Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome III/Première partie/Livre IV/Chapitre III

CHAPITRE III.

Voyage de Snelgrave. Victoires du roi de Dahomay. Traite des Nègres.

L’introduction des voyages de Snelgrave est la mieux détaillée que nous ayons encore rencontrée. Elle contient une vue générale du commerce de la Guinée, et les raisons pour lesquelles on a si peu connu jusqu’à présent l’intérieur de l’Afrique. Il entend la Guinée depuis le cap Vert jusqu’au pays d’Angole. Le fleuve de Zaïre ou de Congo, dit-il, est le lieu le plus éloigné où les Anglais aient porté leur commerce. Ils l’ont augmenté si avantageusement, qu’ils ont eu jusqu’à deux cents vaisseaux sur cette côte.

Snelgrave a fait lui-même long-temps le commerce dans l’étendue d’environ sept cents lieues de côtes, depuis la rivière de Scherbro jusqu’au cap Lopez Gonsalvo. Il divise cet espace en quatre parties : la première, qu’il appelle côte au Vent (Windward), a deux cent cinquante lieues de longueur, depuis la même rivière jusqu’à celle d’Ancobar, près d’Axim. On ne trouve sur cette côte aucun établissement européen. Le commerce ne s’y exerce qu’au passage des vaisseaux, sur les signes que les Nègres font du rivage avec de la fumée, pour avertir les vaisseaux qu’ils aperçoivent à la voile. Ils se rendent à bord dans leurs canots avec les marchandises de leur pays, à moins qu’ils n’aient été rebutés par les insultes et les violences des marchands de l’Europe. C’est ce qui arrive souvent, remarque l’auteur, à la honte des Anglais et des Français, qui, sous les moindres prétextes, enlèvent ces malheureux Nègres pour l’esclavage. Une injustice si noire a non-seulement refroidi, plusieurs nations d’Afrique pour le commerce, mais expose quelquefois les innocens à porter la peine des coupables ; car on a l’exemple de quelques petits vaisseaux de l’Europe qui ont été surpris par des Nègres, maltraités et sacrifiés à leur vengeance.

La seconde division de Snelgrave s’étend depuis la rivière d’Ancobar jusqu’au fort d’Akra, c’est-à-dire l’espace de cinquante lieues. Cette partie, qui se nomme la côte d’Or, est remplie de comptoirs anglais et hollandais.

La troisième division est d’environ soixante lieues depuis Akra jusqu’à Iakin, près de Juida. Il n’y a point d’autres comptoirs dans cet espace que ceux de Juida et d’Iakin.

La dernière partie, depuis Iakin jusqu’au cap Lopez Gonsalvo, passe le long de la baie de Benin, des Callabares et des Camerones, sur une étendue de trois cents lieues, et n’a point de comptoirs européens.

Sur toute la côte de la première division, les marchands européens ne risquent pas volontiers de descendre au rivage, parce qu’ils ont mauvaise opinion du caractère des habitans. L’auteur descendit dans quelques endroits ; mais il ne put jamais s’y procurer les moindres éclaircissemens sur les pays intérieurs. Dans tous ses voyages, il n’a pas rencontré un seul blanc qui ait eu la hardiesse d’y pénétrer : aussi ne doute-t-il pas que ceux qui formeraient cette entreprise ne périssent misérablement par la jalousie des Nègres, qui les soupçonneraient de quelque dessein pernicieux à leur nation.

Quoique les habitans de la côte d’Or soient beaucoup plus civilisés par l’ancien commerce qu’ils ont avec les Européens, leur politique ne souffre pas non plus qu’on pénètre dans le sein de leur pays. Cette défiance va si loin, que, la jalousie des Nègres intérieurs s’étend jusqu’aux autres Nègres qui sont sous la protection des blancs. De là vient que, dans la paix la plus profonde, lorsque les nations éloignées de la mer s’approchent du rivage pour le commerce, les éclaircissemens qu’on en tire sont si fabuleux et si contradictoires, qu’on n’y peut prendre aucune confiance, d’autant plus qu’en général les Nègres en imposent toujours aux blancs.

On peut dire la même chose de la troisième division ; car, jusqu’à la conquête des royaumes de Juida et d’Iakin par le roi de Dahomay, on ne connaissait presque rien des pays du dedans. Aucun blanc n’avait pénétré plus loin que le royaume d’Ardra, qui est à cinquante milles de la côte.

Les peuples de la quatrième division sont encore plus barbares que ceux de la première, et moins capables par conséquent de se prêter aux informations.

Enfin Snelgrave conclut son introduction par un exemple remarquable des sacrifices humains sur la rivière du vieux Callabar. Akqua, chef ou roi du canton (car la rivière de Callabar a plusieurs petits princes), vint à bord, par la seule curiosité de voir le vaisseau et d’entendre la musique de l’Europe. Cette musique l’ayant beaucoup amusé, il invita le capitaine à descendre au rivage. Snelgrave y consentit ; mais, connaissant la férocité de cette nation, il se fit accompagner de dix matelots bien armés et de son canonnier. En touchant la terre, il fut conduit à quelque distance de la côte, où il trouva le roi assis sur une sellette de bois, à l’ombre de quelques arbres touffus. Il fut invité à s’asseoir aussi sur une autre sellette qui avait été préparée pour lui. Le roi ne prononça pas un mot, et ne fit pas le moindre mouvement jusqu’à ce qu’il le vît assis. Mais alors il le félicita sur son arrivée, et lui demanda des nouvelles de sa santé. Snelgrave lui rendit ses complimens après l’avoir salué le chapeau à la main. L’assemblée était nombreuse. Quantité de seigneurs nègres étaient debout autour de leur maître ; et sa garde, composée d’environ cinquante hommes, armés d’arcs et de flèches, l’épée au côté et la zagaie à la main, se tenait derrière lui à quelque distance. Les Anglais se rangèrent vis-à-vis à vingt pas, le fusil sur l’épaule.

Après avoir présenté au roi quelques bagatelles, dont il parut charmé, Snelgrave vit un petit Nègre attaché par la jambe à un pieu fiché en terre. Ce petit misérable était couvert de mouches et d’autres insectes. Deux prêtres qui faisaient la garde près de lui paraissaient ne le pas perdre un moment de vue. Le capitaine, surpris de ce spectacle, en demanda l’explication au roi. Ce prince répondit que c’était une victime, qui devait être sacrifiée la nuit suivante au dieu Egho pour la prospérité de son royaume. L’horreur et la pitié firent une si vive impression sur Snelgrave, que sans aucun ménagement, et, comme il le confesse, avec trop de précipitation, il donna ordre à ses gens de prendre la victime pour lui sauver la vie. Mais, comme ils entreprenaient de lui obéir, un des gardes marcha vers le plus avancé d’un air menaçant et la lance levée. Snelgrave, commençant à craindre qu’il ne perçât un des Anglais, tirade sa poche un petit pistolet, dont la vue effraya beaucoup le roi. Mais il donna ordre à l’interprète de l’assurer qu’on ne voulait nuire ni à lui ni à ses gens, pourvu que son garde cessât de menacer l’Anglais.

Cette demande fut aussitôt accordée ; mais, lorsque tout parut tranquille, Snelgrave fit un reproche au roi d’avoir violé le droit de l’hospitalité en permettant que son garde menaçât les Anglais de sa lance. Le monarque nègre répondit que Snelgrave avait eu tort le premier en donnant ordre à ses gens de se saisir de la victime. Le capitaine anglais reconnut volontiers qu’il avait été trop prompt ; mais, s’excusant sur le privilége de sa religion, qui défend également de prendre le bien d’autrui et de donner la mort aux innocens, il représenta au prince qu’au lieu des bénédictions du ciel, il allait s’attirer la haine du Dieu tout-puissant que les blancs adorent. Il ajouta que la première loi de la nature humaine est de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’ils nous fissent : terrible argument contre les Européens qui achètent les Nègres ! Enfin il offrit d’acheter l’enfant. Cette proposition fut acceptée ; et ce qui le surprit beaucoup, le roi ne lui demanda qu’un collier de verre bleu, qui ne valait pas trente sous. Il s’était attendu qu’on lui demanderait dix fois autant, parce que, depuis les rois jusqu’aux plus vils esclaves, les Nègres sont accoutumés à profiter de toutes sortes d’occasions pour tirer quelque avantage des Européens. Il prit plaisir, après avoir obtenu cette grâce, à traiter le roi avec les liqueurs et les vivres qu’il avait apportés du vaisseau. Ensuite il prit congé de ce prince, qui, pour lui marquer la satisfaction qu’il avait reçue de sa visite, promit de le visiter sur son bord une seconde fois.

La veille de son débarquement, Snelgrave avait acheté la mère de l’enfant, sans prévoir ce qui lui devait arriver ; et le chirurgien ayant remarqué qu’elle avait beaucoup de lait, et s’étant informé de ceux qui l’avaient amenée de l’intérieur des terres si elle avait un enfant, ils avaient répondu qu’elle n’en avait pas ; mais à peine ce petit malheureux fut-il porté à bord, que, le reconnaissant entre les bras des matelots, elle s’élança vers eux avec une impétuosité surprenante pour le prendre dans les siens. Snelgrave a peine à croire qu’il y ait jamais eu de scène aussi touchante. L’enfant était aussi joli qu’un Nègre peut l’être, et n’avait pas plus de dix-huit mois. Mais la reconnaissance produisit autant d’effet que la tendresse, lorsque la mère eut appris de l’interprète que le capitaine l’avait dérobé à la mort. Cette aventure ne fut pas plus tôt répandue dans le vaisseau, que tous les Nègres, libres et esclaves, battirent des mains et chantèrent les louanges de Snelgrave. Il en tira un fruit considérable pendant le reste du voyage, par la tranquillité et la soumission qu’il trouva constamment parmi ses esclaves, quoiqu’il n’en eût pas moins de trois cents à bord. Il se rendit de la rivière de Callabar à l’île d’Antigoa, où il vendit sa cargaison. Un planteur de cette île, lui ayant entendu raconter l’histoire de la mère et du fils, les acheta tous deux sur cette seule recommandation, et leur fit trouver beaucoup de douceur dans l’esclavage.

Cette anecdote, qui attendrira tous les cœurs sensibles, console un peu des barbaries que nous sommes souvent obligé de rapporter, et jette au moins quelque intérêt au milieu des détails quelquefois un peu arides qui doivent entrer nécessairement dans cette partie la plus ingrate de notre Abrégé.

