À la Recherche de la patrie avec l’armée volontaire (1917-1918)/03

À la Recherche de la patrie avec l’armée volontaire (1917-1918)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 201-213).
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A LA RECHERCHE DE LA PATRIE
AVEC L’ARMÉE VOLONTAIRE
(1917-1918)

IlI [1]


X. — LA MESSE DE PAQUES

Cette année-là Pâques tombait tard, le 21 avril du style russe. Nous ignorions où il nous serait donné de fêter ce jour, mais, instinctivement, l’approche de ces Pâques nous emplissait d’espoir. En Russie, cette fête printanière est toujours celle de l’espérance et du renouveau.

Nous avancions dans la direction du Don.

A Lejanka, où, pour la première fois, nous avions pris contact avec les bolchévistes au début de la campagne, nous fûmes reçus dans la maison du prêtre. C’était la semaine de la Passion ; on faisait cuire les pains pour la fête, on teignait les œufs en couleur. Nous comptions bien passer Pâques dans cette demeure hospitalière. Les bolchévistes semblaient avoir renoncé à nous poursuivre ; nous jouissions d’un temps de répit ; nous allions à l’église entendre les messes, avec les sœurs Engelgardt ; entre temps, nous rêvions de notre nouveau paradis, Novotcherkassk, qui nous semblait aussi beau qu’Ekaterinodar perdu.

Ainsi nous atteignîmes le samedi de la semaine de la Passion : comment douter que nous dussions fêter Pâques ici même ? Les bolchévistes en décidèrent autrement. Dès le matin, ils ouvrirent le feu sur Lejanka. Les obus arrivaient en assez bon ordre, prenant pour cible le clocher de l’église, autour duquel étaient campés les généraux Alexéïeff et Denikine avec leur état-major.

Adieu, pains de Pâques, « koulitchis, » « paskhas » et œufs rouges ! Il fallut évacuer sur l’heure Lejanka : nous reprîmes la marche vers le Don, en direction d’Egorlitzkaïa.

L’étape fut enlevée avec allégresse. D’abord, nous allions vers le Don, nous nous pressions pour ne pas manquer la messe de Pâques.

Déjà la nuit était venue : la lune s’était levée dans un ciel brumeux. Soudain, de l’obscurité surgirent des moulins, annonçant l’approche du village. Chacun se hâta. Les chevaux accélérèrent leur allure. Des maisons apparurent çà et là.

Fiévreusement, nous nous mimes à chercher chacun son logis, et, peu après, nous prîmes tous le chemin de l’église.

La messe de Pâques était commencée.

L’église pleine de monde était brillamment éclairée. Il y faisait très chaud, en raison de la foule qui s’y pressait et de la flamme des cierges. La sueur perlait aux fronts. Mais quel délice d’entendre notre superbe : « Jésus est ressuscité ! »

Je regardais les Cosaques, je regardais mes amis : des larmes de joie, des larmes de résurrection perlaient aux yeux.

— Jésus est ressuscité, disait le prêtre.

— En vérité, il est ressuscité, répondait l’assistance.

Maintenant encore j’entends les paroles sacrées. Et je revois ces humbles figures illuminées par la lueur des cierges ; je ressens encore en moi ce transport inoubliable et immense qui alors me plongea dans le bonheur.

Oui, Jésus est ressuscité, et nous aussi, nous ressusciterons !

Les sons du grand chant, si triste, mais si magnifique par la force, l’espérance et la plénitude de bonheur qu’il semble dégager, serrent le cœur si délicieusement que le cierge tremble dans la main et les larmes dans les yeux reflètent tous les feux des autres cierge ? , tandis qu’un immense flot de joie gonfle le cœur.

Le prêtre et le général Alexéïeff s’embrassent, et, après lui, c’est Denikine.

On ne peut plus se retenir, on pleure sans savoir pourquoi.


XI. — VÉRA ENGELGARDT ET BOB EROFÉEV

La magnifique épopée de notre lutte avec les bolchévistes fit naître beaucoup de héros. Combien d’entre eux, dont ne se souviendra pas l’histoire, mériteraient de ne pas être oubliés !

