Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome III/Première partie/Livre V/Chapitre I

LIVRE CINQUIÈME.

GUINÉE. DESCRIPTION DE LA CÔTE DE LA MALAGUETTE, DE LA CÔTE DE L’IVOIRE, DE LA CÔTE D’OR ET DE LA CÔTE DES ESCLAVES. ROYAUME DE BENIN.


CHAPITRE PREMIER.

Côte de la Malaguette. Côte de l’Ivoire.


La Guinée, que plusieurs voyageurs écrivent Ghinney, est une vaste étendue de côtes depuis la rivière du Sénégal jusqu’au cap Lopez-Consalvo, et même jusqu’au cap Nègre. Le nom de Guinée est inconnu aux habitans naturels. Il vient des Portugais, de qui tous les Européens l’ont reçu, et vraisemblablement les Portugais l’ont tiré de celui de Ghenehoa, que Jean Léon et Marmol donnent au premier pays qui se trouve au sud du Sénégal. On divise communément la Guinée en deux parties, celle du sud et celle du nord. La première s’étend depuis le Sénégal jusqu’à Sierra-Leone ; et la seconde, depuis Sierra-Leone jusqu’aux caps qu’on vient de nommer.

Celle-ci, qui est la Guinée proprement dite, parce que celle du nord porte plus communément le nom de Sénégal, se subdivise en six parties, ou en six côtes : 1°. la côte de la Malaguette ou du poivre, ou des graines ; 2°. la côte de l’Ivoire ou des Dents ; 3°. la côte d’Or ; 4°. la côte des Esclaves ; 5°. la côte de Benin ; 6°. la côte de Biafaras.

Dans sa plus grande étendue , la côte de la Malaguette prend depuis Sierra-Leone jusqu’au cap des Palmes : cet espace contient cent soixante lieues ; mais d’autres la font commencer au cap de Monte, cinquante-trois lieues au sud-est de Sierra-Leone ; d’autres encore la bornent entre la rivière de Cestre et Garouai.

Les habitans du cap de Monte entretiennent beaucoup de propreté dans leurs maisons, quoique pour la forme elles ne diffèrent pas de celles du Sénégal. Les édifices du roi et des grands sont bâtis en long ; on en voit de deux étages, avec une voûte de roseaux où de feuilles de palmier si bien entrelacés, qu’elle est impénétrable au soleil et à la pluie. L’espace est divisé en plusieurs appartemens. La première pièce, qui est la salle d’audience, et qui sert aussi de salle à manger, est entourée d’une espèce de sopha de terre ou d’argile, large de cinq ou six pieds ; quoiqu’il n’en ait qu’un de hauteur. Ce banc est couvert de belles nattes, qui sont un tissu de joncs ou de feuilles de palmier, teintes de très-belles couleurs, et capables de durer fort long-temps. C’est le lieu où les grands et les riches passent la plus grande partie de leur temps à demi couchés, et la tête sur les genoux de leurs femmes. Dans cette posture, ils s’entretiennent, ils fument, ils boivent du vin de palmier.

Ces peuples sont moins malpropres dans leurs alimens et la manière de manger que la plupart des autres Nègres. Ils ont des plats faits d’un bois fort dur, et des bassins de cuivre étamés, qu’ils nettoient fort soigneusement. Ils emploient des broches de bois pour rôtir leur viande ; mais ils ont oublié l’art de les faire tourner, quoiqu’ils l’aient appris des Français : ils font rôtir un côté de la viande, après quoi ils la tournent pour faire rôtir l’autre.

Le langage des Nègres change un peu à mesure qu’on avance au long de la côte. Leur langue, comme on peut se l’imaginer, n’est formée que d’un petit nombre de mots, qui expriment les principales nécessités de la vie ; c’est du moins ce qu’on peut conclure de la taciturnité qui règne le plus souvent dans leurs fêtes, et même dans leurs assemblées. Dans leur commerce, les mêmes expressions reviennent souvent, et leurs chansons ne sont qu’une répétition continuelle de cinq ou six mots.

