À la Recherche de la patrie avec l’armée volontaire (1917-1918)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 350-370).
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A LA RECHERCHE DE LA PATRIE
AVEC L’ARMÉE VOLONTAIRE
(1917-1918)

Quatre années nous séparent du jour où la populace démente, conduite par une poignée de fanatiques et d’usurpateurs étrangers à la Russie, a établi son règne sur notre malheureuse patrie, victime de la plus désastreuse des révolutions. Depuis ce temps, ma vie fut étroitement liée avec celle de l’armée qui, durant trois ans, lutta contre la force rouge dans le Sud de la Russie, Nous avons connu tour à tour la joie de la victoire et l’amertume des lourdes désillusions.

On peut diviser ces trois années en trois périodes. La première est la période héroïque, celle de l’épopée des généraux Alexéïeff et Korniloff, qui se termina par la seconde campagne du Kouban et par la mort du créateur de l’armée volontaire, le général Alexéïeff. A la deuxième période appartient la campagne du général Denikine ; à la troisième l’expédition du général Wrangel en Crimée.

Il en est, hélas ! encore une quatrième, celle du grand martyre de l’armée exilée en pays étrangers.

Je ne parle ici que de la première période, de la création de l’armée volontaire, de la première et légendaire campagne du Kouban, et des événements qui se sont succédé depuis novembre 1917 jusqu’à novembre 1918.

Que le lecteur ne cherche dans ces récits ni chapitres d’histoire, ni même mémoires historiques. J’insiste sur ce fait que j’ai voulu seulement noter mes « impressions» de journaliste ; je me borne à apporter mon témoignage sur une époque mal connue de cette armée volontaire, dont les exploits éclatants ne seront, sans doute, estimés à leur juste valeur que beaucoup plus tard

Je raconte ce que j’ai vu et entendu. Tels les événements défilaient sous mes yeux, tantôt importants et dignes de l’histoire, tantôt simples épisodes, tels je les notais sur mes carnets.

Ces modestes carnets, qui ne me quittent jamais, m’ont permis de reconstituer la série des tourments et des souffrances, alternant avec les joies rares et brèves, et surtout de décrire le moral et d’analyser l’esprit superbe qui anima nos chefs et leur héroïque petite armée.

Je suis un témoin : je ne suis ni un critique, ni un juge. D’autres, plus documentés, viendront après moi et diront tout ce qu’il faut penser de cette époque admirable. Ce que j’offre au lecteur, ce sont les impressions vécues d’un Russe, auquel Dieu réservait le grand bonheur de partager les épreuves auxquelles nous appelèrent Alexéïeff et Korniloff.


I. — DEUX PARTIES DE BRIDGE

Je n’ai jamais été joueur, bien qu’il n’y ait guère de jeu que je ne joue ou que je ne sache jouer. Pourtant, le bridge, qui ordinairement me fait bâiller dès le troisième robber, et m’incite à chercher un endroit où l’on ne soit pas forcé de penser aux as, rois, dames et valets, aux honneurs et aux sans-atouts, a quand même rempli dans mon existence un rôle extraordinaire.

Deux fois, j’ai joué ma vie au bridge. Et le hasard a voulu que, les deux fois, j’aie gagné.

Le soir du 1er décembre 1917, je reçus la visite de M. Chtetinine qui me proposa, au nom du général Alexéïeff, de prendre la direction d’un grand journal anti-bolchéviste. Le général était à cette date dans la région du Don : autant dire que j’étais invité à me rendre à Rostow-sur-le-Don.

Nos journaux, le Novoié Wrémia [1], et le Wetcherneié Wrémia [2], avaient été déjà supprimés par les bolchévistes, et je ne prenais pas part à la publication des feuilles dénommées Outro [3] et Wetcher [4], organismes artificiels, qui devaient remplacer des noms si chers à mon cœur. Les bolchévistes m’ayant par hasard oublié, je n’étais pas pressé de partir. A cette époque, nous étions fermement persuadés que l’absurde et odieux pouvoir de Lénine et de Trotzky-Bronstein ne pourrait durer. Ayant une profonde estime pour notre grand sage, le général Alexéïeff, et fier de son choix, je consentis immédiatement. Nous étions déjà dans l’antichambre, M. Chletinine et moi, nous disant adieu, quand retentit un appel de téléphone :

— L’imprimerie est occupée par les bolchévistes, les journaux cessent de paraître, m’annonçait une voix fortement troublée.

Il fallait éclaircir le fait. Je quittai en hâte mon « home, » où je ne devais jamais revenir ; mais je ne prévoyais certes pas alors une telle éventualité.

Je me rendis simplement chez notre gérant, Grammatikoff, — par qui j’avais été, très à propos, invité à un bridge, — afin de me concerter avec lui. Mon ami Grammatikoff est un homme de décision : il n’hésita pas à se jeter dans la gueule du loup ; c’est-à-dire qu’il se rendit immédiatement à Smolny, où siégeaient nos nouveaux seigneurs, afin d’avoir des explications. Pendant ce temps, nous autres commençâmes le bridge.

Quand il rentra, deux heures après, Grammatikoff m’informa que notre imprimerie était en effet saisie par les bolchévistes et que nous-mêmes allions être arrêtés. Il avait vu de ses propres yeux un chiffon de papier portant l’ordre de son arrestation, mais il avait répondu avec hauteur au soldat illettré qui le lui présentait, qu’il était venu en personne à Smolny pour affaires importantes et qu’on eût à ne pas l’inquiéter. Le soldat, encore incertain de son pouvoir, obéit, et Sacha (ainsi que nous appelions notre ami) put regagner paisiblement sa demeure.

Il commençait à se faire tard. Il me fallait, ou rentrer chez moi, ou passer la nuit chez mon hôte. Sacha me conseillait de rester. Je décidai de rentrer, si le plus dévoué des isvostchnik, Ivan, un serviteur de vingt ans, était encore là ; sinon, je resterais. Le sort voulut que, dans ce jeu de hasard, dont l’enjeu fut ma vie, j’eusse encore la chance pour moi. Mon cher Ivan, n’ayant pu supporter le froid qui était très vif, était rentré chez lui, pour venir me chercher le lendemain à mon domicile, 40, rue Kirotchnaia. Je restai donc.

