À la Recherche de la patrie avec l’armée volontaire (1917-1918)/02

À la Recherche de la patrie avec l’armée volontaire (1917-1918)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 895-915).
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A LA RECHERCHE DE LA PATRIE
AVEC L’ARMÉE VOLONTAIRE
(1917-1918)

II [1]


VI. — LE SIÈGE D’EKATERINODAR

Le général Korniloff avait réussi à faire sa jonction avec l’armée du général Pokrovsky, augmentant ainsi sérieusement ses effectifs, surtout en cavalerie. L’armée Pokrovsky était presque exclusivement composée de Cosaques du Kouban. Pokrovsky n’était pas Cosaque de naissance. Il avait fait la guerre dans l’aviation, avec le grade de capitaine ; mais c’était un homme énergique : il eut vite fait de grouper autour de lui et de prendre en mains toutes les organisations anti-bolchévistes de la région du Kouban. L’ensemble de nos forces se trouvait porté à 3 500 ou 4 000 combattants. A vrai dire, le convoi de matériel s’était augmenté en proportion. Et, sans doute, le nombre de nos pièces était plus grand ; mais, faute de munitions, notre artillerie n’en était pas sensiblement plus redoutable.

La jonction des armées se fit au village de Novo-Dmitrievsk. Pokrovsky reconnut l’autorité de Korniloff. Celui-ci, après avoir hésité quelque temps, résolut de marcher sur Ekaterinodar.

Le plan comportait la traversée de la voie ferrée entre Enem et Afipskaïa, dans un endroit où aucune résistance sérieuse n’était à prévoir. Nous devions déboucher à l’Ouest d’Ekaterinodar. eu traversant la rivière Kouban sur un point où les bolchévistes ne nous attendaient pas.

Nos préparatifs, ainsi que les opérations destinées à nettoyer la région des éléments bolchévistes, campés dans presque tous les villages et le long du chemin de fer, nous prirent jusqu’au 25 mars. C’est seulement à cette date que nous nous mimes en route, en direction de George-Afipskaïa. Au passage de cette localité, il nous fallut essuyer un feu violent des trains blindés. Ensuite, nous dûmes avancer presque sans routes, obligés à tout moment de traverser à gué les ruisseaux débordés. Nous progressions lentement, et cette marche pénible, qui éprouvait énormément blessés et malades, fut fatale à nos chevaux.


Le passage de la rivière Kouban s’effectua de grand matin, à la hauteur du village de Panakes. Nous ne disposions que d’un seul bac : c’est sur ce bac que le général Korniloff parvint à faire passer toute l’armée et le convoi de matériel à travers la rivière Kouban débordée. Ce tour de force aurait dû, en effet, amener la surprise des rouges ; le grand nombre de nos blessés paralysa notre action. Nous débouchâmes à l’Ouest d’Ekateridonar, alors qu’on nous attendait au, Sud ou à l’Est. Une attaque, menée avec toutes nos forces, aurait certainement réussi à anéantir le nid bolchéviste. La brigade du général Bogaevsky, les unités de Pokrovsky et la cavalerie commandée par Erdeli, Glasenapet Oulagaï, fondirent sur les rouges et, dès le premier jour, par des combats incessants, les refoulèrent jusqu’à Ekaterinodar. Si les forces d’élite de la brigade du général Markoff, le 1er régiment d’officiers (plus tard régiment portant le nom du général Markoff), et le 1er régiment du Kouban (plus tard régiment portant le nom du général Alexéïeff), avaient été avec nous, il n’y a pas de doute que la résistance des rouges aurait été brisée et que nous serions arrivés à ce but tant souhaité : Ekaterinodar. Mais Korniloff devait prévoir une attaque sur ses derrières et ne pouvait abandonner à leur sort les blessés et les malades. Afin de les couvrir, il dut laisser la brigade presque entière du général Markoff sur la rive gauche de la rivière.

Le bac qui nous passait d’une rive à l’autre ne transportait que 40 hommes à la fois, et nous n’avions pour l’actionner que nos bras ; qu’on juge de la difficulté d’une traversée dans ces conditions ! Cependant nous nous retrouvâmes tous dispos et bien en forme au village d’Elisavelinskaïa. Les fatigues de la marche étaient oubliées. C’est de là que l’ataman des cosaques du Kouban et le général Korniloff lancèrent l’ordre de mobilisation. Il fut très bien accueilli : par malheur, la population montra dans la suite peu de constance.

Sur mon carnet, à la date du 28 mars, je relève cette note : « Ekaterinodar pris. Service d’actions de grâces célébré. Quarante-septième et dernier jour de notre campagne. » Nous tenions les nouvelles des blessés évacués d’Ekaterinodar : ce sont eux qui nous avaient annoncé la prise de la ville. Une messe d’actions de grâces fut célébrée ; nous bûmes à notre victoire de la bière du pays dans la cave du cosaque Kabanok[2], et, le soir, je m’endormis en rêvant à la fin de nos épreuves.

Hélas ! la désillusion ne se fit pas attendre. Le lendemain, dès le matin la canonnade nous signifia la vanité de nos espoirs : la bataille continuait.

Je me rendis à l’état-major : il était installé dans la ferme d’une société agricole à 5 kilomètres seulement d’Ekaterinodar. Sur la rive haute du Kouban un bois s’apercevait : c’est là que se cachait, dans la première verdure des arbres, la petite maison blanche servant de quartier général à Korniloff et d’où il avait vue sur toute la ville d’Ekaterinodar.