Les peuples du cap Mesurado sont fort jaloux de leurs femmes. Cette délicatesse ne regarde point leurs filles, auxquelles ils laissent au contraire la liberté de disposer d’elles-mêmes ; ce qui n’empêche point qu’elles ne trouvent facilement des maris. Les hommes seraient même fâchés de prendre une femme qui n’aurait pas donné avant le mariage quelque preuve de fécondité, et qui n’aurait pas acquis, quelque bien par la distribution de ses faveurs. Ce qu’elle a gagné par cette voie sert au mari pour l’obtenir de ses parens. Ainsi les femmes en sont plus libres dans leur choix, parce qu’il dépend d’elles de donner ce qu’elles ont acquis à l’homme qui leur plaît.

Les maisons de ce pays sont, dit-on, les mieux bâties de toute la côte. Au centre de chaque village on voit une sorte de théâtre, couvert comme une halle de marché, qui s’élève d’environ six pieds, sur lequel on monte de plusieurs côtés par des échelles ; il porte le nom de kaldée, qui signifie place, ou lieu de conversation. Comme il est ouvert de toutes parts, on y peut entrer à toutes les heures du jour et de la nuit : c’est là que les négocians s’assemblent pour traiter d’affaires, les paresseux pour fumer du tabac, et les politiques pour entendre ou raconter des nouvelles. Les plus riches s’y font apporter, par leurs esclaves, des nattes sur lesquelles ils sont assis ; d’autres en portent eux-mêmes ; et d’autres en louent des officiers du roi, qui sont établis dans ce lieu pour l’entretien de l’ordre. La ville royale s’appelle Andria.

Tout le pays intérieur, depuis le cap de Monte, porte le nom de Quodja. Ces peuples dépendent du roi des Folghias, qui dépendent eux-mêmes de l’empereur des Monous. La puissance de cet empereur des Monous s’étend sur plusieurs nations voisines, qui lui paient annuellement un tribut. Les Folghias donnent à l’empereur des Monous le nom de Mandi ou Mani, qui signifie seigneur ; et aux Quodjas, celui de Mandi-Monous, c’est-à-dire peuple du seigneur. Ils croient se faire honneur par ces titres, parce qu’ils sont ses tributaires. Cependant chaque petit roi jouit d’une autorité absolue dans ses limites, et peut faire la guerre ou la paix sans le consentement de l’empereur ou de quelque autre puissance que ce soit.

Les porcs-épics se nomment quindja, et sont de la grandeur d’un porc, armés de toutes parts de pointes longues et dures, qui sont rayées de blanc et de noir à des distances égales. Snelgrave en apporta quelques-unes en Europe qui n’étaient pas moins grosses que des plumes d’oie. Il est faux que ces animaux, lorsqu’ils sont en furie, lancent leurs dards avec tant de force, qu’ils entament une planche. Leur morsure est terrible. Qu’on les mette dans un tonneau ou dans une cage de bois, ils s’ouvrent un passage avec les dents. Ils sont si hardis, qu’ils attaquent le plus dangereux serpent. On les croit exactement les mêmes que les zattas de Barbarie. Leur chair passe pour un mets excellent parmi les Nègres.

Le koggelo, ou pangolin à longue queue, est un animal couvert d’écailles dures et impénétrables comme celles du crocodile. Il se défend contre les autres bêtes en dressant ses écailles, qui sont fort pointues par le bout.

Les perroquets bleus à queue rouge, qu’on nomme vosacy-i, sont en fort grande abondance. Le komma est un très-bel oiseau. Il a le cou vert, les ailes rouges, la queue noire, le bec crochu, et les pates comme celles du perroquet.

