, dont la morsure est dangereuse ; ils les attaquent dans quelque lieu qu’ils les rencontrent, et semblent prendre plaisir à délivrer les hommes de leur poison. Les blancs mêmes ne font pas difficulté de manier ces innocentes créatures, et badinent avec elles sans le moindre danger. Il ne faut pas craindre de les confondre avec les autres. L’espèce de serpens venimeux est noire, longue de deux brasses, et d’un pouce et demi de diamètre ; ils ont la tête plate et deux dents crochues ; ils rampent toujours la tête levée et la gueule ouverte, attaquent furieusement tout ce qui se présente.

Le serpent sacré a moins de longueur : il n’a point ordinairement plus de sept pieds et demi, mais il est aussi gros que la cuisse d’un homme. Les Nègres assurent que le premier père de cette race est encore vivant, et qu’il est d’une prodigieuse grosseur.

Bosman prétend avoir observé que ces serpens ne peuvent mordre ni piquer. Il traite de chimère l’opinion des Nègres qui regardent leur morsure comme un préservatif contre celle des autres serpens ; il assure, au contraire, qu’ils ne peuvent se défendre eux-mêmes du poison des autres, et que dans les combats qu’ils leur livrent souvent, quoique beaucoup plus gros et plus vigoureux, ils seraient rarement vainqueurs, si ces rencontres n’arrivaient ordinairement près des villes et des villages, où le secours de leurs adorateurs les fait triompher de leur ennemi. Une des principales raisons qui les a fait choisir aux Nègres pour l’objet de leur culte, est la bonté de leur naturel. C’est un crime capital de leur nuire ou de les outrager volontairement ; mais s’il arrive par hasard qu’on marche dessus, ils se retirent avec plus de frayeur que de colère ; ou s’ils se servent de leurs dents pour mordre, la blessure est toujours sans danger.

Ce serpent vient d’Ardra, dans son origine, et voici ce que l’on rapporte sur l’introduction de son culte. L’armée de Juida étant près de livrer bataille à celle d’Ardra, il sortit de celle-ci un gros serpent qui se retira dans l’autre : non-seulement sa forme n’avait rien d’effrayant, mais il parut si doux et si privé, que tout le monde fut porté à le caresser. Le grand sacrificateur le prit dans ses bras et le leva pour le faire voir à toute l’armée. La vue de ce prodige fit tomber tous les Nègres à genoux : ils adorèrent leur nouvelle divinité, et, fondant sur leurs ennemis avec un redoublement de courage, ils remportèrent une victoire complète. Toute la nation ne manqua point d’attribuer un succès si mémorable à la vertu du serpent. Il fut rapporté avec toutes sortes d’honneurs ; on lui bâtit un temple, on assigna un fonds pour sa subsistance, et bientôt ce nouveau fétiche prit l’ascendant sur toutes les anciennes divinités ; son culte ne fit ensuite qu’augmenter à proportion des faveurs dont on se crut redevable à sa protection. Les trois anciens fétiches avaient leur département séparé : on s’adressait à la mer pour obtenir une heureuse pêche, aux arbres pour la santé, et à l’Agoye pour les conseils ; mais le serpent préside au commerce, à la guerre, à l’agriculture, aux maladies, à la stérilité, etc. Le premier édifice qu’on avait bâti pour le recevoir parut bientôt trop petit. On prit le parti de lui élever un nouveau temple avec de grandes cours et des appartemens spacieux. On établit un grand pontife et des prêtres pour le servir. Tous les ans on choisit quelques belles filles qui lui sont consacrées. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que les Nègres de Juida sont persuadés que le serpent qu’ils adorent aujourd’hui est le même qui fut apporté par leurs ancêtres, et qui leur fit gagner une glorieuse victoire. La postérité de ce noble animal est devenue fort nombreuse et n’a pas dégénéré des bonnes qualités de son premier père. Quoiqu’elle soit moins honorée que le chef, il n’y a pas de Nègre qui ne se croie fort heureux de rencontrer des serpens de cette espèce, et qui ne les loge ou ne les nourrisse avec joie : il les régale avec du lait. Si c’est une femelle, et qu’il s’aperçoive quelle est pleine, il lui construit un nid pour mettre ses petits au monde, et prend soin de les élever jusqu’à ce qu’ils soient en état de chercher leur nourriture. Comme ils sont incapables de nuire, personne n’est porté à les insulter ; mais s’il arrivait à quelqu’un, Nègre ou blanc, d’en tuer ou d’en blesser un toute la nation serait ardente à se soulever. Le coupable s’il était Nègre, serait assommé ou brûlé sur-le-champ, et tous ses biens confisques ; si c’était un blanc, et qu’il eût le bonheur de se dérober à la furie du peuple, il en coûterait une bonne somme à sa nation pour lui procurer la liberté de reparaître.

Cette superstition fut cause d’un accident fort tragique, qui est confirmé par le témoignage réuni de Bosman et de Barbot. Lorsque les Anglais commencèrent à s’établir dans le royaume de Juida, un capitaine de leur nation ayant débarqué des marchandises sur le rivage, ses gens trouvèrent, pendant la nuit, un serpent fétiche, qu’ils tuèrent et qu’ils jetèrent devant leur porte sans se défier des conséquences. Le lendemain, quelques Nègres qui reconnurent le sacrilége, et qui apprirent quels en étaient les auteurs par la confession même des Anglais, ne tardèrent point à répandre cette funeste nouvelle dans la nation. Tous les habitans du canton se rassemblèrent. Ils fondirent sur le comptoir naissant, massacrèrent les Anglais jusqu’au dernier, et détruisirent par le feu l’édifice et les marchandises.

Cette barbarie éloigna pendant quelque temps les Anglais de la côte. Dans l’intervalle, les Nègres prirent l’habitude de montrer aux Européens qui arrivaient dans leur pays quelques-uns de leurs serpens fétiches, en les suppliant de les respecter parce qu’ils étaient sacrés. Une précaution si nécessaire a garanti les étrangers de toutes sortes d’accidens. Mais un blanc qui tuerait aujourd’hui quelque serpent fétiche n’aurait pas d’autre ressource que de s’adresser promptement au roi, et de lui protester qu’il l’a fait sans dessein. Son crime paraîtrait expié par le repentir et par une amende qu’on l’obligerait de payer aux prêtres. Encore Bosman ne lui conseille-t-il pas de s’exposer dans ces circonstances aux yeux de la populace, qui devient capable de toutes sortes d’outrages lorsqu’elle est excitée par les prêtres.

Vers le même temps, un Nègre d’Akambo, qui se trouvait dans le pays de Juida, prit un serpent sur un bâton, parce qu’il n’osait y toucher de la main, et le porta dans sa cabane sans lui avoir causé le moindre mal. Il fut aperçu par deux Nègres du pays, qui poussèrent aussitôt des cris affreux et capables de soulever le canton. On vit accourir à la place publique un grand nombre d’habitans armés de massues, d’épées et de zagaies, qui auraient massacré sur-le-champ le malheureux Akamho, si le roi, informé de son innocence, n’eût envoyé quelques seigneurs pour l’arracher à cette troupe de furieux.