En traversant le bois, je rencontrai plus d’un cadavre de bolchéviste non encore enseveli. J’en revois un, grand gars à la moustache noire, la tête trouée d’une balle, vêtu d’une vareuse de marin, et le bras tatoué d’une ancre. Pourquoi ce matelot était-il venu périr dans ce bois ? Non loin de là était tombée une de nos infirmières. J’apercevais de loin sa coiffe blanche : je sus plus tard qu’elle avait été atteinte par une balle égarée.

Une des originalités de cette campagne, si différente de toutes celles qui l’ont précédé, fut la part qu’y prirent les femmes : nombre d’entre elles y furent tuées. Non contentes de se prodiguer dans les services de l’arrière, il fallait à leur héroïsme les dangers du front.

Ç’avait été, je crois, une idée de Kerensky, d’admettre les femmes dans les écoles militaires, pour en faire des officiers. Il y eut, en outre, un bataillon composé exclusivement de femmes, qu’on vit, dans l’été de 1917, pour la plus grande joie des badauds, s’entrainer devant le Palais des Ingénieurs à Pétrograd. Le 27 octobre, la nuit de l’insurrection bolchéviste, ce furent elles qui, avec les aspirants et les porte-enseigne, défendirent le Palais d’Hiver où se terraient Kerensky et ses ministres. Et lui, ce commandant suprême, ce ministre de la guerre, ce chef du gouvernement, les trahit lâchement et s’enfuit du Palais d’Hiver, tandis que lies malheureuses jeunes filles étaient capturées et conduites dans les casernes par la soldatesque triomphante qui les soumit aux pires injures.

Parmi ces femmes-guerrières, se distingua particulièrement, au cours de notre campagne, l’aspirant baronne de Bodé : charmante jeune fille, élève d’un couvent aristocratique, elle avait gagné le front sous un déguisement. Sa bravoure était sans limites. Elle périt près d’Ekalerinodar, au lieu dit « les Jardins d’Ekaterinodar, » dans une audacieuse et inutile charge de cavalerie. Son cheval fut tué sous elle. Ayant réussi à se dégager, elle combattit à pied : c’est alors qu’elle tomba mortellement blessée. Six mois plus tard, son corps fut retrouvé et inhumé avec les honneurs militaires à Ekaterinodar, lors de la seconde incursion de l’armée du Kouban.

Au bolchévisme nous devons la femme-bandit, la célèbre Maroussia Nikiforova, dont la cruauté est restée légendaire. Avec l’aide de bandits comme elle sur lesquels elle exerçait une autorité absolue, elle accomplit de sinistres exploits.

Je me suis trouvé dans un village du Don, la Kagalnitzkaïa, quelque temps après le siège qu’en fit Maroussia. Toutes les maisons avaient été brûlées. Une des deux églises, construite en bois, fut entièrement consumée ; pour l’autre, qui était en pierres, ce fut plus difficile. Maroussia la fit emplir de paille qu’elle arrosa de pétrole et alluma de ses mains.

J’ai vu ces ruines pitoyables : la coupole effondrée, les murs calcinés, le clocher mutilé. Je tiens d’un témoin que Maroussia, pendant l’incendie, était comme folle. Tous les Cosaques, devant l’attaque bolchéviste, ayant quitté le village (c’était pendant l’insurrection du Don au printemps 1918), il ne restait que les femmes, les enfants et les vieillards. Maroussia en personne fusilla un prêtre. Tout le temps que brûla l’église de pierre, cette furie se promenait, épaisse et hideuse, la cigarette aux dents, écartant à coups de cravache les femmes qui essayaient de lutter contre le feu.

— Vous avez donc peur, mes filles, hurlait-elle, que votre lupanar ne brûle ?

Je n’ose, bien entendu, employer ses propres expressions.

Sa carrière prit fin lorsque les commissaires du peuple jugèrent qu’ils n’avaient plus besoin d’elle pour faire prendre racine à la révolution. Elle devenait trop indépendante ; elle brûlait les églises chrétiennes, mais dévalisait les temples juifs. Elle se réfugia à Sébastopol avec son amant : en 1919, elle fut arrêtée et pendue.


Je trouvai, à la petite maison de ferme, le général Alexéïeff avec son état-major.

Nous nous tenions sur la rive haute du Kouban à la lisière du bois, suivant des yeux les opérations de nos unités qui, par endroits, avaient engagé le combat dans les faubourgs de la ville. L’artillerie bolchéviste ne ménageait pas ses coups, heureusement mal dirigés : les obus éclataient en l’air, ou bien tombaient parmi les roseaux de la rivière.

Le 30 mars, toujours dans cette même ferme, il nous apparut clairement que, même dans l’hypothèse la plus favorable, nous n’étions plus en mesure de fournir l’effort nécessaire pour la victoire. Nos munitions étaient presque complètement épuisées : un officier d’artillerie me montra avec désespoir une caisse à moitié vide, — tout l’avoir de la batterie.

Notre artillerie travailla, cependant, magnifiquement, ce que démontrent les pertes de l’ennemi. De l’aveu même des bolchévistes, ils perdirent au siège d’Ekaterinodar plus de 14 000 hommes. De notre côté, les pertes furent de 1 200 à 1 500 combattants. Notre infanterie, fatiguée par des combats continuels, faisait des miracles, mais elle n’avait pas de réserves, tandis que les rouges étaient constamment relevés par des unités nouvelles. Ils avaient à leur tête un ancien infirmier, Sorokine, dont le talent militaire n’est d’ailleurs pas discutable : il réussit à faire approcher de très grandes forces, tandis que de notre côté nous n’avions que l’aide si décevante des Cosaques mobilisés. La ténacité de Sorokine sauva alors l’Ekaterinodar rouge, Peut-être fut-ce, en même temps, le salut de notre armée. Le général Denikine se prononçait contre les attaques décisives ; notre armée était trop affaiblie par les pertes et pouvait, même en cas de succès, être entourée et anéantie dans Ekalerinodar. Mais je n’ai pas qualité pour en juger.

