À la plus belle (1877)/Chapitre 4

Albin Michel (p. 31-38).


IV

LE DÎNER


Fier-à-Bras l’Araignoire était un nabot de beaucoup d’esprit. En frappant l’Anglais à terre, il faisait la critique sanglante des colères folles de Mme Reine. Mais Jeannin ne l’entendait point, le pauvre Jeannin. Il se désolait de tout son cœur et se disait comme toujours :

— Qu’ai-je donc fait à Mme Reine pour qu’elle me déteste ainsi maintenant.

Et il ne se révoltait pas plus que l’Anglais de bois contre les coups de houssine de Fier-à-Bras.

Le cadran solaire marquait onze heures. Dans la campagne, derrière les futaies et parmi les clairières qui descendaient à la Rance, on entendit des huchées. Les routes montant au manoir s’emplirent de bestiaux et de pastours. C’était une belle et bonne terre que le Roz. À l’heure du dîner il y avait bien trente gars et servantes autour de la table de la cuisine.

La cloche tinta. Le nain fit une pirouette à cet appel de bon augure.

Au nord, au sud, à l’orient, au couchant, ces refrains monotones et mélancoliques qui se ressemblent tous et qui sont comme l’éternelle chanson de la campagne bretonne, se répondaient et alternaient. C’était un concert. Tantôt le vent mêlait tous les couplets ; tantôt une voix rauque et gémissante s’élevait en solo parmi le mugissement des vaches grasses et le bêlement des brebis qui faisaient orchestre.

Pelo le bouvier chantait à tue-tête :

Perrine, ma Perrine,
Lon li lan la,
La deri deri dera !
Perrine, ma Perrine,
Où sont tes veaux allés ?
 
Où sont tes veaux allés ? (bis)
Y sont dans la grand’prée,
Lon li lan la,
La deri deri dera.

Et la petite Jouanne, qui gardait les oies, lui répondait en fausset suraigu :

L’mien en bel équipaige
Venait me voir au jour
0’ tous ses biaux atours.
Si les chiens du villaige
No l’auriont point connu,
L’auriont, ma fâ, mordu !

Qu’il a d’un’ chemisettte
Marquetée d’au pougnais,
D’un vestaquin d’drougnais,
Des ganaches grisettes,
Gilet o’ des ribans,
Li pendant par davant[1].

À quoi Mathelin, le pasteur des gorets, répliquait, racontant ses premières aventures ;

Da, mâ, d’auprès ed’ma cocotte
 J’tas point bâlant
Je li faisâs de toute sorte
 De qu’mp ! mers,
 Sapergouenne !
Je li faisâs de toute sorte
 De quimplemens !
 
Je li parlas de nos chairettes
Et de nos bœufs
Et j’li jurâs que nos poulettes
Pona’nt des œufs,
 Sapergouenne[2] etc.

.

Tous ces chants, dont les paroles sont si moqueuses, si gaies, se disent sur des airs modulés en mineur, rhythmés selon la coupe lente et triste, particulière à la Bretagne, et finissent sur une cadence pleurarde, toujours la même.

Peu à peu bestiaux et valets envahirent la plate-forme. Les valets venaient prendre leur repas ; les bestiaux allaient passer les heures du grand soleil à l’étable.

Les maîtres étaient déjà dans la salle à manger.

La salle à manger du Roz était une grande pièce pavée en ardoises plates, froide malgré l’ardent soleil du dehors, et montrant à ses murailles nues l’humidité qui incessamment perlait. Un énorme buffet de chêne noir ouvré, formé de deux bahuts superposés, tenait tout le fond de la salle, dans le sens de sa longueur. Vis-à-vis du buffet, un dressoir où les assiettes de terre brune se mêlaient fraternellement aux plats d’argent, allait du sol à trois pieds du plafond.

Au-dessus de la porte d’entrée, un artiste indigène avait peint des pommes horriblement rouges et des raisins dont le renard se serait privé avec plaisir. Au beau milieu de cette œuvre d’art, les écussons de Maurever et de Kergariou, accolés sous le même cimier de chevalier, unissaient leurs émaux amis. Çà et là aux murailles pendaient des andouillers de cerf.

C’était tout.

Ajoutez une énorme table, pliant sous le poids du bœuf, du porc et de la venaison, des chaises de bois sculptées et un paillasson, épais de quatre doigts, pour la châtelaine, vous aurez une idée parfaitement exacte de la salle à manger du Roz.