Quoique ces serpens ne soient pas capables de nuire, ils ne laissent pas d’être fort incommodes par l’excès de familiarité à laquelle ils s’accoutument. Dans les grandes chaleurs, ils entrent quelquefois cinq ou six ensemble jusqu’au fond des maisons, et même dans les lits. S’ils trouvent dans un lit qui n’est pas bien remué quelque place où ils puissent se nicher, ils y demeurent cinq ou six jours entiers, et souvent ils y font leurs petits. À la vérité, l’embarras n’est pas grand pour s’en défaire. Un appelle un Nègre, qui prend doucement ces fétiches, et qui les met à la porte ; mais s’ils se trouvent placés sur quelque solive, ou dans quelque lieu élevé des maisons, quoiqu’elles ne soient que d’un seul étage, il n’est pas aisé d’engager le Nègre à les en chasser. Un est obligé fort souvent de les y laisser tranquilles jusqu’à ce qu’ils en sortent d’eux-mêmes.

Un serpent se plaça un jour au-dessus de la table où Bosman avait coutume de prendre ses repas, et quoiqu’il fût à la portée de la main, il ne se trouva personne qui eut la hardiesse d’y toucher. Plusieurs jours après, Bosman eut à dîner quelques seigneurs du pays. On parla de serpens. Il leva les yeux sur celui qui était au-dessus de sa tête, et le faisant remarquer à ses hôtes, il leur dit que ce pauvre fétiche, n’ayant pas mangé depuis douze ou quinze jours, était menacé de mourir de faim, s’il ne changeait de demeure. Ils répondirent qu’ils le croyaient plus sensé, et qu’il ne fallait pas douter qu’en secret il ne trouvât le moyen de s’approcher des plats. La raillerie ne fut pas poussée plus loin ; mais le jour suivant Bosman se plaignit au roi, devant les mêmes seigneurs, qu’un de ses fétiches eût pris la hardiesse de manger depuis quinze jours à sa table sans être invité. Il ajouta que, si cet effronté parasite ne payait pas quelque chose pour sa pension et son logement, les Hollandais seraient forcés de le congédier. Le roi, qui aimait cette espèce de badinage, le pria de laisser le fétiche tranquille, et promit de contribuer à sa subsistance. Dès le soir il envoya un bœuf gras à Bosman.

Les animaux qui tueraient ou blesseraient un serpent fétiche ne seraient pas plus à couvert du châtiment que les hommes. En 1697, un porc qui avait été tourmenté par un serpent se jeta dessus et le dévora. Nicolas Pell, facteur hollandais, qui fut témoin de cette scène, ne put être assez prompt pour l’empêcher. Les prêtres portèrent leurs plaintes au roi, et personne n’osant prendre la défense des porcs, ils obtinrent de ce prince une sentence qui condamnait à mort tous les porcs du royaume. Des milliers de Nègres, armés d’épées et de massues, commencèrent aussitôt cette sanglante exécution. En vain les maîtres représentèrent l’innocence de leurs troupeaux. Toute la race eût été détruite, si le roi, qui n’avait pas l’humeur sanguinaire, n’eût arrêté le massacre par un contre-ordre. Le motif qu’il apporta aux prêtres pour justifier son indulgence, fut qu’il y avait assez de sang innocent répandu , et que le fétiche devait être satisfait d’un si beau sacrifice. Bosman, dans un second voyage, vit un autre carnage de porcs à la même occasion. Aussitôt que le maïs commence à verdir, et qu’il est de la hauteur d’un pied, il est ordonné de tenir les porcs renfermés, sous peine de confiscation. C’est dans cette saison que les serpens mettent bas leurs petits, et le lieu qu’ils choisissent est ordinairement quelque champ de verdure. Les gardes et les domestiques du roi parcourent alors tout le pays. Ils font main-basse sur les porcs avec d’autant plus de rigueur, que tout ce qu’ils tuent leur appartient. Les serpens noirs détruisent encore plus les fétiches que les porcs, sans quoi ces ridicules divinités multiplieraient tant, que tout le royaume en serait couvert.

Dans toutes les parties du royaume il y a des loges ou des temples pour l’habitation et l’entretien des serpens ; mais la principale loge, ou le temple cathédral, est située à deux milles de la ville royale de Sabi ou de Xavier, sous un grand et bel arbre. C’est dans ce sanctuaire que le chef et le plus gros des serpens fait sa résidence. Il doit être fort vieux, suivant le récit des Nègres, qui le regardent comme le premier père de tous les autres. On assure qu’il est de la grosseur d’un homme et d’une longueur incroyable.

Les plus grandes fêtes qu’on célèbre à l’honneur du serpent sont deux processions solennelles qui suivent immédiatement le couronnement du roi. C’est la mère de ce prince qui préside à la première, et, trois mois après, il conduit lui-même la seconde. Chaque année, il s’en fait une autre qui a le grand-maître de la maison du roi pour guide ; mais la vue du serpent est une faveur que les prêtres n’accordent pas même au roi. Il ne lui est pas permis d’entrer dans l’édifice : il rend ses adorations par la bouche du grand-prêtre, qui lui apporte les réponses de la divinité. Ensuite la procession retourne à Sabi dans le même ordre.

Tous les ans, depuis le temps où l’on sème le maïs jusqu’à ce qu’il soit élevé de la hauteur d’un homme, le roi et les prêtres profitent successivement de la superstition publique. Le peuple, dont la crédulité n’a pas de bornes, s’imagine que dans cet intervalle le serpent se fait une occupation tous les soirs, et pendant la nuit, de rechercher toutes les jolies filles pour lesquelles il conçoit de l’inclination, et qu’il leur inspire une sorte de fureur qui demande de grands soins pour leur guérison. Alors les parens sont obligés de mener ces filles dans un édifice qu’on bâtit près du temple, où elles doivent passer plusieurs mois pour attendre leur rétablissement. Lorsque le temps des remèdes est expiré, et que les filles se croient guéries d’un mal dont elles n’ont pas ressenti la moindre atteinte, elles obtiennent la liberté de sortir ; mais ce n’est qu’après avoir payé les frais prétendus du logement et des autres soins. L’une portant l’autre, cette dépense monte à la valeur de cinq livres sterling (120 fr.), et comme le nombre des prisonnières est toujours fort grand, la somme totale doit être considérable. Chaque village a son édifice particulier pour cet usage, et les plus peuplés en ont deux ou trois. Il faut convenir que les prêtres nègres ne sont pas maladroits : ils se font amener les filles, et se font encore payer de leurs plaisirs. Nous avons déjà dit qu’en Guinée il fallait être guiriot ; mais il semble qu’il vaut encore mieux être prêtre.

Un Nègre assez sensé, dont Bosman gagna la confiance et l’amitié, lui découvrit naturellement le fond du mystère. Les prêtres ont l’adresse d’engager les filles, par des présens ou des menaces, à pousser des cris affreux dans les rues, pour feindre ensuite que le serpent les a touchées, et qu’il leur a commandé de se rendre à l’édifice. Avant qu’on ait pu venir au secours, elles prétendent que le serpent a disparu, et, continuant de donner les mêmes marques de fureur, elles mettent leurs parens dans la nécessité d’obéir à l’ordre du fétiche. Lorsqu’elles sortent du lieu de leur retraite, elles sont menacées d’êtres brûlées vives, si elles révèlent le secret. La plupart s’en trouvent assez bien pour n’avoir aucun intérêt à le découvrir ; et celles mêmes qui auraient eu quelque sujet de mécontentement sont persuadées que les prêtres sont assez puissans pour exécuter leurs menaces.

