Hachette (p. 265-275).

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COMMENT GUÉRIR LE PROLÉTARIAT ? LA GRÈVE

Pauvres gens qui travaillez et qui souffrez, si un homme vous dit que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, criez haro sur l’optimiste ! Mais si un autre vient vous dire que le mal du prolétariat peut se guérir en quelques jours ou même en quelques années, méfiez-vous de l’imposteur.

Pour que Jean, Pierre ou Paul, en arrivant à l’âge adulte trouve sous sa main un outillage complet et parfait (c’est-à-dire un capital), il ne suffit pas que les capitaux abondent dans la société ; il faut encore qu’un parent, un bienfaiteur, une providence à figure humaine ait eu soin de préparer un capital en vue d’aider Jean, Pierre ou Paul. Il n’y a pas de combinaison qui puisse suppléer la prévoyance des ancêtres, quand par malheur elle fait défaut.

Le travailleur sans capital, ou prolétaire, est tenu d’emprunter les outils qui appartiennent à un autre homme, et d’en payer la location sur son salaire. Cette nécessité réduit son gain à la moitié, au quart, quelquefois au dixième de ce qu’il gagnerait s’il employait ses propres capitaux. Tel est le cas du petit détaillant qui emprunte mille francs pour s’établir, et de l’ouvrier de manufacture qui emprunte au patron un outillage de plusieurs millions pour gagner trois francs par jour.

En tout état de cause, l’ouvrier se croit volé parce qu’il s’exagère la valeur de son travail et qu’il déprécie le travail de son collaborateur, le capital. Souvent même il se croit assassiné par le capitaliste, et cette erreur est surtout fréquente chez l’ouvrier le plus civilisé. Comme il a plus de besoins qu’un manœuvre ou un paysan, il est plus difficile à contenter, et très-sincèrement il croit manquer du nécessaire lorsqu’il gagne deux et trois fois plus qu’un garçon de charrue. Il crie, et de bonne foi, qu’on l’égorgé, que les patrons se nourrissent de sa chair et s’abreuvent de son sang. Objectez-lui la loi de l’offre et de la demande, il la nie et répond par la métaphore de l’outil vivant : « Je suis un outil vivant ; celui qui se sert de moi doit avant tout m’entretenir, me réparer, me tenir net et luisant. » Il est formellement impossible de fonder un accord sur cette base, car les besoins de l’homme sont illimités ; l’un succède à l’autre.

Il fut un temps où les ambitieux exploitaient le mécontentement des prolétaires. On les poussait aux révolutions ; on leur disait : donnez-nous le pouvoir et nous vous donnerons l’aisance.

Mais le gouvernement le plus fort, le plus despotique, ne pourrait modifier en rien les rapports du travail et du capital. Que les prolétaires soient en majorité dans un pays, qu’ils usent du suffrage universel pour mettre un prolétaire sur le trône, qu’ils aient un corps législatif, une administration et des tribunaux exclusivement prolétaires, ils n’arriveront pas à changer la répartition des richesses ni même à obtenir cinq centimes d’augmentation sur les salaires quotidiens. Car le droit de propriété est placé sur une hauteur inaccessible à tous les décrets politiques ; la loi même ne peut y toucher, sous peine de n’être plus la loi. Si la majorité des citoyens votait la spoliation d’un seul, elle ne commettrait qu’un brigandage solennel. L’État peut-il du moins s’interposer entre les prolétaires et les capitalistes pour prêter aux uns l’argent des autres ? Pas davantage. Si le capitaliste connaît assez le prolétaire pour lui confier son bien sur une garantie morale, il le lui prêtera spontanément, sans intervention de l’État. S’il a de bonnes raisons, ou même de mauvaises, pour garder la libre disposition de son argent, l’Etat ne peut sans crime violer un droit absolu. Quant à l’intervention de l’autorité dans le tarif des salaires, elle vient de l’absurde et retourne à l’absurde. On ne peut pas contraindre l’homme à payer un service plus cher qu’il ne l’estime. Les entrepreneurs achètent la main-d’œuvre pour la revendre avec profit ; si vous les mettez dans le cas de la payer si cher qu’il faille la revendre à perte, ils ne l’achèteront plus. Donc abolir la loi de l’offre et de la demande serait aussi ingénieux que de rapporter la loi de la gravitation ou de décréter qu’à l’avenir deux et deux feront cinq.