Les peuples de cette côte sont, comme tous les Nègres en général, livrés à l’incontinence. Leurs femmes, qui ne sont pas moins passionnées pour les plaisirs des sens, emploient des herbes et des écorces pour exciter les forces de leurs maris. Les femmes d’Europe en savent davantage ; mais les habitans sont d’ailleurs plus modérés, plus doux, plus sociables que les autres Nègres. Ils ne se plaisent point à verser le sang humain, et ne pensent point à la guerre, s’ils n’y sont forcés par la nécessité de se défendre. Quoiqu’ils aiment beaucoup les liqueurs fortes, surtout l’eau-de-vie, il est rare qu’ils en achètent : on ne leur reconnaît ce faible que lorsqu’on leur en présente. Ils vivent entre eux dans une union parfaite, toujours prêts à s’entre-secourir, à donner à leurs amis, dans le besoin, une partie de leurs habits et de leurs provisions, et même a prévenir leurs nécessités par des présens volontaires. Si quelqu’un meurt sans laisser de quoi fournir aux frais des funérailles, vingt amis du mort se chargent à l’envi de cette dépense. Le vol est très-rare entre eux ; mais ils n’ont pas le même scrupule pour les étrangers et surtout pour les marchands d’Europe.

La principale occupation des Nègres, dans toute cette contrée, est la culture de leurs terres, car ils ont peu de penchant pour le commerce. Les esclaves dont ils peuvent disposer sont en petit nombre, et les vaisseaux européens qui passent si souvent le long de leur côte ont bientôt épuisé l’ivoire, la cire, et le bois de cam qui se trouve dans le pays. Ce bois de cam est d’un plus beau rouge pour la teinture que le bois de Brésil, et passe pour le meilleur de toute la Guinée. Il peut être employé jusqu’à sept fois.

Ils emploient, pour convaincre les accusés, différentes épreuves aussi absurdes que celles qui composaient autrefois notre jurisprudence criminelle.

Ils reconnaissent un Être Suprême, un créateur de tout ce qui existe, et l’idée qu’ils en ont est d’autant plus relevée, qu’ils n’entreprennent pas de l’expliquer. Ils appellent cet être Kanno. Ils croient que tous les biens viennent de lui, mais ils ne lui accordent pas une durée éternelle. Il aura pour successeur, disent-ils, un autre être, qui doit punir le vice et récompenser la vertu.

Ils sont persuadés que les morts deviennent des esprits, auxquels ils donnent le nom de diannanines, c’est-à-dire patrons et défenseurs. L’occupation qu’ils attribuent à ces esprits est de protéger et de secourir leurs parens et leurs anciens amis. C’est à peu près le culte des anges gardiens parmi nous.

Les Quodjas qui reçoivent quelque outrage se retirent dans les bois, où ils s’imaginent que ces esprits font leur résidence. Là, ils demandent vengeance à grands cris, soit à Kanno, soit aux diannanines. De même, s’ils se trouvent dans quelque embarras ou quelque danger, ils invoquent l’esprit auquel ils ont le plus de confiance. D’autres le consultent sur les événemens futurs. Par exemple, lorsqu’ils ne voient point arriver les vaisseaux de l’Europe, ils interrogent leurs diannanines pour savoir ce qui les arrête, et s’ils apporteront bientôt des marchandises. Enfin leur vénération est extrême pour les esprits des morts. Ils ne boivent jamais d’eau ni de vin de palmier sans commencer par en répandre quelques gouttes à l’honneur des diannanines. S’ils veulent assurer la vérité, c’est leurs diannanines qu’ils attestent. Le roi même est soumis à cette superstition ; et, quoique toute la nation paraisse pénétrée de respect pour Kanno, le culte public ne regarde que ces esprits. Chaque village a dans quelque bois voisin un lieu fixe pour les invocations. On y porte, dans trois différentes saisons de l’année, une grande abondance de provisions pour la subsistance des esprits. C’est là que les personnes affligées vont implorer l’assistance de Kanno et des diannanines. Les femmes, les filles et les enfans ne peuvent entrer dans ce bois sacré. Cette hardiesse passerait pour un sacrilége. On leur fait croire dès l’enfance qu’elle serait punie sur-le-champ par une mort tragique.