Où es-tu, brave Ivan, avec ta belle face russe imperturbablement calme ? Et dire qu’il était esthonien !...

A sept heures du matin, je fus réveillé par mon secrétaire. Il venait m’apprendre qu’on avait perquisitionné chez moi. Des matelots, de ceux que Trotzky appelait « la beauté et la gloire de la Révolution russe, » parce qu’ils avaient fusillé leurs officiers sans défense, étaient venus dans la nuit pour m’arrêter. Ma maison était cernée.

Je l’avais échappé belle ! comme disent les Français. Mon premier robber de bridge avec les bolchévistes était gagné.

Il était impossible de rester plus longtemps chez Grammatikoff : je me rendis à pied chez un fidèle ami, dont je dois taire le nom, comme ceux de beaucoup d’autres. Cinq jours après, j’étais à Moscou, où je dus attendre les ordres de notre organisation. Bientôt, je prenais le train pour Rostow-sur-le-Don.

Ce train était le dernier contenant une voiture de la Compagnie internationale des wagons-lits. La Sovdépie, n’étant pas encore sûre d’elle-même, tirait du Caucase les fameux déserteurs, dont elle avait tant besoin, et n’osait, pour cette raison, rompre définitivement avec les Cosaques du Don. D’autre part, le mot « Internationale, » inscrit sur la voiture, provoquait l’enthousiasme parmi cette foule de bandits qui se figuraient que dans ces voitures voyageait l’Internationale en personne.

Parmi les voyageurs, se trouvait un jeune militaire, d’origine juive, commissaire du peuple se rendant au Caucase. Il se précipita dans notre voiture et précisément dans le même compartiment que moi. J’avais les papiers d’un simple « metteur en pages. » Mais il n’y avait rien là qui put éveiller les soupçons de mon redoutable compagnon de route.

Deux de mes amis, portant des noms titrés, voyageaient avec moi. Ils avaient des papiers parfaitement en règle : j’ignore par quel moyen ils se les étaient procurés. Nous passâmes sans encombre les stations dangereuses. Restait la station régulatrice, Lisky. La station qui suivait, Tchertkovo, était, je le savais, aux mains des Cosaques. Entre ces deux stations, on traversait une sorte de zone neutre. Le commissaire ne s’en doutait pas, étant convaincu que Rostow, de même que Novolchcrkassk, était déjà au pouvoir des bolchévistes. Je me gardai bien de le détromper. Peu de temps avant Lisky, le prince O... nous proposa, au comte K... et à moi, une partie de bridge. J’acceptai avec plaisir. Et notre commissaire nous ayant demandé la permission de suivre la partie, nous y consentîmes de la meilleure grâce du monde.

Mes partenaires étaient prévenus que je me nommais, non plus Souvorine, mais, du nom de mon metteur en pages, Miakine. La partie s’engagea : c’était ma seconde partie de bridge avec les bolchévistes.

Je gagnai le premier robber. Le prince O... marquait. Il dit à haute voix : « O... a perdu 3 ; K... a perdu 8 ; et Souvorine a gagné... » Il s’arrêta net. Il ne me restait qu’à continuer la phrase commencée. « Onze, » dis-je. Je ne me rappelle plus si j’ajoutai à son adresse les quelques bons souhaits mérités.

Le commissaire nous enveloppa d’un regard surpris et haineux. Il n’y avait pas une minute à perdre. Le train approchait de Lisky, station toute grouillante de ces soldats « fatigués » qui ont continué pendant trois ans de batailler contre nous sous les enseignes de Bronstein. Il fallait agir. Je pris le taureau par les cornes, et, allant droit au commissaire :

— C’est bien mon nom, lui dis-je. Je suis Boris Souvorine. Je m’adresse à votre sentiment de l’honneur, pour vous prier de ne pas me dénoncer.

J’ajoutai que je ne me laisserais pas prendre sans résistance, que la dénonciation était chose vile, quoi encore ?

Mes paroles eurent un effet inattendu. Le commissaire joua au gentilhomme, dont la dignité se trouvait offensée par le soupçon qu’il put livrer même un ennemi politique.

Cependant nous étions arrivés à Lisky. La durée de l’arrêt me parut une éternité. Quand, enfin, le train s’ébranla, nous ne nous sentîmes plus de joie, à l’idée que le danger était passé. O... avait une bouteille de vieille vodka polonaise. Nous en fîmes les honneurs à notre bolchéviste, qui ne tarda pas à tomber complètement ivre. Nous le couchâmes et nous en finies bientôt autant, après avoir bu encore quelques verres à ma délivrance, et accablé O... de virulents reproches pour son étourderie.

Nous arrivâmes à Tchertkovo de grand matin. En jetant un coup d’œil par la fenêtre, je vis un brave Cosaque avec ses épaulettes, sa casquette de côté, montrant le « tchoube » (mèche de cheveux) et la boucle d’oreille.

Nous étions hors d’atteinte.

Tirant alors de mes bottes mes vrais papiers, je me précipitai dans le couloir.

Quelqu’un me toucha l’épaule. C’était notre commissaire. Il était livide. Je le rassurai en lui donnant la certitude que nous ne le dénoncerions pas. Il y a quelques heures, il aurait pu me livrer aux soldats abrutis qui m’auraient mis en lambeaux ; maintenant, son sort était entre mes mains. Ainsi se succédaient les événements avec une vitesse et une incohérence de roman-cinéma. Une première fois, le bridge m’avait sauvé ; la seconde fois, il avait failli me perdre : j’avais gagné quand même. Qui pourrait dire s’il faut ou non jouer au bridge ?

J’engageai le commissaire à retourner à Tsaritzine, ne voulant point le laisser entrer à Novotcherkassk : conseil qu’il suivit avec empressement.

Tard dans la nuit, nous escaladions la montagne de Novotcherkassk, et, le lendemain, je me réveillais au milieu de l’armée que je ne devais plus quitter durant presque toute son existence.


