... le Cœur populaire (1920)/La Charlotte prie Notre-Dame durant la nuit du Réveillon
- La Charlotte prie Notre-Dame durant la nuit du Réveillon
- Seigneur Jésus, je pense à vous !
- Ça m’ prend comm’ ça, gn’y a pas d’offense !
- J’ suis mort’ de foid, j’ me quiens pus d’bout,
- ce soir encor... j’ai pas eu d’ chance
- Ce soir, pardi ! c’est Réveillon :
- On n’ voit passer qu’ des rigoleurs ;
- j’ gueul’rais « au feu » ou « au voleur »,
- qu’ personne il y f’rait attention.
- Et vous aussi, Vierge Marie,
- Sainte-Vierge, Mère de Dieu,
- qui pourriez croir’ que j’ vous oublie,
- ayez pitié du haut des cieux.
- J’ suis là, Saint’-Vierge, à mon coin d’ rue
- où d’pis l’apéro, j’ bats la semelle ;
- j’ suis qu’eune ordur’, qu’eun’ fill’ perdue,
- c’est la Charlotte qu’on m’appelle.
- Sûr qu’avant d’ vous causer preumière,
- eun’ femm’ qu’ est pus bas que l’ ruisseau
- devrait conobrer ses prières,
- mais y m’en r’vient qu’ des p’tits morceaux.
- Vierge Marie... pleine de grâce...
- j’ suis fauchée à mort, vous savez ;
- mes pognets, c’est pus qu’eun’ crevasse
- et me v’là ce soir su’ l’ pavé.
- Si j’entrais m’ chauffer à l’église,
- on m’ foutrait dehors, c’est couru ;
- ça s’ voit trop que j’ suis fill’ soumise...
- (oh ! mand’ pardon, j’ viens d’ dir’ « foutu. »)
- T’nez, z’yeutez, c’est la Saint-Poivrot ;
- tout flamb’, tout chahut’, tout reluit...
- les restaurants et les bistrots
- y z’ont la permission d’ la nuit.
- Tout chacun n’ pens’ qu’à croustiller.
- Y a plein d’ mond’ dans les rôtiss’ries,
- les épic’mards, les charcut’ries,
- et ça sent bon l’ boudin grillé.
- Ça m’ fait gazouiller les boïaux !
- Brrr ! à présent Jésus est né.
- Dans les temps, quand c’est arrivé,
- s’ y g’lait comme y gèle c’te nuit,
- su’ la paill’de vot’ écurie
- v’s z’avez rien dû avoir frio,
- Jésus et vous, Vierge Marie.
- Bing !... on m’ bouscule avec des litres,
- des pains d’ quatr’ livr’s, des assiett’s d’huîtres,
- Non, r’gardez-moi tous ces salauds !
- (Oh ! esscusez, Vierge Marie,
- j’ crois qu’ j’ai cor dit un vilain mot !)
- N’est-c’ pas que vous êt’s pas fâchée
- qu’eun’ fill’ d’amour plein’ de péchés
- vous caus’ ce soir à sa magnère
- pour vous esspliquer ses misères ?
- Dit’s-moi que vous êt’s pas fâchée !
- C’est vrai que j’ai quitté d’ chez nous,
- mais c’était qu’ la dèche et les coups,
- la doche à crans, l’ dâb toujours saoul,
- les frangin’s déjà affranchies....
- (C’était h’un vrai enfer, Saint’-Vierge ;
- soit dit sans ête eune effrontée,
- vous-même y seriez pas restée.)
- C’est vrai que j’ai plaqué l’ turbin.
- Mais l’ouvrièr’ gagn’ pas son pain ;
- quoi qu’a fasse, elle est mal payée,
- a n’ fait mêm’ pas pour son loyer ;
- à la fin, quoi, ça décourage,
- on n’a pus de cœur à l’ouvrage,
- ni le caractère ouvrier.
- J’ dois dire encor, Vierge Marie !
- que j’ai aimé sans permission
- mon p’tit... « mon béguin... » un voyou,
- qu’ est en c’ moment en Algérie,
- rapport à ses condamnations.
- (Mais quand on a trinqué tout gosse,
- on a toujours besoin d’ caresses,
- on se meurt d’amour tout’ sa vie :
- on s’arr’fait pas que voulez-vous !)
- Pourtant j’y suis encore fidèle,
- malgré les aut’s qui m’ cour’nt après.