Les Quodjas ne sont pas moins persuadés qu’ils ont parmi eux des magiciens et des sorciers. Ils croient avoir aussi une espèce d’ennemis du genre humain, qu’ils appellent sovasmounousins, c’est-à-dire empoisonneurs et suceurs de sang, qui sont capables de sucer tout le sang d’un homme ou d’un animal, ou du moins de le corrompre. Ce sont les vampires d’Afrique. L’esprit humain est partout le même ; ils croient avoir d’autres enchanteurs nommés billis, qui peuvent empêcher le riz de croître ou d’arriver à sa maturité. Ils croient que Sova, c’est-à-dire le diable, s’empare de ceux qui se livrent à l’excès de la mélancolie, et que dans cet état il leur apprend à connaître les herbes et les racines qui peuvent servir aux enchantemens ; qu’il leur montre les gestes, les paroles, les grimaces, et qu’il leur donne le pouvoir continuel de nuire. Aussi la mort est-elle la punition infaillible de ceux qui sont accusés de ces noires pratiques. Ces Quodjas ne traverseraient point un bois sans être accompagnés, dans la crainte de rencontrer quelque billi occupé à chercher ses racines et ses plantes : ils portent avec eux une certaine composition à laquelle ils croient la vertu de les préserver contre Sova et tous ses ministres. Les histoires qu’ils en racontent valent bien les nôtres en ce genre.

Tous les peuples de cette côte circoncisent leurs enfans dès l’âge de six mois, sans autre loi qu’une tradition immémoriale, dont ils rapportent l’origine à Kanno même. Cependant la tendresse de quelques mères fait différer l’opération jusqu’à l’âge de trois ans, parce qu’elle se fait alors avec moins de danger. On guérit la blessure avec le suc de certaines herbes.

Ils ont des espèces d’associations mystérieuses pour les hommes et pour les femmes, qui ressemblent assez à nos confréries, celle des hommes s’appelle le belli, et demande cinq ans d’épreuve, comme autrefois l’école de Pythagore. Celle des femmes, qui se nomme sandi, ne demande que quatre mois de retraite, et se termine par une circoncision. Les hommes n’apprennent dans leur confrérie que des danses et des chants.

Rio-Sestos, ou la rivière de Sestos ou Cestre, est à quarante lieues au sud-sud-est du cap Mesurado. Le pays fournit de l’ivoire, des esclaves, de la poudre d’or, et surtout du poivre ou de la malaguette.

On trouve dans la rivière de Cestre une sorte de cailloux semblables à ceux de Médoc, mais plus durs, plus clairs, et d’un plus beau lustre ; ils coupent mieux que le diamant, et n’ont guère moins d’éclat, lorsqu’ils, sont bien taillés.

La langue du pays de Cestre est la plus difficile de toute la côte ; ce qui réduit les Européens à la nécessité de faire le commerce par signes. Les Nègres excellent dans cet art. Ils ont conservé néanmoins quantité de mots français qui leur ont été transmis par leurs ancêtres, mais aussi défigurés qu’on peut se l’imaginer. Ils ont appris des Français l’art de tremper le fer et l’acier, ou plutôt ils l’ont porté à une perfection dont les Européens n’approchaient point encore il y a vingt ans[1]. Les marchands de l’Europe qui trafiquent sur cette côte ne manquent jamais de faire donner leur trempe aux ciseaux dont on se sert pour couper les barres de fer.

Le canton de Cestre produit une si grande abondance de riz, que le plus gros bâtiment peut en faire promptement ses cargaisons à deux liards la livre ; mais il n’est pas si blanc ni si doux que celui de Milan et de Vérone. Les habitans les plus distingués en font un commerce continuel, auquel ils joignent celui de la malaguette et des dents d’éléphans. Quoique ïa dernière de ces trois marchandises soit assez rare, elle est néanmoins d’une fort bonne qualité ; mais le prix n’en est pas réglé, parce qu’il n’y a point de comptoir fixe dans le pays. La malaguette est à si bon marché, que cinquante livres ne reviennent qu’à cinq sous en marchandises.