Le même Nègre apprit à Bosman ce qui lui était arrivé avec une de ses propres femmes. Elle était jolie : s’étant laissé séduire par un prêtre, elle s’était mise à crier pendant la nuit, à faire la furieuse et à briser tout ce qui se présentait autour d’elle ; mais le Nègre, qui n’ignorait pas la cause de sa maladie, la prit par la main comme s’il eût été résolu de la mener au temple du serpent, et la conduisit au contraire à des marchands brandebourgeois qui faisaient alors leur cargaison d’esclaves sur la côte. Lorsqu’elle s’aperçut qu’il était sérieusement disposé à la vendre, sa folie l’abandonna au même instant. Elle se jeta aux pieds de son mari, lui demanda pardon avec beaucoup de larmes ; et, lui ayant promis solennellement de ne jamais retomber dans la même faute, elle obtint grâce pour la première. Le Nègre convenait que cette démarche avait été fort hardie, et que, si les prêtres en avaient eu le moindre soupçon, elle lui aurait peut-être coûté la vie.

Le ministère de la religion est partagé entre les deux sexes. Les prêtres et les prêtresses sont si respectés, que ce seul titre les met à couvert du dernier supplice pour toutes sortes de crimes. Cependant un de leurs rois ne fit pas difficulté de violer cet usage, du consentement de tous les grands. Un prêtre s’étant engagé dans une conspiration contre l’état et contre la personne du roi, ce prince le fit punir de mort avec plusieurs autres coupables.

Les fetichères, ou les prêtres, ont un chef qui les gouverne, et qui n’est pas moins considéré que le roi. Son pouvoir balance même assez souvent l’autorité royale, parce que, dans l’opinion qu’il converse familièrement avec le grand fétiche, tous les habitans le croient capable de leur causer beaucoup de mal ou de bien. Il profite habilement de cette prévention pour humilier le roi, et pour forcer également le maître et les sujets de fournir à tous ses besoins.

Le grand-prêtre ou le grand-sacrificateur est le seul qui puisse entrer dans l’appartement secret du serpent ; et le roi même ne voit cette idole redoutée qu’une fois dans le cours de son règne, lorsqu’il lui présente les offrandes, trois mois après son couronnement. Le grand sacerdoce est héréditaire dans une même famille, dont le chef joint cette dignité suprême à celle de grand du royaume et de gouverneur de province. Tous les autres prêtres sont dépendans de lui et soumis à ses ordres. Leur tribu est fort nombreuse.

Les femmes qui sont élevées à l’ordre de bétas ou de prêtresses affectent beaucoup de fierté, quoiqu’elles soient nées souvent d’une concubine esclave. Elles se qualifient particulièrement du titre d’enfans de Dieu. Tandis que toutes les autres femmes rendent à leurs maris des hommages serviles, les bétas exercent un empire absolu sur eux et sur leurs biens. Elles sont en droit d’exiger qu’ils les servent et qu’ils leur parlent à genoux. Aussi les plus sensés d’entre les Nègres n’épousent-ils guère de prêtresses, et consentent-ils encore moins que leurs femmes soient élevées à cette dignité. Cependant, s’il arrive qu’elles soient choisies sans leur participation, la loi leur défend de s’y opposer, sous peine d’une rigoureuse censure, et de passer pour gens irréligieux qui veulent troubler l’ordre du culte public.

Desmarchais rapporte les formalités qui s’observent dans l’élection des prêtresses. On choisit chaque année un certain nombre de jeunes vierges, qui sont séparées des autres femmes et consacrées au serpent. Les vieilles prêtresses sont chargées de ce soin. Elles prennent le temps où le maïs commence à verdir, et, sortant de leurs maisons, qui sont à peu de distance de la ville, armées de grosses massues, elles entrent dans les rues, en plusieurs bandes de trente ou quarante. Elles y courent comme des furieuses, depuis huit heures du soir jusqu’à minuit, en criant nigo bodiname ! c’est-à-dire, dans leur langue, arrêtez, prenez ! Toutes les jeunes filles de l’âge de huit ans jusqu’à douze qu’elles peuvent arrêter dans cet intervalle leur appartiennent de droit ; et, pourvu qu’elles n’entrent point dans les cours ou dans les maisons, il n’est permis à personne de leur résister ; elles seraient soutenues par les prêtres, qui achèveraient de tuer impitoyablement ceux qu’elles n’auraient pas déjà tués de leurs massues.

Les jeunes filles sont traitées d’abord avec beaucoup de douceur dans leur cloître. On leur fait apprendre les danses et les chants sacrés qui servent au culte du serpent ; mais la dernière partie de ce noviciat est très-sanglante. Elle consiste à leur imprimer dans toutes les parties du corps, avec des pointes de fer, des figures de fleurs, d’animaux, et surtout de serpens. Comme cette opération ne se fait pas sans de vives douleurs et sans une grande effusion de sang, elle est suivie fort souvent de fièvres dangereuses. Les cris touchent peu ces impitoyables vieilles ; et personne n’osant approcher de leurs maisons, elles sont sûres de n’être pas troublées dans cette barbare cérémonie. La peau devient fort belle après la guérison de tant de blessures : on la prendrait pour un satin noir à fleurs. Mais sa principale beauté aux yeux des Nègres, est de marquer une consécration perpétuelle au service du serpent.

Les jeunes filles rentrent ensuite dans leurs familles, avec la liberté de retourner quelquefois au lieu de leur consécration, pour y répéter les instructions qu’elles ont reçues. Lorsqu’elles deviennent nubiles, c’est-à-dire vers l’âge de quatorze ou quinze ans, on célèbre la cérémonie de leurs noces avec le serpent. Les parens, fiers d’une si belle alliance, leur donnent les plus beaux pagnes et la plus riche parure qu’ils puissent se procurer dans leur condition. Elles sont menées au temple. Dès la nuit suivante, on les fait descendre dans un caveau bien voûté, où l’on dit qu’elles trouvent deux ou trois serpens qui les épousent par commission. Pendant que le mystère s’accomplit, leurs compagnes et les autres prêtresses dansent et chantent au son des instrumens, mais trop loin du caveau pour entendre ce qui s’y passe. Une heure après, elles sont rappelées sous le nom de femmes du grand serpent, qu’elles continuent de porter toute leur vie.

C’est entre les mains du roi et des grands que réside l’autorité suprême, avec l’administration civile et militaire. Mais, dans le cas de crime, le roi fait assembler son conseil, qui est composé de plusieurs personnes choisies, leur expose le fait et recueille les opinions. Si la pluralité des suffrages s’accorde avec ses idées, la sentence est exécutée sur-le-champ. S’il n’approuve pas le résultat du conseil, il se réserve le droit de juger, en vertu de son pouvoir souverain.

Il y a peu de crimes capitaux dans le royaume de Juida. Le meurtre et l’adultère avec les femmes du roi sont les seuls qui soient distingués par ce nom. Quoique les Nègres craignent beaucoup la mort, ils s’y exposent quelquefois par l’une ou l’autre de ces deux voies.