II. — LA NAISSANCE DE L’ARMÉE

Novotcherkassk, capitale du Don, est situé sur une montagne, et couronné d’une splendide cathédrale aux coupoles dorées. La légende veut qu’un certain ataman des Cosaques, ait, dans sa jalousie, bâti cette ville pour y mieux garder sa bien aimée. Les Cosaques aiment les légendes poétiques, et leurs chants, consacrés presque toujours à la guerre, sont remplis de surprenantes poésies musicales, mi-guerrières, mi-amoureuses.

Cette ville de Cosaques fut la mère adoptive de l’armée volontaire. Tous ceux qui prirent part à ce grand mouvement et y entrèrent, aux premiers jours, se souviennent d’un petit appartement, sans cesse grouillant de monde, situé 26, rue Barotchnaia, où se trouvait le quartier général du créateur de l’armée, le général Alexéïeff.

Le général me reçut dès mon arrivée. J’ai dit qu’il m’avait appelé pour prendre la direction d’un journal de Rostow. Mais Rostow était encore aux mains îles bolchévistes. Le général se demandait à quoi il allait m’occuper... Sur ces entrefaites, un officier entra, apportant la nouvelle que nos troupes venaient d’occuper Nakhilchevan, qui est un faubourg de Rostow.

— Ce soir, nous serons à Rostow, affirma le général en faisant le signe de croix.

Deux heures plus tard, on apprenait à Novotcherkassk que nos troupes, ayant le général Kalédine à leur tête, étaient entrées à Rostow, et que les bolchévistes, malgré l’appui des matelots de la mer Noire, fuyaient en désordre.

Qu’il me soit permis, avant de continuer mon récit, de dire ce qu’était cette armée qui réussit à prendre Rostow. Si petit était son effectif, qu’elle mérita la dénomination d’armée moins par le nombre que par cet excellent esprit militaire qui lui valut tant de brillants faits d’armes.

Dès le mois de novembre, des officiers, des élèves des écoles militaires, des étudiants et des séminaristes, commencèrent à affluer de toutes parts sur le Don, afin de se grouper autour du nom illustre de l’ataman Kalédine et pour se réunir avec les Cosaques, qui étaient en haute estime parmi les vrais patriotes. La nouvelle s’était répandue que le général Alexéïeff se trouvait sur le Don, qu’on y attendait Korniloff échappé des prisons de Bykhoff avec son fidèle régiment de Tékins. Beaucoup de ces volontaires furent assassinés sur les routes et dans les gares par la plèbe bolchéviste. Mais rien n’arrêta l’élan patriotique de cette jeunesse qui se couvrit d’une gloire éternelle.

Un jour, comme je sortais de mon hôtel, je croisai un groupe de Cadets. L’aîné n’avait pas plus de 17 ans, les autres 15. Ils s’approchèrent avec méfiance et demandèrent à consulter la liste des voyageurs. Je leur demandai qui ils cherchaient. Ils lancèrent le premier nom venu, qui naturellement ne figurait pas sur la liste.

— Ne serait-ce pas l’armée du général Alexéïeff que vous cherchez ? leur demandai-je.

Leurs yeux brillèrent d’un éclat magnifique. A la tête du groupe se tenait un jeune homme dont l’uniforme m’était connu.

— Vous êtes cadet du corps Mikhailovsky de Voronège ? lui dis-je. Mon père fut cadet de la première promotion de votre corps.

La glace était rompue.

— C’est exact... Et moi, dirent les autres, je suis du corps d’Orel ; moi, de Moscou...

Ils me confièrent gaiement qu’ils venaient de tous les coins de la Russie pour prendre rang dans l’armée des généraux Alexéïeff et Korniloff. Comment ces pauvres enfants, ayant dit adieu à leurs familles, purent-ils venir de si loin, atteindre avec tant de fatigues l’armée promise et si désirée ?

Toute cette jeunesse n’avait qu’un but, ne poursuivait qu’un rêve : se sacrifier pour la patrie. C’est cet élan qui la conduisit à la victoire, c’est lui qui permit à ce groupe insignifiant en nombre, de vaincre un ennemi des dizaines de fois plus fort. L’amour sacré de la patrie, une confiance aveugle dans leurs chefs animait ces combattants volontaires. C’est à leur noble et pure jeunesse que nous devons tous nos succès.

Un jour que le général Alexéïeff assistait à l’enterrement de quelques-uns de ces jeunes gens, il prononça sur leur tombe ces belles paroles :

— Je vois le monument qu’un jour la Russie élèvera à ces enfants. Ce sera, sur un rocher dénudé, un nid d’aigles détruit et autour de lui des aiglons tués.

Mais les aigles, où étaient-ils ?


III. — A LA RECHERCHE DE LA PATRIE

Je me trouvais, le 13 février, à Olginskaîa.

Le lendemain, l’armée devait se mettre en marche vers le Sud, en empruntant le chemin des « caravanes de sel, » qui apportent le sel en Russie, des bords de la mer Caspienne.

Nous partîmes, le matin du 14. J’étais adjoint, sans mission particulière, à l’état-major du général Alexéïeff, section politique.

Dans la Grande Guerre, chacun savait que derrière lui il avait des services organisés, les relations postales, un lien avec la maison de famille et tout ce qui est cher au cœur de l’homme. Ici, au contraire, c’était l’isolement et l’inconnu. Il nous fallait aller à l’aventure, errer comme une île flottante un milieu de l’océan bolchéviste, portant en nous-mêmes notre seul soutien : la foi en la patrie. Autour de nous, des indifférents, quand ce ne sont pas des ennemis. Nous avancions vers la région du Kouban sans renseignements de quelque valeur, sans aucune assurance d’être accueillis en amis. Nous étions suivis par notre énorme convoi, qui, dans la suite, s’étendit sur une longueur de dix kilomètres.