Dès que les habitans aperçoivent un vaisseau, ils crient de toutes leurs forces avec un reste de prononciation normande : « Malaguette tout plein, malaguette tout plein ; tout plein, plein, tout à terre de malaguette. » Ils reconnaissent ensuite aux réponses des matelots si le bâtiment est français. Les Dieppois donnèrent autrefois à cette ville le nom de Cestro-Paris, parce qu’elle est une des plus grandes et des plus peuplées de cette région. Ils y avaient un établissement pour le commerce du poivre de Guinée ou malaguette, et de l’ivoire. Le poivre des Indes n’était point encore connu dans l’Europe. Mais les Portugais, ayant ensuite conquis cette contrée, se répandirent sur toutes les côtes de Guinée, et s’établirent sur les ruines des comptoirs français.

Le Grand-Cestre se nommait le grand Paris, comme le Petit-Cestre, qui est quelques lieues plus loin, portait le nom de petit Paris.

Le vin de palmier et les dattes, que les Nègres aiment passionnément, y sont de la meilleure qualité du monde. Mais la principale richesse de la côte est la malaguette, dont l’abondance empêche toujours la cherté. Suivant Barbot, les Nègres de Sestos l’appellent ouaïzanzag, et ceux du cap des Palmes emaneghetta.

La plante qui porte la malaguette devient plus ou moins forte, suivant la bonté du terroir, et s’élève ordinairement comme un arbrisseau grimpant. Quelquefois, faute de support, elle demeure rampante, du moins si elle n’est soutenue avec soin, ou si elle ne s’attache à quelque tronc d’arbre qui lui sert d’appui. Alors, comme le lierre, elle en couvre tout le tour. Lorsqu’elle rampe, les grains, quoique plus gros, n’ont pas la même bonté ; au contraire, plus les branches s’élèvent et sont exposées à l’air, plus le fruit est sec et petit ; mais il en est plus chaud et plus piquant, avec toutes les véritables qualités du poivre. La feuille de la malaguette est deux fois aussi longue que large ; elle est étroite à l’extrémité. Elle est douce et d’un vert agréable dans la saison des pluies ; mais lorsque les pluies cessent, elle se flétrit et perd sa couleur. Brisée entre les doigts elle rend une odeur aromatique comme le clou de girofle, et la pointe des branches a le même effet. Sous la feuille il croit de petits filamens frisés, par lesquels elle s’attache au tronc des arbres ou à tout ce qu’elle rencontre. On ne peut décrire exactement ses fleurs, parce qu’elles paraissent dans un temps où l’on ne fait pas de commerce sur la côte. Cependant il est certain que la plante produit des fleurs auxquelles les fruits succèdent en forme de figures angulaires de différente grosseur, suivant la qualité ou l’exposition du terroir. Le dehors est une peau fine, qui se sèche et devient fort cassante. Sa couleur est un brun foncé et rougeâtre. Les Nègres prétendent que cette peau est un poison. La graine qu’elle renferme est placée régulièrement et divisée par des pellicules fort minces, qui se changent en petits fils, d’un goût aussi piquant que le gingembre. Cette graine est ronde, mais angulaire, rougeâtre avant sa maturité ; plus formée à mesure qu’elle mûrit, et noire enfin lorsqu’elle a été mouillée. C’est dans cet état qu’on l’emballe pour le transport. Cependant cette humidité produit une fermentation qui diminue beaucoup sa vertu. Pour la bien vendre, il faut qu’elle ait le goût aussi piquant que le poivre de l’Inde.

On cueille le fruit lorsque l’extrémité des feuilles commence à noircir. La malaguette a quelquefois été fort recherchée en France et dans les autres pays de l’Europe, surtout lorsque le poivre de l’Inde y est cher et rare. Les marchands s’en servent aussi pour augmenter injustement leur profit en la mêlant avec le véritable poivre.

La dernière espèce de poivre, qui s’appelle piment, et qui porte en Europe le nom de poivre d’Espagne, croît en abondance sur la côte.

Les habitans sont livrés à tous les excès de l’intempérance et de la luxure. Ils n’entretiennent les Européens et ne parlent ensemble que des plaisirs qu’ils prennent avec les femmes. Il s’en trouve, dit-on, qui prostituent leurs femmes à leurs propres enfans ; et lorsque les marchands de l’Europe leur reprochent cette infamie, ils affectent d’en rire comme d’une bagatelle.