Le roi fit arrêter un jour dans son palais un jeune homme qui s’y était enfermé en habit de femme, et qui avait obtenu les faveurs de plusieurs princesses. La crainte d’être découvert lui avait fait prendre la résolution de passer dans quelque autre pays ; mais un reste d’inclination l’ayant retenu deux jours près d’une femme, il fut surpris avec elle. Il n’y eut point de supplice assez cruel pour lui arracher le nom de ses autres maîtresses. Il fut condamne au feu ; mais, lorsqu’il fut au lieu de l’exécution, il ne put s’empêcher de rire en voyant plusieurs femmes, qui avaient eu de la faiblesse pour lui, fort empressées à porter du bois pour son bûcher. Il déclara publiquement quelles étaient là-dessus ses idées, mais sans faire connaître les coupables par leurs noms. La fermeté et la grandeur d’âme de ce jeune homme, incapable de trahir ce qu’il avait aimé, méritaient un meilleur sort ; mais ses maîtresses ne méritaient guère un amant si généreux.

La rigueur de la loi sur cet article rend les femmes extrêmement circonspectes dans leurs intrigues, surtout celles du roi. Elles se croient obligées de s’aider mutuellement pour toutes sortes de services ; mais la surveillance des hommes est si exacte sur leur conduite, qu’elles échappent rarement à la punition. La sentence de mort, suit immédiatement le crime, et les circonstances de l’exécution sont terribles. Les officiers du roi font creuser deux fosses, longues de six ou sept pieds, sur quatre de largeur et cinq de profondeur ; elles sont si près l’une de l’autre, que les deux criminels peuvent se voir et se parler. Au milieu de l’une on plante un pieu auquel on attache la femme, les bras derrière le dos ; elle est liée aussi par les genoux et par les pieds. Au fond de l’autre fosse, les femmes du roi font un amas de petits fagots. On plante aux deux bouts deux petites fourches de bois. L’amant est lié contre une broche de fer, et serré si fortement, qu’il ne peut se remuer. On place la broche sur les deux fourches de bois, qui servent comme de chenets ; alors on met le feu aux fagots. Ils sont disposés de manière que l’extrémité de la flamme touche au corps et rôtit le coupable par un feu lent. Ce supplice serait d’une horrible cruauté, si l’on ne prenait soin de lui tourner la tête vers le fond de la fosse : de sorte qu’il est le plus souvent étouffé par la fumée avant qu’il ait pu ressentir l’ardeur du feu. Lorsqu’il ne donne plus aucun signe de vie, on délie le corps, on le jette dans la fosse, et sur-le-champ elle est remplie de terre.

Aussitôt que l’homme est mort, les femmes sortent du palais au nombre de cinquante ou soixante, aussi richement vêtues qu’aux plus grands jours de fêtes : elles sont escortées par les gardes du roi, au son des tambours et des flûtes ; chacune porte sur la tête un grand pot rempli d’eau bouillante, qu’elles vont jeter, l’une après l’autre, sur la tête de leur malheureuse compagne. Comme il est impossible qu’elle ne meure pas dans le cours de ce supplice, on délie aussitôt le corps, on arrache le pieu, et l’on jette l’un et l’autre dans la fosse, qui est remplie de pierres et de terre.

Le roi se sert quelquefois de ses femmes pour l’exécution des arrêts qu’il prononce : il en détache trois ou quatre cents, avec ordre de piller la maison du criminel, et de la détruire jusqu’aux fondemens. Comme il est défendu de les toucher sous peine de mort, elles remplissent tranquillement leur commission. Un Nègre fut informé qu’on le chargeait de certains crimes, et que les ordres étaient déjà donnés pour le pillage et la ruine de sa maison : son malheur était si pressant, qu’il ne lui restait pas même le temps dé se justifier ; mais, se rendant témoignage de son innocence, loin de prendre la fuite, il résolut d’attendre chez lui les femmes du roi. Elles parurent bientôt, et, surprises de le voir, elles le pressèrent de se retirer, pour leur laisser la liberté d’exécuter leurs ordres : au lieu d’obéir, il avait placé autour de lui deux milliers de poudre ; et, leur déclarant qu’il n’avait rien à se reprocher, il jura que, si elles s’approchaient, il allait se faire sauter avec tout ce qui était autour de lui ; cette menace leur causa tant d’effroi, qu’elles se hâtèrent de retourner au palais pour rendre compte au roi du mauvais succès de leur entreprise : les amis du Nègre l’avaient servi dans l’intervalle, et les preuves de son innocence parurent si claires, qu’elles firent révoquer la sentence. Les rois ont établi la même méthode pour humilier quelquefois, les grands : lorsqu’ils sont choqués de leur orgueil, ils envoient deux ou trois mille femmes pour ravager les terres de ceux qui manquent de soumission pour leurs ordres, ou qui rejettent des propositions raisonnables. Le respect va si loin pour les femmes, que, personne n’osant les toucher sans se rendre coupable d’un nouveau crime, le rebelle aime mieux prêter l’oreille à des propositions d’accommodement que de se voir dévorer par une légion de furies, ou de violer une loi fondamentale de l’état.

La plupart des autres crimes sont punis par une amende pécuniaire au profit du roi.

La loi du talion est fort en usage ; le meurtrier est puni par la mort du meurtrier, et la mutilation par la perte du même membre. À force de sollicitations, on obtient quelquefois du roi le changement du dernier supplice en un bannissement.

Le royaume est héréditaire, et passe toujours à l’aîné des fils, à moins que, par des raisons essentielles d’état, les grands ne se croient obligés de choisir un de ses frères, comme on en vit l’exemple en 1725.

Une autre loi, qui n’est pas moins inviolable, c’est qu’aussitôt que le successeur est né, les grands le transportent dans la province de Zinghé, sur la frontière du royaume, à l’ouest, pour y être élevé comme un simple particulier, sans aucune connaissance de son rang et des droits de sa naissance, et sans recevoir les instructions qui conviennent au gouvernement. Personne n’a la liberté de le visiter ni de recevoir ses visites. Ceux qui sont chargés de sa conduite n’ignorent pas qu’il est fils de roi ; mais ils sont obligés sous peine de mort de ne lui en rien apprendre, et de le traiter comme un de leurs enfans. Le roi qui occupait ie trône du temps de Desmarchais gardait les pourceaux du Nègre qu’il prenait pour son père lorsque les grands vinrent le reconnaître pour leur souverain après la mort de son prédécesseur. Il ne faut pas chercher les motifs de cette éducation dans des considérations morales qui sont fort loin des Nègres. Comme ce jeune prince se trouve appelé au gouvernement d’un royaume dont il ignore les intérêts et les maximes, il est obligé de prendre l’avis des grands dans toutes sortes d’occasions, et de se remettre sur eux du soin de l’administration. Ainsi le pouvoir se perpétue d’autant plus sûrement entre leurs mains, que leurs dignités et leurs titres sont héréditaires, et que c’est toujours l’aîné des enfans mâles qui succède au rang et à la fortune de son père : il est vrai qu’il n’est pas trop convenable que le fils et l’héritier d’un roi garde les pourceaux ; mais l’éducation que les princes reçoivent dans leur palais est ordinairement plus mauvaise que celle qu’ils auraient partout ailleurs, et ils ne peuvent y remédier que par l’éducation de l’expérience, qui malheureusement est un peu tardive.

