Œuvres sociales des femmes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 669-703).
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ŒUVRES SOCIALES DES FEMMES

L’ÉDUCATION SOCIALE DE LA FEMME

On a beaucoup attaqué le féminisme, on s’en est moqué aussi : il a irrité, il a indigné, il a fait rire : critiques, blâmes, satires, quolibets, on ne lui a rien épargné. L’esprit public s’est très vite composé de la féministe un portrait assez conventionnel et qui touchait à la caricature : la féministe était une vieille fille, laide, grotesquement habillée, d’allures masculines, bruyante, bavarde, qui, négligée par les hommes, n’avait que de l’aigreur contre la vie en général, contre le sexe fort en particulier et se tenait toujours prête à partir en guerre contre l’un et l’autre. Si l’on prenait la peine de rechercher les nombreux dessins qu’elle a inspirés et de les synthétiser, on trouverait que l’imagination des artistes a conçu pour la représenter un type où se réunissent les différens traits populaires de l’institutrice besogneuse et acariâtre, de l’Anglaise excentrique, et de l’étudiante nihiliste. Ils allient en elle avec persistance à un extérieur assez comique une âme de révolutionnaire. Une caricature renferme toujours une parcelle de vérité, sinon plusieurs. Et il est bien certain qu’il y a une sorte de féminisme qui mérite en quelque façon par ses violentes extravagances et les colères qui se sont déchaînées et les plaisanteries qui se sont donné libre cours.

Lorsque Olympe de Gouges remit à la Constituante une déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, d’après laquelle la femme naissait égale à l’homme en droits, devait voter les lois et devait être admise à tous les emplois, dignités et places comme l’homme, sans autres distinctions que celles de la capacité, des vertus et des talens, elle fonda le féminisme, — et le féminisme politique. Elle terminait sa déclaration par ces mots : « La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir celui de monter à la tribune. » La Convention, peu troublée, envoya Olympe à l’échafaud, mais Olympe ne mourut pas tout entière, La Révolution de 1848 vit se lever ses premières descendantes, Icariennes, Vésuviennes et Blooméristes, enthousiastes, naïves, et lyriques. Le second Empire, puis la troisième République en produisirent d’autres, sinon plus nombreuses, en tout cas moins romantiques, plus réalistes, plus entêtées aussi, mieux organisées, avec des idées plus nettes, un programme plus défini. Le féminisme existait : il était plutôt antireligieux, et politique à tel point qu’un de ses membres les plus considérables, Mme Chéliga, a pu dire qu’on y retrouvait exactement tous les partis politiques de la Chambre. Ce n’est pas que certaines de ses revendications ne fussent très justes. Et d’ailleurs quelques-unes ont été discutées, acceptées, puis exaucées : aujourd’hui, par exemple, les femmes peuvent être témoins, elles ont le libre accès de beaucoup de carrières qui leur étaient fermées, elles peuvent être élues aux tribunaux de commerce. Il est évident d’autre part que les articles du Code sont plus souvent rédigés contre la femme qu’en sa faveur, et que le législateur est trop persuadé qu’elle est inférieure à l’homme. On voudrait que tout séducteur fût atteint par des pénalités plus sévères, sinon que, à l’imitation de l’Amérique et de l’Angleterre, il fût obligé de ne pas manquer aux promesses de mariage qu’il fait avec tant de facilité. On voudrait que la femme pût disposer librement de ses biens, ou de ses gains. On peut même souhaiter que la recherche de la paternité soit en quelque manière autorisée, comme elle l’était avant la Révolution, à condition d’éviter toutefois les dangers qu’elle présente par les mensonges qu’elle favorise. Mais les féministes les plus passionnées et les plus tapageuses sont justement celles qui, sans beaucoup s’intéresser à la réussite rapide de ces réformes pratiques, ont tout de suite été aux plus grands excès, résolument matérialistes, révolutionnaires et sectaires, avides de briser, sous prétexte d’affranchir l’humanité, tous les liens de la société et de la famille, adjurant ou somm.int qu’on instituât l’union libre, leur idéal, et qu’immédiatement on leur accordât le droit de vote et d’éligibilité, sans qu’elles fussent arrêtées par les leçons assez désastreuses qu’offraient les pays où cette expérience avait été tentée. Ce sont elles qui ont occupé l’opinion et la curiosité, effrayé les esprits pondérés, caché aux regards le travail plus sage de collaboratrices plus modestes, et rendu suspect à la foule le féminisme, bien que, depuis, des femmes éminentes aient essayé, en l’assagissant, de le réhabiliter. Le Congrès de 1896, entre autres, est resté célèbre par les exagérations ridicules de ses orateurs. On y vit soutenir sérieusement que la femme est à l’homme ce que l’homme est au gorille.