Le 30, au soir, il fut évident que la victoire nous échappait ; un dernier assaut fut néanmoins décidé pour le matin du 31 mars.


VII. — LA MORT DE KORNILOFF

Ce matin-là une terrible nouvelle m’attendait ; j’appris, à mon réveil, que le général Korniloff avait été tué dans la nuit.

Au premier moment, on essaya de cacher l’événement. On prétendit que le général n’était que blessé. Mais le soir, tout le monde savait que Korniloff n’était plus.

Comme on l’a vu, le général occupait la petite maison de ferme située sur la rive haute du Kouban. De là le terrain descendait vers la ville d’Ekaterinodar. Ainsi la maison avait ses fenêtres tournées vers la ville, c’est-à-dire vers l’ennemi. On avait fait remarquer au général le danger que présentait une telle exposition. Cette bâtisse blanche, tout à fait isolée et complètement à découvert en cette saison, ne pouvait manquer d’attirer l’attention des artilleurs rouges, qui ne cessaient de tirer, même la nuit, envoyant au petit bonheur des engins de notre côté.

Cette nuit-là le général travaillait dans la petite maison blanche. Elle était composée de deux chambres exiguës. Celle où se trouvait le lit de camp du général ne mesurait pas plus de quatre pas de long et trois de large. Le lit, une table, une chaise, composaient tout le mobilier.

Le général n’était pas seul. Il avait avec lui ses deux aides de camp, le lieutenant Dolinsky et le lieutenant Rosakkhan (ce dernier était un homme superbe, originaire de Tekin, qui paradait avec une allure tout orientale en costume tcherkesse). Après leur avoir donné ses dernières instructions, le général se prépara à prendre un peu de repos et s’étendit sur le lit. À peine était-il couché, le visage au mur, qu’une grenade égarée perça le bas de la muraille et se déchira sous le lit même.

Chose singulière, les deux officiers, qui se trouvaient pourtant tout à côté, ne furent pas blessés : à peine eurent-ils quelques égratignures provenant de la chute du plâtre Le premier émoi passé, ils aperçurent dans un nuage de poussière et de fumée Korniloff qui agonisait. Avec l’aide des soldats tourkmen, de crainte qu’on eût à essuyer d’autres projectiles, ils le transportèrent en toute hâte hors de la maison et, l’ayant couché à terre, se mirent à chercher l’endroit de la blessure.

Le général mourut entre leurs bras sans avoir repris connaissance. A cet instant, accourait le général Denikine.

Comme on le constata par la suite, Korniioff ne portait trace d’aucune blessure sérieuse. Sa mort fut causée non par les éclats de l’engin, mais par une contusion et par la commotion qu’il reçut, car il fut projeté par l’éclatement contre le mur.

Ainsi mourut à son poste un grand patriote russe, un soldat qui avait consacré toute sa vie à la patrie. Il périssait victime d’un engin dirigé par une main russe. Celui qui risqua sa vie des centaines de fois dans les combats, fut tué par un hasard aveugle.


Toute la vie de Korniloff n’a été qu’une suite d’exploits. Fils d’un simple Cosaque, il termina ses études en Sibérie, au corps des Cadets d’abord et plus tard à l’École des élèves-officiers. Sans aucune « protection, » sans autres ressources que sa solde, c’est par son seul mérite qu’il se poussa à l’Académie d’État-Major. Son stage terminé, il ne poursuivit pas une carrière qui, par malheur, creusa toujours un si grand abime entre les officiers « de ligne » et les officiers « d’état-major. » Cédant à sa nature fougueuse et à son besoin d’aventures, il se fit envoyer en Asie centrale et poussa jusqu’au Pamir chinois, où il fit avec deux compagnons sûrs un périlleux voyage d’études. Ses petits yeux mongols et son nez plat, avaient favorisé son déguisement, et sa connaissance de la langue (il ne savait pas moins de neuf langues), lui permit de mener à bien sa lâche. Il revint avec un ensemble de renseignements du plus haut intérêt, n’ayant éveillé les soupçons de personne, ni chez les Chinois et les Afghans, ni chez les Anglais.

La grande guerre le trouva dans le grade de général, commandant la 48e division. En 1915, son unité est chargée de couvrir, à l’arrière-garde, l’offensive du 24e corps ; pendant cette opération, il est blessé le 28 avril au bras avec fracture de l’os, mais ne quitte pas son poste pour si peu. Le 29 avril, il tire sa division d’une position critique et, resté avec le régiment Rimnitzky pour protéger la marche des autres unités, il est grièvement blessé à la jambe. Il tombe sans connaissance, est fait prisonnier par les Autrichiens. Il reste près de six mois au camp de concentration de Neulenbach ; puis, il est transféré dans le camp de Leka-Ungarn. L’étroite surveillance à laquelle il est soumis, le décide à mettre sans plus de retard à exécution le projet, depuis longtemps conçu, de son évasion.

Un premier plan d’évasion, — en avion piloté par le célèbre aviateur russe Vassiliev [3], — fut ébruité par les bavardages des officiers du camp. Rebuté de ce côté, le général Korniloff se mit à faire la grève de la faim et se plaignit que ses blessures eussent recommencé à le faire souffrir. Les Autrichiens, dont la méfiance était éveillée, mirent auprès du général un prisonnier russe, à leur solde, chargé de l’espionner. Korniloff paya d’audace : il alla droit à son compagnon de captivité : « Tu es soldat russe, lui dit-il ; je suis ton général. Je compte sur toi pour faciliter mon évasion. » Cette brusque interpellation, la droiture et l’assurance du général firent impression sur le soldat, qui promit à Korniloff de le servir et qui, de fait, loin de le trahir, se montra dévoué. Un médecin, appelé à la demande du général, le fit transférer à l’hôpital. Là Korniloff commença aussitôt à se nourrir et à se fortifier ainsi qu’à faire de la gymnastique en vue de se préparer aux marches longues et pénibles qu’il aurait à fournir. Un Tchèque, Franz Mrniak [4], lui procura un uniforme de soldat autrichien et les papiers nécessaires.