Toute la côte, depuis le cap des Palmes jusqu’au cap des Trois-Pointes, est connue des gens de mer sous le nom de côte des Dents, ou côte de l’Ivoire. Les Hollandais la nomment dans leur langue, Tand-Kust. Elle se divise en deux parties, celle du bon Peuple et celle du mauvais Peuple. Ces deux nations sont séparées par la rivière de Botro. On ignore à quelle occasion la dernière a reçu le titre de mauvaise ; mais il est certain, en général qu’à l’est du cap des Palmes les Nègres sont méchans, perfides, voleurs et cruels. À l’égard du nom de côte de l’Ivoire, on conçoit qu’il vient du grand nombre de dents d’éléphans que les Européens achètent sur cette côte.

Celle du bon Peuple commence au cap Laho. Les Hollandais ont donné le nom de Koakoas aux habitans, jusqu’au cap Apollonia, parce qu’en s’approchant des vaisseaux de l’Europe, ils avaient sans cesse ce mot à la bouche. On a jugé qu’il signifie bonjour, ou soyez les bienvenus.

On trouve dans chaque canton les mêmes marchandises, c’est-à-dire de l’or, de l’ivoire et des esclaves. Quoiqu’il n’y ait point de tarif réglé, le commerce est considérable.

Au cap Apollonia ou Sainte-Apolline commence la terre du mauvais Peuple. Les habitans de ce canton sont les plus sauvages de toute la côte. On les acuse d’être anthropophages. Ils font gloire de porter les dents en pointes, et de les avoir aussi aiguës que des aiguilles ou des alènes. Barbo ne conseille à personne de toucher à cette dangereuse terre. Cependant les Nègres apportent à bord de fort belles dents d’éléphans ; mais il semble que leur vue soit de les faire servir d’amorce pour attirer les étrangers sur leur côte, et peut-être pour les dévorer ; car ils mettent leurs marchandises à si haut prix, qu’il y a peu de commerce à faire avec eux. D’ailleurs ils demandent avec importunité tout ce qui se présente à leurs yeux, et paraissent fort irrités du moindre refus. Leur inquiétude et leur défiance vont si loin, qu’au moindre bruit extraordinaire ils se précipitent dans la mer et retournent à leurs pirogues. Ils les tiennent exprès à quelque distance pour faciliter continuellement leur fuite.

Les éléphans doivent être d’une étrange grosseur, puisqu’on y achète des dents qui pèsent jusqu’à deux cents livres. On s’y procure aussi des esclaves et de l’or, mais sans pouvoir pénétrer aux pays d’où l’or vient aux habitans. Ils gardent là-dessus un profond secret, ou s’ils sont pressés de s’expliquer, ils montrent du doigt les hautes montagnes qu’ils ont à quinze ou vingt lieues au nord-est, en faisant entendre que leur or vient de là. Peut-être le trouvent-ils beaucoup plus près dans le sable de leur rivière même, ou peut-être, aussi leur vient-il des Nègres de ces montagnes, qui le rassemblent en lavant la terre, comme ceux de Bambouk. Enfin toutes les parties de cette contrée seraient très-propres au commerce, si les habitans étaient d’un caractère moins farouche.

On raconte qu’ils ont massacré, dans plusieurs occasions, un grand nombre d’Européens qui n’avaient relâché sur leur côte que pour y faire leur provision d’eau et de bois.

La côte abonde en poissons : les plus remarquables sont le taureau de mer, le marteau et le diable de mer.

C’est l’usage pour les enfans de suivre la profession de leur père : le fils d’un tisserand exerce le même métier, et celui d’un facteur n’a point d’autre emploi que le commerce. Cet ordre est si bien établi, qu’on ne souffrirait pas qu’un Nègre sortit de sa condition originelle.

