À la plus belle (1877)/Chapitre 3
Le bizarre personnage qui avait semblé applaudir à la chute de messire Aubry ne montrait encore que sa tête. Sa tête seule était assez remarquable pour mériter une description particulière.
Il faut se figurer une boule parfaitement ronde dans laquelle on aurait sculpté mollement un visage, suivant les règles élémentaires et naïves qui servent aux enfants pour dessiner sur leurs ccrfs-volants monsieur le Soleil ou madame la Lune. Le nez ne saillait point. La bouche était une fente droite. Les yeux, à fleur de crâne, ressemblaient aux deux moitiés d’une fève. Les sourcils, fauves et très touffus, étaient plantés sur le front.
De nos jours, quand une maison se bâtit et que les murailles encore humides étalent au soleil la splendeur sans tache de leur plâtre tout neuf, Panotet, gamin de Paris, vient avec un charbon. La blanche robe de l’édifice adolescent a une tache. Panotet, ami des arts, trace un profil caricatural et muni d’une pipe sous lequel il écrit le nom d’un ennemi qu’il a, et puis il s’en va, légér de cœur, à ses affaires.
Cet étrange visage qui se montrait dans la haie de houx, ressemblait aux œuvres de Panotet. Seulement, le personnage à qui appartenaient ces rudiments de traits n’avait pas de pipe. On n’avait encore inventé que la poudre.
Sa chevelure était la partie la plus importante de son individu. À cette chevelure il devait probablement ce sobriquet de l’Araignoire, qui s’ajoutait à son surnom de Fier-à-Bras.
Le mot araignoire ne se trouve point dans le dictionnaire de l’Académie. Il désigne la brosse hémisphérique et emmanchée de long, à l’aide de laquelle on détruit les toiles d’araignée. Fier-à-Bras était une araignoire emmanchée de court.
Le poil qui couvrait sa tête ronde était dru, roide, crépu, rouge comme du feu. Cette nuance ardente faisait ressortir la pâleur bouffie de sa face, qu’on aurait prise pour une ébauche mal réussie et jetée au rebut.
Et pourtant, sur cette pauvre face qui semblait être un oubli du Créateur ou une raillerie du hasard, il y avait de l’intelligence, bien plus, de la volonté. Dans quel trait résidait i’éclair latent qui donnait la lumière à ces difformités ? on ne savait. Mais la lumière était là.
La tête rouge de Fier-à-Bras s’agita comme si son torse, embarrassé dans la haie, eût fait effort pour en sortir. Ce torse devait être celui d’un géant, si on en jugeait d’après le volume de la tête chevelue. Mais Fier-à-Bras était véritablement un être fantastique. Sa tête, que nous avons montrée au ras de terre, se trouvait là dans sa position naturelle et normale. Fier-à-Bras était un nain de l’espèce la plus exiguë. Il n’avait que trois pieds de haut.
Son costume était celui d’un gentilhomme. Il portait les couleurs de Coëtquen, son seigneur, et un petit écusson, brodé sur son pourpoint, donnait ses propres armoiries, qui étaient d’or au dindon de gueules.
Comme on voit, Fier-à-Bras était dans les idées de Louis XI, roi de France. Il se moquait volontiers de la noblesse.
Et vraiment on le laissait faire, en ce pays de Bretagne, où la noblesse fut toujours si grande et si respectée. Pourquoi empêcher les nains de rire ?
En quel siècle voulut-on comprendre que le rire des nains est justement la chose qui tue ?
Si toute grandeur a sa décadence en ce monde, si tout est menacé tour à tour, c’est que les nains rient. Chaque fois que les nains rient, quelque grande chose tombe.
Fier-à-Bras l’Araignoire sortit de la haie au moment où le jeune sire Aubry de Kergariou touchait rudement le sol. Il se secoua et rajusta son costume, dérangé par les piquants du houx.
— Hé ! hé ! dit-il, j’arrive bien. Ce gentilhomme de bois vaut mieux qu’un fils de preux en chair et en os, à ce qu’il paraît. Bonjour, Ferragus ! bonjour, Dame-Loyse !. bonjour, les autres !