Au jour fixé, à midi, Korniloff profita du moment où le surveillant allait chercher le dîner, pour enlever sa capote d’officier et son képi, revêtir un uniforme de soldat et coiffer un vieux bonnet d’astrakan ; il sortit ainsi vêtu dans la cour et se mêla au groupe des ordonnances russes qui venaient chercher le dîner de leurs officiers admis à l’hôpital. En compagnie de Franz Mrniak, il passa dans le bâtiment des infirmiers où il s’habilla et se maquilla, en accord avec la photographie du passeport qu’on lui avait procuré. Toujours accompagné de Franz Mrniak, il passa facilement devant la garde de l’hôpital. Enjambant le mur à un endroit repéré d’avance, tous deux se rendirent à la gare et prirent un train en direction de la frontière roumaine.

A la dernière station précédant la frontière, ils descendirent et continuèrent la route à pied : déguisés en vagabonds, se nourrissant de baies et de racines, escaladant les montagnes, se terrant dans les bois, ils souffrirent mille privations. Il fallut vingt-deux jours à Korniloff pour atteindre la frontière. Franz Mrniak n’avait pas pu le suivre jusqu’au bout. Restait la dernière étape. Arrivé le soir à quelques pas de la frontière, le général Korniloff, complètement exténué, tomba à terre, dans l’impossibilité d’aller plus loin. Il fut bientôt entouré par des chiens qui se mirent à aboyer. Un homme s’approcha de lui : il se crut perdu. Cet homme était un berger, qui eut pitié de lui, le conduisit dans sa cabane, lui donna du lait et le réconforta. Mis en confiance, le général s’ouvrit à lui de son projet. Le berger lui expliqua qu’il y avait un endroit de la frontière, où les sentinelles, après s’y être rencontrés, revenaient sur leurs pas en se tournant le dos. Muni de ces indications, le général Korniloff s’approcha, en effet, du point où il pouvait traverser la ligne frontière, et, choisissant le moment favorable, se mit à courir de toutes ses forces, jusqu’à ce qu’il tombât sans connaissance. Quand il revint à lui, il était entouré de soldats roumains.

Je me rappelle très bien l’enthousiasme que souleva son retour en Russie. Pourquoi ne l’utilisa-t-on pas davantage ? On l’accusait, parait-il, de « tendances révolutionnaires ; » on redoutait sa popularité. De plus, tout brillant officier d’état-major qu’il fût, il n’était pas de la caste, il n’appartenait pas à cette franc-maçonnerie spéciale.

Au début de la révolution, Goutchkoff, le premier ministre de la Guerre du Gouvernement provisoire, le nomme commandant en chef de la place de Pétrograd. Mais le désordre et le laisser-aller de la soldatesque lui sont insupportables : il demande à être envoyé au front. L’opinion publique ne jure que par Korniloff ; on voit en lui l’homme capable de délivrer l’armée de la corruption qui commence à l’envahir. Enfin, on le nomme commandant des armées actives et plus tard, après Broussiloff, chef suprême.

Pendant ce temps, Kerensky est devenu le dictateur, le dieu ! Et il est ministre de la Guerre.

Ce bas politicien voit tout de suite en Korniloff un rival. Porte au pouvoir par les circonstances, ce fourbe rencontre sur sa route, trop honnête, trop droit, le véritable chef qu’était Korniloff. Une seule idée peut germer dans ce cerveau pusillanime : tendre un piège à Korniloff. Il y parvient avec l’aide de V.-N. Lwow, ministre des Cultes, ancien membre de la Douma, un médiocre, un naïf, qui croyait en Kerensky ! Lorsque Korniloff, avec trop de précipitation, j’en conviens, mais dont le principal tort fut de ne pas se méfier de Kerensky, marche sur Pétrograd et engage la lutte contre les Soviets qui mènent la Russie à sa perte, il est déclaré traître et arrêté.

Ainsi le vil avocat vint à bout du héros.

Korniloff est emprisonné à Bykhoff près de Mogilew, et Kerensky devient le chef suprême de l’armée. Un sot, un ignorant, qui plaisait à la foule par son hystérie, estime que, si le père de Napoléon fut avocat, un avocat peut bien devenir Napoléon.

La suite est connue.

Korniloff s’évade de nouveau, et, avec ses soldats « tekines » qui l’adorent, parvient à rejoindre l’armée, que le général Alexéïeff organise sur le Don. Voyant qu’il ne peut traverser le pays avec ses forces et ne voulant pas exposer sa garde, Korniloff la démobilise et, seul, en habit de paysan, mêlé à la foule des soldats qui s’en vont à la conquête du Don, il arrive le 6 décembre 1917 à Novotcherkassk où il prend le commandement de l’armée volontaire.

Par cette courte biographie, on peut juger l’homme qu’était Korniloff. Fils du peuple, il donna toute son âme pour le salut de ce peuple, et fut tué par une main russe inconnue. Mais quelqu’un dirigea cette main coupable : il n’y a pas de doute que le premier à qui remonte la responsabilité de la mort de Korniloff, ce fut Kerensky.