Tous les efforts qu’on a tentés jusqu’ici pour organiser arbitrairement le travail n’ont servi qu’à effaroucher le capital, à ralentir la production, à réduire la consommation et à imposer un jeûne cruel aux prolétaires. Tiennent-ils l’expérience pour décisive ? On le dit, et je me plais à le croire.

Le second Empire leur doit beaucoup et il n’a rien ménagé pour conserver leurs sympathies. Depuis longtemps, croyez-le bien, il aurait entrepris le nivellement des richesses, si la toute-puissance d’un homme pouvait aller jusque-là. Mais convaincu que l’autorité n’a rien à faire entre le capital et le travail, ce gouvernement fort, et amoureux de sa force, s’est spontanément désarmé. Il se lie les mains devant le grand combat des intérêts économiques, pour que le capital et le travail règlent leurs comptes en liberté.

La liberté des coalitions était à peine proclamée que les ouvriers de Paris ont voulu tâter de la grève. Nouvelle expérience, que j’ai suivie avec une attention soutenue et un douloureux intérêt.

La grève part de ce principe que les capitaux industriels ont besoin de la main-d’œuvre, comme la main-d’œuvre a besoin d’eux. Les ouvriers s’entendent tous ensemble et viennent dire aux entrepreneurs : si vous n’augmentez pas nos salaires, nous nous croisons les bras, la production s’arrête, vos capitaux ne rapportent plus rien, votre crédit expire, votre clientèle vous quitte et vous êtes ruinés.

Voilà les patrons fort en peine. Au moment où la grève se déclare, ils ont des commandes à livrer, leurs produits sont vendus d’avance à date fixe, à prix fait, et ces prix sont réglés sur les anciens tarifs de la main-d’œuvre. En général, grâce à la concurrence, la marge n’est pas grande entre le prix de vente et le prix de revient. Si l’on subit la loi des ouvriers, il faudra fabriquer à perte et peut-être se ruiner. Périr pour périr, les fabricants qui ont du cœur aiment mieux recourir aux partis extrêmes : ils suspendent leurs affaires et opposent au chômage des bras le chômage des capitaux. La production nationale est suspendue ; la consommation se restreint ou s’approvisionne à l’étranger. Cette crise dure quelques semaines, après quoi les ouvriers et les patrons, rudement éprouvés, s’arrangent à l’amiable et finissent par où ils auraient dû commencer.

Mais au lendemain d’une telle secousse, la reprise des travaux se fait toujours dans de tristes conditions. Il reste un levain de rancune au fond des cœurs ; le capital et la main-d’œuvre ne se sont réconciliés que par force ; le souvenir des hostilités survivra longtemps. On va collaborer comme autrefois, mais non plus avec les sentiments d’autrefois.

Ce n’est pas tout. Les ouvriers ont fait la guerre à leurs dépens et aux frais de leurs familles. Ils se sont imposé des privations ; ils ont vu, ils ont fait souffrir femme et enfants : la force, la santé, la gaieté, l’harmonie du ménage ont reçu quelques atteintes ; on a moins de cœur au travail. Le peu d’argent qu’on avait mis de côté, ce modeste trésor qui représentait des années d’épargne, a fondu en peu de jours ; on s’est même endetté pour quelque temps. Je veux croire que tant de sacrifices n’ont pas été perdus, et que la grève a fait hausser les salaires dans une certaine proportion. Mais si l’heure d’atelier est payée quelques centimes de plus, elle paraîtra deux fois plus longue et plus pénible à l’homme qui n’empoche plus qu’une partie de son salaire et qui travaille pour s’acquitter.

Et si la grève a tué l’industrie qui vous faisait vivre ? Si le consommateur, dérangé dans ses habitudes ou agacé par vos prétentions, se met en grève à son tour et délaisse vos produits ? Cela s’est vu ; j’ai des exemples au bout de la plume. Si, sans aller si loin, le public, qui vous faisait vivre, adresse désormais ses commandes aux fabricants étrangers ? Il n’y a plus de loi qui oblige les consommateurs français à se fournir en France. Tout récemment la grève des chapeliers de Paris a provoqué une énorme importation de chapellerie anglaise ; la grève des carrossiers parisiens a procuré de belles commandes aux fabricants de Bruxelles.