Vers la fin du mois de mars 1727, Snelgrave, alors capitaine de la Catherine, arriva dans la rade de Juida, où il avait déjâ fait plusieurs voyages. Après avoir pris terre, sans se ressentir des inconvéniens ordinaires de cette dangereuse côte, il se rendit au Fort anglais, qui est à trois milles du rivage et fort près du Fort français. Trois semaines avant son arrivée, le pays avait été conquis et ruiné par le roi de Dahomay, et les Européens des comptoirs avaient été enlevés pour l’esclavage avec les habitans nègres. Les ravages de l’épée, et du feu dans une si belle contrée formaient encore un affreux spectacle. Le carnage avait été si terrible, que les champs étaient couverts d’os de morts. Cependant, comme les prisonniers européens avaient obtenu du vainqueur la permission de revenir dans leurs forts, ce fut d’eux-mêmes que l’auteur apprit les circonstances de cette étrange révolution.

Il commence son récit par la description de l’état florissant où il avait vu le royaume de Juida dans ses voyages précédens. La côte de ce pays est au 6e. degré 40 minutes nord. Sabi, qui en est la capitale, est situé à sept milles de la mer : c’était dans cette ville que les Européens avaient leurs comptoirs ; la rade était ouverte à toutes les nations. On comptait annuellement plus de deux mille Nègres que les Français, les Anglais, les Hollandais et les Portugais transportaient de Sabi et des places voisines : étrange preuve de prospérité ! Les habitans étaient civilisés par un long commerce.

L’usage de la polygamie étant établi dans le royaume de Juida, et les seigneurs ou les riches n’ayant pas moins de cent femmes, le pays s’était peuplé avec tant d’abondance, qu’il était rempli de villes et de villages. La bonté naturelle du terroir, jointe à la culture qu’il recevait de tant de mains, lui donnait l’apparence d’un jardin continuel. Un long et florissant commerce avait enrichi les habitans. Tous ces avantages étaient devenus la source d’un luxe et d’une mollesse si excessifs, qu’une nation qui aurait pu mettre cent mille combattans sous les armes se vit chassée de ses principales villes par une armée peu nombreuse, et devint la proie d’un ennemi qu’elle avait autrefois méprisé.

Le roi de Juida, étant monté sur le trône à l’âge de quatorze ans, avait abandonné le gouvernement aux seigneurs de sa cour, qui s’étaient fait une étude de flatter toutes ses passions pour le retenir plus long-temps dans cette dépendance. Il avait trente ans au temps de la révolution ; mais, loin de s’être rendu plus propre aux affaires, il ne pensait qu’à satisfaire son incontinence. Il entretenait à sa cour plusieurs milliers de femmes qu’il employait à toutes sortes de services ; car il n’y recevait aucun domestique d’un autre sexe. Cette faiblesse aboutit à sa ruine. Les grands, n’ayant en vue que leur intérêt particulier, s’érigèrent en autant de tyrans qui divisèrent le peuple et devinrent aisément la proie de leur ennemi commun, le roi de Dahomay, monarque puissant dont les états sont fort éloignés dans les terres.

Ce prince avait fait demander depuis long-temps au roi de Juida la permission d’envoyer ses sujets pour le commerce, jusqu’au bord de la mer, avec offre de lui payer les droits ordinaires sur chaque esclave : cette proposition ayant été rejetée, il avait juré de se venger dans l’occasion ; mais le roi de Juida s’était si peu embarrassé de ses menaces, que, Snelgrave se trouvant vers le même temps à sa cour, il lui avait dit que, si le roi de Dahomay entreprenait la guerre, il ne le traiterait pas suivant l’usage du pays, qui était de lui faire couper la tête, mais qu’il le réduirait à la qualité d’esclave pour l’employer aux plus vils offices.

Trouro Audati, roi de Dahomay, était un prince politique et vaillant, qui dans l’espace de peu d’années avait étendu ses conquêtes vers la mer jusqu’au royaume d’Ardra, pays intérieur, mais qui touche à celui de Juida. Il se proposait d’y demeurer tranquille, jusqu’à ce qu’il eût assuré ses premières conquêtes, lorsqu’un nouvel incident le força de reprendre les armes. Le roi d’Ardra avait un frère nommé Hassar, qui en avait été traité avec beaucoup de rigueur et d’injustice. Ce prince outragé alla offrir secrètement à Trouro Audati de grosses sommes d’argent, s’il voulait entreprendre de le venger. Il en fallait bien moins pour réveiller un conquérant politique. Le roi d’Ardra découvrit les desseins de ses ennemis, et fit demander aussitôt du secours au roi de Juida, qu’un intérêt commun devait faire entrer dans sa querelle ; mais celui-ci eut, l’imprudence de fermer l’oreille, et de souffrir que l’armée du roi d’Ardra, qui était forte de cinquante mille hommes, fût taillée en pièces, et le roi même fait prisonnier. Le malheureux monarque fut décapité aux yeux du vainqueur, suivant l’usage barbare des rois nègres.

Le roi de Dahomay, tournant ses armes contre le royaume de Juida, attaqua d’abord un canton dont Appragah, grand seigneur nègre, avait le gouvernement héréditaire. Cet Appragah fit demander du secours à son roi ; mais il avait à la cour des ennemis qui souhaitaient sa ruine, et qui rendirent le roi sourd à ses instances. Se voyant abandonné, il prit le parti, après quelque résistance, de se soumettre au roi de Dabomay, et cet hommage volontaire lui fit obtenir du vainqueur une composition honorable.

La soumission d’Appragah ouvrit à l’armée victorieuse l’entrée jusqu’au centre du royaume. Cependant elle fut arrêtée par une rivière qui coule au nord de Sabi, principale ville de Juida, et résidence ordinaire de ses princes. Le roi de Dahomay y assit son camp, sans oser se promettre que le passage fût une entreprise aisée. Cinq cents hommes auraient suffi pour garder les bords de cette rivière ; mais,au lieu de veiller à leur sûreté, les peuples efféminés de Sabi se crurent assez défendus par leur nombre, et ne purent s’imaginer que leur ennemi osât s’approcher de leur ville. Ils se contentèrent d’envoyer soir et matin leurs prêtres sur le bord de la rivière pour y faire des sacrifices à leur principale divinité, qui était un grand serpent, auquel ils s’adressaient dans ces occasions pour rendre les bords de leur rivière inaccessibles.

Ce serpent était d’une espèce particulière, qui ne se trouve que dans le royaume de Juida. Le ventre de ces monstres est gros. Leur dos est arrondi comme celui d’un porc. Ils ont au contraire la tête et la queue fort menues, ce qui rend leur marche très-lente. Leur couleur est jaune et blanche, avec quelques raies brunes. Ils sont si peu nuisibles, que, si l’on marche dessus par imprudence (car ce serait un crime capital d’y marcher volontairement), leur morsure n’est suivie d’aucun effet fâcheux ; et c’est une des principales raisons que les Nègres apportent pour justifier leur culte. D’ailleurs ils sont persuadés, par une ancienne tradition, que l’invocation du serpent les a délivrés de tous les malheurs qui les menaçaient ; mais ils virent leurs espérances trompées dans la plus dangereuse occasion qu’ils eussent à redouter. Leurs divinités mêmes ne furent pas plus ménagées qu’eux ; car les serpens étant en si grand nombre, qu’ils étaient regardés comme des animaux domestiques, les conquérans, qui en trouvèrent les maisons remplies, leur firent un traitement fort singulier. Ils les soulevaient par le milieu du corps eu leur disant : « Si vous êtes des dieux, parlez et, tâchez de vous défendre. » Ces pauvres animaux demeurant sans réponse, les Dahomays les éventraient et les faisaient griller sur des charbons pour les manger.

La politique de Dahomay alla jusqu’à faire déclarer aux Européens qui résidaient alors dans le royaume de Juida que, s’ils voulaient demeurer neutres, ils n’avaient rien à craindre de ses armes, et qu’il promettait au contraire d’abolir les impôts que le roi de Juida mettait sur leur commerce ; mais que, s’ils prenaient parti contre lui, ils devaient s’attendre aux plus cruels effets de son ressentiment. Cette déclaration les mit dans un extrême embarras. Ils étaient portés à se retirer dans leurs forts, qui sont à trois milles de Sabi, du côté de la mer, pour y attendre l’événement de la guerre. Mais, craignant aussi d’irriter le roi de Juida, qui pouvait les accuser d’avoir découragé ses sujets par leur fuite, ils se déterminèrent à demeurer dans la ville.

Trouro Audati n’eut pas plus tôt reconnu que les habitans de Sabi laissaient la garde de la rivière aux serpens, qu’il détacha deux cents hommes, pour sonder les passages ; ils gagnèrent l’autre rive sans opposition, et marchèrent immédiatement vers la ville au son de leurs instrumens militaires. Le roi de Juida, informé de leur approche, prit aussitôt la fuite avec tout son peuple, et se retira dans une île maritime, qui n’est séparée du continent que par une rivière ; mais la plus grande partie des habitans, n’ayant point de pirogues pour le suivre, se noyèrent en voulant passer à la nage. Le reste, au nombre de plusieurs mille, se réfugièrent dans les broussailles, où ceux qui échappèrent à l’épée périrent encore plus misérablement par la famine. L’île que le roi avait prise pour asile est proche du pays des Popos, qui suit le royaume de Juida, du côté de l’ouest.

Le détachement de l’armée ennemie, étant entré dans la ville, mit d’abord le feu au palais, et fit avertir aussitôt le général qu’il n’y avait plus d’obstacles à redouter. Toutes les troupes de Dahomay passèrent promptement la rivière, et n’en croyaient qu’à peine le témoignage de leurs yeux. Dulport, qui commandait alors à Juida pour la compagnie d’Afrique, raconta plusieurs fois à Snelgrave que plusieurs Nègres de Dahomay, qui étaient entrés dans le comptoir anglais, avaient paru si effrayés à la vue des blancs, que, n’osant s’en approcher, ils avaient attendu quelques signes de tête et de main pour se persuader que c’étaient des hommes de leur espèce, ou du moins qui ne différaient d’eux que par la couleur ; mais lorsqu’ils s’en crurent assurés, ils oublièrent le respect ; et prenant à Dulport tout ce qu’il avait dans ses poches, ils le firent prisonnier avec quarante autres blancs, Anglais, Français, Hollandais et Portugais. De ce nombre était Jérémie Tinker, qui avait résigné depuis peu la direction des affaires de la compagnie à Dulport, et qui devait s’embarquer peu de jours après pour l’Angleterre. Le signor Pereira, gouverneur portugais, fut le seul qui s’échappa de la ville et qui gagna le Fort français.