La première fois que je vis le général Korniloff, ce fut au fameux Conseil qui se tint au Grand Théâtre de Moscou. La Russie intellectuelle et loyaliste livrait une bataille décisive. Elle était indiscutablement maîtresse de la situation ; Kerensky fit tout échouer, dans l’espoir de rattraper le pouvoir qui échappait à ses mains incapables et faibles.

Des coulisses où j’étais, j’embrassais tout le spectacle. La grande et splendide salle du théâtre était comble : on attendait avec impatience l’arrivée de Korniloff et de Kerensky.

Au parterre des hommes politiques de toutes nuances, des octobristes et nationalistes [5] et des bolchévistes dissimulés. Dans les loges, les généraux Alexéieff, Kaledine et les représentants des Cosaques, ainsi que les membres des « comités de soldats, » dont la plupart se distinguaient par leur indiscipline et leur arrogance, et au milieu desquels paradaient des engagés volontaires juifs, présidents de comités. S’y trouvaient également tous les « as » de la révolution : Tchaïkovsky ; la « grand mère de la révolution, » Brochko-Brechkovskaïa ; le « grand père, » Krapotkine ; Zassoulitch, etc. Dans la loge impériale les représentants des missions alliées contemplaient avec stupeur cette foule bizarre.

Le ministère socialiste était représenté par l’arrogant « zimmerwaldiste » Tchernoff, le millionnaire Terestchenko qui lécha les bottes du nouveau maître, le pâle Zeretelli aux yeux flamboyants, qui s’occupait alors du partage de la Russie et se laissa passer sous le nez la Géorgie. Là aussi se trouvaient Kokochkine et Chingareff, qui, six mois après, devaient être massacrés par ces mêmes Soviets, et furent abandonnés par Kerensky, lequel a su se mettre à l’abri et continue à vivre en paix.

De mon petit coin, entre deux rideaux, où se tient ordinairement l’aide du régisseur, je vis s’ouvrir une porte et Korniloff traverser la scène. Toute la salle éclata en applaudissements. Korniloff monta précipitamment dans une loge de côté, faisant face à celle où se tenaient les « reliques » de la révolution. Le parterre, debout, acclamait le commandant, suprême espoir de la Russie. Debout, dans les loges, officiers et généraux battaient des mains ; seuls les représentants des « Soviets des soldats et ouvriers » (qui pour la plupart n’avaient rien de commun ni avec les soldats ni les ouvriers), vautrés sur le velours des loges, présentaient un tableau répugnant.

Comme les applaudissements se prolongeaient, Kerensky, nerveux, s’impatientait Après le soldat énergique et maître de lui, allait monter sur la scène, non pas même l’acteur, mais le fantoche. Il se tenait prêt, dans une pose napoléonienne, sa main droite dans son gilet, la main gauche derrière son dos. Enfin, le silence se fit, et, la tête baissée, comme le nageur qui se jette à l’eau, il se lança sur l’estrade et gagna le fauteuil placé au centre de la table ministérielle, au pied de la tribune.

Les représentants des commissaires et des soviets, et la presse à leur dévotion, une partie du parterre applaudirent. Kerensky salua et fit un geste de la main. « Je déclare le Conseil ouvert, » dit-il en s’asseyant. Immédiatement, des deux côtés de son fauteuil se dressèrent les silhouettes d’un marin, tout de blanc habillé, et d’un aspirant, en uniforme khaki. Quelqu’un près de moi remarqua :

— Ce ne sont pas des aides de camp, ce sont des garçons d’honneur.

Je regrette de ne pas savoir les noms de ces deux « officiers-laquais ; » mais, dans la suite, on sut leur faire comprendre qu’ils jouaient un rôle incompatible avec la dignité d’officier.

Les généraux Korniloff, Alexéïeff et Kaledine demandaient l’introduction d’une discipline sévère dans l’armée, la peine de mort pour la désertion et pour le crime de fraternisation avec les Allemands. Ils ne furent pas écoutés.

Le Conseil se termina au bout de deux jours, par un discours hystérique de Kerensky menaçant « d’arracher et piétiner les fleurs de son cœur. » Une dame fut prise d’une attaque de nerfs, causée par la peur qu’elle éprouvait pour ce paillasse. Il fut emmené, pantelant, par ses fidèles garçons d’honneur. Ce fut son dernier succès.

Quelques jours plus tard, les Allemands occupaient Riga, Korniloff était en prison, Kerensky usurpait le commandement suprême et la Russie courait au bolchévisme.


Je revis plusieurs fois Korniloff à Novotcherkassk. Avec son petit veston il avait l’air médiocrement imposant et rien n’indiquait qu’on eut affaire au chef suprême de l’armée. Notre première rencontre eut lieu dans une chambre d’hôtel mal éclairée : je le pris pour un solliciteur. Il était de ces militaires types qu’on sent gênés dans le costume civil. Alexéïeff en civil avait l’air d’un marchand ; on aurait pris Denikine pour un petit propriétaire ; Korniloff ressemblait à un homme qui aurait mis les vêtements d’un autre.

Très droit dans sa petite taille, le visage intéressant plutôt que vraiment beau, ce qui frappait en lui, c’était le regard, chargé de pensée, de ses petits yeux méditatifs et tristes. Le sourire était plein de bonté. Ses mains aux doigts longs et recourbés étaient très caractéristiques. Il n’était pas orateur ; en cela, très inférieur à Alexéïeff, et surtout à Denikine qui parlait de la façon la plus brillante.

Une autre fois, au cours de la conversation, il m’interrompit brusquement et me posa, à brûle-pourpoint, cette question :

— Pourriez-vous me dire d’où vient la légende de mes tendances révolutionnaires ?