On ne sait jamais dans quelle partie du palais le roi passe la nuit. Bosman ayant demandé un jour à son principal officier où était la chambre à coucher du roi, n’obtint pour réponse qu’une autre question : « Où croyez-vous que Dieu dorme ? Il est aussi facile, ajouta-t-il, de savoir où le roi dort. » C’est apparemment pour augmenter le respect du peuple qu’on le laisse dans cette ignorance, ou pour éloigner du roi d’autres sortes de périls par l’incertitude où l’on serait de le trouver, si l’on en voulait à sa vie.

La couleur rouge est réservée si particulièrement pour la cour, qu’en fil et en laine, comme en soie et en coton, il n’y a que le roi, ses femmes et ses domestiques qui aient le droit de la porter ; les femmes du palais ont toujours par-dessus leur pagne une écharpe de cette couleur, large de dix doigts, et longue de dix aunes, qui est liée devant elles, et dont elles laissent pendre les deux bouts.

Le roi passe sa vie avec ses femmes : il en a toujours six de la première classe, richement vêtues et couvertes de joyaux, qui se tiennent à genoux près de lui. Dans cette posture, elles s’efforcent de l’amuser par leur entretien ; elles l’habillent, elles le servent à table avec une vive émulation pour lui plaire. S’il s’en trouve une qui excite ses désirs, il la touche doucement ; il frappe des mains, et ce signal avertit les autres qu’elles doivent se retirer : elles attendent qu’il les rappelle, ou qu’il en demande six autres ; ainsi la scène change continuellement, au moindre signe de sa volonté. Ses femmes sont distinguées en trois classes : la première classe est composée des plus belles et des plus jeunes, et le nombre n’en est pas borné. Celle qui devient mère du premier fils passe pour la reine, c’est-à-dire pour la principale femme du palais, et sert de chef a toutes les autres : elle commande dans toute l’étendu de la maison royale, sans autre supérieure que la reine-mère, dont l’autorité dépend du plus ou du moins d’ascendant qu’elle a su conserver sur le roi son fils. Cette reine-mère a son appartement séparé, avec un revenu fixe pour son entretien. Lorsqu’elle s’attire un peu de considération, les présens lui viennent en abondance ; mais elle est condamnée pour toute sa vie au veuvage.

La seconde classe comprend celles qui ont eu des enfans du roi, ou que leur âge et leurs maladies ne rendent plus propres à son amusement.

La troisième est composée de celles qui servent les autres ; elles ne laissent pas d’être comptées, au nombre des femmes du roi, et d’être obligées, sous peine de mort, non-seulement de ne lier aucun commerce avec d’autres hommes, mais de ne jamais sortir du palais sans sa permission.

Si le roi sort du palais avec ses femmes, elles sont obligées d’avertir par un cri les hommes qu’elles aperçoivent sur la route : un Nègre qui sent aussitôt le péril tombe à genoux, se prosterne contre terre, et laisse passer cette dangereuse troupe sans avoir la hardiesse de lever les yeux.

Philips observa souvent qu’à l’approche des femmes du roi, tous les Nègres abandonnaient le chemin. S’ils voyaient un Anglais s’avancer du même côté, ils l’avertissaient par divers signes de retourner, ou de se retirer à l’écart. Les Anglais croyaient satisfaire au devoir en s’arrêtant ; ils avaient le plaisir de voir toutes ces femmes qui les saluaient à leur passage, qui baissaient la tête, qui se baisaient les mains, et qui faisaient entendre de grands éclats de rire, avec d’autres marques de contentement et d’admiration.

Malgré tous les respects que le peuple rend aux femmes du roi, ce prince les traite lui-même avec peu de considération ; il les emploie comme autant d’esclaves à toutes sortes de services ; il les vend aux marchands de l’Europe, sans autre règle que son caprice ; et si l’on en croit Desmarchais, le palais royal est moins un sérail qu’une de ces loges que les Français du pays appellent captiveries. Il assure que, si le roi n’a point d’esclaves dans ses prisons, il ne balance point à prendre une partie de ses femmes, auxquelles il fait appliquer aussitôt la marque de la compagnie qui les arrête, et il les voit partir sans regret pour l’Amérique. Philips confirme ce témoignage. En 1693, dit-il, faute d’esclaves ordinaires pour en fournir aux vaisseaux, le roi vendit trois ou quatre cents de ses propres femmes, et parut fort satisfait d’avoir rendu la cargaison complète. On ne saurait douter de la vérité de ce récit ; cependant les Hollandais n’ont jamais obtenu de ces cargaisons de reines ; et Bosman, qui était sur la côte vers le même temps, raconte seulement qu’à la moindre occasion de dégoût, le roi vend quelquefois dix-huit ou vingt de ses femmes. Il ajoute que ce retranchement n’en diminue pas le nombre, parce que trois de ses principaux capitaines ont pour unique office de remplir continuellement les vides. Lorsqu’ils découvrent une jeune et belle fille, leur devoir est de la présenter au roi : chaque famille se croit honorée de contribuer aux plaisirs de son maître : une fille que son mauvais sort condamne à cet emploi obtient deux ou trois fois l’honneur d’être caressée par ce prince ; après quoi elle est ordinairement négligée pendant tout le reste de sa vie ; aussi la plupart des femmes sont-elles fort éloignées de regarder le titre de femme du roi comme une grande fortune ; il s’en trouve même qui préfèrent une prompte mort aux misères de cette condition. Bosman rapporte qu’un des trois capitaines ayant jeté les yeux sur une jeune fille, et se disposant à se saisir d’elle pour la conduire au roi, l’horreur qu’elle conçut pour leur dessein lui fit prendre la fuite : ils la poursuivirent ; mais lorsqu’elle désespéra de pouvoir leur échapper, elle tourna vers un puits qui se présenta dans sa course, et, s’y étant jetée volontairement, elle y fut noyée avant qu’on pût la secourir.

Dès que la mort du monarque est publiée, c’est un signal de liberté qui met tout le peuple en droit de se conduire au gré de ses caprices ; les lois, l’ordre et le gouvernement paraissent suspendus ; ceux qui ont des haines et d’autres passions à satisfaire prennent ce temps pour commettre toutes sortes d’excès ; aussi les habitans sensés se renferment-ils dans leurs maisons, parce qu’ils ne peuvent en sortir sans s’exposer au risque d’être volés ou maltraités ; il n’y a que les grands et les Européens qui puissent paraître sans danger ; encore ne doivent-ils leur sûreté qu’à leur cortége, qui est assez bien armé pour les garantir des insultes de la populace. Les femmes ne peuvent faire un pas sans avoir quelque outrage à redouter. Enfin le désordre et le tumulte sont extrêmes ; heureusement qu’ils ne durent pas plus de quatre ou cinq jours après la publication de la mort du roi. Les grands emploient ce temps à chercher le prince qui doit lui succéder : ils l’amènent au palais ; une décharge de l’artillerie avertit le peuple qu’on lui a donné un nouveau roi : au même instant tout rentre dans l’ordre, le commerce renaît, les marchés sont rouverts, et chacun retourne à ses occupations ordinaires.