Le lendemain, tous les prisonniers blancs furent envoyés au roi de Dahomay, qui était resté à quarante milles de Sabi. On avait eu soin de leur faire préparer pour ce voyage des hamacs à la mode du pays. En arrivant au camp royal, ils furent séparés suivant la différence de leurs nations, et, pendant quelques jours, ils furent assez maltraités ; mais dans la première audience qu’ils obtinrent du roi, ce prince rejeta le mauvais accueil qu’on leur avait fait sur le trouble causé par la guerre, et leur promit qu’ils seraient plus satisfaits à l’avenir. En effet, peu de jours après, il leur accorda la liberté sans rançon, avec la permission de retourner dans leurs forts. Cependant ils ne purent obtenir la restitution de ce qu’on leur avait pris. Le roi fit présent de quelques esclaves aux gouverneurs anglais et français. Il les assura qu’après avoir bien établi ses conquêtes, son dessein était de faire fleurir le commerce et de donner aux Européens des témoignages d’une considération particulière. Toute la conduite du conquérant nègre est d’un homme très-supérieur à l’idée que nous avons de ces barbares.

Snelgrave passa trois jours sur le rivage de Juida avec les Français et les Anglais des deux comptoirs, qui lui parurent fort embarrassés des circonstances. Il les quitta pour se rendre à Iakin, qui n’en est qu’à sept lieues à l’est, quoiqu’il y ait au moins trente milles de côtes. Cette rade a toujours servi de port de mer au royaume d’Ardra. Elle est gouvernée par un prince héréditaire qui paie à cette couronne un tribut de sel. Lorsque le roi de Dahomay s’était rendu maître d’Ardra, ce gouverneur l’avait fait assurer de sa soumission, avec offre de lui payer le même tribut qu’au roi précédent. Cette conduite fut fort approuvée de Trouro Audali, et la sienne fait connaître quelle était sa politique. Quelques ravages qu’il eût exercés dans les pays qu’il avait subjugués, il jugea qu’après s’être ouvert jusqu’à la mer le passage qu’il désirait, il pourrait tirer quelque utilité des Iakins, qui entendaient fort bien le commerce, et que par cette voie il ne manquerait jamais d’armes et de poudre pour assurer ses conquêtes. D’ailleurs cette nation avait toujours été rivale des Juidas dans le commerce, et leur portait une haine invétérée depuis qu’ils avaient attiré dans leur pays tout le commerce d’Iakin ; car les agrémens de Sabi et la douceur de l’ancien gouvernement avaient porté les Européens à fixer leurs établissement dans cette ville.

Le lendemain, il vint un messager nègre, nommé Boutteno, qui dit à Snelgrave, en fort bon anglais, que, ne l’ayant pu trouver à Juida, où il l’avait cherché par l'ordre du roi de Dahomay, il était venu à Iakin pour l’inviter à se rendre au camp, et l’assurer de la part de sa majesté qu’il y serait en sûreté et reçu avec toutes sortes de caresses. Snelgrave marqua de l’embarras à répondre ; mais, apprenant que son refus pourrait avoir de fâcheuses conséquences, il prit le parti de faire ce voyage, surtout lorsqu’il vit plusieurs blancs disposés à l’accompagner. Un capitaine hollandais, dont le vaisseau avait été détruit depuis peu par les Portugais, lui promit de le suivre. Le chef du comptoir hollandais d’Iakin résolut d’envoyer avec lui son écrivain pour offrir quelques présens au vainqueur. Le prince d’Iakin fit aussi partir son propre frère pour renouveler ses hommages au roi.

Le 8 avril, ils traversèrent dans des canots la rivière qui coule derrière Iakin. Leur cortége était composé de cent Nègres, et le messager leur servait de guide. Cet homme, qui avait été fait prisonnier avec Lamb, avait appris l’anglais dès son enfance dans le comptoir de Juida. Ils furent accompagnés jusqu’au bord de la rivière par les habitans de la ville, qui faisaient des vœux pour leur retour, dans l’opinion qu’ils avaient de la barbarie des Dahomays.

Après avoir passé la rivière, ils se mirent en chemin dans leurs hamacs, portés chacun par six Nègres qui se relevaient successivement à certaines distances ; car deux hommes suffisent pour soutenir le bâton auquel le branle est attaché. Ils ne faisaient pas moins de quatre milles par heures ; mais on était quelquefois obligé d’attendre ceux qui portaient le bagage. On ne trouve point de chariots à Iakin, et les chevaux n’y sont guère plus grands que des ânes ; au reste, les chemins sont fort bons, et la perspective du pays aurait été très-agréable, si l’on n’y eût aperçu de tous côtés les ravages de la guerre. On y voyait non-seulement les ruines de quantité de villes et de villages, mais les os des habitans massacrés qui couvraient encore la terre. Le premier jour on dîna, sous des cocotiers, de diverses viandes froides dont on avait fait provision. Le soir on fut obligé de coucher à terre, dans quelques mauvaises huttes, qui étaient trop basses pour y pouvoir suspendre les hamacs. Tous les Nègres de la suite passèrent la nuit à l’air.

Le jour suivant, étant parti à sept heures du matin, le convoi se trouva, vers neuf heures, à un quart de mille du camp royal ; on crut avoir fait, depuis Iakin, environ quarante milles. Là, un messager envoyé par le roi fit à Snelgrave et aux autres blancs les complimens de sa majesté. Il leur conseilla de se vêtir proprement : ensuite, les ayant conduits fort près du camp, il les remit entre les mains d’un officier de distinction qui portait le titre de grand capitaine. La manière dont cet officier les aborda leur parut fort extraordinaire. Il était environné de cinq cents soldats chargés d’armes à feu, d’épées nues, de boucliers et de bannières, qui se mirent à faire des grimaces et des contorsions si ridicules, qu’il n’était pas aisé de pénétrer leurs intentions. Elles devinrent encore plus obscures lorsque le capitaine s’approcha d’eux avec quelques autres officiers l’épée à la main et la secouant sur leurs têtes, ou leur en appuyant la pointe sur l’estomac, avec des sauts et des mouvemens désordonnés ; à la fin, prenant un air plus composé, il leur tendit la main, les félicita de leur arrivée au nom du roi, et but à leur santé du vin de palmier, qui est fort commun dans le pays. Snelgrave et ses compagnons lui répondirent en buvant de la bière et du vin qu’ils avaient apportés. Ensuite ils furent invités à se remettre en chemin, sous la garde de cinq cents Dahomays, au bruit continuel de leurs instrumens.

Le camp royal était auprès d’une fort grande ville, qui avait été la capitale du royaume d’Ardra, mais qui n’offrait plus qu’un affreux amas de ruines. L’armée victorieuse campait dans des tentes, composées de petites branchés d’arbres et couvertes de paille, de la forme de nos ruches à miel, mais assez grandes pour contenir dix à douze soldats. Les blancs furent conduits d’abord sous de grands arbres, où l’on avait placé des chaises du butin de Juida pour les y faire asseoir à l’ombre. Bientôt ils virent des milliers de Nègres, dont la plupart n’avaient jamais vu de blancs, et que la curiosité amenait pour jouir de ce spectacle. Après avoir passé deux heures dans cette situation à considérer divers tours de souplesse dont les Nègres tâchaient de les amuser, ils furent menés dans une chaumière qu’on avait préparée pour eux. La porte en était fort basse ; mais ils trouvèrent le dedans assez haut pour y suspendre leurs hamacs. Aussitôt qu’ils y furent entrés avec leur bagage, le grand capitaine, qui les avait accompagné jusques-là, laissa une garde à peu de distance, et se rendit auprès du roi pour lui rendre compte de sa commission. Vers midi, ils dressèrent leur tente au milieu d’une grande cour environnée de palissades, autour desquelles la populace s’empressa beaucoup pour les regarder. Mais ils dînèrent tranquillement, parce que le roi avait ordonné sous peine de mort que personne s’approchât d’eux sans la permission de la garde. Cette attention pour leur sûreté leur causa beaucoup de joie. Cependant ils furent tourmentés par une si prodigieuse quantité de mouches, que, malgré les soins continuels de leurs esclaves, ils ne pouvaient avaler un morceau qui ne fût chargé de cette vermine.

À trois heures après midi, le grand capitaine les fit avertir de se rendre à la porte royale. Ils virent en chemin deux grands échafauds sur lesquels on avait assemblé en piles un grand nombre de têtes de mort : c’était là ce qui amassait les mouches dont ils avaient reçu tant d’incommodité pendant leur dîner. L’interprète leur apprit que les Dahomays avaient sacrifié dans ce lieu à leurs divinités quatre mille prisonniers de Juida,et que cette exécution s’était faite il y avait environ trois semaines. Ce témoignage formel prouve sans réplique l’usage des sacrifices humains dans ces contrées.

La porte royale donnait entrée dans un grand clos de palissades, où l’on voyait plusieurs maisons dont les murs étaient de terre. On fit asseoir les blancs sur des sellettes. Un officier leur présenta une vache, un mouton, quelques chèvres et d’autres provisions. Il ajouta pour compliment qu’au milieu du tumulte des armes sa majesté ne pouvait pas satisfaire l’inclination qu’elle avait à les mieux traiter. Ils ne virent pas le roi ; mais, sortant de la cour, après y avoir promené quelque temps les yeux, ils furent surpris d’apercevoir à la porte une file de quarante Nègres, grands et robustes, le fusil sur l’épaule et le sabre à la main, chacun orné d’un grand collier de dents d’hommes, qui leur pendaient sur l’estomac et autour des épaules. L’interprète leur apprit que c’étaient les héros de la nation, auxquels il était permis de porter les dents des ennemis qu’ils avaient tués : quelques-uns en avaient plus que les autres, ce qui faisait une différence de degrés dans l’ordre même de la valeur. La loi du pays défendait sous peine de mort de se parer d’un si glorieux ornement sans avoir prouvé devant quelques officiers chargés de cet emploi que chaque dent venait d’un ennemi tué sur le champ de bataille. Snelgrave pria l’interprète de leur faire un compliment de sa part, et de leur dire qu’il les regardait comme une compagnie de braves gens : ils répondirent qu’ils estimaient beaucoup les blancs.