Les autres, c’étaient Mme Reine de Kergariou, Aubry, Jeannin et Jeannine. Fier-à-Bras ne daignait nommer que les chiens.
Jeannin lui fit un signe de tête amical. Mme Reine, rassurée sur le sort d’Aubry, lui envoya gaiement le bonjour, et Aubry lui-même inclina sa lance en cérémonie.
S’il restait quelque inquiétude à Mme Reine, cette inquiétude n’avait plus trait à la chute de son fils. Une petite voix, bien douce pourtant, lui demeurait dans l’oreille comme la piqûre importune d’un insecte. Quand elle avait crié, un autre cri de frayeur avait répondu au sien. Jeannine était là ; Reine le savait.
Soit malice, soit étourderie, le nain se chargea d’envenimer la piqûre.
— Comme vous voilà pâlotte ce matin, derrière votre rideau, ma belle demoiselle Jeannine ! s’écria-t-il, messire Aubry, dites-lui donc que vous n’avez pas eu de mal ! Le jeune homme rougit ; Jeannine détourna la tête. Reine se mordit la lèvre.
Jeannin eut un bon rire franc et naïf.
— Tiens tiens dit-il ; tu étais là, toi, fillette ?
— Eh bien ! ajouta-t-il en se tournant vers Aubry ; représentez-vous à la place de Jeannine qui n’est point de conséquence, votre belle cousine, Berthe de Maurever, et voyez quelle figure vous auriez faite, messire !
Cette fois Jeannine baissa la tête et Aubry regarda son ami Jeannin de travers.
Mme Reine se disait, l’excellente mère et la femme injuste : — Voyez comme ce Jeannin cache son jeu !
Le brave homme d’armes ne cachait assurément rien du tout.
— Qu’avons-nous donc ? reprit Fier-à-Bras jouissant de l’embarras qu’il avait fait naître ; sommes-nous à l’enterrement ? Il n’y a de gaillard ici que moi et messire l’Anglais.
Soyez tranquille, Kergariou, avant qu’il soit un mois vous coucherez votre lance devant des quintaines de chair et d’os, car le roi de France est en colère !
— Tu sais des nouvelles, enfant ? demanda vivement Mme Reine.
Il faut vous dire que Fier-a-Bras avait bien une quarantaine d’années. Mais, ceci est encore un trait de caractère. Mme Reine, la charmante femme, ne riait jamais et s’entourait d’un haut rempart de dignité un peu empesée. Appeler le nain Fier-à-Bras ou l’Araignoire, c’eût été déroger à sa gravité, c’eût été presque rire.
Mme Reine avait si grande frayeur de tomber dans le péché de frivolité, que l’ennui suintait autour d’elle comme l’humidité glacée aux parois d’une cave. Elle appelait cela tenir son rang.
La chose terrible, il faudra bien vous le dire une fois ou l’autre, la chose terrible, c’est que Jeannin, le pauvre bon Jeannin, était beau comme Apollon. Mme Reine avait des yeux, des yeux charmants, même sous ses cheveux blanchis en nuit de torture.
Des yeux perçants surtout, des yeux jaloux ! Elle regardait sans cesse autour d’elle pour voir si quelqu’un pouvait éclipser son fils Aubry.
Or, Jeannin était trop beau ; il faisait tort à messire Aubry. Auprès de Jeannin, messire Aubry ne brillait pas assez. Qui ne connaît la coquetterie des mères ?
D’un autre côté, ce Jeannin avait une fille qui était aussi trop belle pour le repos et l’intérêt du même messire Aubry, vous sentez que cela devenait intolérable !
Encore, si on avait pu se débarrasserde ce Jeannin et de sa fille ! Mais ce Jeannin, derrière sa douce modestie, était un homme important dans le pays. Plus d’un chevalier eût envié l’estime où le tenait François II, duc de Bretagne. D’ailleurs, c’était un si vieil ami Jeannin avait vu naître l’héritier de Kergariou, Jeannin avait eu le dernier soupir de messire Aubry, qui avait laissé autrefois à sa garde Mme Reine et son enfant.