Ce côté faible de la grève n’a pas échappé aux grands meneurs de la classe ouvrière, qui sont, je l’avoue, des stratégistes éminents. Depuis trois ou quatre ans, on voit poindre le projet d’une ligue ouvrière aussi grande que le monde civilisé. Il ne s’agit de rien moins que d’associer tous ceux qui travaillent de leurs mains, en Europe et en Amérique, pour obtenir partout à la fois la hausse des salaires. Un grand conseil, véritable gouvernement de la main-d’œuvre universelle, décréterait et soutiendrait la grève partout où elle lui paraîtrait utile ou juste. Si ce plan grandiose arrive à l’exécution, ni les entrepreneurs ni les consommateurs de Paris ne pourront recourir à la production étrangère pour rabattre les prétentions du travail national ; le mot d’ordre sera donné partout, et il aura force de loi.

J’admire sincèrement cette organisation, et je crois qu’en des mains habiles elle réaliserait en peu d’années la hausse de tous les salaires. Reste à savoir si les ouvriers seraient sensiblement plus riches, et j’affirme que non.

Supposez qu’une grève bien conduite et bien soutenue ait doublé le prix de la main-d’œuvre en faveur de tel ou tel corps de métier. Les cordonniers, par exemple, obtiendront de vendre dix francs le travail qu’ils livrent pour cinq. Qu’en résultera-t-il ? Que le consommateur, c’est-à-dire tout le monde, payera les souliers plus cher. Or les chapeliers qui ne marchent pas pieds nus, et qui veulent avoir leur budget en équilibre, sentiront le besoin de gagner davantage, ayant plus à payer. Ils réclament et obtiennent une augmentation de salaire, et voilà la hausse des chapeaux qui suit immédiatement la hausse des souliers. Les tailleurs seraient bien naïfs s’ils se laissaient écorcher sans écorcher aussi leur monde, et de fil en aiguille l’augmentation des salaires industriels élève le prix de tous les produits manufacturés.

Mais le paysan n’est pas plus sot que les gens de la ville. Lorsqu’il verra que ses vêtements, ses outils et toutes les marchandises qu’il consomme lui coûtent plus cher que par le passé, il ne livrera plus ni son blé, ni ses bœufs, ni sa laine, ni son vin, ni son chanvre aux prix du bon vieux temps. Dès que les citadins lui vendent leur main-d’œuvre deux fois plus cher, pourquoi donc abandonnerait-il la sienne à vil prix ? La réciprocité est une loi que personne n’ignore : « Je vends comme j’achète et j’exploite qui m’exploite. » La hausse des produits agricoles suivra de près la hausse des produits de fabrique.

Les serviteurs du public, c’est-à-dire les fonctionnaires, s’apercevront bientôt qu’ils sont dupes. « Je travaille autant que jamais, et je touche toujours le même traitement ; mais la somme que je perçois ne me permet plus de vivre aussi bien, parce que tous les travailleurs, excepté moi, ont doublé le prix de leurs services. Je ne refuse pas de payer les autres plus cher, mais à charge de revanche. » Rien n’est plus juste ; on augmente tous les traitements, et le budget de deux milliards s’élève à quatre. Or qui est-ce qui paye le budget ? Tout le monde.

Et que dira le bon propriétaire ? Que dira le capitaliste en présence du renchérissement universel ? Nos impôts sont doublés, nous payons deux fois plus cher qu’autrefois les services du paysan, de l’ouvrier, du domestique ; n’est-il pas juste et naturel de doubler notre salaire à nous, c’est-à-dire le loyer de nos capitaux, de nos maisons et de nos terres ?

En fin de compte, les cordonniers, qui croyaient avoir remporté une belle victoire en doublant le taux du service qu’ils vendent, s’apercevront qu’ils ont doublé en même temps le prix de tous les services qu’ils achètent.

Tous les hommes, nous l’avons dit et prouvé, sont à la fois producteurs et consommateurs. Si tous ensemble nous doublons nos salaires, chacun gagnera cent pour cent comme producteur et les perdra comme consommateur, et rien ne sera modifié dans l’échange des services.

Je me trompe : cette élévation de tous les prix nous obligerait à remuer deux fois plus de monnaie, et par conséquent à doubler notre provision de métaux précieux. Telle nation, qui suffit à tous les besoins de l’échange avec cinq milliards en or, se verrait dans la nécessité d’en acheter et d’en conserver dix, c’est-à-dire de se mettre sur les bras une masse effroyable de capital improductif.