Ce fut le lendemain qu’ils reçurent ordre de se préparer pour l’audience du roi. Ils furent conduits dans la même cour qu’ils avaient vue le jour précédent ; sa majesté y était assise, contre l’usage du pays, sur une chaise dorée qui s’était trouvée entre les dépouilles du palais de Juida. Trois femmes soutenaient de grands parasols au-dessus de sa tête pour le garantir de l’ardeur du soleil, et quatre autres femmes étaient debout derrière lui le fusil sur l’épaule ; elles étaient toutes fort proprement vêtues depuis la ceinture jusqu’en bas, suivant l’usage de la nation, où la moitié supérieure du corps est toujours nue ; elles portaient au bras des cercles d’or d’un grand prix, des joyaux sans nombre autour du cou, et de petits ornemens du pays entrelacés dans leur chevelure. Ces parures de tête sont des cristaux de diverses couleurs, qui viennent de fort loin dans l’intérieur de l’Afrique, et qui paraissent une espèce de fossiles. Les Nègres en font le même cas que nous faisons des diamans.

Le roi était vêtu d’une robe à fleurs d’or qui lui tombait jusqu’à la cheville du pied. Il avait sur la tête un chapeau d’Europe brodée en or, et des sandales aux pieds. Ou avertit les blancs de s’arrêter à vingt pas de la chaise. À cette distance, sa majesté leur fit dire par l’interprète qu’elle se réjouissait de leur arrivée. Ils lui firent une profonde révérence la tête découverte. Alors, ayant assuré Snelgrave de sa protection, elle donna ordre qu’on présentât des chaises aux étrangers. Ils s’assirent. Le roi but à leur santé, et leur ayant fait apporté des liqueurs, il leur donna permission de boire à la sienne.

On amena le même jour au camp plus de huit cents captifs, d’une région nommé Teffo, à six journées de distance. Tandis que le roi de Dahomay faisait la conquête de Juida, ces peuples avaient attaqué cinq cents hommes de ses troupes, qu’il avait donnés pour escorte à douze de ses femmes pour les reconduire dans le pays de Dahomay avec quantité de richesses. Les Teffos, ayant mis l’escorte en déroute, avaient tué les douze femmes, et s’étaient saisis de leur trésor. Mais, après la conquête de Juida, le roi s’était hâté de détacher une parti de son armée pour tirer vengeance de cette insulte.

Il se fit amener les prisonniers dans sa cour. Le roi en choisit un grand nombre pour les sacrifier à ses fétiches ; le reste fut destiné à l’esclavage. Cependant tous les soldats de Dahomay qui avaient eu part à cette prise reçurent des récompenses qui leur furent distribuées sur-le-champ par les officiers du roi. On leur paya pour chaque esclave mâle la valeur de vingt schellings (24 francs) en cauris, et celle de dix schellings pour chaque femme et chaque enfant. Les mêmes soldats apportèrent au milieu de la cour plusieurs milliers de têtes enfilées dans des cordes. Chacun en avait sa charge ; et les officiers qui les reçurent leur payèrent la valeur de cinq schellings pour chaque tête. Ensuite d’autres Nègres emportaient tous ces horribles monumens de la victoire pour en faire un amas près du camp. L’interprète dit à Snelgrave que le dessein du roi était d’en composer un trophée de longue mémoire.

Pendant que ce prince parut dans la cour, tous les grands de la nation se tinrent prosternés sans pouvoir approcher de sa chaise plus près de vingt pas. Ceux qui avaient quelque chose à lui communiquer commençaient par baiser la terre, et parlaient ensuite à l’oreille d’une vieille femme, qui allait expliquer leurs désirs au roi, et qui leur rapportait sa réponse. Il fit présent à plusieurs de ses officiers et de ses courtisans d’environ deux cents esclaves. Cette libéralité royale fut proclamée à haute voix dans la cour, et suivie des applaudissemens de la populace, qui attendait autour des palissades l’heure du sacrifice. Ensuite on vit arriver deux Nègres qui portaient un assez grand tonneau rempli de diverses sortes de grains. Snelgrave jugea qu’il ne contenait pas moins de dix gallons[1]. Après l’avoir placé à terre, les deux Nègres se mirent à genoux, et, mangeant le grain à poignées, ils avalèrent tout en peu de minutes. Snelgrave apprit de l’interprète que cette cérémonie ne se faisait que pour amuser le roi, et que les acteurs ne vivaient pas long-temps, mais, qu’ils ne manquaient jamais de successeurs. Cette étrange espèce de flatterie et de bassesse imbécile peut paraître moins inconcevable dans une nation barbare, avilie et malheureuse ; mais si, dans notre Europe, où l’on connaît mieux l’usage et le prix de la vie, si dans une cour très-polie on avait vu des exemples d’une adulation à peu près de la même espèce et du même danger, ne faudrait-il pas convenir que l’air qu’on respire dans les cours est mortel à la raison ?

Après le dîner, le frère du prince d’Iakin vint, à la tête des blancs, dans un si grand effroi, que de noir qu’il était, sa pâleur le rendit basané. Il avait rencontré en chemin les Teffos qui devaient être sacrifiés, et leurs cris lamentables l’avaient jeté dans ce désordres. Les Nègres de la côte ont en horreur ces excès de cruauté, et détestent surtout les festins de chair humaine. Ce barbare usage était familier aux Dabomays ; car, lorsque Snelgrave reprocha dans la suite aux peuples de Juida le découragement qui leur avait fait prendre la fuite, ils répondirent qu’il était impossible de résister à des cannibales dont il fallait s’attendre à devenir la pâture ; et leur ayant répliqué qu’il importait peu après la mort d’être dévorés par des hommes ou par des vautours, qui sont en grand nombre dans le pays, ils secouèrent les épaules, en frémissant de la seule pensée d’être mangés par des créatures de leur espèce, et protestant qu’ils redoutaient moins toute autre mort. Le frère du prince d’Iakin paraissait inquiet pour sa propre sûreté, parce qu’il n’avait point été reçu à l’audience du roi ; mais Snelgrave et le capitaine hollandais obtinrent du chef des prêtres la liberté d’assister à la cérémonie. Elle fut exécutée sur quatre petits échafauds, élevés d’environ cinq pieds au-dessus de la terre. La première victime fut un beau Nègre de cinquante ou soixante ans, qui parut les mains liées derrière le dos. Il se présenta d’un air ferme et sans aucune marque de douleur ou de crainte. Un prêtre dahomay le retint quelques momens debout près de l’échafaud, et prononça sur lui quelques paroles mystérieuses : ensuite il fit un signe à l’exécuteur qui était derrière la victime, et qui, d’un seul coup de sabre, sépara la tête du corps. Toute l’assemblée poussa un grand cri. La tête fut jetée sur l’échafaud ; mais le corps, après avoir été quelque temps à terre pour laisser au sang le temps de couler, fut emporté par des esclaves, et jeté dans un lieu voisin du camp. L’interprète dit à Snelgrave que la tête était pour le roi, le sang pour les fétiches, et le corps pour le peuple.

Le sacrifice fut continué avec les mêmes formalités pour chaque victime. Snelgrave observa que les hommes se présentaient courageusement à la mort ; mais les cris des femmes et des enfans s’élevaient jusqu’au ciel, et lui causèrent à la fin tant d’horreur, qu’il ne put se défendre de quelque effroi pour lui-même. Il s’efforça néanmoins de prendre un visage assuré, et d’éviter tout ce que les vainqueurs auraient pu prendre pour une condamnation de leurs cruautés ; mais il herchait avec le Hollandais, quelque occasion de se retirer sans être aperçu. Tandis qu’ils étaient dans cette violente situation, un colonel dahomay, qu’ils avaient vu à Iakin, s’approcha d’eux, et leur demanda ce qu’ils pensaient du spectacle. Snelgrave lui répondit qu’il s’étonnait de voir sacrifier tant d’hommes sains, qui pouvaient être vendus avec avantage pour le roi et pour la nation. Le colonel lui dit que c’était l’ancien usage des Dahomays, et qu’après une conquête, le roi ne pouvait se dispenser d’offrir à leur dieu un certain nombre de captifs qu’il était obligé de choisir lui-même ; qu’ils se croiraient menacés de quelque malheur, s’ils négligeaient une pratique si respectée, et qu’ils n’attribuaient leurs dernières victoires qu’à leur exactitude à l’observer ; que la raison qui faisait choisir particulièrement les vieillards pour victimes était purement politique ; que, l’âge et l’expérience leur faisant supposer plus de sagesse et de lumières qu’aux jeunes gens, on craignait que, s’ils étaient conservés, ils ne formassent des complots contre leurs vainqueurs, et qu’ayant été les chefs de leur nation, ils ne pussent jamais s’accoutumer à l’esclavage. Il ajouta qu’à cet âge d’ailleurs les Européens ne seraient pas fort empressés à les acheter, et qu’à l’égard des jeunes gens qui se trouvaient au nombre des victimes, c’était pour servir dans l’autre monde, les femmes du roi que les Teffos avaient massacrées.

Snelgrave concluant, d’après cette dernière explication, que les Dahomays avaient quelque idée d’un état futur, demanda au colonel quelle opinion il se formait de Dieu. Il n’en tira qu’une réponse confuse, mais dont il crut pouvoir recueillir que ces barbares reconnaissent un dieu invisible qui les protége, et qui est subordonné à quelque autre dieu plus puissant. « Ce grand dieu, lui dit le colonel, est peut-être celui qui a communiqué aux blancs tant d’avantages extraordinaires. » « Mais, puisqu’il ne lui a pas plu de se faire connaître à nous, nous nous contentons, ajouta-t-il, de celui que nous adorons. »

Le lendemain , Snelgrave vit le frère du prince d’Iakin qui avait obtenu la permission de paraître devant le roi, et qui revenait charmé de cette faveur. Il avait été traité si humainement, qu’il ne lui restait aucune crainte d’être mangé par les Dahomays ; mais il paraissait pénétré d’horreur en racontant les circonstances de l’horrible festin qui s’était fait la nuit précédente. Les corps des Teffos avaient été bouillis et dévorés. Snelgrave eut la curiosité de se transporter dans le lieu où il les avait vus. Il n’y restait plus que les traces du sang, et son interprète lui dit en riant que les vautours avaient tout enlevé. Cependant, comme il était fort étrange qu’on ne vît pas du moins, quelques os de reste, il demanda quelque explication. L’interprète lui répondit alors plus sérieusement que les prêtres avaient distribué les cadavres dans chaque partie du camp, et que les soldats avaient passé toute la nuit à les manger. Voilà donc les Dahomays reconnus anthropophages ; mais le voyageur Atkins, qui n’en admet point, prétend que Snelgrave s’est laissé tromper.