Il y avait eu là de nobles festins, du temps de M. Hue de Maurever, et encore du temps de feu messire Aubry de Kergoriou. Mais ils étaient morts tous les deux, et les festins ne vont pas bien sous le toit d’une veuve.

Mme Reine n’était, croyez-le, ni avare ni insociable. Seulement, elle se tenait à sa place.

Personne dans le pays n’était plus honoré qu’elle. À tous égards, elle le méritait, la bonne dame. Les défauts qu’elle avait ne nuisent point aux étrangers indifférents. Ses jolis ongles griftus n’ecorchaient que les proches et les dévoués. Longtemps, la Bretagne avait gardé ces belles mœurs des aïeux insulaires que Walter Scott a si souvent et si magnifiquement décrites ; longtemps, maîtres et serviteurs s’étaient assis à la même table, dans la commune hospitalité du manoir.

Au XVe siècle, il n’en était plus ainsi. La table des maîtres n’appartenait qu’aux hôtes nobles et à ces pensionnaires privilégiés qui s’appelaient la maison.

Chez les grands seigneurs, la maison était composée de gentilshommes.

Chez les simples nobles, la maison formait une classe intermédiaire qui prenait au-dehors le pas sur la bourgeoisie, et qui, en réalité, empruntait quelque importance aux armes qu’elle portait.

C’étaientl’écuyer, le page ou les pages, les hommes d’armes. C’étaient encore l’intendant, l’aumônier, parfois le maître veneur.

Au manoir du Roz, il n’y avait point d’hommes d’armes à demeure. Toute la maison, fors dom Sidoine, le chapelain, pienait, à l’occasion, l’épieu ou l’épée. Jeannin faisait office d’écuyer. Il y avait un petit farfadet nommé Marcou de Saint-Laurent, qui était page. L’intendant avait nom maître Bellamy ; il cumulait cet omce avec celui de majordone.

Ces divers officiers, avec Jeannine, fille de l’écuyer qui était en même temps chargé de l’éducation militaire du jeune Aubry avaient seuls le droit de s’asseoir à table.

Dom Sidoine servait de précepteurà Aubry.

Fier-à-Bras avait sa petite table particulière auprès de Mme  Reine, qui conciliait ainsi sa gravité un peu vaniteuse et le faible qu’elle avait pour le nain.

On prit place.

Marcou de Saint-Laurent le page, laid petit coquin, fort peu semblable à ces enfants ennuyeux et langoureux qui lèvent leurs yeux blancs vers le ciel sur la couverture de nos romances, Marcou trouva moyen de frotter les cheveux rouges à Fier-à-Bras. Il avait quinze ans, ce Marcou ; il tirait la langue à Jeannine et ne se doutait pas que le XIXe siècle ferait sur lui soixante mille couplets idiots, mais romantiques, avec accompagnement de piano.

Il n’aimait guère que le brelan, le vin nantais, qui n’est pourtant pas nectar, et le noble jeu de la grenouille, dont il sera parlé plus tard.

Fier-à-Bras lui rendit sa politesse en lui pinçant le mollet, qu’il avait maigre, jusqu’au sang.

Sur ces entrefaites, chacun se recueillit, et dom Sidoine prononça le Benedicite.

Amen ! dit Fier-à-Bras, qui pinça le mollet du page Marcou de Saint-Laurent, pour la seconde fois. Le page voulut lui rendre son espièglerie, mais Mme  Reine toussa sec et dit à Jeannine :

— Je vous prie de tenir votre croisée close le matin, ma fille… le soleil d’août est malfaisant.

— Il suffit, madame, répondit Jeannine.

— Non, ma fille, cela ne suffit pas à votre croisée close, vous voudrez bien attacher des rideaux et les tenir fermés.

— Je le ferai, madame.

— Oh ! oh ! se dit Marcou, messire Aubry ne courra plus si souvent la quintaine !

Aubry regardait Jeannin à la décobée pour voir s’il manifesterait de la surprise ou du mécontentement, mais Jeannin était à cent lieues de deviner les motifs de Mme  Reine en prononçant ces mots : « le soleil d’août est malfaisant ; » et l’idée des rideaux lui sembla une attention délicate.