Des êtres absolument opposés de caractère et qui semblaient n’avoir aucun point commun furent rapprochés par un même idéal. D’un même élan, ils lui consacrèrent leurs jeunes existences, et la mort, cette grande égalitaire, acheva de les unir.

Je veux parler de celles que nous appelions les « demoiselles » Engelgardt, et du charmant Bob Eroféev.

Au cours de ces impressions, le lecteur a bien souvent vu revenir les noms des demoiselles Engelgardt. C’étaient deux sœurs qui avaient fait leurs études au couvent Smolny. Dès le début de la guerre, elles entrent à l’union Kauffmann (infirmières de la Croix Rouge.) Leurs deux frères sont au front, l’un au régiment de cuirassiers, l’autre au régiment Semenovsky. Toute cette jeunesse s’est envolée au front unanimement. Tatiana Engelgardt partit pour la Serbie et participa à la tragédie de l’armée serbe.

La Révolution, avec ses continuelles persécutions de l’armée et des officiers, avec ses « conquêtes » qui couvrirent de honte le glorieux titre de soldat, et de sang celui d’officier, entraine les deux sœurs sur la voie d’un nouveau dévouement à l’armée. Elles se donnent de toute leur âme à l’Armée volontaire. Pendant toute la durée de la campagne, on ne peut assez admirer l’énergie, la bonne humeur, la ténacité de ces jeunes filles qui supportaient si allègrement de si cruelles épreuves. Elles étaient, parmi nous, l’élément de noblesse, l’exemple qui ne nous permettait pas de nous relâcher, de faiblir, de céder aux mesquineries de la vie quotidienne. Nous avions avec nous des « demoiselles : » la seule vue de ces jeunes filles d’une tenue si parfaite, d’une humeur si égale, ne se plaignant jamais de rien, opérait sur nous et nous empêchait de nous « laisser aller. » Elles ennoblissaient tout ce qui approchait d’elles.

Véra était la cadette. Grande et assez forte, elle avait des traits accusés qu’éclairaient de grands yeux superbes et un sourire d’une infinie séduction.

Lorsque se termina notre campagne, je perdis de vue les deux sœurs pendant un assez long temps.

L’aînée se maria avec un de nos compagnons d’armes. Véra s’engagea avec son frère Youri, pour l’expédition que le général Vrangel préparait dans le Kouban, expédition brillamment menée, mais compromise par le peu d’élan des Cosaques, et qui fut loin de donner les résultats espérés.

C’est par les journaux que j’appris la mort de Véra Engelgardt.

Voici ce que j’écrivis alors sous l’impression de cette mort tragique :

« Cette admirable jeune fille, digne, par son caractère, des meilleurs peintres de l’âme féminine russe, a été massacrée par les soldats rouges dans le Kouban. Son crime fut de n’avoir pas voulu abandonner un officier blessé, son frère, et de l’avoir défendu contre la pègre déchaînée.

« Sa biographie est courte, comme toute l’histoire de la renaissance de la Russie, son exploit superbe et rapide comme un météore fendant l’espace céleste.

« C’était une jeune fille réfléchie et stoïque, de Tourguénef ou de Tolstoï, sans l’âme maladive des héroïnes de Dostoïevsky, ni la charmante médiocrité de celles de Tchékhov ; une vraie jeune fille russe et, pardonnez-moi, messieurs les démocrates, une charmante demoiselle russe.

« Et voilà que cette exquise demoiselle, cette noble sœur de charité, a disparu. Elle est morte sous le signe de la Croix rouge, non comme une victime inutile, mais comme une héroïne.

« Il y avait en Véra Engelgardt tant d’élan, tant d’abnégation qu’elle devait inévitablement aller au-devant de cette fin héroïque.

« Si jamais on lui érige un monument, il faudra l’orner d’un côté de l’insigne de notre première campagne « en récompense d’une témérité au feu et d’une abnégation remarquables » qu’elle porta avec une juste fierté, et de l’autre côté de la croix des braves, la croix de Saint-Georges.

« La couronne d’épines et la croix de Saint-Georges, voilà ce qu’a mérité cette superbe jeune fille russe, toute brûlante d’amour pour la Patrie. »



Nos cœurs ne battront pas pour rien,
Le vin célébrant la gloire ;
Nos chants résonneront souverains ;
Gaiement nous fêterons les hussards.
(Dernière chanson des Hussards de Eroféev.)