Aussitôt que le nouveau roi s’est mis en possession du palais, il donne des ordres pour les funérailles de son père. Cette cérémonie est annoncée par trois décharges de cinq pièces de canon : l’une à la pointe du jour, l’autre à midi, et la troisième au coucher du soleil. La dernière est suivie d’une infinité de cris lugubres, surtout dans le palais et parmi les femmes. Le grand-sacrificateur, qui a la direction de cette pompe funèbre, fait creuser une fosse de quinze pieds carrés et cinq pieds de profondeur. Au centre, on fait, en forme de caveau, une ouverture de huit pieds carrés, au milieu de laquelle on place le corps du roi avec beaucoup de cérémonie. Alors le grande sacrificateur choisit huit des principales femmes qui sont vêtues de riches habits et chargées de toutes sortes de provisions pour accompagner le mort dans l’autre monde. On les conduit à la fosse, où elles sont enterrées vives, c’est-à-dire étouffées presque aussitôt par la quantité de terre qu’on jette dans le caveau.

Après les femmes, on amène les hommes qui sont destinés au même sort ; le nombre n’en est pas fixé. Il dépend de la volonté du nouveau roi et du grand-sacrificateur ; mais, comme tout le monde ignore sur qui leur choix doit tomber, les domestiques du roi mort se tiennent à l’écart dans ces circonstances, et ne reparaissent qu’après la cérémonie. De tous les officiers du palais, il n’y en a qu’un dont le sort soit réglé par sa condition, et qui ne peut éviter de suivre son maître au tombeau : c’est celui qui porte le titre de favori ; l’état de cet homme est fort étrange. Il n’est revêtu d’aucun office à la cour ; il n’a pas même la liberté d’y entrer, si ce n’est pour demander quelque faveur. Il s’adresse alors au grand-sacrificateur qui en informe le roi, et toutes ses demandes lui sont accordées : il a d’ailleurs quantité de droits qui lui attirent beaucoup de distinction. Dans les marchés, il prend tout ce qui convient à son usage ; et les Européens sont seuls exempts de cette tyrannie. Son habit est une robe à grandes manches, avec un capuchon qui ressemble à celui des bénédictins. Il porte une canne à la main : il est exempt de toutes sortes de taxes et de travaux. Cette liberté absolue, jointe aux témoignages de respect qu’il reçoit de tous les Nègres rendrait sa vie fort heureuse, si elle ne dépendait pas de celle d’autrui ; mais elle doit être empoisonnée continuellement par l’idée du sort qui le menace. À peine le roi est-il mort qu’on le garde soigneusement à vue ; et sa tête est la première qui tombe aussitôt que les femmes ont disparu dans le tombeau.

Autant les Nègres de la côte d’Or sont belliqueux, autant ceux de Juida sont timides. On a vu qu’en 1726 ils se laissèrent battre honteusement par une poignée de Nègres du royaume de Dahomay. Ce n’est point un déshonneur dans la nation d’avoir abandonné son poste et ses armes pour prendre la fuite. Outre que les grands en donnent toujours l’exemple, chacun est porté par son propre intérêt à justifier dans autrui ce qu’il aurait fait lui-même.

Les Nègres de Juida ont pourtant un grand avantage sur leurs voisins : ils sont pourvus d’armes à feu, et s’en servent fort habilement. Avec du courage et de la conduite, ils donneraient bientôt la loi à toutes les nations qui les environnent.

Dans cette région, la saison des pluies commence au milieu du mois de mai et finit au commencement du mois d’août : c’est un temps dangereux pendant lequel les habitans mêmes ne se déterminent pas aisément à sortir de leurs cabanes ; mais le péril est encore plus redoutable pour les matelots européens. L’eau du ciel tombe moins en gouttes de pluie qu’en torrens : elle est aussi ardente que si elle avait été chauffée sur le feu. Dans les lieux étroits, l’air est aussi chaud qu’il nous le paraît en Europe à l’ouverture d’un four. Il n’y a point d’autre ressource que de se faire rafraîchir continuellement par les Nègres avec de grands éventails de peau.

Le terroir de Juida est rouge ; il est aussi fertile qu’on en peut juger par les trois moissons qu’il produit annuellement. Cependant les arbres sont rares sur la côte, jusqu’à ce qu’on ait passé l’Eufrate ; c’est pourquoi l’on regarde comme un grand crime, dans la nation, de les abattre ou d’en couper même une branche. Ils sont respectés des Nègres comme autant de divinités. Les étrangers ne sont pas moins sujets à cette loi que les habitans. Il en coûta cher à quelques Hollandais pour avoir entrepris un jour de couper un arbre ; leurs marchandises furent pillées, et plusieurs de leurs gens massacrés. Desmarchais juge que cette consécration des arbres est une invention politique des rois du pays pour empêcher que le peu qui en reste ne soit entièrement détruit.

Le pays est rempli de palmiers ; mais les habitans ont peu de goût pour le vin qu’on en tire. Leur bière est une liqueur qu’ils préfèrent au vin, et la plupart ne cultivent leurs palmiers qu’à cause de l’huile.

Le fromager ou polou produit, comme on l’a vu plus haut, une espèce de duvet court, mais d’une grande beauté, qui fait de fort bonnes étoffes, lorsqu’il est bien cardé. Un directeur anglais en fit teindre une pièce en écarlate. Tous les Européens du pays furent charmés de sa finesse, de sa force et de l’excellence incomparable de la couleur. On pourrait employer aussi cette espèce de coton à faire des chapeaux, qui seraient tout à la fois beaux, légers et fort chauds.

Le terroir de Juida est aussi propre à la culture des cannes à sucre et de l’indigo qu’aucun autre pays du monde ; L’indigo y croît fort abondamment, et il égale, s’il ne surpasse pas, celui de l’Asie et de l’Amérique.

Toutes les racines qui croissent sur la côte d’Or croissent avec peu de culture dans le pays de Juida. Il a les mêmes sortes de blé que la côte d’Or, et on l’emploie aux mêmes usages.

Tous les habitans, sans en excepter les esclaves, boivent uniquement de la bière, parce que l’eau de leurs puits, qui ont ordinairement vingt ou trente brasses de profondeur sur sept ou huit pieds de largeur, est si froide et si crue, qu’elle ne peut être que fort malsaine dans un climat si chaud. On n’en saurait boire quatre jours sans gagner la fièvre. D’un autre côté, comme la bière forte est trop chaude, les Européens sont obligés d’y mêler une égale quantité d’eau, ce qui en fait une liqueur saine et agréable. Bosman ajoute qu’il n’y a pas un seul four dans le pays. Les habitans cuisent tout à l’eau, jusqu’à leur pain.

Le royaume de Juida est trop peuplé pour servir de retraite aux bêtes farouches. Les éléphans, les buffles et les panthères s’arrêtent dans les montagnes qui séparent le pays des terres intérieures. On y voit les plus beaux singes du monde, et de toutes les espèces ; mais ils sont tous également méchans ou capricieux.