Il m’est arrivé de causer avec l’une de ces propagandistes toujours excitées. C’était une étrange personne qui habitait dans un étrange appartement meublé de meubles étranges. Un bahut, dont on devait avoir détruit une moitié, supportait de la vaisselle à fleurs ; sur les portes grises d’une armoire encastrée dans le mur s’accrochaient des chromos et des portraits. Un grand cadre marron emprisonnait des photographies d’hommes et de femmes, soldats des droits féminins, qu’entouraient des dédicaces et des articles de journaux. Sur une table bancale se penchait une lampe sans abat-jour, et sur une autre un encrier cassé voisinait avec des clefs, des ficelles, des épingles. Une étoffe suspendue à une tringle cachait des robes et une charrette d’enfant. Il y avait un peu partout des affiches écarlates. Un fauteuil laqué touchait une chaise de velours vert ; un poêle de fonte paraissait étonné d’être là ; tout le long d’un mur, de grands rouleaux de bois s’alignaient, dont on ne devinait pas l’usage. Cette chambre révélait le beau dédain du philosophe pour les commodités luxueuses de l’existence : qu’importent meubles, tableaux, tapis, rideaux, quand on a ses rêves ! Et cependant on devinait tout de suite que celle qui se contentait d’une demeure si pauvre avait connu de meilleurs jours et des appartemens plus confortables.

Pendant la dernière période électorale, elle s’en était allée coller sur les devantures des magasins, sur les réverbères, sur les arbres et jusque sur les capotes des voitures, d’étroites bandes de papier rouge ouvert, des « papillons, » sur lesquels étaient imprimés ces mots : « La femme doit voter : nous voulons le suffrage universel et non le suffrage unisexuel. »

L’après-midi et le soir des élections, elle s’était promenée sur les boulevards, en voiture, armée de drapeaux et d’étendards, haranguant les passans et les inondant des mêmes « papillons. » Maintenant que la fièvre de cette campagne était calmée, elle parlait froidement, mais d’une voix toujours convaincue. Elle ne pouvait pas admettre qu’on élevât les filles comme des filles : il fallait les élever virilement, comme des garçons et avec les garçons. Foin de ces principes d’éducation qui combattent l’attrait des sexes et dérobent les exigences de la nature ! Les petites filles seraient donc élevées avec les garçons : on les exercerait à la gymnastique, on leur apprendrait à n’avoir ni manières réservées, ni distinction de pensées, de paroles, de gestes. Quant aux femmes, elle était révoltée qu’on les chargeât des soins ménagers. En revanche, elle jugeait abominable que les hommes, sous prétexte de galanterie, portassent les paquets des femmes, leur cédassent l’intérieur de l’omnibus, si elles étaient sur la plate-forme : elle rêvait d’entendre toutes ses compagnes discuter des questions sociales afin qu’il n’y eût plus que de graves conversations. Naturellement le divorce lui semblait encore une loi barbare. On se plaisait, on s’unissait ; on ne se plaisait plus, on se désunissait : et voilà tout. Enfin, elle n’accordait aux femmes la faveur de revêtir une robe élégante qu’un jour par semaine : tous les autres jours, comme les femmes seraient désormais uniquement des femmes d’action, elle leur imposait une robe très simple, une jupe, un caraco, ce qu’elle appelait enfin une robe d’action. Dieu, la patrie, la famille, lui paraissaient des termes bien surannés et bien vides. Et en bonne révolutionnaire, elle avait la haine de l’homme qui, paraît-il, ne fait de la femme qu’une bête de somme ou une bête de luxe.

