Hachette (p. 247-263).

IX

L’ÉPARGNE ET LE CAPITAL

La population du globe terrestre, selon les calculs les plus récents, est d’environ 1 350 000 000 hommes. Supposez que la production moyenne du travail soit d’un franc par tête et la consommation d’un franc. Au bout d’un siècle ou de cinquante, le genre humain sera juste au même point qu’aujourd’hui. Il faudra la même somme d’efforts pour produire la même quantité de biens utiles et apaiser les mêmes besoins. L’imprévu, l’accident, le malheur trouvera les descendants aussi désarmés que leurs ancêtres ; chaque fois qu’un fléau détruira cent mille rations quotidiennes, cent mille individus jeûneront tout un jour. La moindre interruption du travail entraînera la famine, et si le chômage dure un peu, on mourra par milliers. Ceci n’est pas une pure hypothèse. Toutes les races humaines qui se sont obstinées à vivre au jour le jour ont fini par s’éteindre, quelle que fût la richesse de leur pays natal et la douceur du climat.

Supposez au contraire que tous les hommes vivants se donnent le mot pour épargner un dixième de leur revenu, c’est-à-dire en moyenne deux sous par jour. L’inventaire général donnerait 135 millions le premier soir, 49 milliards 275 millions au bout d’un an, 4 trillions, 927 milliards, 500 millions à la fin du premier siècle. Et qu’est-ce qu’un siècle dans la vie du genre humain ? A peine autant qu’un jour dans la vie d’un homme.

Une épargne quotidienne de deux sous par tête ferait donc en cent ans un capital de 3650 francs à chaque individu, si nous nous contentions de thésauriser comme les paysans ignares et les peuples demi-sauvages. Mais si le genre humain faisait fructifier ses économies à mesure qu’il les réalise, le résultat serait bien autrement grandiose. Vous savez que 1000 francs placés à 5 % produisent 131 000 francs en un siècle, et 16 millions 768 000 francs en deux cents ans.

Or qu’arriverait-il si la communauté des hommes était seulement dix fois plus riche qu’elle n’est ? La journée de travail pourrait être réduite de dix heures à une seule ; ou bien, celui qui travaillerait dix heures obtiendrait dix fois plus de biens en échange de son labeur.

Rigoureusement, vous avez le droit de consommer au jour le jour tout ce que vous avez produit, mais le raisonnement et l’expérience vous prouvent que les fruits de votre travail, accumulés par l’épargne, deviennent les instruments d’un travail plus facile et plus lucratif.

Il fut un temps où l’homme qui voulait déplacer un tas de sable, grattait le sable avec ses ongles, et l’emportait petit à petit dans ses deux mains. Voilà l’enfance de l’industrie, le travail avant la création du capital.

Le jour où ce terrassier primitif a su épargner, soit le temps de fabriquer une pioche et un panier, soit le moyen de les obtenir par voie d’échange, il a été mieux armé contre la nature. Ce petit capital, si misérable qu’il vous paraisse, lui a permis de faire plus de besogne avec moins d’effort, et de gagner une meilleure journée.

S’il persévère dans son épargne, il échangera le panier contre une brouette, qui est un capital plus lucratif. A la brouette succède le tombereau, et le progrès ne s’arrête pas là. Quand vous voyez courir sur un chemin de fer cinquante wagons chargés de ballast, c’est un gros capital qui les traîne et qui fait en une heure de temps la besogne que deux cent mille mains ne feraient pas dans l’année.

Les premières fileuses ont tordu l’étoupe avec leurs doigts, sans autre outillage. Ce qu’elles gagnaient à ce métier-là, je vous le laisse à penser. Le jour vint cependant où quelqu’une de ces infortunées épargna sur ses gains le prix d’un fuseau. Un fuseau ! petit capital ! qui aide cependant, et qui rapporte. Sur les humbles produits du fuseau, on économise à la longue le prix d’un rouet. Et plus tard, quand l’épargne a créé les gros capitaux, vous voyez, rien qu’en Angleterre, 30 millions de fuseaux tourner tout seuls, et produire plus de fil en un jour que toutes les fileuses du monde n’en pourraient tordre en dix ans avec leurs doigts. Or il ne faut que 450 000 personnes pour diriger ces 30 millions de fuseaux ; donc chaque travailleur, homme, femme ou enfant, en conduit 66 en moyenne. Et si vous tenez compte de la rapidité vertigineuse de ce travail et de sa perfection féerique, vous verrez que la production quotidienne de l’individu n’est pas seulement multipliée par 66, mais plusieurs fois centuplée, grâce au capital.