Snelgrave n’ose donner cette étrange barbarie pour une vérité, parce qu’il ne la rapporte pas sur le témoignage de ses propres yeux ; mais il laisse juger à ses lecteurs si elle n’est pas bien confirmée par un autre récit qu’il tient lui-même d’un fort honnête homme, Robert Moore, alors chirurgien de l’Italienne, grande frégate de la compagnie anglaise. Ce bâtiment arriva dans la rade de Juida tandis que Snelgrave était à Iakin. Le capitaine John Dagge, qui le commandait, se trouvant indisposé, envoya Robert Moore au camp du roi de Dahomay avec des présens pour ce prince, Moore eut la curiosité de parcourir le camp, et, passant au marché, il y vit vendre publiquement de la chair humaine. Snelgrave, à qui Moore raconta ce qu’il avait vu, n’alla point chercher ce spectacle au marché ; mais il est persuadé que, si sa curiosité l’eût conduit du même côté, il y aurait vu la même chose. Il est assez singulier qu’il n’ait pas eu cette curiosité.

Snelgrave apprit d’un Portugais mulâtre établi dans ce pays que plusieurs seigneurs fugitifs, dont les pères avaient été vaincus et décapités par le roi de Dahomay, s’étaient retirés sous la protection du roi d’Yo, et l’avaient engagé par leurs instances à déclarer la guerre à leur vainqueur. Il s’était mis en campagne immédiatement après la conquête d’Ardra. Le roi de Dahomay, quittant aussitôt cette ville, avait marché au-devant de lui avec toutes ses forces, qui n’étaient composées que d’infanterie. Comme ses ennemis, au contraire, n’avaient que de la cavalerie, il avait eu d’abord quelque chose à souffrir dans un pays ouvert, où les flèches, les javelines et le sabre faisaient de sanglantes exécutions. Mais une partie de ses soldats étant armés de fusils, le bruit des moindres décharges effraya tellement les chevaux, que le roi d’Yo ne put les attaquer une seule fois avec vigueur. Cependant les escarmouches avaient déjà duré quatre jours, et l’infanterie de Dahomay commençait à se rebuter d’une si longue fatigue, lorsque le roi eut recours à ce stratagème. Il avait avec lui quantité d’eau-de-vie qu’il fit placer dans une ville voisine de son camp ; il y mit aussi, comme en dépôt, un grand nombre de marchandises ; et, se retirant pendant la nuit, il feignit de s’éloigner avec toute son armée. Celle d’Yo ne douta point qu’il n’eût pris la fuite ; elle entra dans la ville, et, tombant sur l’eau-de-vie, dont elle but d’autant plus avidemment que cette liqueur est très-rare dans le pays d’Yo, elle se ressentit bientôt de ses pernicieux effets. Le sommeil de l’ivresse mit les plus braves hors d’état de se défendre, tandis que le roi de Dahomay, bien instruit par ses espions, revint sur ses pas avec la dernière diligence, et, trouvant ses ennemis dans ce désordre, n’eut pas de peine à les tailler en pièces. Il s’en échappa néanmoins une grande partie à l’aide de leurs chevaux. Le Portugais mulâtre ajouta que, dans leur fuite, ils avaient pris deux chevaux qui étaient dans sa cour, et que les vainqueurs en avaient enlevé un grand nombre. Cependant il avait reconnu, disait-il, que les Dahomays craignaient beaucoup une seconde invasion, et qu’ils redoutaient extrêmement la cavalerie. Depuis sa victoire, leur roi n’avait pas fait difficulté d’envoyer des présens considérables à celui d’Yo, pour l’engager à demeurer tranquille dans ses états. Mais si la guerre recommençait, et si la fortune les abandonnait ils avaient déjà pris la résolution de se retirer vers les côtes de la mer, où il était certain que leurs ennemis n’oseraient jamais les poursuivre. On savait que le fétiche national des Yos était la mer même, et que, leurs prêtres leur défendant sous peine de mort d’y jeter les yeux, ils ne s’exposeraient point à vérifier une menace si terrible.

Le jour suivant, Snelgrave et ses compagnons furent avertis de se rendre à l’audience du roi. En arrivant dans la première cour, où ils n’avaient encore vu le roi qu’en public, on les pria de s’arrêter un moment. Ce prince, ayant appris qu’ils lui apportaient des présens, avait désiré de voir ce qu’ils avaient à lui offrir avant qu’ils fussent introduits. Ils n’attendirent pas long-temps. On les conduisit dans une petite cour, au fond de laquelle sa majesté était assise, les jambes croisées, sur un tapis de soie. Sa parure était fort riche ; mais il avait peu de courtisans autour de lui. Il demanda aux blancs, d’un ton fort doux, comment ils se portaient ; et, faisant étendre près de lui deux belles nattes, il leur fit signe de s’asseoir ; ils obéirent, en apprenant de l’interprète que c’était l’usage du pays.

Le roi demanda aussitôt à Snelgrave quel était le commerce qui l’avait amené sur les côtes de Guinée ; et ce capitaine lui ayant répondu qu’il venait pour le commerce des esclaves, et qu’il espérait beaucoup de la protection de sa majesté, il lui promit de le satisfaire, mais après que les droits seraient réglés. La-dessus, il lui dit de s’adresser à Zuinglar, un de ses officiers, qui était présent, et que Snelgrave avait connu à Juida, où il avait fait, pendant plusieurs années, les affaires de la cour de Dahomay. Cet officier, prenant la parole au nom de son maître, déclara que, malgré ses droits de conquérant, il ne mettrait pas plus d’impôt sur les marchandises qu’on n’était accoutumé d’en payer au roi de Juida. Snelgrave répondit que, sa majesté étant un prince beaucoup plus puissant que celui de Juida, on espérait qu’il exigerait moins des marchands. Cette objection parut embarrasser Zuinglar : il balançait sur sa réponse ; mais le roi, qui se faisait expliquer jusqu’au moindre mot par l’interprète, répondit lui-même qu’étant en effet un plus grand prince, il devait exiger davantage. « Mais, ajouta-t-il d’un air gracieux, comme vous êtes le premier capitaine anglais que j’aie jamais vu, je veux vous traiter comme une jeune mariée, à laquelle on ne refuse rien. » Snelgrave fut si surpris de ce tour d’expression, que, regardant l’interprète, il l’accusa d’y avoir changé quelque chose. Mais le roi, flatté de son étonnement, recommença sa réponse dans les mêmes termes, et lui promit que ses actions ne démentiraient pas ses paroles. Alors Snelgrave, encouragé par tant de faveurs, prit la liberté de représenter que la plus sûre voie pour faire fleurir le commerce était d’imposer des droits légers, et de protéger les Anglais, non-seulement contre les larcins des Nègres, mais encore contre les impositions arbitraires des seigneurs. Il ajouta que, pour avoir négligé ces deux points, le roi de Juida avait fait beaucoup de tort au commerce de son pays. Sa majesté prit fort bien ce conseil, et demanda ce que les Anglais souhaitaient de lui payer. Snelgrave répondit que, pour les satisfaire et leur inspirer autant de zèle et de reconnaissance, il fallait n’exiger d’eux que la moitié de ce qu’ils payaient au roi de Juida. Cette grâce fut accordée sur-le-champ. Le roi, pour mettre le comble à ses bontés, ajouta qu’il était résolu de rendre le commerce florissant dans toute l’étendue de ses états ; qu’il s’efforcerait de garantir les blancs des injustices dont ils se plaignaient, et que Dieu l’avait choisi pour punir le roi de Juida et son peuple de toutes les bassesses dont ils s’étaient rendus coupables à l’égard des blancs et des noirs. Cette audience dura cinq heures, et Snelgrave en rapporta une très-grande idée de l’Alexandre d’Afrique.

Le lendemain les blancs furent appelés de fort bonne heure à la porte royale, où les officiers du roi leur déclarèrent que ce prince ne pouvait les voir de tout le jour, parce que c’était la fête de son fétiche ; mais qu’il leur faisait présent de quelques esclaves et de quantité de provisions ; qu’ils pouvaient faire fond sur toutes ses promesses, retourner à Iakin quand ils le souhaiteraient, et finir tranquillement leurs affaires sous sa protection. Ils trouvèrent à leur retour les esclaves et les provisions qui les attendaient. On distribua de la part du roi des pagnes assez propres aux Nègres de leur cortége, avec une petite somme d’argent.

Dans le cours de l’après-midi, ils virent passer devant la porte royale le reste de l’armée qui revenait du pays des Teffos. Ce corps de troupes marchait avec plus d’ordre que Snelgrave n’en avait jamais vu parmi les Nègres, et parmi ceux mêmes de la côte d’Or, qui passent pour les meilleurs soldats de tous les pays de l’Afrique. Il était composé de trois mille hommes de milice régulière, suivis d’une multitude d’environ dix mille autres Nègres pour le transport du bagage, des provisions et des têtes de leurs ennemis. Chaque compagnie avait ses officiers et ses drapeaux : leurs armes étaient le mousquet, le sabre et le bouclier.En passant devant la porte royale, ils se prosternèrent successivement et baisèrent la terre ; mais ils se relevaient avec une vitesse et une agilité surprenantes. La place, qui était devant la porte, avait quatre fois autant d’étendue que celle de la tour de Londres. Ils y firent l’exercice à la vue d’un nombre incroyable de spectateurs, et dans l’espace de deux heures ils firent au moins vingt décharges de leur mousqueterie.

Snelgrave, paraissant étonné de cette multitude de Nègres qui étaient à la suite des troupes, apprit de l’interprète que le roi donnait à chaque soldat un jeune élève de la nation, entretenu aux dépens du public, pour les former d’avance aux fatigues de la guerre et que la plus grande partie de l’armée présente avait été élevée de cette manière. L’auteur en eut moins de peine à comprendre comment le roi de Dahomay avait étendu si loin ses conquêtes avec des troupes si régulières et tant de politique, il est certain que cette institution ferait honneur aux peuples les mieux civilisés.