De ce féminisme politique est découlée, tout naturellement, une littérature féministe, dont nous voyons aujourd’hui le plein épanouissement. Alors que ses aînées réclamaient tant de droits et aspiraient aux libertés des hommes, la femme qui se mettait à écrire a réclamé dans ses vers et dans ses romans par-dessus tout, malgré tout, et contre tous, le droit au bonheur, ce droit au bonheur n’étant que le droit à l’amour : c’est-à-dire le droit d’aimer chaque fois qu’elle en aura l’occasion ; le droit et presque le devoir de toujours céder, de ne jamais résister aux appels de l’amour ; le cœur enfin et les sens fièrement victorieux des raisons de la raison et de la conscience. C’est la grande théorie soutenue avec ardeur par les livres les plus célèbres de l’actuelle littérature féminine, et c’est bien au fond la même théorie, qui, non contente de vouloir égaler la femme à l’homme, exige qu’on n’établisse entre eux aucune différence : la femme peut faire tout ce que fait l’homme. Qui n’accordera qu’une pareille revendication soit purement destructrice ? Elle conduit en effet à détruire chez la femme toute notion de pudeur. Or, la pudeur est, non pas seulement une de ses parures, un de ses charmes, une de ses grâces, mais son essence même. Ni un chrétien, ni un honnête homme ne peuvent concevoir une femme, méritant ce nom, qui n’aurait pas de pudeur. Qui dit pudeur, dit respect de soi-même, respect de son corps ainsi que de son âme, décence des mœurs, fidélité aux sermens, et, comme on s’exprimait sous le Grand Roi, souci de sa gloire : si l’on détruit la pudeur de la femme, si on lui prêche et si elle croit que les amours successives n’entraînent pas la déchéance, mais au contraire enrichissent sa personnalité et augmentent ses joies, on détruit la famille, puisque la famille est construite sur des principes tout opposés, et qu’elle dure, justement parce que ses principes sont tout opposés et que sa valeur morale et sociale dépend immédiatement de la dignité plus ou moins grande de celle qui l’a créée. Le XVIIe siècle imaginait comme héroïne la princesse de Clèves. Mme de Clèves, estimant criminel de n’avoir pas eu de passion pour son mari, refusa toujours d’épouser M. de Nemours, pour qui elle éprouvait une chaste et violente inclination. Mais comme « les raisons qu’elle avait de ne point épouser M. de Nemours lui paraissaient fortes du côté de son devoir, et insurmontables du côté de son repos, » elle se retira du monde, pour ne pas s’exposer « au péril de le voir et de détruire, par sa présence, des sentimens qu’elle devait conserver, » et finit ses jours « dans des occupations plus saintes que celles des couvens. » La princesse de Clèves n’a, parmi nos héroïnes modernes, ni sœur, ni cousine, ni même parente éloignée et pauvre. Si elle avait vécu de notre temps, elle eût rendu M. de Nemours heureux sans tarder, et assurément quelques autres ensuite.