L’armée, et, venant derrière elle, une partie de la population civile non armée, les malades et les blessés, les gens hors d’état de porter les armes, les femmes et les enfants, — tout cela quitta brusquement Rostow dans la nuit du 9 février, et se dirigea par Nakhitchevan vers le village d’Aksaïsk. Il devenait impossible de rester plus longtemps dans une grande ville à la population ouvrière bolchévisante. C’est pourquoi le général Korniloff résolut de faire route vers la région du Kouban, où on supposait que le général Erdeli organisait des forces imposantes. La ville d’Ekaterinodar tenait encore, et nous espérions arriver assez à temps pour nous joindre aux Cosaques du Kouban.

Le 10 février, notre armée, avec ses huit canons, traversa la rivière Don et s’arrêta, à quelques kilomètres de là au village d’OIginskaïa.

Le matin du 14, après que les généraux Alexéïeff et Korniloff eurent vainement tenté de s’accorder avec l’alaman du Don, Popoff, qui s’en alla de son côté avec ses Cosaques dans les steppes de Salsk au Sud-Est, nous nous dirigeâmes vers le Sud-

Notre colonne présentait un aspect bizarre. A l’avant et à l’arrière étaient les unités armées ; au milieu, lamentables, offrant une apparence bien peu militaire, un nombre infini de fourgons.

Le plus pénible de toute cette campagne, qui se termina le 21 avril par notre repli sur le Don, fut encore la complète ignorance de la direction que nous allions prendre et du sort qui nous attendait. Ce sentiment d’incertitude pesait lourdement sur nous. Je n’étais pas au nombre des combattants, mais, en couvrant ce nombre incalculable de kilomètres, par les steppes sans fin, piétinant dans la boue ou glissant dans les ornières, de nuit comme de jour, je me demandais, journaliste armé, pourquoi faisions-nous campagne, où allions-nous ?

L’unique réponse était : à la recherche de la Patrie.

Ce rêve, que nous avons poursuivi durant trois pénibles années, ce rêve aujourd’hui dissipé nous a tous, maintenant, jetés à l’étranger. Nous le cherchions alors dans les plaines du Don et du Kouban.

Nos étapes étaient, pour l’ordinaire, de 20 à 30 kilomètres. On avançait avec lenteur, ménageant les chevaux que fatiguaient énormément les routes boueuses de ce printemps précoce et froid.

Il fallait voir cette boue !

Cette boue gluante, où le pied glissait et où s’empêtraient les talons, était effroyable. Que de chevaux nous y avons perdus ! Combien de fois ai-je vu les magnifiques et tristes yeux de ces pauvres bêtes, dans l’attente d’une fin inévitable et douloureuse !

Un jour, au Kouban je faisais route avec l’infirmière Tatiana Engelgardt. Au cours de ces souvenirs, j’aurai plus d’une fois l’occasion de parler des deux sœurs Engelgardt, — types accomplis de la jeune fille russe, humble, résignée, et si brave ! — pareillement dignes d’admiration pour leur grand et noble patriotisme. Le menu épisode que je raconte ici donnera une idée des conditions dans lesquelles nous étions obligés de cheminer. La sœur Engelgardt prenait les devants, tâchant d’éviter les endroits plus particulièrement humides. Tout à coup, je la vis trébucher et l’une de ses bottes s’enfonça dans la boue. — Elle était chaussée de grandes bottes d’homme. — Tous ses efforts pour dégager son pied sans le faire sortir de la botte furent vains. Il fallut se résigner. Arrêtée au bord du chemin, elle attendit que j’eusse repêché la botte. Mais ce ne fut pas tâche facile. La boue ne voulait pas me céder sa proie, l’engloutissait de plus en plus. Je dus creuser à pleines mains dans la boue : après bien des efforts, je pus enfin présenter à ma charmante compagne son élégante chaussure.

Quand nous avions marché tout le jour, nous arrivions le soir dans quelque village, exténués de fatigue, boueux, aigris, affamés. Nous manquions presque toujours de cigarettes et de tabac, souvent de sucre. Du moins, ne souffrions-nous pas de la faim, car nous avions en suffisance du pain, du lard et du « borstch, » de la soupe de betteraves, dont la seule vue, à présent, me. soulève le cœur.

Les marches de nuit étaient les plus pénibles. Je me souviens de la première que nous dûmes fournir. Korniloff avait été averti que les bolchévistes préparaient une attaque : pour la première fois, nous étions obligés de traverser la voie ferrée sur laquelle ils possédaient des trains blindés. Il fallut changer subitement de direction. Après notre vingtaine de kilomètres de la journée, nous avions hâte de nous reposer. Il faisait très froid et très noir ; les pieds glissaient dans la terre labourée ; on était constamment forcé de s’arrêter. L’humidité et le froid traversaient mes habits ; mes jambes me refusaient le service, mes yeux se fermaient. Nous fîmes, au milieu de la nuit, une courte halte dans le hameau Ouporni. Un petit feu que j’aperçus de loin me conduisit à une « khata » (maison paysanne) pleine d’officiers et de soldats. Il faisait chaud, on pouvait dormir : c’était l’idéal ! Je m’endormis immédiatement d’un sommeil profond. Mais au bout de quelques minutes, ou de quelques secondes, qui sait ? ordre de repartir. Je tardais à me lever. Le convoi étant long, cela me permettait encore quelques minutes de repos. Enfin, la peur de me trouver seul au réveil me fit reprendre la marche, et me rejeter dans le froid. Auprès d’un des fourgons, un officier de ma connaissance m’offrit une bonne gorgée d’eau-de-vie et me donna une veste étroite et sale qu’il avait tirée je ne sais d’où. Je l’endossai avec peine : elle me tint chaud ; mais mon accoutrement mettait en joie tous ceux que je devançais ou rencontrais. J’étais coiffé d’une casquette d’automobiliste qui me couvrait les oreilles, vêtu d’un manteau imperméable, chaussé de bottines et de guêtres jaunes, tous objets que j’avais achetés à Paris avant la guerre de 1914. Et, pour comble de comique, cette veste étroite et ridicule passée par-dessus l’imperméable ! Il faut l’avouer, j’étais loin d’avoir l’air martial. Mais qui m’eût dit, quand j’achetais ces effets à Paris, dans un magasin des boulevards, qu’un jour viendrait où je les traînerais par les steppes du Kouban ?