- Y a l’ grand Jul’s qui veut pas m’ laisser,
- faudrait qu’avec lui j’ me marie,
- histoir’ comme on dit, d’ l’engraisser.
- Ben, jusqu’à présent, y a rien d’ fait ;
- j’ai pas voulu, Vierge Marie !
- Enfin, je suis déringolée,
- souvent on m’a mise à l’hosto,
- et j’ m’ai tant battue et soûlée,
- que j’en suis plein’ de coups d’ couteau.
- Bref, je suis pus qu’eun’ salop’rie,
- un vrai fumier Vierge Marie !
- (Seul’ment, quoi qu’on fasse ou qu’on dise
- pour essayer d’ se bien conduire,
- y a quèqu’ chos’ qu’ est pus fort que vous.)
- Eh ! ben, c’est pas des boniments,
- j’ vous l’ jure, c’est vrai, Vierge Marie !
- Malgré comm’ ça qu’ j’aye fait la vie,
- j’ai pensé à vous ben souvent.
- Et ce soir encor ça m’ rappelle
- un temps, qui jamais n’arr’viendra,
- ousque j’allais à vot’ chapelle
- les mois que c’était votre fête.
- J’arr’vois vot’ bell’ rob’ bleue, vot’ voile,
- (mêm’ qu’il était piqué d’étoiles),
- vot’ bell’ couronn’ d’or su’ la tête
- et votre trésor su’ les bras.
- Pour sûr que vous étiez jolie
- comme eun’ reine, comme un miroir,
- et c’est vrai que j’ vous r’vois ce soir
- avec mes z’yeux de gosseline ;
- c’est comm’ si que j’y étais... parole.
- Seul’ment, c’est pus comme à l’école ;
- ces pauv’s callots, ce soir, Madame,
- y sont rougis et pleins de larmes.
- Aussi, si vous vouliez, Saint’-Vierge,
- fair’ ce soir quelque chos’ pour moi,
- en vous rapp’lant de ce temps-là,
- ousque j’étais pas eune impie ;
- vous n’avez qu’à l’ver un p’tit doigt
- et n’ pas vous occuper du reste....
- J’ vous d’mand’ pas des chos’s... pas honnêtes !
- Fait’s seul’ment que j’ trouve et ramasse
- un port’-monnaie avec galette
- perdu par un d’ ces muf’s qui passent
- (à moi putôt qu’au balayeur !)
- Un port’-lazagn’, Vierge Marie !
- gn’y aurait-y d’dans qu’un larantqué,
- ça m’aid’rait pour m’aller planquer
- ça m’ permettrait d’attendre à d’main
- et d’ m’enfoncer dix ronds d’ boudin !
- Ou alorss, si vous pouez pas
- ou voulez pas, Vierge Marie...
- vous allez m’ trouver ben hardie,
- mais... fait’s-moi de suit’ sauter l’ pas !
- Et pis... emm’nez-moi avec vous,
- prenez-moi dans le Paradis
- ousqu’y fait chaud, ousqu’y fait doux,
- où pus jamais je f’rai la vie,
- (sauf mon p’tit, dont j’ suis pas guérie,
- vous pensez qu’ je n’arr’grett’rai rien
- d’ Saint-Lago, d’ la Tour, des méd’cins,
- des barbots et des argousins !)
- Ah ! emm’nez-moi, dit’s, emm’nez-moi
- avant que la nuit soye passée
- et que j’ soye encor ramassée ;
- Saint’-Vierge, emm’nez-moi, j’ vous en prie ?
- Je n’en peux pus de grelotter...
- t’nez... allumez mes mains gercées
- et mes p’tits souliers découverts ;
- j’ n’ai toujours qu’ mon costume d’été
- qu’ j’ai fait teindre en noir pour l’hiver.
- Voui, emm’nez-moi, dit’s, emm’nez-moi.
- Et comme y doit gn’y avoir du ch’min
- si des fois vous vous sentiez lasse
- Vierge Marie, pleine de grâce,
- de porter à bras not’ Seigneur,
- (un enfant, c’est lourd à la fin),
- Vous me l’ repass’rez un moment,
- et moi, je l’ port’rai à mon tour,
- (sans le laisser tomber par terre),
- comm’ je faisais chez mes parents
- La p’tit’ moman dans les faubourgs
- quand j’ trimballais mes petits frères.