Étant donnés deux hommes de même force, travaillant d’un égal courage pendant le même nombre d’heures, le premier produira comme 1 et le second comme 1000, si le premier n’est armé que de ses mains et que l’autre dispose d’un outillage parfait. Or l’outillage est un capital formé par des épargnes individuelles ou collectives. La nature n’a pas institué de capitaux ; c’est l’homme qui les a tous créés à son usage.

Une ville n’est autre chose qu’une accumulation de capitaux divers. Le pavé des rues, les égouts, les quais, les appareils d’éclairage public, représentent l’épargne capitalisée (c’est-à-dire mise au service du travail à venir) par plusieurs générations d’hommes. Ce sont les instruments de la sécurité, de la salubrité, des communications rapides, sans lesquelles le travail languit. Les maisons fermées et couvertes sont des capitaux faute desquels le travail serait paralysé par le froid, par le chaud, par les intempéries de l’air. Dans tous les ateliers, dans tous les magasins, dans tous les coffres-forts, vous rencontrez les capitaux fixes ou circulants, machines, outils, armes de chasse ou de guerre, métaux bruts et ouvrés, approvisionnements en tout genre, réserves d’or et d’argent qui fournissent chaque jour les avances indispensables au travail.

La campagne est peuplée de capitaux comme la ville, dans un pays civilisé. Routes, chemins, canaux, digues, maisons, hangars, troupeaux au pâturage, étangs empoissonnés, champs défrichés, arbres greffés, que sais-je encore ? Ce percheron attelé à une charrette, c’est un capital qui en traîne un autre.

Mais si le moindre instrument de travail est un capital, tous les hommes sont donc capitalistes ? Oui, presque tous, mais dans des proportions terriblement inégales. Entre le chiffonnier qui possède un outillage de six francs et le banquier qui dispose de cent millions, l’inégalité est effrayante. On doit déplorer ces contrastes ; on le doit d’autant plus que la trop grande inégalité dans la répartition de la richesse arrête l’accroissement de la population. Il faut, dans la société, de grands capitaux disponibles ; il le faut dans l’intérêt du prolétaire lui-même, pour qu’il puisse être payé de ses peines au jour le jour. Si le maçon qui travaille aux fondations d’un édifice, si le laboureur qui sème le blé, devaient vivre à crédit, l’un jusqu’à la récolte, l’autre jusqu’à la réception du bâtiment, ils auraient tout le temps de mourir de faim l’un et l’autre. Ils vivent par la grâce de quelque gros capital qui leur avance le pain quotidien. Mais, d’un autre côté, il est facile de comprendre pourquoi la population tend à décroître dans les pays où la disproportion des fortunes est énorme. L’individu qui détient cent millions à lui seul n’a pas besoin d’augmenter sa richesse ; il ne songe qu’à la placer le plus sûrement possible et à jouir du revenu. Son capital, prêté à 4 ou 5 pour 100, lui donne quatre ou cinq millions de rente. Un seul homme ne peut dépenser tant d’argent sans en jeter beaucoup par la fenêtre : la moindre part du revenu sera utilement employée ; le plus gros lot s’en ira en dépenses improductives. Et tandis qu’un individu gaspillera, sans profit pour la société humaine, la nourriture de deux ou trois mille familles, ceux qui possèdent un capital de six francs, comme le chiffonnier et bien d’autres, produiront péniblement et peu, faute d’un outillage suffisant ; ils consommeront à peine le strict nécessaire : ils craindront de prendre à leur charge une femme et des enfants, qu’ils ne pourraient nourrir. J’admets que le centuple millionnaire procrée autant de fils et de filles que la nature voudra bien lui en donner ; quand même il aurait douze enfants (ce qui n’est guère en usage chez les riches), ces petites demoiselles et ces petits messieurs causent innocemment un énorme dommage à la société ; ils lui coûtent plusieurs milliers de plébéiens, que l’énormité de leur patrimoine a empêchés de naître.