Le matin, nous réussîmes brillamment à tromper les bolchévistes, et à traverser la voie ferrée, passant, pour ainsi dire, au nez des trains blindés. Le soir, nous sortîmes de l’encerclement, sans pertes en blessés et chariots, et non sans avoir endommagé un train blindé bolchéviste qui, enveloppé de fumée, se sauva à toute vitesse.

Les bolchévistes avaient beau nous être très supérieurs en nombre et en artillerie, toutes nos rencontres avec eux leur furent funestes. Il en fut ainsi jusqu’à Ekaterinodar.

Une première tentative qu’ils firent pour arrêter notre marche à la frontière du Don et du gouvernement de Stavropole, leur fut désastreuse. Nos pertes furent insignifiantes, — un homme tué et vingt blessés, — tandis que les bolchévistes, qui ne savaient pas faire usage de leur artillerie, qui manquaient presque complètement d’officiers, et qui d’ailleurs furent abandonnes par leurs commissaires et leurs chefs, perdirent dans cette bataille plus de cinq cents hommes.

C’est là dans le village de Lejanka, que me sont apparues pour la première fois les horreurs de l’impitoyable guerre fratricide. Quel cauchemar de rencontrer tous ces cadavres de citoyens russes jonchant les rues de ce grand village ! Le fantôme terrible de la guerre civile, qui se révélait à moi, me bouleversa dans tout mon être. Il m’arriva plus tard de voir beaucoup, beaucoup de sang, mais tel est le mécanisme de la sensibilité humaine : l’habitude prévaut sur tout, même sur les atrocités de la guerre civile. Plus tard, à force même d’en avoir été témoin, elles ne produisirent plus le même effet sur mes nerfs : je m’étais accoutumé !

Les bolchévistes nous opposèrent une résistance plus sérieuse près de Korenevskaïa. Près de cette stanitza, notre petite armée eut pour adversaires, non plus des bandes comme près de Lejanka, mais de vraies troupes. A cette rencontre, nous eûmes pour la première fois des pertes considérables. Or les blessés étaient pour nos chefs une difficulté et un embarras terribles. Force nous était de les emmener avec nous, par d’affreuses routes, dans les conditions les plus pénibles, presque sans secours organisé. Les abandonner, c’était les condamner à une mort certaine. Ainsi arriva-t-il pour les blessés laissés à Novotcherkassk et Rostow. Lorsque nos troupes quittèrent ces. villes, le personnel bolchéviste des hôpitaux, y compris les infirmières, massacra ces malheureux en leur faisant subir des outrages incroyables... Les blessés et les infirmières de la Croix-Rouge laissés devant Ekaterinodar subirent le même sort.

Comment peindre les souffrances qu’ont endurées nos malades et nos blessés entassés dans des chariots mal suspendus et qui n’étaient pas faits pour ce genre de transports ? Nous manquions de matériel médical aussi bien que de personnel. Une nuit, au cours d’une des étapes les plus pénibles et par une boue incroyablement épaisse, nous avancions, sans route tracée, parmi les ruisseaux débordés. Je cheminais en suivant le convoi des blessés. Devant moi, on transportait un jeune porte-enseigne. La blessure eût pu n’être pas mortelle ; mais la gangrène commençait à gagner, et on ne pouvait penser à opérer. Chaque cahot lui arrachait un cri. J’aurais voulu fuir pour ne pas entendre ces gémissements. Cette nuit restera toujours dans ma mémoire ; je verrai toujours les buissons émergeant de la plaine inondée, les chevaux exténués de fatigue, et toujours, toujours, j’entendrai cet incessant cri d’angoisse.

Au matin, le malheureux expira.

Une autre fois, je devançais un chariot dans lequel était couché un blessé recouvert d’un manteau sur lequel posait un revolver. Le blessé m’expliqua qu’il voulait avoir son arme à portée de la main pour tuer le cocher, au cas où celui-ci le jetterait hors du chariot, et ensuite se suicider à son tour.

Le personnel médical qui s’était voué aux soins des blessés, — ces femmes-infirmières de la Croix-Rouge, qui, sans pouvoir leur porter qu’une aide souvent inefficace, voyaient mourir lentement ces malheureux jeunes gens, — fut au-dessus de tout éloge. C’est durant cette campagne que la femme russe se montra encore une fois dans toute la grandeur de son âme, participant aux plus dures épreuves de ce long et mémorable exploit...

Comme je l’ai déjà dit, nos rencontres avec les bolchévistes, jusqu’à Ekaterinodar et notre repli sur le Don, se terminèrent toujours avec succès pour nous ; mais ces succès ne nous procuraient pas de véritables résultats. Après chaque défaite infligée à l’adversaire, notre armée, privée de toute base et gênée par d’énormes convois, ne pouvait ni s’arrêter et se reposer, ni se mettre à la poursuite de l’ennemi : il lui fallait avancer toujours, sans trêve et sans repos, avec cette seule perspective de se heurter de nouveau et inévitablement à un ennemi que ses pertes n’affaiblissaient pas, les bolchévistes ayant l’avantage de posséder des réserves humaines inépuisables.

Il fallait une hardiesse extraordinaire et une confiance illimitée dans la bravoure des troupes, pour entreprendre et poursuivre une telle campagne et avancer dans cet océan bolchéviste. Le futur historien militaire qui étudiera cette nouvelle Anabase ne pourra se défendre d’admirer la volonté, les talents et la présence d’esprit des chefs, ainsi que le courage insurmontable de cette petite armée, toujours supérieur à toutes les déceptions que le sort implacable a voulu semer à chaque pas de la route.

Et ces déceptions furent innombrables. Elles commencèrent avec la nouvelle que les armées du Kouban avaient évacué Ekaterinodar et s’étaient retirées dans les montagnes au delà de la rivière Kouban.

Justement nous venions de remporter à Korenevskaïa une victoire brillante, qui devait préluder à notre jonction avec les Cosaques du Kouban, que nous comptions rejoindre en deux ou trois étapes. Au lieu de marcher vers la ville promise d’Ekaterinodar, nous obliquâmes vers l’Est, quittant la grande route, et traversâmes la voie ferrée au Sud de la station de Stanitchnaïa.