A en juger par les idées qu’il m’exposa alors, bien certainement il n’était pas de cette droite à laquelle appartenaient la plupart des généraux II était pour la démocratie, ou, plus exactement, pour le peuple russe Mais de là on ne pouvait conclure qu’il fût socialiste et révolutionnaire.

Voici, dans les grandes lignes, quel était son programme :

1° Création d’une autorité d’Etat, absolument indépendante de toutes organisations irresponsables, — jusqu’à la réunion de l’Assemblée constituante.

2° Maintien sur place des organismes d’autorité et de justice défendus contre tout organisme nouveau tendant à usurper leurs droits.

Continuation de la guerre en pleine entente avec les Alliés , jusqu’à la conclusion d’une paix dans des conditions conformes aux intérêt vitaux et au maintien de tous les biens en Russie.

4° Constitution d’une armée disciplinée, sans intervention de la politique, sans des commissaires et des comités.

5° Amélioration des voies de transport et relèvement de la production dans les usines et les fabriques pour assurer la vitalité du pays.

Ni monarchiste absolu, ni républicain, Korniloff était un soldat et un patriote.

Je ne puis mieux terminer ces souvenirs qu’en reproduisant le discours magnifique prononcé par le général Denikine au premier anniversaire de la mort du général Korniloff : — « Il y a un an, dit-il, une grenade russe, dirigée par une main russe, faucha un grand patriote russe. Son corps fut brûlé et ses cendres dispersées par les vents.

« Pourquoi ?...

« Est-ce parce qu’aux jours des perturbations terribles, lorsque les esclaves d’hier s’inclinaient devant de nouveaux maîtres, il leur dit bravement et fièrement : « Allez-vous-en ! Vous perdez la Russie. »

« Est-ce parce que, sans ménager sa vie, avec une poignée de combattants, il entreprit la lutte contre la démence qui envahissait le pays et tomba, fidèle à son devoir envers la Russie, envers la Patrie.

« Est-ce parce qu’il aima jusqu’au martyre, le peuple qui le livra et le crucifia ?

« Des années passeront et vers les hautes rives du Kouban des milliers d’hommes viendront saluer celui qui a donné sa vie pour la résurrection de la Russie.

« Ses bourreaux viendront aussi.

« Et il leur pardonnera.

« Mais, nous, comment leur pardonner ?

« Lorsque ce grand chef languissait dans la prison de Bykhoff, en attendant le jugement injuste du Gouvernement provisoire, quel est le destructeur de la Sainte Russie qui a dit : « Il faut que Korniloff soit exécuté ; mais, ce jour-là, je viendrai porter des fleurs sur sa tombe et je ploierai le genou devant ce patriote. »

« Qu’ils soient maudits, ces criminels de la parole et de la Pensée ! Arrière leurs fleurs ! Elles profanent la sainte tombe.

« Je m’adresse à ceux qui, pendant la vie de Korniloff et après sa mort, lui donnèrent les fleurs de leurs cœurs et de leurs âmes, à ceux qui, naguère, lui confièrent leurs vies et leurs destinées.

« Au milieu des tempêtes terribles et des combats sanglants, restons fidèles à son testament.

« Et que son souvenir soit éternel !

« Ainsi-soit-il ! »


VIII. — DANS LA NUIT NOIRE

Nous quittâmes la stanitza Elisavetinskaïa par une sombre nuit : Près de la maisonnette occupée par le général Alexéïeff, je rencontrai le capitaine Chaperon du Laarré. Il était abattu par les derniers événements. Nous nous assîmes ensemble sur le pas de la porte en fumant tristement.

Le général Denikine avait résolu de mettre au plus vite l’armée hors d’atteinte des bolchévistes, dont les réserves affluaient constamment à Ekaterinodar. Nous ne savions rien de notre destination, si ce n’est que nous allions vers le Nord.

Je posai la question à Chaperon en français s

— Savez-vous où nous allons ?

Il eut un geste vague.

— Dans la nuit noire ?

— Vous l’avez dit : dans la nuit noire.

Ainsi nous cheminions en proie à une cruelle dépression. Ekaterinodar, qui avait brillé à nos yeux comme la terre promise, ne nous avait apporté que désillusion. Là était tombé le général Korniloff. Là notre armée s’était brisée contre les forces, sans cesse renouvelées, de l’ennemi.

La popularité de Korniloff était énorme. De son successeur on savait peu de chose, et cette marche précipitée vers un terme inconnu était faite pour inspirer bien des craintes. Il circulait des bruits alarmants : on allait jusqu’à envisager la dislocation de l’armée.

Ce qui acheva de nous impressionner péniblement, ce fut la nécessité d’abandonner une partie de nos blessés. Nous ne savions que trop le sort qui les attendait : hélas, ils furent massacrés sans pitié par les bolchévistes ainsi que les infirmières restées près d’eux.

Je ne décrirai pas cette marche de jour et de nuit, sur une distance de cinquante kilomètres. Sur mon carnet de notes il est parlé des « jours de grande désillusion, » du froid, de la masure vide où il nous arriva de nous réchauffer avec le colonel Korniloff, c’était l’homonyme du général et il avait été son aide de camp, des villages inhospitaliers qui nous recevaient comme des fuyards et des soldats en retraite...

Enfin nous arrivâmes dans la colonie célèbre « Gnatschbau. » Cette colonie allemande, échantillon d’ordre et de propreté, avec ses fabriques de bière et de charcuterie, présentait vraiment la vue d’une oasis, parmi la saleté des autres villages. Nous y arrivions après une marche pénible, brisés de fatigue, abattus. Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/920 Nous avions faim et soif : nous nous jetâmes avidement sur tout ce qui pouvait se boire et se manger.