Ce féminisme n’a pas seulement exercé sur la littérature une grande et dangereuse influence : il a déterminé dans les mœurs une manière d’être, — plus qu’une manière de penser, je l’espère, — qu’on ne peut très exactement définir, et qui est cependant très réelle. Si nombreuses que soient les apôtres politiques du féminisme et ses apôtres littéraires, beaucoup de femmes ne prennent aucune part aux revendications de leurs sœurs : elles ne font pas de discours, elles demeurent éloignées des réunions, des meetings, des comités : ce sont des femmes de la société ; elles ne chercheront jamais à être électrices ou éligibles ; même elles ne tiennent pas à le devenir, et les devoirs qui leur incomberaient, si ces réformes se réalisaient, les épouvanteraient ; si l’adultère leur semble naturel, elles ne pratiqueront jamais non plus cependant l’amour libre. Néanmoins, les idées féministes les ont touchées, effleurées : elles en ont emprunté ce qui leur a paru le plus commode et le plus agréable : une certaine liberté d’allures et de langage, une certaine affectation de « garçonisme » jusque dans le costume, une certaine tendresse pour les théories antireligieuses et révolutionnaires, une indulgence illimitée pour les pires faiblesses de l’amour, enfin une passion peut-être exagérée des sports, toutes choses que nos mères et nos aïeules ignoraient : ce qui ne les empêchait pas d’être spirituelles, jolies et bonnes, de savoir causer, et de posséder une excellente santé.


Il est des femmes qui ont fait moins de bruit, et plus d’ouvrage, et qui continuent, mais il ne convient pas de les appeler des féministes. C’est un terme équivoque, suspect, qui éveille la défiance et qu’elles repousseraient. Elles ne travaillent pas pour elles ; ce n’est pas un intérêt personnel qui excite leur activité et guide leurs efforts, mais seul l’intérêt des autres, hommes, femmes ou enfans ; elles ne se soucient pas qu’il leur soit permis un jour de voter, ou bien d’être éligibles, ou bien de changer le mariage en une union capricieuse et inconstante ; elles ne s’efforcent pas d’embrasser sur cette terre le plus possible de bonheur égoïste : elles tentent uniquement de réparer les injustices du sort, de rapprocher des classes que séparent les conditions de la fortune et les inégalités de la vie, de diminuer les souffrances. Sans être le moins du monde des rétrogrades, elles ne sont ni antireligieuses, ni révolutionnaires, et veulent reconstruire au lieu de détruire, tout en s’inspirant des nouvelles nécessités de l’évolution moderne. Loin de créer et de cultiver un antagonisme entre la femme et l’homme, elles veulent qu’ils s’unissent tous deux pour combattre les maux de la société. Loin de vouloir rendre plus fragiles et moins nombreux les liens de la famille, au point de la supprimer, elles croient que la famille est la base même d’une patrie civilisée. Rien de commun entre cette action féminine qui est sociale, dans le sens le plus large et le plus beau du mot, et l’action féministe, qui est individualiste. C’est avec raison qu’on a pu écrire que si en Amérique le féminisme est presque toute l’action féminine, en France l’action féminine s’exerce en dehors du féminisme[1].

Le christianisme avait relevé la femme du rang misérable d’esclave et de créature de plaisirs où la réduisait l’antiquité finissante, et il lui avait donné le sentiment de sa dignité. L’Église commençante l’honora, la reconnut apte à l’action et au gouvernement, lui fit exercer au foyer une autorité que les lois ont consacrée et les mœurs accrue[2]. Pendant de longs siècles cette action circonscrite au foyer parut aux meilleurs esprits la seule qui lui convînt, et c’est en effet une raison noble de vivre que de maintenir une famille après l’avoir créée, de former ses enfans après les avoir mis au monde et de faciliter par un absolu dévouement la tâche de l’homme à qui l’on est uni. Joseph de Maistre ne pouvait rien imaginer de plus beau qu’une honnête femme. « Les femmes, écrivait-il à sa fille, n’ont fait aucun chef-d’œuvre dans aucun genre… mais elles font quelque chose de plus grand que tout cela… c’est sur leurs genoux, ma chère enfant, que se forme ce qu’il y a de plus excellent dans le monde, un honnête homme et une honnête femme. » Mais les années, en se succédant, ont amené de profonds changemens dans le monde ; des doctrines, les unes brutales, les autres perfides, sont apparues qui toutes concouraient à saper les bases mêmes de la société, famille, patrie, religion ; en même temps des questions ouvrières surgissaient qui jusqu’alors n’avaient préoccupé que des spécialistes et qui maintenant devenaient des questions vitales pour le pays. Le sens social fut éveillé chez les femmes. Rien de ce qui intéressait la société ne put leur demeurer étranger. Si fervente que fût au foyer leur action, elles comprirent que cette action devait s’étendre en dehors de ses limites habituelles, s’exercer dans la société, et par là dans toute la nation. Il y avait des classes où la famille n’existait plus : elles devaient l’y rétablir ; il y en avait d’autres où les enfans étaient sans protection à la fois contre les maladies physiques et les maladies morales : elles devaient les sauver ; il y avait des hommes sans travail, des jeunes filles dont l’innocence était honteusement exploitée, il y avait de jeunes femmes qui ne savaient où abriter et reposer dans cet immense Paris leurs membres fatigués : elles devaient donner aux uns du travail, préserver les autres et leur procurer un asile. Pendant longtemps elles ne s’étaient occupées que des œuvres de bienfaisance : elles aidaient les communautés religieuses qui créent des ouvroirs, des crèches, des patronages : elles en créaient de leur côté. On ne songeait alors qu’à l’assistance de la misère, et l’on croyait que les œuvres de bienfaisance y suffiraient.