A marches forcées de nuit et de jour, nous arrivâmes à Oust-Labinsk, à l’endroit où les rivières Kouban et Laba se rejoignent. Près de Oust-Labinskaïa, nos armées, conduites par les généraux Markoff et Bogaevsky et sous le commandement suprême du général Korniloff, dispersèrent assez aisément les troupes rouges sur la voie de chemin de fer d’Ekaterinodar à Armavir, traversèrent cette voie, ainsi que les rivières Kouban et Laba, et arrivèrent à la stanitza Nekrassovskaïa.

Ainsi, malgré la grande supériorité de l’ennemi en forces et en armes, malgré les trains blindés et l’artillerie, malgré l’embarras causé par l’interminable convoi de notre armée, le général Korniloff était parvenu à nous faire sortir de la région du Kouban. Durant ce temps (du 14 février au 6 mars) nous avions fait plus de 350 kilomètres, par des routes affreuses ; nous avions traversé quatre fois les lignes de chemin de fer qui toutes étaient occupées par les bolchévistes. Cela, sans pertes en prisonniers, sans pertes en artillerie et en matériel, avec, de notre côté, un minimum de dépenses en munitions. De plus, dans les combats de Lejanka, de Viselki et de Korenovskaïa, principalement dans ce dernier et dans celui de Oust-Labinskaïa, notre armée put compléter ses provisions qui, au départ de Rostow, étaient des plus minimes.

Au delà des rivières Kouban et Laba, nous devions entrer, à ce qu’il nous semblait, dans la sphère des opérations de l’armée du Kouban. Là commençait une région entrecoupée de montagnes, dérivations des monts caucasiens.

Je n’oublierai jamais notre départ de Nekrassovskaïa. Ce village est situé sur une assez haute montagne, au sommet de laquelle est édifié un temple magnifique qu’on voit de très loin. A nos pieds, par des dizaines de ruisseaux printaniers, débordait la rivière. Au loin, par ce matin clair et ensoleillé, on voyait, bleue de brouillard, la chaîne des monts du Caucase. Sur la pente raide, conduisant à la rivière, se tenait notre vieux chef, le général Alexéïeff, regardant les troupes traverser le gué. Vision épique et dont j’aurais voulu éterniser l’image !

Nous pensions que l’armée d’Erdeli se battait avec les bolchévistes quelque part dans les monts. Il fallait la chercher à tâtons. Un moment, il nous sembla que nous avions perdu le contact avec l’ennemi ; mais, dès le lendemain, nous dûmes reconnaître notre erreur. Notre convoi tomba sous un violent feu d’artillerie : il fallut l’habileté de notre manœuvre, combinée avec l’irrésolution des artilleurs rouges, pour nous épargner de grandes pertes.

Le jour suivant, nos armées durent encore soutenir un combat assez sérieux à la traversée de la rivière Bielaïa, près du village Philippovskoïe. Nous ne savions toujours pas au juste où nous allions. Nous avancions à grand peine, parallèlement à la rivière Kouban, dans la direction du Sud-Est. Soudain nous aperçûmes des éclairs qui sillonnaient la montagne, et un grondement lointain se fit entendre. Je marchais avec un officier d’artillerie. Il s’arrêta :

— Il n’y a pas à s’y tromper, me dit-il, c’est l’artillerie que nous entendons...

L’armée mystérieuse du Kouban, que nous croyions forte de plusieurs milliers d’hommes, était quelque part près de nous, engagée dans un combat.

— Sommes-nous loin du feu ? demandai-je.

— Vingt kilomètres environ, répondit l’officier, bien que dans les montagnes l’évaluation soit difficile.

J’avisai l’aide de camp du général Alexéïeff, le capitaine Chaperon du Larré, et lui rapportai ma conversation avec l’officier d’artillerie.

— Il faut, me dit-il, en informer le général.

Au milieu des fourgons, sur une simple charrette conduite par un ancien prisonnier de guerre, un jeune Autrichien d’une honorable et riche famille, notre vieux chef était assis, une vieille couverture jetée sur lui. Il souffrait d’une cruelle maladie des reins, mais rien ne pouvait le décider à changer de mode de locomotion. Derrière sa voiture, roulait celle de Mme Schtetinine, l’ange gardien de notre « vieillard. »

Chaperon me conduisit auprès du général.

— Excellence, Souvorine a entendu des coups de feu et vu des éclatements. Cela ne pourrait-il être l’armée d’Erdeli ?

De dessous la couverture saillirent les lunettes du général.

— Des bêtises ! prononça-t-il d’un ton courroucé. C’est le général Markoff qui attaque à notre droite.

Et de nouveau il s’enfonça sous la couverture.

Il fut établi que j’étais un propagateur de fausses nouvelles : on est ou on n’est pas journaliste !

Une autre fois, marchant au milieu des clairières, par une belle journée du mois de mars sous les chênes koubans, qui n’ont rien de commun avec nos chênes, je m’énervais à lutter avec leurs branches. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un chêne bâtard : il rampe au ras du sol et vous tire par les jambes. Il est fort et dur comme ses aïeux, les vieux chênes, mais il est presque couché à terre. Fatigué par une longue marche et agacé par la lutte avec ce nouvel ennemi, je m’étais arrêté et je commençais à battre furieusement de ma canne les branches tortueuses. Près de moi passa lentement avec sa suite le général Korniloff. Il laissa aller au pas sa superbe monture et me dit gaiement bonjour :

— Eh bien ! monsieur le rédacteur, prononça-t-il, saviez-vous que vous vous promeniez dans les monts du Kouban ? Regardez, voilà la stanitza de Pachkovsk ; elle est à 10 kilomètres seulement d’Ekaterinodar ; nous y serons bientôt !