Le matin du 2 15 avril, nous fûmes rejoints par les bolchévistes : leur artillerie ouvrit le feu sur nous. Nous ne pouvions riposter : il ne nous restait que quatre pièces, les autres ayant été abandonnées, faute de munitions. Les rouges, au contraire, avaient des batteries et tiraient par rafales. Dans la maison qu’occupait le général Alexéïeff, un de ses officiers fut tué. Dans la cour de notre maison, un des conducteurs de chariot fut grièvement blessé au ventre et son cheval tué. Vers le soir, les bolchévistes ayant reçu du renfort, il devint impossible de tenir dans le village. Tout le convoi avait été rassemblé dans l’unique rue. On abandonna tout ce que l’on put. Nous manquions de chevaux et ceux que nous possédions étaient fourbus. Une partie des blessés ne put, non plus, être emmenée. On allait, chacun pour soi. C’était, dans l’obscurité de la nuit, des cris, des gémissements, des jurons. Dieu vous garde de vivre une retraite pareille, avec des gens qui ont perdu la tête et subissent l’ascendant d’un ennemi supérieur en nombre et en matériel !

Il faisait encore nuit noire quand nous atteignîmes la voie du chemin de fer d’Ekaterinodar à Timochevskaïa. Ordre de stopper ; défense de fumer, défense de parler dans les rangs. En avant, adroite et à gauche, de petites lueurs trouaient l’obscurité. Devant nous passaient des cavaliers qui transmettaient à voix basse l’ordre, à ceux qui étaient armés, d’avancer.

Soudain, deux détonations retentirent. A la vive lumière de cette double explosion» nous aperçûmes le talus du chemin de fer et, à cent pas environ, un train bolchéviste. Au passage à niveau se trouvait le général Markoff, comme toujours en veste grise et bonnet d’astrakan, sans armes, un fouet à la main. Comme toujours aussi, il jurait et sacrait.

Le train ennemi était arrêté. Deux wagons brûlaient et on entendait éclater leur approvisionnement en munitions. Parfois, un obus crevait la paroi d’un compartiment, et filait avec un sifflement particulier. Nous ne pouvions nous rendre aucun compte de la situation, impossible de comprendre ce que tout cela signifiait.

Voici ce qui s’était passé. Le général Markoff marchait à l’avant-garde. Il avait réussi à traverser la voie par surprise, et s’était emparé d’un poste d’aiguilleur situé à un kilomètre de la station Medvedowskaïa. Là se tenait sous pression un train bolchéviste, avec un échelon de forces armées. À l’avant et à l’arrière, le train était muni de plates-formes portant des pièces d’artillerie. La locomotive et un des wagons étaient blindés ; vingt-trois voitures étaient bondées de commissaires et autres personnages de marque. Deux trains blindés, arrêtés un peu plus loin, surveillaient le passage à niveau.

En effet, Sorokine, après notre départ d’Ekaterinodar, s’était mis à notre poursuite. Un détachement, muni d’une forte artillerie, nous avait canonnés dans Gnatschbau. Lui-même, avec le gros des forces, se dirigea vers la gare régulatrice Timochevka, comptant que notre armée et le convoi passeraient parla. Le plan était bien conçu : il n’échoua que grâce au sublime courage de notre héros, le général Markoff.

Lorsque Markoff se fut emparé du poste du passage à niveau, où il fut rejoint par le général Denikine, empruntant la voix du garde-barrière, il avisa la station qu’elle eût à envoyer un train, car les « cadets » (c’est ainsi qu’on nous appelait) approchaient.

Effectivement, un train avança dans notre direction.

Nos deux pièces d’artillerie, les seules que possédât Markoff, avaient été mises en batterie près de la voie, à côté de la maison du poste. Lorsqu’il vit le train des rouges s’approcher lentement, le général Markoff jeta une bombe sur le passage de la machine, tandis que les deux canons ouvraient le feu à bout portant. Le train s’arrêta net. Les nôtres grimpèrent dans les wagons, et massacrèrent tout ce qui fit mine de résister.

C’est à ce moment que j’arrivai sur le théâtre de la lutte.


Dans l’aube qui commençait à poindre, nous nous hâtions de décharger les plates-formes de leurs caisses de munitions. Ainsi notre artillerie allait retrouver la parole : nous étions dans la joie.

Vint à paraître un nouveau train bolchéviste qui accourait au secours du premier. Immédiatement, de la plate-forme du train que nous venions de prendre, nos artilleurs braquant une pièce bolchéviste, ouvrirent un feu si précis, que le train dut fuir à toute vapeur, sans demander son reste.

Nous en profitâmes pour faire passer le convoi et le faire passer au galop. Charrettes portant tout ce que nous possédions, primitives voitures d’ambulance où nos blessés étaient entassés, tout cela passa en trombe, dans un tapage de cris sauvages et d’appels des conducteurs. C’était un spectacle fantastique, une vision de rêve.

Devant nous, à cinq cents mètres, se trouvait le village de Medvedovskaïa. Nous y fîmes prisonniers Gritzenko et son état-major, envoyés « en expédition de répression, » et qui devaient « juger le village » le lendemain même.

Ce succès inespéré était dû à l’intrépidité et à la décision de Markoff. Grâce à lui, l’armée non seulement avait échappé à l’encerclement, mais était venue à bout d’un train blindé, en avait mis un autre en fuite et en avait fortement endommagé un troisième qui venait de Timochevskaïa. Tout notre convoi était sauf, nous n’avions pas perdu une seule charrette, et notre brave petite artillerie s’était approvisionnée de munitions.

Aux côtés de Markoff se couvrit de gloire le colonel Mïontchinsky. C’était lui qui avait pointé ses canons sur le train blindé. A l’armée volontaire depuis sa création, quand il tomba en 1919, il commandait l’artillerie de la division qui portait le nom du général Markoff ; il laissait de lui un souvenir ineffaçable. Il n’y a pas d’officier volontaire à qui le nom de Mïontchinsky ne soit familier et sacré.