Les oiseaux les plus extraordinaires du pays ont déjà paru, dans la description des côtes Occidentales de l’Afrique, sous le nom général d’oiseaux rouges, bleus, noirs ou jaunes. Ils ne sont pas connus autrement, et leur différence ne consiste que dans l’éclat de leurs nuances, qui sont un peu plus vives et plus luisantes. À chaque mue, ces oiseaux changent de couleur ; de sorte qu’après avoir été noirs une année, ils deviennent bleus ou rouges l’année suivante, et jaunes ou verts l’année d’après. Leurs changemens ne roulent jamais qu’entre cinq couleurs, et jamais ils n’en prennent, plus d’une à la fois. Le royaume de Juida est rempli de ces charmans animaux ; mais ils sont d’une délicatesse qui les rend fort difficiles à transporter.

Si l’on mangeait les chauves-souris en Afrique comme aux Indes orientales, on n’aurait jamais à craindre la famine. Elles y sont si communes, qu’elles obscurcissent le ciel au coucher du soleil. Le matin, à la pointe du jour, elles s’attachent au sommet des grands arbres, pendues l’une à l’autre comme un essaim d’abeilles ou comme une grappe de cocos. C’est un amusement de rompre cette chaîne d’un coup de fusil, et de voir l’embarras où ces hideuses créatures sont pendant le jour. Leur grosseur commune est celle d’un poulet. Elles entrent souvent dans les maisons, où les Nègres se font un passe-temps de les tuer ; mais ils les regardent avec une sorte d’horreur ; et, quoique la faim paraisse les presser continuellement, ils ne sont pas tentés d’en manger.

La sûreté des Européens sur la côte de Juida ne tient point à leurs forts, peu capables de résistance. La seule utilité d’une barrière si faible serait d’arrêter les premiers coups d’une attaque soudaine ; car, outre le mauvais état des fortifications, la barre qui est entre les mains des Nègres ne laisse aucune espérance de secours par mer. Il n’y a point d’autre principe de sûreté que l’intérêt même des marchands et des seigneurs nègres, qui préfèrent le cours habituel du commerce à un pillage passager ; et, sans une raison si puissante, tous les forts des Européens seraient détruits depuis long-temps. Il en est tout autrement sur la côte d’Or, où non-seulement les forteresses sont plus considérables, mais où la facilité d’aborder sur la côte donne constamment celle d’y porter du secours.

On lit dans Desmarchais que non-seulement la disposition des appartemens intérieurs est fort belle dans le palais du roi de Juida, mais que les meubles n’ont rien d’inférieur à ceux de l’Europe. On y voit des lits magnifiques, des fauteuils, des canapés, des tabourets, en un mot, tout ce qui peut servir à l’ornement d’une maison, les grands et les riches négocians imitent l’exemple du roi ; ils ont jusqu’à d’habiles cuisiniers nègres, qui ont pris des leçons dans nos comptoirs ; et les facteurs qui dînent chez eux ne trouvent pas de différence entre leur table et celle des meilleures maisons de l’Europe. Ils ont déjà pris l’usage de faire des provisions de vins d’Espagne et de Canarie, de Madère, et même de France. Ils aiment l’eéau-de-vie et les liqueurs fines ; ils savent distinguer les meilleures. Les confitures, le thé, le café et le chocolat ne leur sont plus étrangers. Le linge de leur table est fort beau. Ils ont jusqu’à de la vaisselle d’argent et de la porcelaine. Enfin, loin de conserver aucune trace de l’ancienne barbarie, ils sont non-seulement civilises, mais polis. Cet éloge ne regarde néanmoins que les grands et les riches ; car on aperçoit peu de changement dans le peuple.

En 1670, un commandant français, nommé d’Elbée, fit un voyage dans le royaume d’Ardra, voisin de celui de Juida. Les Français y avaient un comptoir dans le canton d’Offra. D’Elbée pria le roi de leur laisser la liberté d’en bâtir un autre à leur gré, parce que celui qu’il leur avait donné lui-même était trop petit et fort incommode. Il le supplia de donner des ordres pour la sûreté du directeur et des facteurs d’Offra. Le monarque répondit que les Français pouvaient compter sur sa protection ; qu’il ne souffrirait pas qu’on leur donnât le moindre sujet de plainte, et qu’il allait même ordonner que les dettes de ses sujets fussent payées dans l’espace de vingt-quatre heures ; qu’à l’égard du comptoir d’Offra, il chargerait le prince son fils et ses deux grands capitaines de s’y rendre en personne pour faire augmenter les bâtimens ; mais qu’il ne pouvait permettre aux facteurs français de bâtir suivant les usages de leur pays : « Vous commencerez, lui dit-il, par une batterie de deux pièces de canon ; l’année d’après vous en aurez une de quatre, et par degrés votre comptoir deviendra un fort qui vous rendra maître de mon pays et capable de me donner des lois. »

D’Elbée dîna chez le grand-prêtre d’Ardra qui, par une complaisance singulière et contraire aux usages du pays, lui laissa voir ses femmes. Elles étaient rassemblées dans une galerie au nombre de soixante-dix ou quatre-vingts, assises sur des nattes des deux côtés de la galerie assez serrées l’une près de l’autre. L’arrivée du pontife et celle des étrangers parut leur causer aussi peu d’émotion que de curiosité. Leur modestie dans une occasion si extraordinaire parut fort louable à d’Elbée. Mais que penser de Labat, son éditeur, qui semble croire ici qu’en vertu de sa correspondance avec le diable, le grand-prêtre avait fasciné les yeux de ses femmes jusqu’à les empêcher d’apercevoir les Français ?

Au coin de la galerie, d’Elbée observa une figure blanche de la grandeur d’un enfant de quatre ans. Il demanda ce qu’elle signifiait : « C’est le diable, lui dit le prêtre. — Mais le diable n’est pas blanc y lui répondit d’Elbée. — Vous le faites noir, répliqua le prêtre ; mais c’est une grande erreur. Pour moi, qui l’ai vu et qui lui ai parlé plusieurs fois, je puis vous assurer qu’il est blanc. Il y a six mois, continua-t-il, qu’il m’apprit le dessein que vous aviez formé en France de tourner ici votre commerce. Vous lui êtes fort obligé, puisque, suivant ses avis, vous avez négligé les autres cantons pour trouver ici plus promptement votre cargaison d’esclaves. »

Depuis que les contrées de Juida et de Popo ont été démembrées du royaume d’Ardra, son étendue n’est pas considérable du côté de la mer. Il n’a pas plus de vingt-cinq lieues le long de la côte ; mais, s’enfonçant bien loin dans les terres, ses bornes à l’est et à l’ouest, qui sont les rivières de Volta et de Bénin, renferment un espace d’environ cent lieues. Le peuple d’Ardra ignore l’art de lire et d’écrire. Il emploie pour les calculs, et pour aider sa mémoire, de petites cordes, avec des nœuds qui ont leur signification, usage que les Espagnols trouvèrent établi chez les Péruviens. Les grands, qui entendent la langue portugaise, la lisent et l’écrivent fort bien ; mais ils n’ont point de caractères pour leur propre langue.

D’Elbée parle d’une coutume fort bizarre. Une femme mariée qui se prostitue à un esclave devient elle-même l’esclave du maître de son amant, lorsque ce maître est d’une condition supérieure à celle du mari ; mais, au contraire, si la dignité du mari l’emporte, c’est l’adultère qui devient son esclave.