D’une tout autre sorte était notre ami commun Eroféev, que nous appelions Bobby. Je ne connais pas d’homme qui, l’ayant rencontré, n’en ait emporté la meilleure et la plus charmante impression.

Autant Vera Engelgardt était grave et réservée, autant notre Bobby était exubérant et gai.

Étant cosaque lui-même, il fut affecté pendant quelque temps à un régiment cosaque ; mais il le quitta bientôt pour le glorieux régiment d’Akhtirsk, à la tête duquel il devait tomber. Pour tous ceux qui connaissent l’armée russe, l’union en un seul être d’un vrai cosaque et d’un vrai hussard semblera étrange. Et pourtant, Eroféev parvint à la réaliser.

Il était de taille moyenne, la figure ronde, non point beau, mais excessivement attrayant. Fait rare chez les cosaques, il était admirablement bien élevé et possédait ce sentiment inné de tact qui le faisait aimer de tous, du simple cosaque aux chefs les plus haut placés. Grand mangeur, grand buveur, il gardait toujours ses manières charmantes, son esprit, sa rayonnante gaieté. Ce jeune homme de vingt-cinq ans avait toute sorte de talents. Il faisait très bien les vers, les mettait en musique, jouait de la guitare et de la balalaïka, chantait agréablement, avait l’art de conter, des dons d’écrivain et de caricaturiste remarquables.

Si les Français se vantent de leur « guerre en dentelles, » nous pouvons nous vanter de la joyeuse guerre que fit Bob Eroféev.

En voici un souvenir. J’habitais à Rostov chez un Arménien de mes amis. Un matin de printemps, je fus réveillé par de grands coups donnés dans les volets. J’ouvris ma porte, de fort mauvaise grâce. Sur le palier, au garde-à-vous, se tenait Bobby, déclamant :

— Messieurs les officiers des régiments Akhtirsky, Bielogorodsky et Starodoubovsky (12e division du nom du général Kalédine) ont l’honneur de vous prier d’approcher de la fenêtre.

Il fit demi-tour, fit sonner ses éperons et s’esquiva.

Je m’en fus à la fenêtre et l’ouvris. Immédiatement, je reçus en pleine figure plusieurs branches d’acacia en fleur, humides de rosée. Ces messieurs, partant au front, en manière d’adieu à leurs amis, leur apportaient ces fleurs suaves qu’ils avaient coupées avec leurs épées. En notre temps, dur et sanglant, un journaliste pouvait-il recevoir un cadeau plus aimable que ces charmantes fleurs matinales ?

Bobby, au combat, restait le même. On disait de lui qu’il partait à l’attaque avec une balalaïka et dansait avec un accordéon sur les parapets des tranchées devant les Allemands médusés. C’était une sorte de bohème militaire, ignorant de la pose et de la vanité. Les grands mots sur le sentiment du devoir n’étaient pas de son goût : il faisait la guerre et la faisait bravement, parce que cela devait être ainsi, mais, comme il redoutait l’ennui par-dessus tout, il faisait la guerre gaiement.

Bobby périt après une audacieuse charge de cavalerie. Les hussards, lui en tête, s’en revenaient à leur campement, lorsqu’on le vit s’affaisser sur la selle. Il était mort. Lui que les balles avaient épargné tant de fois, une balle le tua net. La bataille était terminée Mais à la guerre, qui dira les limites du hasard et de ses sanglants caprices ?

C’est à Paris que j’appris la triste nouvelle. Notre cher Bobby n’était plus ; l’ami cher, le hussard valeureux, l’homme d’esprit n’étaient plus ! La flamme de sa jeune vie s’est éteinte ; et son œuvre, jeune et fraîche, comme des fleurs humides d’acacia, a péri. Il n’a rien laissé derrière lui. Seuls nous, ses amis, rappelons son talent, sa bravoure et cette gaieté qui ne le quitta pas jusqu’à la mort.

Véra Engelgardt ! Bob Eroféev !

Comme ils furent éloignés et proches en même temps !

Véra Engelgardt accomplissait un devoir. L’âme de François d’Assise et de Charlotte Corday était en elle. Bob, lui, ne songeait pas au devoir : c’est sa jeunesse enthousiaste et charmante qui lui mit l’épée à la main.