Il était gai et content. Son visage aux traits mongols était comme éclairé par la pensée de la victoire ; et sa suite, ces officiers dans leur tenue de fortune, ce soldat porte-bannière avec son insigne tricolore et sa figure immobile et comme de pierre, me faisaient l’effet d’êtres surnaturels. La rencontre du général était un bonheur sans égal, ses paroles une bénédiction. Je m’adresse à tous ceux qui ont fait la guerre. Vous rappelez-vous votre impression lorsque devant vous, qui marchez humblement avec votre fusil, passent le chef et son état-major ? Le regard du chef, quelques mots de lui, en voilà assez pour faire de vous un homme résolu à la mort. Ailleurs, dans d’autres circonstances, ce même général ne serait rien pour nous. Mais dès que nous avons le fusil sur l’épaule et qu’il est à cheval, il est un demi-dieu.

Je ne suis pas un jeune poète (et même je ne suis pas du tout poète), je ne suis pas Ernest Psichari, ce combattant-croisé, je ne suis pas un professionnel de la guerre endurci dans les batailles, mais, en égrenant maintenant mes souvenirs, dans la tranquillité de ma retraite, je sens battre mon cœur autrement, je sens mes mains se glacer, je voudrais lever les yeux pour rencontrer le regard du Chef.

O notre chef au cheval blanc, comment osent-ils rire de toi, les sceptiques ?

Donne-nous la grâce de mourir pour toi, chef inconnu, et que notre foi attend toujours !


IV. — LA CAMPAGNE DE GLACE

Cette première incursion dans la région du Kouban, qu’on a souvent appelée : « Campagne de Korniloff, » fut vraiment une croisade, dont nous portons fièrement les insignes [5].

Simple étape de 16 kilomètres à peine, elle fut la plus cruelle épreuve pour notre armée et vivra éternellement dans la mémoire de ceux qui en étaient.

Nous sortîmes de l’aoul (village) Cherdji le 15-28 mars. Nous avions fait notre jonction avec l’armée des Cosaques du Kouban, commandée non par Erdeli, mais par le colonel Pokrowsky, élu général par la Rada du Kouban. Les unités combattantes furent dirigées vers la stanitza de Novo-Dmitrievsk, et le reste de l’armée, les états-majors, le convoi de matériel et les blessés vers la stanitza Kaloujskaïa.

Le matin de notre départ, le temps se gâta brusquement. Une fine pluie se mit à tomber. Les chemins, assez mauvais ordinairement, devinrent tout à fait impraticables. On voyait à chaque pas des charrettes enlizées, dont les chevaux succombaient après d’inutiles efforts. Puis ce furent des giboulées de neige et de grêle, dont nous étions transpercés. Les chevaux s’arrêtaient et les blessés réduits à l’immobilité étaient bientôt emprisonnés sous une couche de glace.

Marcher dans l’eau recouverte de glaçons sous ce vent qui vous fouettait sans cesse, était un supplice intolérable. Les pieds, complètement mouillés, devenaient tout raides ; les vêtements faisaient carapace. J’étais vêtu de mon burberry, que j’ai gardé jusqu’à présent, chaussé de bottes avec, sur la tête, un bonnet de fourrure. Pour pouvoir marcher plus facilement, j’avais passé dans ma ceinture les pans relevés de mon paletot. Bientôt, tout mon côté droit, mes cheveux et mon bonnet de fourrure se recouvrirent d’une couche de glace, qu’il fut désormais impossible d’arracher. Il en fut de même pour les pans relevés de ma capote, qui devinrent durs, comme blindés de glace et que je ne pouvais plus retourner. Et nulle part autour de nous il n’y avait trace d’habitation. Nulle part où nous réchauffer. Il fallait marcher, marcher toujours, dans ce cauchemar de glace.

C’est dans ces moments affreux, comme d’ailleurs pendant toute la durée de notre épreuve, que j’ai dû mon unique réconfort au spectacle que m’offraient ces deux héroïnes, les sœurs Engelgardt. Ces admirables jeunes filles ne prenaient presque jamais place dans les chariots, mais marchaient vaillamment dans leurs légères robes trempées et gelées, comme si ce leur eût été une agréable habitude.

Un ruisseau vint à nous barrer la route. Hier encore presque à sec, aujourd’hui roulant des eaux grossies et rapides, il avait emporté le frêle pont de planches qui le traversait. J’entrai dans l’eau qui m’arrivait parfois à la ceinture. Le ruisseau était bien large de 10 mètres et le courant en était si rapide, qu’il était difficile de s’y maintenir en équilibre. Je m’avançai en sondant le fond avec une canne et tenant d’une main une des sœurs Engelgardt. Après elle venait le lieutenant A... avec l’autre sœur.

Tout mouillés et engourdis de froid, nous étions cependant de bonne humeur en traversant ce ruisseau. Les deux jeunes filles avaient eu de l’eau jusqu’à la ceinture et leurs jupes mouillées se couvrirent immédiatement de glace. Le seul moyen de se réchauffer était de marcher très vite : c’est ce que nous fîmes et nous atteignîmes bientôt, presque sans nous en apercevoir, le village de Kaloujskaïa.

A ce moment commença une véritable tempête ; la neige tomba abondante et drue, mais nous étions déjà dans le village. Grand fut notre étonnement d’y apercevoir, rangés à l’entrée, plusieurs luxueux équipages. C’étaient ces messieurs de la Rada (Parlement) qui étaient confortablement venus d’Ekaterinodar dans des voitures réquisitionnées !

C’est par ce temps affreux. dans la tourmente hurlante, que notre armée prit d’assaut le village de Novo-Dmitrievsk ; c’est, comme on l’a vu, vers ce village qu’avaient été dirigés nos combattants. Ils n’eurent pas seulement à lutter avec la nature, mais aussi avec les rouges. Que de blessés et de malades périrent dans ce froid, combien d’hommes revinrent avec les membres gelés, que de chevaux durent être abandonnés par l’armée, dans ce petit trajet de 16 kilomètres !

Le général Alexéïeff, tout malade qu’il était, avait supporté comme les autres cette dure épreuve : c’était miracle qu’il fût encore sur pied.

Pour traverser le ruisseau, qui avait débordé sur la route de Novo-Dmitrievsk, l’infanterie fut aidée par la cavalerie, elle-même à demi gelée : lorsque, le soir, ces malheureux essayèrent de se réchauffer auprès des feux allumés, l’artillerie ennemie les repéra et ouvrit sur eux le tir de ses canons.