Supposez que les cent millions de M. X ou de M. Z soient divisés en cinq mille parts de vingt mille francs chacune. Vingt mille francs ne sont pas un gros capital, mais ils constituent un instrument d’une certaine puissance. L’homme qui a vingt mille francs obtient, sans trop de difficulté, s’il est honnête, trente mille francs de crédit ; il n’est pas assez riche pour vivre les bras croisés, mais il aies moyens de travailler utilement. Il peut songer au mariage, obtenir la main d’une femme, et se donner le luxe de la paternité. Le capital lui permet de fonder une famille, l’esprit de famille le pousse à l’épargne, et l’épargne augmente son capital.

Selon toute apparence, ce modeste travailleur laissera sur la terre un patrimoine grossi et deux ou trois enfants élevés. Il aura donc contribué au progrès, ajouté quelque chose à l’inventaire général, qui se compose des biens réalisés et des forces intelligentes.

L’homme trop riche n’épargne point, puisqu’il n’a pas besoin d’épargner ; l’homme trop pauvre n’épargne point, parce qu’il gagne à peine le nécessaire ; si par hasard il se trouve à la tête de quelques francs, il est porté à les dépenser en excès, car s’il les mettait de côté il ne serait pas sensiblement moins pauvre. Prêchez-lui l’économie, il vous répondra : « A quoi bon ? cela n’en vaut pas la peine. » On n’a pas besoin de recommander l’épargne au petit capitaliste ; il la pratique d’instinct, et il l’enseigne à ses enfants par son exemple.

Il serait donc à souhaiter, dans l’intérêt du genre humain, que la répartition des richesses fût moins inégale, et que tout individu en âge de travailler rencontrât pour ainsi dire sous sa main l’instrument d’un travail utile. Les hommes de bonne volonté s’accordent tous à dire que le monde irait mieux s’il en était ainsi.

Mais souhaiter et obtenir sont deux : voici l’obstacle :

Le droit de propriété est absolu. Quand le pécheur s’est tenu toute une journée au bord d’une rivière pour prendre une demi-douzaine de poissons, sa pêche lui appartient aussi incontestablement que sa tête, son bras ou sa jambe. Il s’est fatigué, c’est-à-dire qu’il a dépensé une partie de sa personne en échange de ces poissons ; il a seul le droit de s’en nourrir pour réparer ses forces : le produit de son travail vient de lui seul et ne doit retourner qu’à lui. Le soir venu, si ce brave homme est assez sage pour penser au lendemain, assez sobre pour rester sur sa faim, s’il ne mange que cinq poissons sur six et qu’il garde le sixième, il est évidemment dans son droit : le poisson qu’il a épargné lui appartiendra demain aussi absolument qu’aujourd’hui. S’il aime mieux le vendre deux sous que de le conserver, et s’il met les deux sous dans une tirelire, les deux sous seront-ils moins à lui que le poisson ? Non. Et quand la tirelire sera pleine, s’il la casse et s’il y trouve cent francs, les cent francs lui appartiendront aussi incontestablement que chaque pièce de deux sous lui appartenait en détail. Ce n’est pas en vertu de tel ou tel article du Code, c’est en vertu de la loi naturelle que les lois écrites formulent et sanctionnent, mais que sous aucun prétexte elles ne peuvent abolir.

Celui qui a épargné cent francs est libre d’en faire ce qu’il veut, pourvu qu’il ne les emploie pas à nuire. Il peut les manger en un seul repas au café Anglais ; c’est mille poissons à deux sous pièce qu’il dévorera dans sa soirée, mais personne n’aura rien à dire. Il peut les jeter à la rivière ; c’est comme s’il enterrait mille poissons dans un grand trou : il fait une sottise, mais il est dans son droit. Il peut échanger cet argent contre un filet, capital utile. Les cent francs ainsi transformés deviendront ses collaborateurs ; grâce à eux, il prendra plus de poisson en moins de temps et avec moins de fatigue.