C’est un amusement pour les matelots, le long de cette côte, de se voir environnés d’un grand nombre de pirogues chargées de Nègres qui crient de toute leur force, koakoa ! koakoa ! et qui s’éloignent aussi promptement qu’ils se sont approchés. Depuis que les Européens en ont enlevé plusieurs, leur inquiétude est si vive, qu’on ne les engage pas facilement à monter à bord. La meilleure méthode pour les attirer avec leurs marchandises, est de prendre un peu d’eau de mer et de s’en mettre quelques gouttes dans les yeux, parce que, la mer étant leur divinité, ils regardent cette cérémonie comme un serment.

Les Koakoas sont ordinairement quatre ou cinq dans une pirogue ; mais il est rare qu’on en voie monter plus de deux à la fois sur un vaisseau : ils y viennent chacun à leur tour, et n’apportent jamais deux dents ensemble.

Les daschis ou présens, qui sont les premiers objets de l’empressement des Nègres, ne paraissent pas d’abord d’une grande importance : c’est un couteau de peu de valeur, un anneau de cuivre, un verre d’eau-de-vie ou quelques morceaux de biscuit ; mais ces libéralités, qui ne cessent point tout le long de la côte, et qui se renouvellent quarante ou cinquante fois par jour, emportent à la fin cinq pour cent sur la cargaison du vaisseau. Cet usage vient des Hollandais, qui se crurent obligés, en arrivant sur la côte de Guinée, d’employer l’apparence d’une générosité extraordinaire pour ruiner les Portugais dans l’esprit des Nègres. Il n’y a point de nation pour qui leur exemple n’ait pris la force d’une loi. Toute proposition de commerce doit commencer par les daschis. Ainsi ce trait de politique est devenu un véritable fardeau pour l’Europe et pour ceux même qui l’ont inventé.

Le même usage est établi sur la côte d’Or, et commence au cap Laho, avec cette différence, que les daschis ne s’accordent qu’après la conclusion du marché, et qu’ils y portent le nom de dassi-midassi ; mais, sur toutes les côtes inférieures, depuis la rivière de Gambie, les Nègres veulent que leurs daschis soient payés d’avance. Ils ne voient pas plus tôt paraître un vaisseau qu’ils les demandent à grands cris.

Les marchandises qui font la matière du commerce, sont les étoffes de coton, le sel, l’or et l’ivoire.

Les contrées intérieures derrière les Koakoas fournissent une grande quantité de dents d’éléphans qui font le plus bel ivoire du monde. Elles sont achetées constamment par les Anglais, les Hollandais et les Français, quelquefois aussi par les Danois et les Portugais ; mais depuis que le commerce de la Guinée est ouvert à toutes les nations, l’Angleterre en tire plus d’avantage que la Hollande. Ce nombreux et perpétuel concours de vaisseaux européens qui visitent annuellement la côte a fait hausser aux Nègres le prix de leurs marchandises, surtout de leurs grosses dents d’éléphans. Le pays en fournit une si étrange quantité, qu’il s’en est vendu dans un seul jour jusqu’à cent quintaux. Les Nègres racontent que le pays intérieur est si rempli d’éléphans, surtout dans les parties montagneuses, que les habitans sont obligés de se creuser des cavernes aux lieux les plus escarpés des montagnes et d’en rendre les portes fort étroites. Ils ont recours à toutes sortes d’artifices pour chasser de leurs plantations ces incommodes animaux ; ils leur tendent des piéges dans lesquels ils en prennent un grand nombre. Mais, si l’on doit se fier au récit des Nègres, la principale raison qui rend l’ivoire si commun dans le même pays, est que tous les éléphans jettent leurs dents tous les trois ans ; de sorte qu’on les doit moins à la chasse des Nègres qu’au hasard qui les fait trouver dans les forêts.

Cependant on observe que cette quantité d’ivoire est fort diminuée, soit que les Nègres aient plus de négligence à chercher les dents, soit que les maladies aient emporté une grande partie des éléphans : l’une ou l’autre de ces deux raisons, jointe à la multitude de vaisseaux qui abordent sur la côte, a fait hausser le prix de cette marchandise.


  1. On sait à quelle perfection les Anglais et les Français ont porté cet art aujourd’hui.