Mais si grand était l’élan de cette jeune fille et de ce jeune homme vers le sacrifice pour la Patrie, que leurs destins, bien qu’ils ne se soient pas connus, se rejoignent. Ils sont pareillement tombés sous la main de leurs frères russes, et leurs tombes sont inconnues.

Je revois les grands yeux, ouverts à la russe, de Véra Engelgardt et le gai regard de Bobby Eroféev.

Etrangers l’un à l’autre, les souffrances et les épreuves de la Patrie ont fait leurs existences pareilles et de même leur dévouement et leur mort au champ d’honneur ont réuni leur image dans mon souvenir. Par les calmes nuits étoilées, lorsque s’apaisent les bruits de la grande cité, je m’incline, occasionnel annaliste, devant leurs mémoires et, vainement, dans les cieux, je cherche les doux yeux rayonnants de Véra Engelgardt et le gai et charmant regard de notre hussard.


XII. — LA DEUXIÈME CAMPAGNE DU KOUBAN (JUIN 1918).

L’armée des généraux Alexéïeff et Denikine se remettait peu à peu des fatigues de la précédente campagne. Des officiers nouveaux arrivaient chaque jour sur le Don, venant de Russie à travers l’Oukraïne. L’armée grossissait. Le moral n’y était peut-être plus le même que celui qui régna lors de l’incomparable première campagne. Il y avait beaucoup trop de nouveaux qui enviaient les vieux et ces derniers, il faut l’avouer, ne manquaient pas de souligner encore cette différence. Les armées de cette seconde campagne n’en présentaient pas moins des unités admirables, qui surpassaient encore celles qui marchèrent sur Moscou en 1919.

Il était impossible de maintenir l’armée inactive. Alexéieff et Denikine avaient des obligations d’honneur envers les cosaques du Kouban, qui nous avaient suivis sur le Don exclusivement pour renforcer nos rangs. Au Kouban, des émeutes avaient lieu sans cesse ; notre armée y était attendue comme une libératrice. Ces raisons déterminèrent les généraux Alexéieff et Denikine à reprendre la route d’Ekaterinodar sur le Kouban.

Cette fois, je n’étais plus avec l’armée ; mais je m’efforçais, en éditant mon journal, le Vetchernee Vremia (le Temps du Soir), de rester en contact avec elle. Cette dernière n’évitait plus les rencontres avec l’ennemi, mais, au contraire, était résolument passée à l’offensive. A l’extrême gauche du front, les centres principaux étaient les villages Torgovaïa et Velikokniageskaïa, où les rouges avaient de grands entrepôts, ainsi que la stanitza Tikhoreizkaïa, où les entrepôts étaient encore plus importants.

Dès le début, nous eûmes à enregistrer de belles victoires, mais aussi, hélas ! un grand malheur : la mort du général Markoff.

Il venait d’arriver à Novotcherkassk pour prendre un peu de repos ; une brillante conférence qu’il y prononça lui valut des acclamations sans fin. Le même soir, je le rencontrai à l’Hôtel d’Europe. Il était, encore tout environné de cet éclat qui rayonne, d’un grand succès. Il était heureux, spirituel, gai. Son visage, qui avait quelque chose de Don Quichotte, s’éclairait d’un large sourire.

Je ne devais plus le revoir. Quatre jours ne s’étaient pas écoulés, j’appris qu’il avait été mortellement blessé le 12 juin à la bataille de Chablievka près de Torgovaïa : il mourut le 13 juin.

Enchanté du résultat de la bataille, il était très en forme. Il sortit de sa maisonnette, sans être accompagné de personne. A ce moment, une explosion retentit non loin de là. Les officiers accoururent : ils virent le général tombé sans connaissance. Ç’avait été le dernier coup de canon tiré par les rouges.

Le général Serge Léonidovitch Markoff n’avait que quarante ans, lorsqu’il fut fauché par la mort.