Tous les officiers de la maison du roi joignent le titre de capitaine au nom de leur emploi. Ainsi le grand-maître d’hôtel se nomme capitaine de la table ; le pourvoyeur , capitaine des vivres ; l’échanson, capitaine du vin, etc. Personne ne voit manger le roi. Il est même défendu, sous peine de mort, de le regarder lorsqu’il boit. Un officier donne le signal avec deux baguettes de fer, et tous les assistans sont obligés de se prosterner le visage contre terre. Celui qui présente la coupe doit avoir le dos tourné vers le roi, et le servir dans cette posture. On prétend que cet usage est institué pour mettre sa vie à couvert de toutes sortes de charmes et de sortiléges. Un jeune enfant, que le roi aimait beaucoup, et qui s’était endormi près de lui, eut le malheur de s’éveiller au bruit des deux baguettes, et de lever les yeux sur la coupe au moment que le roi la touchait de ses lèpres. Le grand-prêtre, qui s’en aperçut, fit tuer aussitôt l’enfant et jeter quelques gouttes de son sang sur les habits du roi pour expier le crime et prévenir de redoutables conséquences. Le roi est toujours servi à genoux. On rend les mêmes respects aux plats qui vont à sa table et qui en sortent ; c’est-à-dire qu’à l’approche de l’officier qui les conduit, tout le monde se prosterne et baisse le visage jusqu’à terre. C’est un si grand crime d’avoir jeté les yeux sur les alimens du roi, que le coupable est puni de mort, et toute sa famille condamnée à l’esclavage. Il faut supposer néanmoins, ajoute fort sensément d’Elbée, que les cuisiniers et les officiers qui portent les vivres sont exempts de cette loi.

Quoique les femmes du roi soient en fort grand nombre, il n’y en a qu’une qui soit honorée du titre de reine. C’est celle qui devient mère du premier enfant mâle. Les autres sont moins ses compagnes que ses esclaves. L’autorité qu’elle a sur elles est si étendue, qu’elle les vend quelquefois pour l’esclavage, sans consulter même le roi, qui est obligé de fermer les yeux sur cette violence. D’Elbée fut témoin d’une aventure qui confirme ce récit. Le roi Tofizon ayant refusé à la reine quelques marchandises ou quelques bijoux qu’elle désirait, cette impérieuse princesse se les fit apporter secrètement ; et pour les payer au comptoir, elle y fit conduire huit femmes du roi, qui reçurent immédiatement la marque de la compagnie, et furent conduites à bord.

Le commerce d’Ardra consiste en esclaves et en denrées. Les Européens tirent annuellement de cette contrée environ trois mille esclaves. Une partie de ces malheureux est composée de prisonniers de guerre ; d’autres viennent des provinces tributaires du royaume, et sont levés en forme de contribution. Quelques-uns sont des criminels dont le supplice est changé en un bannissement perpétuel ; d’autres sont nés dans l’esclavage, tels que les enfans mêmes des esclaves, à quelque fonction que leurs pères aient été employés. Enfin d’autres sont des débiteurs insolvables qui ont été vendus au profit de leurs créanciers. Tous les Nègres qui ont manqué de soumission pour les ordres du roi sont condamnés à mort sans espérance de grâce, et leurs femmes, avec tous leurs parens, jusqu’à un certain degré, deviennent esclaves du roi.

Les compagnies de France et de Hollande ayant eu quelques démêlés pour la préséance, le roi d’Ardra, pour s’éclaircir des droits et de la puissance de leurs maîtres, envoya un ambassadeur à Louis XIV, en 1670. On étala devant lui toute la magnificence de la cour, et l’audience fut pompeuse. Avant d’y arriver, il visita les appartemens ; il vit les troupes de la maison du roi et tout ce que Versailles pouvait avoir de plus brillant. Il regarda tout avec beaucoup d’attention ; et lorsqu’on lui demanda ce qu’il en pensait, il répondit : « Je vais voir le roi, qui est fort au-dessus de tout ce que je vois. » Cette réponse, quoique ingénieuse et délicate, ne doit pas étonner dans un courtisan d’un monarque africain, accoutumé chez lui à rapporter toutes ses idées au respect le plus servile de la royauté. Chez ces peuples barbares, comme chez les peuples polis, on sait flatter partout où il y a un maître.

Bosman, et Bardot après lui, divisent cette région en deux parties, qu’ils nomment le grand et le petit Ardra. Sous le nom de petit Ardra ils comprennent toute la côte maritime, remontant dans les terres jusqu’au delà d’Offra, dont elle porte aussi le nom. Ils renferment tout le reste sous le nom du grand Ardra.

Le pays est plat et uni, et le terroir fertile. On ne voit pas plus d’éléphans dans le royaume d’Ardra que dans celui de Juida. Les Nègres du pays en tuèrent un du temps de Bosman ; mais ils assuraient qu’on n’en avait pas vu d’exemple depuis plus de soixante ans. Cet animal s’était sans doute égaré de quelque pays voisin du côté de l’est, où le nombre de ces animaux est extraordinaire.

Les Européens ne connaissent du royaume d’Ardra qu’un petit nombre de villes, la plupart voisines de la mer.

Il y a peu de différence entre les habitans de ce royaume et ceux de Juida pour les mœurs, le gouvernement et la religion.

Les principales forces du roi d’Ardra consistent dans une armée de quarante mille hommes de cavalerie, qu’il peut mettre en campagne au premier ordre. Il n’y a d’ailleurs que l’enfance et la vieillesse qui dispensent ses sujets de prendre les armes lorsqu’il les appelle sous ses enseignes.

L’intérieur des terres a des états encore plus puissans. Pendant que d’Elbée était à la cour d’Ardra, il vit arriver des ambassadeurs d’un grand monarque qui venaient avertir le roi que plusieurs de ses sujets avaient porté des plaintes à leur maître, et lui déclarer de sa part que, si les gouverneurs du royaume d’Ardra ne traitaient pas ce peuple avec plus de douceur, il serait obligé, contre ses propres désirs, de marcher au secours de ceux qui demanderaient sa protection. Le roi d’Ardra reçut cette menace avec un sourire ; et, pour faire éclater le mépris qu’il en faisait, il envoya les ambassadeurs au supplice. Après cette insulte, le monarque des terres intérieures fit entrer dans le royaume d’Ardra une armée innombrable, qui porta de tous côtés le ravage et la désolation. Son général retourna chargé de butin, et s’attendait à recevoir des récompenses du roi ; mais ce fier monarque le fit pendre à son arrivée, parce qu’il ne lui avait point amené le roi même d’Ardra, dont sa vengeance demandait la tête plutôt que la ruine de ses sujets. Il y a beaucoup d’apparence que cette nation redoutable, dont l’auteur ne nous apprend pas le nom, est celle des Oyos ou des Oycos, nommés Yos par Snelgrave.

Mais, dans ces derniers temps, les Nègres d’Ardra n’ont point eu de plus mortels ennemis que ceux de Dahomay, et l’on a déjà vu que leur pays est devenu la proie de ces barbares vainqueurs. La nation et le pays des Dahomays n’ont guère été connus que par leurs conquêtes et leurs cruautés.