De retour au comptoir d’Iakin, il eut à se plaindre des Nègres du pays et de leur prince : il essuya beaucoup d’affronts et de perfidies. Heureusement pour lui, le grand capitaine de Dahomay fut envoyé par son maître pour mettre l’ordre dans le pays d’Iakin. Les blancs, qui étaient sous la protection de son maître, furent bientôt vengés. Il entendit leurs plaintes. Les coupables furent chargés de chaînes et conduits au camp royal. Snelgrave eut la satisfaction de voir dans ce nombre un Nègre qui l’avait menacé du bout de son fusil. Cet insolent, et deux de ses compagnons qui avaient traité fort outrageusement les Anglais eurent la tête coupée par l’ordre du roi ; les autres furent retenus long-temps dans les fers, et réduits au pain et à l’eau, dans la cour même du roi, où ils étaient exposés à toutes les injures de l’air.

Le jour qui suivit l’arrivée du grand capitaine, tous les blancs se réunirent pour lui offrir leurs présens : il dîna le lendemain avec eux dans le comptoir de Snelgrave. De tous les Nègres de son cortége, il n’en fit asseoir qu’un à table, avec le prince d’Iakin et lui. Snelgrave observe qu’ayant pris beaucoup de plaisir à manger, du jambon et du pâté à l’anglaise, il demanda comment ces deux mets étaient préparés. On lui répondit que le détail en serait trop long ; mais que, de la manière dont ils l’étaient, ils pouvaient se conserver six mois, malgré la chaleur du pays : c’était assurer beaucoup. Snelgrave ayant ajouté que le pâté était de la main de sa femme, le grand capitaine voulut savoir combien il avait de femmes, et rit beaucoup en apprenant qu’il n’en avait qu’une : « J’en ai cinq cents, lui dit-il, et je souhaiterais que dans ce nombre il y en eût cinquante qui sussent faire d’aussi bons pâtés. » On servit ensuite des bananes et d’autres fruits du pays sur de la vaisselle de Delft. Cette sorte de faïence lui parut si belle, qu’il pria Snelgrave de lui donner l’assiette sur laquelle il avait mangé, avec le couteau et la fourchette dont il s’était servi. Non-seulement Snelgrave lui accorda ce qu’il demandait, mais il y joignit tous les couverts qui étaient sur la table. Au même instant les Nègres enlevèrent le service avec tant de précipitation, qu’ils faillirent briser une partie de la vaisselle. Snelgrave fit ajouter à ce présent quelques pots et quelques gobelets.

Lorsqu’on avait commencé à manger, les principaux officiers du grand capitaine, qui étaient debout derrière sa chaise, lui dérobaient de temps en temps sur son assiette un morceau de jambon ou de volaille. Snelgrave, qui s’en était aperçu, lui dit que les vivres ne leur manqueraient pas, et que ce n’était pas l’usage en Europe de laisser partir affamés les gens de ceux qu’on invitait à dîner : cet usage est changé. Alors les Nègres prirent confiance à cette promesse. On but beaucoup après le festin ; et de plusieurs sortes de liqueurs, le grand capitaine donna la préférence au punch.

Malgré les louanges que Snelgrave donne au conquérant nègre, ce qu’il raconte dans la relation d’un second voyage qu’il fit deux ans après à Iakin, prouve que, si ce barbare avait plus d’astuce et de fermeté que ses compatriotes, il était encore éloigné des principes d’une saine politique.

Ce prince ayant conquis en peu d’années et ravagé divers pays, on a déjà remarqué que les fils du roi d’Ouymey, et plusieurs autres princes dont il avait fait décapiter les pères s’étaient retirés fort loin dans les terres, sous la protection des Yos, nation puissante et guerrière. Après la défaite d’Ossous, le roi de Juida trouva le moyen d’implorer le secours du roi des Yos ; et les sollicitations des autres princes se joignant aux siennes, ils obtinrent de ce grand monarque une armée considérable pour fondre ensemble sur le roi de Dahomay, qui était regardé comme l’ennemi et le destructeur du genre humain. Les Yos, ne combattant qu’à cheval, et leur pays étant fort éloigné au nord-ouest, ils ne peuvent marcher vers le sud que dans la saison du fourrage. Le roi de Dahomay fut bientôt informé de leur approche. Il avait éprouvé dans une autre guerre les désavantages de son armée, qui n’était composée que d’infanterie. La crainte du sort qu’il avait fait éprouver à tous ses voisins lui fit prendre la résolution d’enterrer toutes ses richesses, de brûler ses villes, et de se retirer dans les bois avec tous ses sujets. C’est la ressource ordinaire des Nègres lorsqu’ils désespèrent de la victoire. Comme ils n’ont point de places fortes, ceux qui sont maîtres de la campagne ne trouvent point de résistance dans toute l’étendue des plus grands états.

Ainsi le roi de Dahomay trompa l’espérance de ses ennemis. Les Yos le cherchèrent long-temps : il était enfoncé dans l’épaisseur des bois. Enfin la saison des pluies les força de se retirer ; et les Dahomays, sortant de leurs retraites, rebâtirent tranquillement leur ville.

Ce fut vers le même temps, c’est-à-dire au commencement de juillet 1729, que le gouverneur Wilson, quittant le pays de Juida, laissa M. Testesole pour lui succéder. Il y avait plusieurs années que ce nouveau chef du comptoir anglais demeurait en Guinée ; ainsi l’expérience aurait dû suppléer seule à ce qui lui manquait du côté de la prudence et de la modération. Quoiqu’il eût fait plusieurs visites au roi de Dahomay dans son camp, et qu’il y eut été reçu avec beaucoup de caresses, l’opinion qu’il se forma de la faiblesse de ce prince en le voyant si long-temps disparaître à la vue des Yos, lui fît naître le dessein de rétablir le roi de Juida sur le trône. Il fut secondé par les Popos, qui souhaitaient beaucoup de relever leur ancien commerce. Ils levèrent ensemble une armée de quinze mille hommes, qui vint se camper près des forts européens, sous le commandement des rois de Juida et d’Ossous.

Le roi de Dahomay, qui s’occupait alors de la réparation de ses villes, ignora long-temps cette entreprise, et ne l’apprit pas sans une extrême inquiétude. Il avait perdu une partie de ses troupes pendant qu’il était enseveli dans le fond des forêts, et depuis peu il avait envoyé le reste de divers côtés pour enlever des esclaves. Cependant il trouva le moyen de se délivrer du péril par un stratagème fort heureux.

Il fit rassembler un grand nombre de femmes qu’il vêtit et qu’il arma comme autant de soldats. Il en forma des compagnies, auxquelles il donna des officiers, des enseignes et des tambours. Cette armée se mit en marche, avec la seule précaution de placer quelques hommes aux premiers rangs, pour mieux tromper l’ennemi. La surprise des Juidas à l’approche d’une armée si nombreuse, se changea bientôt en une si grande frayeur, que, prenant la fuite, ils abandonnèrent honteusement leur roi et leurs alliés. Ce prince fit en vain toutes sortes d’efforts pour les arrêter, jusqu’à tourner contre eux sa lance et blesser au visage tous ceux qu’il rencontrait dans sa fureur. Les femmes des Dahomays, profitant de la consternation pour s’avancer avec beaucoup d’audace, il n’eut d’autre ressource que de se précipiter dans le fossé du fort anglais, qu’il traversa par le secours de ses deux fils ; et, montant par-dessus le mur, il se déroba heureusement à la poursuite de ses ennemis. Mais une grande partie de ses gens périt par la main des femmes, et la plupart des autres furent faits prisonniers.

Cet événement jeta le gouverneur anglais dans quelque embarras. Cependant il persuada au roi fugitif de quitter le fort dès la même nuit, et de retourner dans ses îles désertes et stériles. Mais le roi de Dahomay n’apprit pas moins que c’était lui qui avait suscité la révolte ; son ressentiment fut égal à l’injure. Il laissa une petite armée à Sabi, et, retournant dans ses états, il fit un accueil si favorable à tous les brigands de diverses nations qui voulurent entrer dans ses troupes, que, dans l’espace de quelques mois, il se trouva aussi puissant qu’à l’arrivée des Yos. Mais, malgré son habileté qui lui donnait beaucoup d’avantage sur tous les princes nègres, il avait commis deux fautes irréparables. Quoiqu’il se trouvât le maître absolu d’un pays immense, ses ravages et ses cruautés en avaient détruit ou chassé tous les habitans. Ainsi, manquant de sujets, il n’était grand roi que de nom. En second lieu, sous prétexte de vouloir repeupler ses états, il avait promis à tous les anciens habitans qui retourneraient dans leur patrie la liberté d’y jouir de tous leurs priviléges, en lui payant un certain tribut. Cette espérance en avait ramené plusieurs milliers dans le royaume d’Ardra. Mais, soit qu’il n’eût pensé qu’à les tromper, soit que l’ardeur du gain lui fit oublier ses propres vues, à peine eurent-ils commencé à s’établir, que, par une noire trahison, il fondit sur eux, et prit ou tua tous ceux qui ne purent se sauver par la fuite. Cette dévastation ruina presque entièrement le royaume de Juida.

Testesole, n’espérant plus de réconciliation avec le roi de Dahomay, cessa de garder des ménagemens, et porta l’insulte jusqu’à faire donner des coups de fouet à l’un de ses principaux officiers. Aux plaintes que le Nègre fit de cette indignité il répondit que sa résolution était de traiter le roi de même, lorsqu’il tomberait entre ses mains. Un outrage si sanglant et le discours qui l’avait suivi furent rapportés à ce prince, qui, dans l’étonnement de cette conduite, dit avec beaucoup de modération : « Il faut que cet homme ait un fonds de haine naturelle contre moi, car autrement il ne pourrait avoir sitôt oublié les bontés que j’ai eues pour lui. »

Cependant il donna ordre à ses gens d’employer l’adresse pour se saisir de lui, et l’occasion s’en offrit bientôt dans une visite que Testesole rendit aux Français. Les Dahomays environnèrent le comptoir, et demandèrent le gouverneur anglais. Comme il n’y avait aucune espérance de résister par la force, les Français se hâtèrent de le cacher dans une armoire, et répondirent qu’il était déjà sorti. Mais les Dahomays, furieux, cassèrent le bras d’un coup de pistolet au chef du comptoir, forcèrent l’entrée, et trouvèrent Testesole dans sa retraite, d’où l’ayant tiré brutalement, ils lui lièrent les mains et les pieds, et le portèrent à leur roi dans un hamac. Ce prince refusa de le voir ; mais, peu de jours après, il l’envoya dans la ville de Sabi, qui n’est qu’à trois ou quatre milles du fort. Là, on lui fit entendre que, s’il voulait écrire à ceux qui commandaient dans son absence, et faire venir pour sa rançon plusieurs marchandises qu’on lui nomma, il obtiendrait aussitôt la liberté. Mais, lorsque les marchandises furent arrivées, au lieu de le renvoyer libre, on l’attacha par les pieds et les mains, le ventre à terre, entre deux pieux ; on lui fit aux bras et au dos, aux cuisses et aux jambes, quantité d’incisions où l’on mit du jus de limon mêlé de poivre et de sel ; ensuite on lui coupa la tête, et le corps divisé eh pièces fut rôti sur les charbons et mangé.