Si quelque autre pêcheur à la ligne lui dit : « Prête-moi ton filet pour aujourd’hui, et je te donnerai la moitié de ma pêche, » il rend service contre service, suivant la grande loi naturelle de réciprocité. L’emprunteur compte prendre au moins trois fois plus de poissons au filet qu’à la ligne ; sinon il ne serait pas venu proposer le contrat. S’il ne s’est pas trompé dans ses prévisions, il se trouvera encore en bénéfice après avoir payé le service rendu.

Supposez qu’au moment où l’on a cassé la tirelire, lorsque les cent francs bien comptés s’étalaient sur une table et que le petit capitaliste méditait sur leur emploi, le voisin soit venu lui dire : « Prête-moi ton argent, et je te le rendrai l’année prochaine. » Le possesseur légitime répondra : « Cet argent est le fruit de mes épargnes ; je ne l’ai amassé qu’à force de privations, et je ne me serais pas privé si je n’avais eu quelque jouissance en vue. Je compte l’échanger contre un filet ou contre un autre engin perfectionné qui rende mon travail plus lucratif et moins dur. Pourquoi te céderais-je un avantage que je me suis donné au prix de maints efforts ? Pourquoi ajouterais-je à ton travail une plus-value qui est légitimement acquise au mien ? Si je t’abandonne le profit de mes peines et de mes privations passées, donne-moi quelque chose en échange. — Mais, répond l’emprunteur, ton argent ne fera pas de petits. — Si tu le laissais dans un tiroir, non ; aussi personne n’emprunte pour le stupide plaisir de thésauriser. Mais tu vas acheter de mon argent une deuxième paire de bras qui travaillera pour toi seul. Tu pécheras avec plus de profit, grâce à moi : tu me dois donc une part du gain que je te procure. » En vertu de ces raisons, qui sont irréfutables, l’emprunteur des cent francs promet d’en rendre cent cinq au bout de l’année. Les cent cinq francs appartiennent-ils légitimement au prêteur ? En est-il le maître absolu ? Est-il libre de consommer l’intérêt de son petit capital ? Et s’il se prive du plaisir de le consommer, s’il l’épargne, est-il libre de replacer capital et intérêts, de rendre un service plus grand moyennant une rétribution plus forte, d’empocher un an plus tard cent dix francs vingt-cinq centimes ?

Et si cet homme vit assez longtemps pour qu’à force de travailler, d’épargner et de prêter, il réalise une somme de mille francs, n’est-il pas le seul être au monde qui ait des droits sur ce capital ? S’il lui plaisait d’en faire une bouchée, le genre humain n’aurait rien à dire, pas plus que s’il avait mangé le sixième poisson le jour où l’idée d’épargne lui est entrée dans l’esprit. A plus forte raison est-il libre de disposer de son bien, soit par donation soit par testament, et de transmettre à un fils ou à un ami cet instrument de travail qui est l’œuvre de sa vie.

Le donataire ou l’héritier, s’il suit la même méthode, pourra laisser dix mille francs à son fils, qui plus tard en laissera cent mille. A mesure que les survenants seront mieux outillés, ils auront plus de chances de créer des capitaux importants.

Les grands capitaux ont donc la même origine et le même caractère d’inviolabilité que les petits. Les cent millions du banquier sont sacrés comme la vache du paysan et la pioche du terrassier ; un même principe, antérieur et supérieur à toutes les lois positives, protège les uns et les autres. Toucher au capital, c’est attenter contre la personne humaine dans sa plus proche incarnation. Il est aussi monstrueux de dépouiller un homme de ses épargnes que de le réduire en esclavage En effet, l’esclavage est une confiscation du travail à faire, l’autre crime est une confiscation du travail fait.

Quelques esprits tortus, pour faire leur cour aux prolétaires, affirment que le hasard et la violence ont créé et réparti les capitaux. Le hasard, disent-ils, livre la terre au premier occupant, la guerre et la conquête introduisent par force de nouveaux propriétaires ; le hasard de la naissance appelle quelques enfants au partage des millions, tandis que la multitude déshéritée meurt de faim.

Voici la vérité sur ces trois points.