D’ailleurs le bon Jeannin avait gagné grand appétit en courant la quintaine. Il mangeait sérieusement une honnête tranche de bœuf entrelardée, et ne cherchait point malice en ce qui se disait à l’entour.

— Je le connais, le soleil d’août ! s’écria le nain ; tout à l’heure je chevauchais sur les grevés, et le soleil d’août s’amusait à me gâter le teint.

— Tu chevauchais, toi, l’Araignoire ? interrompit Marcou.

— Pourquoi non, sire fainéant ?

— M’est avis que pour chevaucher il faut des jambes.

— Ou des pattes, maître fallot, puisque les singes et toi vous enfourchez la selle ! moi, il ne me faut ni jambes ni pattes ; Huguet l’homme d’armes, m’assied sur le pommeau de la selle, ou bien Catiolle, la maréyeuse, me met dans un des paniers de sa bourrique… Ah ! maître Marcou, voilà une bête encore plus paresseuse que toi, la bourrique de Catiolle !

Le page chercha en vain une réplique, fit la grimace et regarda son assiette. Chacun avait envie de rire, mais personne ne riait, à cause de la jolie Mme  Reine, qui faisait à elle seule un effet plus dolent que cinquante aunes de serge noire semée de larmes d’argent.

Fier-à-Bras, vainqueur, but rasade d’un air satisfait.

— Donc, noble dame, reprit-il, puisque votre page veut bien donner la paix aux hommes raisonnables, je vais vous dire ce que j’ai appris là-bas de l’autre côté du Couesnon sur les choses de l’État. Le sire de Coëtquen, mon seigneur, auprès de qui je tiens charge noble, étant à la cour de François II de Bretagne, j’ai du bon temps que j’occupe à mes affaires et à mes amours.

Cette fois Marcou éclata, et tout le monde l’imita, sauf Mme  Reine et la pauvre Jeannine, qui était rose depuis le front jusqu’aux épaules de la semonce détournée qu’on lui avait faite.

— Et quelles sont tes amours, Fier-à-Bras, mon mignon ? demanda messire Aubry.

— S’il vous plaît, mon cher sire, répliqua le nain, ce sont les tourtes d’Ardevon, au bord de la grève normande. Dame Lequien, la boulangère, y met des raisins de Gascogne, des fleurs d’oranger, du miel et bien d’autres douceurs. Je suis fidèle de cœur et constant comme un vrai chevalier doit l’être. Depuis que je porte l’épée, j’aime les tourtes d’Ardevon. Quoi qu’il arrive, je fais serment sur mon blason de les adorer toujours !

— La gourmandise est un péché mortel, fit observer dom Sidoine.

— Et je te prie, enfant, ajouta Mme  Reine, choisis ailleurs tes sujets de plaisanterie. À ma table, tout ce qui regarde la noblesse et l’honneur des chevaliers doit être respecté.

Fier-à-Bras s’inclina d’un air confus et répondit :

— Il sera fait suivant votre volonté, noble dame. Je vais vous parler sans rire de l’Homme de Fer, le comte Otto Béringhem, qui ouvre l’estomac des petits enfants par curiosité scientifique et sans songer à mal.

— Prends garde !… commença madame Reine.

— Vous ne voulez pas ? répliqua encore le nain, exagérant l’humilité de sa posture. Eh bien ! je vais vous entretenir du premier chevalier qui soit en cet univers, du roi Louis de France lequel fait dessein d’envoyer un mortel maléfice à son cher cousin, François de Bretagne, notre seigneur.

Toutes les têtes se dressèrent attentives.

Le nain, cachant son sourire narquois, feignit de se méprendre.

— Vous ne voulez pas ? ajouta-t-il pour la troisième fois, alors je vais boire, manger et me taire.

  1. Premier couplet. — Le mien (mon fiancé) en belle toilette venait me voir au jour. Avec tous ses beaux atours, si les chiens du village ne l’avaient pas connu, ils l’auraient, ma foi, mordu.
      Deuxième couplet. — Il a une chemise brodée au poignet, un habit de droguet et des guêtres grises, un gilet avec des rubans qui lui pendent par devant.
  2. Dame, moi, auprès de ma promise, je n’étais pas embarrassé, je lui faisais toutes sortes de compliments. — Je lui parlais de nos charrettes et de nos boeufs ; je lui jurais que nos poules pondaient des œufs.