Peu d’années après, les peuples d’Iakin s’étant soulevés contre le Dahomay pendant qu’ils le croyaient occupé à une guerre étrangère, il fondit brusquement sur eux, les tailla en pièces, brûla les villes et villages, et tous les comptoirs européens furent enveloppés dans l’incendie général. Les chefs furent amenés prisonniers et rachetés par la compagnie d’Afrique. Tout prouve que les établissemens lointains ont été et seront même encore sujets à bien des révolutions ; mais il n’est pas moins évident que les cruautés de Dahomay, exercées contre ses sujets, ruinèrent ses états et son commerce.

Tant de guerres et de révoltes l’avaient rendu encore plus cruel ; la défiance et les soupçons ne l’abandonnaient plus. Les blancs même se ressentaient de l’altération de son caractère. Un si long commerce avec les marchands de l’Europe n’avait jamais eu le pouvoir de faire perdre à ce prince ni à sa nation le fond de férocité par lequel ils ressemblaient à tous les Nègres. Un jour que le conseil royal avait demandé au roi un vigoureux captif qui lui fut accordé, l’usage que ses graves conseillers firent de leur esclave, fut de le tuer et d’en faire un festin.

Snelgrave donne des leçons utiles sur la manière de traiter les Nègres dans la traversée, et sur les moyens de prévenir ces révoltes si fréquentes et quelquefois si dangereuses, mais qui, finissant toujours par la mort de ces malheureux esclaves, ne peuvent être regardées que comme une agonie terrible de l’humanité souffrante et dégradée qui soulève ses fers, retombe, et meurt sans pouvoir les briser.

Les séditions sur les vaisseaux viennent presque toujours des mauvais traitemens que les Nègres reçoivent des matelots. Snelgrave s’était fait une méthode pour les conduire ; il ne croit pas qu’il y en ait de plus sûre, quoiqu’elle ne lui ait pas toujours réussi. Comme leur première défiance est qu’on ne les ait achetés que pour les manger, et que cette opinion paraît fort répandue dans toutes les nations intérieures, il commençait par leur déclarer qu’ils devaient être sans crainte pour leur vie ; qu’ils étaient destinés à cultiver tranquillement la terre, ou à d’autres exercices qui ne surpassaient pas leurs forces ; que, si quelqu’un les maltraitait sur le vaisseau, ils obtiendraient justice en portant leurs plaintes à l’interprète ; mais que, s’ils commettaient eux-mêmes quelque désordre, ils seraient punis sévèrement.

À mesure qu’on achète les Nègres, on les enchaîne deux à deux ; mais les femmes et les enfans ont la liberté de courir dans le vaisseau ; et lorsqu’on a perdu de vue les côtes, on ôte même les chaînes aux hommes.

Ils reçoivent leur nourriture deux fois par jour. Dans le beau temps, on leur permet d’être sur le tillac depuis sept heures du matin jusqu’à la nuit. Tous les lundis, on leur donne des pipes et du tabac, et leur joie marque assez, en recevant cette faveur, que c’est une de leurs plus grandes consolations dans leur misère. Les hommes et les femmes sont logés séparément, et leurs loges sont nettoyées soigneusement tous les jours. Avec ces attentions, qui doivent être soutenues constamment, Snelgrave a reconnu qu’un capitaine bien disposé conduit facilement la plus grande cargaison de Nègres.

La première sédition dont Snelgrave ait été témoin arriva dans son premier voyage, en 1704, sur l’Aigle de Londres, commandé par son père. Ils avaient à bord quatre cents Nègres du vieux Callabar ; leur bâtiment était encore dans la rivière de ce nom ; et de vingt-deux blancs qui restaient capables de service, un grand nombre ayant péri, et le reste étant accablé de maladies, il s’en trouvait douze absens pour faire la provision d’eau et de bois. Les Nègres remarquèrent fort bien toutes ces circonstances, et concertèrent ensemble les moyens d’en profiter. La sédition commença immédiatement avant le souper ; mais comme ils étaient encore liés deux à deux, et qu’on avait eu soin d’examiner leurs fers soir et matin, les Anglais durent leur salut à cette sage précaution. La garde n’était composée que de trois blanc armés de coutelas ; un des trois, qui était sur le gaillard d’avant, aperçut plusieurs Nègres qui, s’étant approchés du contremaître, se saisissaient de lui pour le précipiter dans les flots : il fondit sur eux, et leur fit quitter prise ; mais, tandis que le contre-maître courut à ses armes, son défenseur fut saisi lui-même, et serré de si près, qu’il ne put se servir de son sabre. Snelgrave était alors dans le tremblement de la fièvre et retenu au lit depuis plusieurs jours. Au bruit qui se fit entendre, il prit deux pistolets, et, montant en chemise sur le tillac, il rencontra son père et le contremaître, auxquels il donna ses deux armes. Ils allèrent droit aux Nègres en les menaçant de la voix ; mais ces furieux ne continuèrent pas moins de presser la sentinelle, quoiqu’ils n’eussent encore pu lui arracher son sabre, qui tenait au poignet par une petite chaîne, et que leurs efforts pour le pousser dans la mer n’eussent pas mieux réussi, parce qu’il en tenait deux qui ne pouvaient se dégager de ses mains. Le vieux Snelgrave se jeta au milieu d’eux pour le secourir, et tira son pistolet par-dessus leur tête, dans l’espérance de les effrayer par le bruit ; mais il reçut un coup de poing qui faillit le faire tomber sans connaissance ; et le Nègre qui l’avait frappé avec cette vigueur, allait recommencer son attaque, lorsque le contre-maître lui fit sauter la cervelle d’un coup de pistolet. À cette vue, la sédition cessa tout d’un coup. Tous les rebelles se jetèrent à genoux le visage contre le tillac, en demandant quartier avec de grands cris. Dans l’examen des coupables, on n’en trouva pas plus de vingt qui eussent part au complot. Les deux chefs, qui étaient liés par le pied à la même chaîne, saisirent un moment favorable pour se jeter dans la mer. On ne manqua point de punir sévèrement les autres, mais sans effusion de sang ; et l’on en fut quitte ainsi pour la perte de trois hommes.

Les Cormantins, nation de la côte d’Or, sont des Nègres fort capricieux et fort opiniâtres. En 1721, Snelgrave aborda sur leur côte, et fit en peu de temps une traite si avantageuse, qu’il avait déjà cinq cents esclaves à bord. Il se croyait sûr de leur soumission, parce qu’ils étaient fort bien enchaînés, et qu’on veillait soigneusement sur eux. D’ailleurs son équipage était composé de cinquante blancs, tous en bonne santé, et d’excellens officiers ; cependant la fureur de la révolte s’empara d’une partie de cette malheureuse troupe, près d’une ville nommée Manfro, sur la même côte.

La sédition commença vers minuit, à la clarté de la lune. Les deux sentinelles laissèrent sortir à la fois quatre Nègres de leur loge : et, négligeant de la fermer, il en sortit aussitôt quatre autres : ils s’aperçurent de leur faute, et poussèrent assez violemment la porte pour arrêter ceux qui auraient suivi dans la même vue ; mais les huit qui s’étaient échappés eurent l’adresse de se défaire en un moment de leurs chaînes, et fondirent ensemble sur les deux sentinelles. Ils s’efforcèrent de leur arracher leurs sabres. L’usage des sentinelles anglaises étant de se les attacher au poignet, ils trouvèrent tant de difficulté à cette entreprise, que deux blancs eurent le temps de faire entendre leurs cris et d’attirer du secours : aussitôt les huit Nègres prirent le parti de se précipiter dans les flots ; mais, comme le vent était de terre, et la côte assez éloignée, on les trouva tous, le matin, accrochés par les bras et les jambes aux câbles qui étaient à sécher hors du vaisseau. Lorsqu’on se fut assuré d’eux, le capitaine leur demanda ce qui les avait portés à se soulever. Ils lui répondirent qu’il était un grand fripon de les avoir achetés dans leur pays pour les transporter dans le sien, et qu’ils étaient résolus de tout entreprendre pour se remettre en liberté. Snelgrave leur représenta que leurs crimes ou le malheur qu’ils avaient eu d’être faits prisonniers à la guerre les avaient rendus esclaves avant qu’il les eût achetés ; qu’ils n’avaient pas reçu de mauvais traitement sur le vaisseau, et qu’en supposant qu’ils pussent lui échapper, leur sort n’en serait pas plus heureux, puisque leurs compatriotes mêmes, qui les avaient vendus, les reprendraient à terre, et les vendraient à d’autres capitaines, qui les traiteraient peut-être avec moins de bonté. Ce discours fit impression sur eux ; ils demandèrent grâce, et s’en allèrent dormir tranquillement.

Cependant, peu de jours après, ils formèrent un nouveau complot. Un des chefs fit une proposition fort étrange à l’interprète nègre, qui était du même pays. Il lui demanda une hache, en lui promettant que pendant la nuit il couperait le câble de l’ancre. Le vaisseau ne pouvant manquer d’être poussé au rivage, il espérait gagner la terre avec tous ses compagnons ; et s’ils avaient le bonheur de réussir, il s’engageait, pour eux et pour lui-même, à servir l’interprète pendant toute sa vie. Celui-ci avertit aussitôt le capitaine, et lui conseilla de redoubler la garde, parce que les esclaves n’étaient plus sensibles aux raisons qui les avaient déjà fait rentrer dans la soumission. Cet avis jeta Snelgrave dans une vive inquiétude. Il connaissait les Cormantins pour des désespérés, qui comptaient pour rien les châtimens, et même la mort. On a vu souvent à la Barbade, et dans d’autres îles, que, pour quelques punitions que leur paresse leur attire, vingt ou trente de ces misérables se pendaient ensemble à des branches d’arbres, sans avoir fait naître le moindre soupçon de leur dessein.