Toute sa carrière avait été liée à celle de Denikine. Lorsque ce dernier, en 1917, fut nommé général en chef de l’armée du Sud Ouest, Markoff devint le chef de son état-major. Mais la Révolution et son chef, Kerensky, n’estimaient pas les grands soldats. Après le « complot » de Korniloff, Kerensky fit emprisonner Denikine et Markoff. Tel était le traitement que la Révolution réservait aux meilleurs généraux russes. Alexéïeff était en disgrâce, Korniloff emprisonné à Bykhoff et Denikine avec Markoff à Berditcheff.

Markoff parvint à s’enfuir sous un déguisement. Il rejoignit l’armée d’Alexéïeff et de Korniloff sur le Don et, à la tête des marins restés fidèles, prit immédiatement en mains la direction de la défense de Rostov, du côté de Bataïsk. Dans la première campagne, à la tête du 1er régiment d’officiers, il se couvrit de gloire près de Lejanka, Korenovskaïa et Ekaterinodar ; mais c’est près de Medvedovskaïa, comme je l’ai dit, qu’il sauva littéralement l’armée.

Dans ses unités (le premier régiment d’officiers et le premier régiment du Kouban, plus tard régiment du général Alexéïeff), la discipline était très rigoureuse. Vif et emporté, Markoff pouvait être parfois injuste, mais il y avait tant de noblesse dans son caractère, tant d’énergie et de bravoure illimitée, que personne ne songeait à se plaindre de sa brusquerie. Autant que de bravoure, il avait de magnifiques talents et une connaissance accomplie du rude métier militaire. Et ce beau soldat, tout de même que Korniloff, périt d’une main russe.

Après sa mort, le général Denikine lança l’ordre du jour suivant :

« L’armée russe vient de subir une perte cruelle : le général lieutenant [2] Markoff a été mortellement blessé le 12 juin à la prise de la stanitza Chablievskaïa.

« Ce chevalier, ce héros patriote au cœur ardent, c’est peu dire qu’il vivait, il brûlait d’amour pour sa Patrie et pour la gloire des armes. Les tirailleurs de la brigade de fer honorent ses exploits de la grande guerre. Dans des combats incessants au cours de deux campagnes il avait toujours été épargné par les balles. Le destin a voulu que ce grand patriote russe succombât sous une main fraternelle.

« Que son souvenir soit éternel !

« Afin de commémorer le souvenir du premier commandant du 1er régiment d’officiers, ce régiment sera dorénavant dénommé 1er régiment d’officiers du général Markoff. »

Markoff mourut en pleine connaissance, en suppliant les officiers qui l’entouraient de ne pas abandonner la cause sacrée de la lutte pour la Patrie.

« Dites à mes Cosaques, recommanda-t-il, en leur léguant son icône, que, s’ils étaient prêts à mourir pour moi, c’est pour eux, aujourd’hui que je meurs. Ne perdez pas l’espérance ! Croyez, comme je le crois moi-même, que la Russie redeviendra grande, une et puissante. »

Ainsi ce chevalier sans peur et sans reproche nous adjurait, jusqu’à ses derniers moments, de continuer la lutte contre les oppresseurs.

Après la fin tragique de Markoff, le colonel Koutepoff restait seul de tous ceux qui avaient pris part à la première campagne : il lui fut donné de jouer un grand rôle dans notre armée.

La Révolution le trouva commandant, à titre temporaire, le régiment Préobrajenski : il y faisait régner une discipline de fer, y maintenant les vieilles traditions de Pierre le Grand qu’il considérait comme sacrées. Toujours calme et maître de lui, il était l’antithèse vivante du général Markoff.

Lors de la deuxième campagne du Kouban, il commandait une brigade. Près de Korenovka, une manœuvre habile du chef bolchéviste, l’infirmier Sorokine, menaça de couper l’armée. Koutepoff sauva la situation. Sous son commandement, l’armée bouscula les rouges et atteignit Ekaterinodar qu’elle prit d’assaut au début du mois d’août. Koutepoff y entra le premier. Lancé à la poursuite de l’ennemi, il le refoula en direction de Novorossiisk, qu’il occupa également, mais sans s’y arrêter : ce n’est qu’à la « frontière » géorgienne près de Gagre qu’il mit terme à ses brillants succès ; et encore ce n’était pas de sa faute !

Ainsi, en deux mois, la deuxième campagne du Kouban, commencée le 10 juin 1918, amena notre armée aux bords de la Mer-Noire. Toute la partie Nord et Ouest de la région du Kouban était libérée.