Il faut être bien ignorant des origines de notre espèce pour supposer que les premiers hommes n’ont eu qu’à s’installer dans des domaines productifs. La terre brute n’est pas un capital, pas plus que les animaux sauvages ou féroces qui l’habitent. Il a fallu des siècles de travail pour défricher, assainir et mettre en rapport les champs qui valent aujourd’hui deux ou trois mille francs l’hectare, et qui valaient moins que rien au début ; il a fallu surtout des prodiges de courage pour exproprier les hôtes qui possédaient notre pays avant nous. C’était l’ours, l’hyène et le lion des cavernes, l’éléphant primigenius et le rhinocéros tichorinus. Le géologue retrouve les os de ces monstres entassés pêle-mêle avec ceux de nos pauvres ancêtres, ces premiers occupants qu’on nous représente comme les enfants gâtés du capital et les sybarites de la propriété foncière.

Il est vrai que durant une longue suite de siècles la force brutale a souvent installé le vainqueur à la place du vaincu. Les terres, les maisons, les troupeaux, l’or et l’argent ont été pris et repris cent fois pour une. Le caprice des rois, la faveur des grands, les intrigues, les fraudes, les confiscations ont ravi plus d’un capital à son honnête créateur pour le livrer à d’autres. Mais les biens mal acquis ne font que traverser les mains du scélérat ; ils reviennent promptement à la masse, et le travail et l’épargne les reconquièrent à petit bruit. Nous savons tous comment on devient propriétaire en l’an de grâce 1868. On crée un capital à force de travail et d’épargne, et on l’échange en totalité ou en partie contre un bien-fonds. Il n’y a pas un pouce du sol français qui ait été acquis autrement ; pas un titre de propriété qui se fonde sur l’occupation ou la conquête. Ceux qui possèdent de nos jours un coin de terre en ont créé l’équivalent, ils l’ont tiré d’eux-mêmes, pour ainsi dire, à moins qu’ils l’aient reçu par héritage.

Ce n’est point par hasard que le fils hérite de son père. Son patrimoine et sa naissance dérivent de la même source ; c’est un même homme qui l’appelle à la vie et qui lui amasse de quoi vivre. Assurément le père aurait moins produit et moins épargné s’il n’avait eu personne à pourvoir. Le fils est donc au moins la cause occasionnelle de cette fortune qu’il empoche.

On dit aux prolétaires qu’ils sont déshérités ; rien n’est plus faux. Déshérités par qui ? Déshérités de quoi ? Leurs pères n’ont rien laissé pour eux. Ont-ils la prétention d’hériter d’un inconnu, au détriment des successeurs légitimes ? « Mais on a partagé la terre sans nous, et l’on n’a pas réservé notre lot. » Et comment pouvait-on prévoir votre naissance ? L’eût-on fait, vous eût-on gardé un hectare 40 ares par tête (c’est à peu près ce qui vous reviendrait), que feriez-vous d’un coin de terre inculte, sans capital pour le mettre en valeur ? La terre n’est pas une richesse par elle-même, avant tout travail ; elle n’est qu’une occasion de dépense. Et si vous arriviez par miracle à défricher votre lopin, le jour où vous commenceriez à récolter le fruit de vos peines, trouveriez-vous plaisant qu’on vînt vous dire : restituez dix ares ; la population a augmenté de deux millions, il faut faire une part aux nouveaux venus ?

Du reste, il n’est pas vrai que la terre soit accaparée en entier. La terre de France, oui sans doute, parce que nous sommes un grand peuple condensé dans un étroit espace ; mais à trois jours d’ici, en Algérie, il y a des millions d’hectares à donner. Les hommes manquent au Brésil, en Égypte, aux États-Unis, et la terre y surabonde. Si l’homme aux prises avec un sol neuf pouvait se débrouiller sans capital, je sais dix gouvernements qui vous appelleraient bien vite, et qui payeraient votre passage. L’émigration est très-demandée au delà de l’océan. L’Amérique du Nord accueille, bon an, mal an, 300 000 travailleurs nés et élevés en Europe, aux frais de l’Europe, qui ont coûté l’un dans l’autre une dizaine de mille francs à notre vieille terre épuisée : on estime qu’il faut environ dix mille francs pour faire un homme. C’est un impôt annuel de trois milliards que le nouveau monde perçoit sur l’ancien. Mais quand même on offrirait de vous transporter gratis au Far West et de vous y donner vingt hectares par tête, je ne vous conseillerais pas d’accepter : il est moins dangereux de marcher sans armes contre un tigre que de défricher un sol vierge sans capital.