En admettant que la bienfaisance fût l’unique moyen, le nombre de ces œuvres, si grand qu’il soit déjà, eût-il jamais été suffisant ? Les communautés religieuses, plus encore que des sociétés laïques, les fondaient et les dirigeaient ; la loi chassant les communautés, que devenaient les œuvres ? Maintenant d’ailleurs l’expérience démontrait que les œuvres de piété et de bienfaisance n’étaient pas les seules qu’il fallait soutenir, ni peut-être les plus immédiatement importantes. À côté des pauvres, qui vivent de la pauvreté, se rangeaient les travailleurs, qui ne vivent pas de leur travail ou qui veulent en mieux vivre. Ce monde du travail fut révélé aux femmes, monde immense où la femme s’épuisait comme l’homme, tourmenté par le besoin, l’infortune, le désir, la détresse, la haine ; un monde qui était tout l’avenir, mais un avenir chargé de menaces. Ce n’était ni par la charité ni par l’aumône qu’il fallait compter agir. De quelle utilité seraient la charité et l’aumône pour remettre en honneur des principes et des traditions qui ont fait la France ? Ce n’était pas non plus par la charité et l’aumône qu’il fallait aller au peuple. Il fallait se donner soi-même tout entier. Au reste, une notion nouvelle pénétrait les esprits, qui remplaçait la notion de l’aumône.

Le mot de charité a perdu, presque complètement, son sens primitif : dans la langue courante, il se confond avec le mot d’aumône. Faire la charité c’est faire l’aumône. Or l’aumône est trop souvent pour ceux qui la pratiquent un moyen facile de se débarrasser rapidement des devoirs que leur impose leur situation envers les malheureux. Il est convenu qu’une certaine fortune oblige à un certain chiffre d’aumônes : tant de revenus, tant d’aumônes.

Que de personnes sont en paix avec elles-mêmes et vont jusqu’à s’estimer profondément et se louer, parce que dans leur journée elles ont remis quelques sous aux pauvres. Cette dîme légère prélevée sur les biens permet, une fois qu’elle est versée, de ne plus penser à ceux qui souffrent. L’aumône, d’autre part, loin de supprimer la barrière qui sépare le pauvre du riche, la reconnaît, la consacre et la solidifie, car elle laisse toujours sensible l’écart des rangs, la hauteur souvent même inconsciente de celui qui donne et l’infériorité de celui qui reçoit : bien plus, elle les rend plus sensibles encore, car elle entraîne quelque humiliation pour celui qui en est l’objet. Enfin, — et c’est là peut-être le grief le plus grand qu’on puisse lui adresser, — elle ne sert à rien ni de rien : vite épuisée, elle ne soulage qu’un instant, ou quelques heures, n’abolit pas la pauvreté, et l’entretient. Elle est même une sorte d’encouragement à la paresse : il est, dans toutes les grandes villes, des individus qui, sûrs de recueillir toujours de droite et de gauche quelques pièces de monnaie, aiment mieux mendier que travailler. La vraie charité chrétienne ne consiste pas dans l’exercice de l’aumône : elle est tout entière dans ces paroles du Christ : Aimez-vous les uns les autres. S’aimer les uns les autres, c’est ne plus croire qu’il y a dans la société des classes formées par les différences de naissance ou de ressources, mais croire que, si haut que le sort vous ait placé, on est le frère plus heureux de celui à qui le sort est dur ou cruel ; s’aimer les uns les autres, c’est réaliser, aussi profondément qu’on le peut, la fraternité qu’enseignait Jésus, et c’est s’entr’aider toute la durée de l’existence.