C’est cette marche inoubliable qui fut appelée dans la suite par un jeune journaliste [6], « la Campagne de glace. »


V. — LE COMPAGNON MYSTÉRIEUX

Le jour où l’ordre nous fut donné de quitter Kaloujskaïa pour aller à la Novo-Dmitrievskaïa, le soleil resplendissait dans un ciel serein, et le printemps, qui éclate brusquement dans cette région méridionale, nous inondait de chaleur et de clarté.

La longue inactivité, les douloureux souvenirs que nous laissions à Kaloujskaïa, et d’autre part ce soleil et ce renouveau, nous donnaient une grande ardeur à marcher en avant, à aller plus loin. Où allions-nous ? Peu nous importait. Là où on nous conduisait, il nous semblait apercevoir le salut de notre Patrie, la fin de nos souffrances, la victoire... et nous marchions.

Aussi partions-nous le cœur léger.

On mit beaucoup de temps à sortir du village, car le soleil printanier avait rendu impraticables les routes, quelques jours auparavant encore recouvertes de neige. Nous devions longer les murs et les enclos, avec de continuels arrêts pour nous laisser passer mutuellement.

Je me rappelle avoir un moment dépassé une belle et fraîche jeune fille vêtue d’un uniforme de soldat, son béret crânement posé sur l’oreille droite parmi les boucles noires de ses cheveux. Je ne sais pas quel était son nom, mais je sais que, comme tant d’autres, elle est tombée au champ d’honneur.

Il m’arriva ainsi de me trouver séparé de mon détachement. Le soleil déclinait. Je hâtai le pas, marchant à l’aventure à travers champs. Mon âme était accablée de tristesse.

« Combien de temps encore, me demandais-je, devrai-je marcher dans cette boue, aller sans but, sans savoir où ni pourquoi ? »

Tout à coup, venant à ma rencontre, deux cavaliers, un homme et une femme, surgirent de l’ombre. Je les appelai et leur demandai quelle distance me séparait encore de Novo-Dmitrievsk (je l’évaluais à 7 ou 8 kilomètres). Ils se prirent à rire et me jetèrent, en manière de réponse, un chiffre démesuré, impossible. Puis, ils disparurent dans la nuit. Quelles étaient ces deux étranges apparitions ? Qui donc se promenait à cheval, la nuit, au plus fort de la guerre civile ?

J’avais froid, la solitude me pesait et j’aspirais à trouver un abri. Quel abri ? où cela ? Où y avait-il pour moi une maison ?

Soudain, à ma droite, j’aperçus une tache blanche. En regardant plus attentivement, je reconnus un chien.

J’aime beaucoup les chiens : je sifflai celui-là comme j’avais coutume de siffler mes fidèles cabots. La tache se décolla de terre et se précipita sur moi. En un instant, je ne fus plus seul : le chien, un grand « berger » blanc et jaune, gambadait autour de moi, me sautait à la poitrine, me léchait la figure, en proie à une folle joie.

Pourquoi ces démonstrations joyeuses ? D’où venait-il dans cette nuit froide ? Pourquoi me rencontra-t-il à cette minute où ma tristesse sombrait dans le désespoir ?

Je me mis à lui parler, tantôt en russe, tantôt en anglais. Il avait l’air de me comprendre, et la marche me devenait plus facile. Il galopait dans la plaine, poursuivant je ne sais quel invisible but, mais, au premier sifflement, au premier appel, come here, il rev nait, bondissait autour de moi, ou trottinait docilement à mon côté.

C’est ainsi que parlant à cet ami inattendu et le caressant, j’atteignis Novo-Dmitrievsk. Une fois parvenus à l’entrée du village, qu’arriva-t-il à mon mystérieux compagnon ? J’eus beau l’appeler, il s’était arrêté à bonne distance de moi, les oreilles dressées, remuant la queue, refusant de m’approcher. Tous mes appels furent vains : il s’obstinait à ne pas bouger. Alors je lui dis adieu et m’engageai dans le village. Lui se perdit dans la nuit, d’où il était venu vers moi. Qui sait si cet ami secourable ne m’avait pas été envoyé par la Providence ?


Tout en rêvant à lui, je suivis la rue déserte, jusqu’à ce que j’eusse rencontré un officier qui m’indiqua la maison du général Alexéïeff. Là, on me fit boire un peu de ce nectar qu’est le café et on m’indiqua l’endroit où cantonnait notre détachement. Il ne fut pas facile à découvrir. J’errai plus d’une heure dans la boue, frappant à toutes les fenêtres, avant de trouver mon logement. Tout le long de la route on entendait les voix des Cosaques qui cherchaient comme moi. L’air résonnait d’appels.

Me voilà enfin arrivé. Une grande pièce éclairée par une petite lampe fumeuse. Je me déshabille, j’étale vêtements et bottes mouillées près du feu, et, mon fusil appuyé au mur, ma petite valise sous ma tête, je me couche en me couvrant de mon vieux et chaud burberry.

... Cependant la tache blanche danse devant mes yeux ; elle se fait toujours plus proche ; c’est mon mystérieux ami nocturne : sa gueule est tout près de moi ; je vois ses bons yeux me sourire, et, là-bas, bien loin, je l’entends qui aboie...


BORIS SOUVORINE.

  1. Le Nouveau Temps.
  2. Le Temps du Soir.
  3. Le Matin.
  4. . Le Soir.
  5. Cet insigne a été institué en 1919, par le général Denikine. Il présente la forme d’une couronne d’épines traversée par un glaive. On le donne « en récompense pour la bravoure au feu, une témérité remarquable ainsi que pour des faits d’abnégation et d’efforts sans précédents : » c’est en ces termes que s’exprime le diplôme, qui accompagne cet ordre. L’insigne se porte directement après les ordres de Saint-Georges, sur un ruban aux couleurs de Saint-Georges et une cocarde tricolore.
  6. Bortachévitch, mor( du typhus à Poltava en 1919.