Cependant une aventure fort triste inspira plus de douceur aux esclaves de Snelgrave. En arrivant près d’Anamabo, il rencontra l’Élisabeth, vaisseau qui appartenait au même propriétaire que le sien, et dont la situation l’obligeait d’ailleurs à des soins particuliers. Ce bâtiment avait essuyé diverses sortes d’infortunes ; après avoir perdu son capitaine et son contre-maître, il était tombé, au cap Laho, entre les mains du pirate Roberts, au service duquel plusieurs matelots s’étaient déjà engagés ; mais quelques-uns des pirates n’avaient pas voulu souffrir que la cargaison fut pillée ; et, par un sentiment de compassion, fondé sur d’anciens services qu’ils avaient reçus des propriétaires, ils avaient exigé que le vaisseau fût remis entre les mains du seul officier qui lui restait. Lorsque Snelgrave rencontra l’Élisabeth, ce vaisseau avait disposé de toutes ses marchandises. Comme l’Élisabeth devait reconnaître ses ordres, Snelgrave invita le nouveau commandant à lui donner cent vingt esclaves qu’il avait à bord, et à prendre à leur place ce qui lui restait de marchandises ; après quoi il se proposait de quitter la côte pour aller se radouber à l’île de San-Thomé. Le commandant y consentit volontiers ; mais les gens de l’équipage firent quelques difficultés, sous prétexte que, les cent vingt esclaves étant avec eux depuis long-temps, ils avaient pris pour eux une certaine affection qui leur faisait souhaiter de ne pas changer leur cargaison. Snelgrave, s’apercevant que tous ses raisonnemens étaient inutiles, prit congé du commandant, et lui dit qu’il viendrait voir le lendemain qui aurait la hardiesse de s’opposer à ses ordres absolus.

Mais la nuit suivante il entendit tirer deux ou trois coups de fusil sur l’Élisabeth. La lune était fort brillante. Il descendit aussitôt lui-même dans sa chaloupe, et, se faisant suivre de ses deux canots, il alla droit vers ce vaisseau. Dans un passage si court, il découvrit deux Nègres qui, fuyant à la nage, furent déchirés à ses yeux par deux requins avant qu’il pût les secourir. Lorsqu’il fut plus près du bâtiment, il vit deux autres Nègres qui se tenaient au bout d’un câble, la tête au-dessus de l’eau, fort effrayés du sort de leurs compagnons. Il les fit prendre dans sa pinasse ; et, montant à bord, il y trouva les Nègres fort tranquilles sous les ponts, mais les blancs dans la dernière confusion sur le tillac. Un matelot lui dit d’un air effrayé qu’ils étaient tous persuadés que la sentinelle de l’écoutille avait été massacrée par les Nègres. Cet effroi parut fort surprenant à Snelgrave. Il ne pouvait concevoir que des gens qui avaient eu la hardiesse de lui refuser leurs esclaves une heure auparavant eussent manqué de courage pour sauver un de leurs compagnons, et n’eussent pas celui de défendre le tillac, où ils étaient armés jusqu’aux dents. Il s’avança, avec quelques-uns de ses gens, vers l’avant du vaisseau, où il trouva la sentinelle étendue sur le dos, la tête fendue d’un coup de hache. Cette révolte avait été concertée par quelques Cormantins. Les autres esclaves qui étaient d’un autre côté, n’y ayant pas eu la moindre part, dormaient tranquillement dans leurs loges. Un des deux fugitifs qui avaient été arrêtés rejeta le crime sur son associé ; et celui-ci confessa volontairement qu’il avait tué la sentinelle dans la seule vue de s’échapper avec quelques Nègres de son pays. Il protesta même qu’il n’avait voulu nuire à personne, mais que, voyant l’Anglais prêt à s’éveiller, et trouvant sa hache près de lui, il s’était cru obligé de le tuer pour sa sûreté, après quoi il s’était jeté dans la mer.

Snelgrave prit occasion de cet incident pour faire passer tous les esclaves de l’Élisabeth sur son propre vaisseau, et n’y trouva plus d’opposition. Il y retourna lui-même, et, se trouvant près d’Anamabo, où il y avait actuellement huit bâtimens anglais dans la rade, il fit prier tous les capitaines de se rendre sur son bord pour une affaire importante. La plupart vinrent aussitôt ; et d’un avis unanime ils jugèrent que le Nègre devait être puni du dernier supplice.

On fit déclarer à ce misérable qu’il était condamné à mourir dans une heure pour avoir tué un blanc. Il répondit qu’à la vérité il avait commis une mauvaise action en tuant la sentinelle du vaisseau, mais qu’il priait le capitaine de considérer qu’en le faisant mourir, il allait perdre la somme qu’il avait payée pour lui. Snelgrave lui fit dire par l’interprète que, si c’était l’usage dans les pays nègres de changer la punition du meurtre pour de l’argent, les Anglais ne connaissaient pas cette manière d’éluder les droits de la justice ; qu’il s’apercevrait bientôt de l’horreur que ses maîtres avaient pour le crime ; et qu’aussitôt qu’une horloge de sable d’une heure, qu’on lui montra, aurait achevé sa révolution, il serait livré au supplice. Tous les capitaines retournèrent sur leur bord, et chacun fit monter ses esclaves sur le tillac pour les rendre témoins de l’exécution, après les avoir informés du crime dont ils allaient voir le châtiment.

Lorsque l’horloge eut fini son cours, on fit paraître le meurtrier sur l’avant du vaisseau, lié d’une corde sous les bras, pour être élevé au long du mât, où il devait être tué à coups de fusils. Quelques autres Nègres, observant comment la corde était attachée, l’exhortèrent à ne rien craindre, et l’assurèrent qu’on n’en voulait point à sa vie, puisqu’on ne lui avait pas mis la corde au cou. Mais cette fausse opinion ne servit qu’à lui épargner les horreurs de la mort. À peine fut-il élevé, que dix Anglais placés derrière une barricade firent feu sur lui et le tuèrent dans l’instant. Une exécution si prompte répandit la terreur parmi tous les esclaves, qui s’étaient flattés qu’on lui ferait grâce par des vues d’intérêt. Le corps ayant été exposé sur le tillac, on lui coupa une main, qui fut jetée dans les flots, pour faire comprendre aux Nègres que ceux qui oseraient porter la main sur les blancs recevraient la même punition : exemple d’autant plus terrible, qu’ils sont persuadés qu’un Nègre mort sans avoir été démembré retourne dans son pays aussitôt qu’on l’a jeté dans la mer. Cependant Snelgrave ajoute que les Cormantins rient de toutes ces chimères.

Aux menaces du même châtiment pour les rebelles Snelgrave joignit la promesse de traiter avec bonté ceux qui vivraient dans l’obéissance et le respect qu’ils devaient à leurs maîtres. Ce traité fut fidèlement exécuté ; car deux jours après Snelgrave fit voile d’Anamabo à la Jamaïque ; et, pendant quatre mois qui se passèrent avant que la cargaison pût être vendue dans cette île, il n’eut aucun sujet de se plaindre de ses Nègres.

Telles furent les séditions qui arrivèrent sur les vaisseaux que Snelgrave commandait. Mais il en rapporte une autre fort remarquable, arrivée sur le Ferrers de Londres, commandé par le capitaine Messervy.

Snelgrave, ayant rencontré ce bâtiment dans la rade d’Anamabo, en 1722, apprit du commandant avec quel bonheur il avait acheté en peu de jours près de trois cents Nègres à Setrakrou. Il paraît que les habitans de cette ville avaient été souvent maltraités par leurs voisins, et qu’ayant pris enfin les armes, ils les avaient battus plusieurs fois, et avaient fait quantité de prisonniers. Messervy, arrivé dans ces circonstances, avait acheté des esclaves à bon marché, parce que les vainqueurs auraient été obligés de les tuer pour leur sûreté, s’il ne s’était pas présenté de vaisseaux dans la rade. Comme c’était le premier voyage qu’il faisait sur cette côte, Snelgrave lui conseilla de ne rien négliger pour tenir tant de Nègres dans la soumission. Le lendemain, l’étant allé voir sur son bord, et le trouvant sans défiance au milieu de ses esclaves, qui étaient à souper sur le tillac, il lui fit observer qu’il y avait de l’imprudence à s’en approcher si librement sans une bonne garde. Messervy le remercia de ce conseil, mais parut si peu disposé à changer de conduite, qu’il lui répondit par ce vieux proverbe : l’œil du maître engraisse les chevaux. Il partit quelques jours après pour la Jamaïque. Snelgrave prit plus tard la même route ; mais, en arrivant dans cette île, on lui fit le récit de la malheureuse mort que Messervy s’était attirée par son aveugle confiance, dix jours après avoir quitté la côte de Guinée.

Un jour qu’il était au milieu de ses Nègres à les voir dîner, ils se saisirent de lui, et lui cassèrent la tête avec les plats mêmes dans lesquels on leur servait le riz. Cette révolte ayant été concertée de longue main, ils coururent en foule vers l’avant du vaisseau pour forcer la barricade, sans paraître effrayés du bout des piques et des fusils que les blancs leur présentaient par les embrasures. Enfin le contremaître ne vit d’autre remède pour un mal si pressant que de faire feu sur eux de quelques pièces de canon chargées à mitraille. La première décharge en tua près de quatre-vingts, sans compter ceux qui sautèrent dans les flots et qui s’y noyèrent. Cette exécution apaisa la révolte ; mais, dans le désespoir d’avoir manqué leur entreprise, une grande partie de ceux qui restaient se laissa mourir de faim ; et lorsque le vaisseau fut arrivé à la Jamaïque, les autres tentèrent deux fois de se révolter avant la vente. Tous les marchands de l’île, à qui ces fureurs ne purent être cachées, marquèrent peu d’empressement pour acheter des esclaves si indociles, quoiqu’ils leur fussent offerts à vil prix. Ce voyage devint fatal en tout aux propriétaires ; car la difficulté de la vente ayant arrêté long-temps le vaisseau à la Jamaïque, il y périt enfin dans un ouragan plus redoutable encore que les Nègres.

Snelgrave fut pris par des pirates anglais près de Sierra-Leone. Il essuya à peu près les mêmes traitemens que le capitaine Roberts, dont nous avons raconté plus haut la malheureuse aventure. Il ne put sauver qu’une très-petite partie de ses marchandises, et regagna l’Angleterre.


  1. Un gallon est une mesure évaluée environ huit pintes.