XIII. — LA DERNIÈRE ŒUVRE DU GÉNÉRAL ALEXÉIEFF SUR LA TERRE

Lorsque le général Alexéieff entreprit la tâche de créer l’Armée, il dit à ses proches : « C’est ma dernière œuvre sur la terre. »

Sa santé était plus que chancelante : malade des reins, il était en réalité hors d’état de supporter les fatigues et les privations de la campagne du Kouban ; les soucis et le surmenage hâtèrent sa mort qui survint le 25 septembre de notre style (8 octobre du style nouveau).

Le nom du général Alexéieff était bien connu à l’étranger, chez les alliés comme chez nos ennemis.

Dès le début de la guerre, nommé immédiatement chef d’état-major au front Sud-Ouest, c’est Alexéieff qui prépare le brillant début de nos opérations en Galicie, lorsque nos armées marchent jusqu’aux Carpathes, ayant pris Przemysl et menaçant Cracovie. Lorsque les affaires se gâtèrent au front Nord, il eut mission de sauver l’armée : il parvint à la conduire sur la Dvina où s’arrêta définitivement l’élan de l’ennemi.

Quand l’Empereur résolut d’assumer personnellement la charge du commandement suprême, Alexéieff fut nommé chef de son état-major : de fait, c’est à lui qu’incomba tout le poids du commandement.

La Révolution l’installe d’abord dans les fonctions de généralissime ; mais le relâchement de la discipline, les comités et les soviets des soldats lui répugnent : il donne sa démission.

Ma première rencontre avec lui eut lieu en 1015, à Siedletz où se trouvait alors l’état-major de l’armée du Nord-Ouest. Je le trouvai dans une petite pièce, toute tapissée de cartes et de plans, qui lui servait de bureau.

Il prévoyait de grands déboires. Sans munitions, sans une efficace mobilisation de l’industrie, nous étions réduits à une sorte d’impuissance. A son avis, l’opération des Dardanelles était une erreur ; mieux aurait valu soutenir l’armée serbe, car ce n’est qu’en Orient qu’il voyait une décision possible.

A ce moment, on lui apporta des nouvelles des premières intoxications par les gaz. Cette première attaque allemande par les gaz nous avait causé des pertes terribles.

Alexéïeff bondit de sa place, frappa du poing sur la table, cria que c’était une infamie et une honte. C’était d’autant plus imprévu qu’il venait de dire que nous avions sous-estimé l’armée allemande et principalement le corps d’officiers.

— Ils n’ont pas assez de tuer notre soldat, ils veulent l’avilir, le torturer, le voir se tordre à leurs pieds.

Ses petits yeux, sous les lunettes et les broussailles des sourcils, lançaient des éclairs ; il ne pouvait se contenir. Son amour profond du soldat ne pouvait pardonner ce moyen de lutte inédit et vil.

Lorsque je le revis à Novotcherkassk, il savait que la maladie ne lui ferait pas grâce, et il se hâtait de faire « sa dernière œuvre sur la terre, » l’Armée volontaire. Il était au travail depuis le matin jusqu’avant dans la nuit. Tous les préparatifs, le côté financier et civil, les pourparlers avec les nouvelles autorités cosaques, étaient entre ses mains.

Il ne s’entendait pas très bien avec le général Korniloff. Le caractère autoritaire de ce dernier n’admettait pas la séparation des pouvoirs. Alexéïeff lui cédait systématiquement, sachant combien Korniloff était nécessaire à l’armée. Mais celui avec lequel il était en complète sympathie, c’était Denikine, « le meilleur homme et général russe, » comme il me l’écrivit.

La campagne lui réservait de terribles souffrances physiques. C’est en vain que son médecin, M. Keline, et Mme N. Schtéinina insistaient pour qu’il prit une voiture et voyageât avec un peu de confort. Il refusa toujours : il faisait route sur un étroit chariot qui secouait sans pitié son vieux corps malade.

Il garda jusqu’au bout tout son génie. Sa vision tranquille de l’avenir, la foi en la sainteté de sa dernière œuvre, la certitude qu’il ne vivrait plus longtemps et un sentiment profondément religieux, toute cette belle énergie morale le soutenait.