Jeannin aimait Mme Reine à la fois comme sa suzeraine et comme sa sœur. Pour elle et pour l’héritier de Kergariou, il eût donné mille fois sa vie. S’il avait au que sa fille était un danger pour Aubry, il eût pris sa fille en croupe et se fût enfui avec elle au bout du monde.
Mme Reine ne voulait pas voir cela. Elle se défiait. Elle était mécontente d’elle-même et mécontente d’autrui. Il lui fallait des victimes.
— Oh ! oh ! dit le nain, vous me demandez des nouvelles, noble dame ? Il est bientôt onze heures et j’aimerais mieux dîner. Des nouvelles ! saint Jésus ! Il en manque bien des nouvelles ! Ne savez-vous pas que le mangeur d’enfants a volé les deux filles d’Haynet Beaulieu, du bourg de la Rive ?
— Est-il possible s’écria Mme Reine deux pauvres anges qui n’avaient pas dix ans !
Jeannine avait quitté sa broderie pour écouter. Le nain s’était approché jusque sous le balcon où s’accoudait la châtelaine.
— Dix ans, onze ans, ça va jusqu’à douze ans, reprit-il ; maius il enlève aussi les demoiselles de dix-huit ans, ajouta-t-il tout à coup en se tournant vers la fenêtre de Jeannine ; c’est un ogre à marier… gare à celles qu’il épouse !
— L’as-tu vu, toi, enfant, ce monstre abominable ? demanda Mme Reine.
— Oui, oui, répliqua le nain ; c’est un beau cavalier… grand et fort, qui est noble comme vous et moi. Il a nom le comte Otto Béringhem ; il est venu d’Allemagne avec les pèlerins du mont. Si je connais l’Homme de Fer ! Dieu merci je connais tout le monde !… Hola ! reprit-il en s’interrompant, voilà maître Jeannin qui va montrer à messire Aubrv comment on pique un Anglais de droit fil ! Voyez, voyez, noble dame, quel homme d’armes fait ce Jeannin ! Vous iriez à Paris, la grande ville, avant de trouver son pareil !
Mme Reine fronça le sourcil et tourna la tête.
Jeannin avait pris, en effet, du champ et venait au galop sur la quintaine. Il était incliné sur le garrot de son cheval, et tenait sa lance de manière a frapper le mannequin de bas en haut, de faire ce beau coup qui consistait à enlever l’Anglais, le Sarrasin, ou tout autre coquin de son pivot et à le lancer sur le sable.
Messire Aubry suivait, attentif.
Fier-à-Bras avait raison, il était impossible de voir un cavalier plus parfait que Jeannin : force, grâce, adresse tout était en lui. Son corps souple suivait les mouvements du cheval, comme si les quatre jambes du vigoureux destrier eussent été la base naturelle de ce torse harmonieux et robuste.
Le vent de la course prenait ses cheveux blonds, dont les anneaux se jouaient sur l’acier étincelant du casque.
Mme Reine avait la tête tournée en sens inverse, mais, néanmoins, elle voyait tout cela. Personne n’ignore que le regard des dames se moque de toutes les lois de l’optique. Mme Reine haussa les épaules.
En ce moment, la lance de Jeannin toucha la quintaine sous le menton, juste au centre de gravité, l’enleva à dix pieds du sol et la jeta au loin.
— Bravo ! cria Fier-à-Bras.
— Bravo ! cria Aubry.
Jeannine frappa ses deux petites mains blanches l’une contre l’autre.
— Merci Dieu ! dit Mme Reine avec impatience ; voici un bel exploit, maître Jeannin ! Vous sied-il bien à votre âge de faire montre de votre force pour humilier mon pauvre fils Aubry !
Jeannin ne répliqua point, mais il changea de visage.
Fier-à-Bras leva sa houssine, et se prit à fustiger d’importance l’Anglais renversé.
— Tiens, scélérat, tiens ! s’écria-t-il : tiens ! tiens ! tiens !… tiens encore !
Il frappait à tour de bras et de si grand cœur qu’il en perdait haleine. Il s’arrêta quand le souffle lui manqua tout à fait, et dit en essuyant son front baigné de sueur :
— Maugrebleu ! voilà comme nous sommes, moi et Mme Reine ! Nous frappons sur les gens qui ne nous le rendent point !