Mais, je le répète, le gros du succès, l’essentiel de la victoire était dû à ce que l’armée en retraite, affaiblie, épuisée, qui s’était brisée contre Ekaterinodar et qui avait perdu son chef adoré Korniloff, avait été galvanisée par le courage de Markoff.


A Medvedovskaïa, je me trouvai séparé de l’armée qui faisait route avec le convoi vers Diadkovskaïa.

II y avait seize kilomètres à faire.

J’éprouvais une lassitude inusitée. J’entrai dans une ferme, je bus du lait et me remis en marche ; mais, de plus en plus, les jambes me refusaient le service. Je m’arrêtais à chaque pas, je culbutais, je désespérais de rattraper le convoi.

Ma bonne étoile me fit rencontrer une femme, ou plutôt une jeune fille-soldat, la charmante et toujours alerte Mlle Ignatiev. Me voyant dans l’incapacité d’avancer, elle vint à mon secours et c’est ainsi, m’appuyant à elle, avec des jambes de plomb, que je rejoignis tant bien que mal une charrette sur laquelle je me hissai.

Ma tête était pleine de bourdonnements, je sentais une faiblesse mortelle.

Nous arrivâmes à Diadkovskaïa avant le soir. Notre quartier-maître Nevoline nous avait préparé un logement. Je pris à peine le temps de manger un morceau et de griffonner à la hâte quelques notes sur mon carnet : je me couchai sur le banc placé sous les images saintes avec ma petite valise vide sous la tête. La maison était spacieuse. J’aurais certes pu trouver une place plus confortable ; mais une étrange torpeur m’envahissait, mes jambes étaient lourdes et ma tête en feu ; je n’eus pas la force d’aller plus loin.

Quand je me réveillai, il faisait nuit. Au-dessus de moi brasillait la veilleuse auprès des icônes. Je sentis qu’on me tirait quelque chose de dessous le bras. C’était la sœur V, Engelgardt qui, à la lueur vacillante, lisait le thermomètre. J’entendis que j’avais quarante degrés : une fièvre de cheval.


IX. — DANS UN CHARIOT

Qui donc a dit que l’homme est un animal optimiste ? J’en fus un à la guerre. S’il m’arrivait de m’imaginer blessé ou frappé à mort, c’était avec un luxe de circonstances poétiques. La pensée d’une blessure mortelle se liait toujours chez moi au tableau de mes propres funérailles, auxquelles je ne manquais pas de convier toute l’humanité inconsolable.

Je ne fus pas blessé ; je tombai malade tout simplement : accès de malaria aiguë. Tout mon héroïsme « poétique » s’évapora, comme il fallait s’y attendre. Une seule pensée se faisait jour dans mon cerveau : la crainte de tomber aux mains des bolchévistes. Aussi avais-je demandé qu’on plaçât auprès de moi mon revolver. Mon organisme luttait entre la vie et la mort. Mais Dieu m’a doué d’une santé excellente. Mon grand père était un simple paysan. Il s’enrôla en 1799. Blessé à Boro-ino, il fut fait capitaine et anobli en 1835. Il épousa la fille d’un prêtre du village Korchevo, gouvernement de Voronège, et mourut d’accident à 70 ans. Mon autre grand père était fils d’un diacre. Il s’enfuit du séminaire de Vladimir, entra à l’Université de Moscou et devint médecin militaire, et plus tard général. C’est cette souche paysanne et le sang de cette caste toute spéciale de prêtres, ainsi que le sport dont je fus un fervent toute ma jeunesse, qui m’ont donné la force de supporter les privations et les fatigues de la campagne et de sortir d’une si grave maladie.

Vers le soir, j’étais au plus mal : on me crut perdu. Cependant les chères sœurs Engelgardt m’affirmaient que je pouvais être tranquille, qu’on m’emmènerait, et notre quartier-maitre me jurait qu’il me placerait sur une civière attelée d’un cheval. Je remerciais tout le monde ; je priais surtout qu’on me laissât mon revolver, pour me suicider au cas où on serait forcé de m’abandonner. J’ai vécu, malade et sans forces, dans la hantise du bourreau bolchéviste.

Le lendemain matin à la première heure, on me conduisit, chancelant sur mes jambes enflées, hors de la maison et on m’installa sur un chariot où je me trouvai, moi cinquième. Vous pouvez vous imaginer ce qu’était le voyage de cinq malades dans un chariot qui filait au trot. Des jambes me labouraient la tête ; les miennes gênaient les autres et me semblaient à moi-même énormes et démesurées.

Le général Denikine avait pris une brillante résolution. La manœuvre qu’il exécuta, en faisant retraiter l’armée hors des lignes de chemin de fer, est surprenante d’audace. Ce chef, qui possède une petite armée et un immense convoi, place ses combattants dans des chariots et les fait passer, à travers la steppe, au nez des soldats rouges. Mais ce voyage au trot était horrible pour moi. Les jambes qui me gênaient appartenaient à un officier qui souffrait d’une maladie de reins ; un autre de nos compagnons était atteint de typhus ou de malaria comme moi. Quelle situation pour goûter le charme de ces routes de la steppe, chantées par Gogol !


BORIS SOUVORINE.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. Kabanok signifie : petit sanglier.
  3. Recordman de Pétersbourg-Moscou et retour en moins de vingt-quatre heures, en décembre 1913, par plus de 20 degrés de froid.
  4. Le nom de ce héros ne mourra jamais dans l’armée russe.
  5. Partis de la droite modérée.