Au milieu de septembre, arriva à Ekaterinodar le ministre de la République géorgienne Gegetchkori. Son ton arrogant et sans-gêne mit Alexéïeff hors de lui. Très doux de nature, il s’enflammait, parfois, d’une colère qu’il ne pouvait maîtriser, toujours pour ce qui se rapportait à son service, ou, mieux, à sa mission. Il ne put se contenir, se leva et quitta la réunion. Un léger refroidissement qu’il prit devait lui être funeste ; le 25 septembre (8 octobre), juste au moment où nous reçûmes la nouvelle que l’Allemagne, s’avouant vaincue, demandait la paix, il mourut.

Son fils, le capitaine Alexéïeff, m’a raconté qu’il lui lisait les derniers télégrammes arrivés, mais le général était déjà sans connaissance.

J’étais assis dans le grenier qui me servait de salle de rédaction, à Novotcherkassk, lorsqu’on me téléphona : « Un télégramme est arrivé d’Ekaterinodar pour vous : ordre de vous le communiquer immédiatement : le général Alexéïeff est mort cette nuit. » Ce fut pour moi un coup de massue. Je me rappelle que je chancelai et n’eus que le temps de m’asseoir. Nous étions loin de soupçonner que la maladie de notre général dût avoir un si prompt dénouement. Et puis, nous voutions espérer que Dieu sauverait notre grand « vieillard. »

Le commandant en chef, le général Denikine, lança cette belle proclamation :

« Aujourd’hui s’est terminée la vie pleine d’exploits, de souffrances et d’abnégation, du général Michel Vassilievitch Alexéïeff. Ses joies de famille, sa paix intérieure, tous les biens de sa vie privée, il les a offerts en sacrifice au service de la Patrie.

« Le dur joug du métier d’officier, un labeur continu, la vie de combat, la tâche, immense par sa responsabilité, de chef de toutes les forces armées de l’Empire russe pendant la grande guerre et la guerre volontaire, voilà son calvaire. Calvaire illuminé d’une honnêteté cristalline et d’un amour ardent de la Patrie.

« Lorsque l’armée disparut et qu’un péril menaça la Russie, il fut le premier à lancer l’appel aux officiers et aux soldats russes.

« Il donna ses dernières forces à sa création, l’Armée volontaire. Malgré les dures épreuves de notre terrible campagne, c’est avec l’espoir au cœur et une foi entière dans son œuvre, qu’il marchait avec elle, par le Chemin de la Croix, vers son but, le salut de la Patrie.

« Dieu n’a pas jugé devoir lui faire voir la nouvelle aurore. Mais cette aurore viendra.

« Et la résolution où sera toujours l’Armée volontaire de continuer ses exploits et ses sacrifices jusqu’à la fin, sera comme une couronne de fleurs précieuses sur la tombe toute fraiche du « Récolteur de la Terre Russe. »

Les funérailles d’Alexéïeff à la cathédrale d’Ekaterinodar rassemblèrent une foule immense. Dans la ville il était impossible de trouver ne fût-ce qu’un brin de fleurs : elles étaient toutes sur sa tombe.

Ainsi, dans le Kouban lointain, de même que Korniloff, succomba un grand patriote et martyr russe.

Lorsque notre armée dût quitter Novorossiisk, la veuve du défunt, A. N. Alexéïéva, et la femme de son fils, E. A. Alexéïéva, parvinrent à faire évacuer les cendres du général en Serbie où elles ont été déposées dans une cathédrale.

Le corps du général Korniloff avait été brûlé par une foule démente et dispersé aux quatre vents ; celui d’Alexéïeff a été hospitalisé par la Serbie fraternelle. Nous voulons voir là un symbole. Dans ce dernier exil, le général Alexéïeff, une fois de plus, associait son nom à la cause des Alliés, à laquelle il resta irréductiblement fidèle.

Et nous attendons ! Nous en avons la ferme espérance : cet exil ne sera pas éternel et un jour viendra où nous nous inclinerons devant sa sainte tombe dans notre Moscou.


BORIS SOUVORINE.

  1. Voyez la Revue des 1er septembre et 15 octobre.
  2. Général commandant une division.