Cette notion nouvelle, les femmes, mieux que les hommes, pouvaient et devaient la comprendre, l’adopter et la mettre en pratique, parce qu’elles ont une plus fine sensibilité, une douceur native de manières et de paroles, une innocente et spontanée habileté, une perception plus subtile des nuances, une grâce aussi, qui triomphent des susceptibilités, des défiances et des craintes, si nombreuses et si faciles à éclore. Et ces femmes, dont je voudrais montrer les œuvres de la façon la plus vivante et que j’oppose aux féministes, sont justement celles qui, pénétrées de cette idée, ont transformé la charité en véritable action sociale, ou, si l’on veut, ont apporté à la réalisation des œuvres de justice l’esprit de la véritable charité chrétienne.

On conçoit que pour exercer cette action sociale, il faut une préparation préalable. Chacun peut faire l’aumône : mais qui pourrait du jour au lendemain exercer une action sociale ? Le Congrès général des femmes catholiques, qui se tint à Francfort le 6 décembre 1904, ne manqua pas d’insister sur la nécessité d’une instruction spéciale. La femme, dit une de ses résolutions, qui veut pratiquer l’action et coopérer aux réformes ouvrières, doit avant tout se former elle-même au point de vue social. Or l’éducation moderne ne prépare guère, — si l’on n’ose dire nullement, — la jeune fille au rôle qu’elle sera désormais appelée à jouer. On lui apprend, à l’ordinaire, la littérature, la française surtout, et presque pas, ou pas du tout, les étrangères, un peu de sciences, l’anglais ou l’allemand, et quelques arts d’agrément. C’est le bagage qu’on juge suffisant. Elle est destinée au monde : elle doit posséder ce qui fait une femme agréable et non utile aux autres : avec son petit viatique de connaissances, pour peu qu’elle ait de l’esprit naturel, elle semblera facilement très au-dessus des autres, sans d’ailleurs rien savoir de plus. On ne pensera jamais à lui donner une culture plus étendue, ou, si l’on y pense, ce ne sera alors que pour qu’elle soit une intellectuelle, — et les intellectuels souvent ne sont pas intelligens et, entre ces deux maux, on doute vraiment lequel est le moindre, ou l’ignorance ou l’intellectualisme. — La plupart du temps même, habituée à toujours être servie, au point qu’elle ne pourra jamais se passer, pour s’habiller, d’une femme de chambre, les soins du ménage lui resteront étrangers, comme inférieurs, diminuans, vils. Que lit-elle ? rien qui lui enseigne, non pas même la vie, mais seulement le fonctionnement de cette société, de ce pays, de cette patrie dont elle est. Elle lit, ou les romans d’une fadeur excessive, romanesques et mensongers, qui composent la littérature pour jeunes filles, ou au contraire ceux qui exaltent l’amour coupable. Quel objet absorbe ses forces ? la danse, le tennis, l’équitation, l’automobilisme. Les jeunes filles ne sont pas rares aujourd’hui qui sont champions de quelque sport. De tous côtés il ne leur vient que des clartés fausses sur la vie. Une fois mariée, il n’est pas fréquent qu’une jeune femme désire compléter une éducation si défectueuse… Elle appartient au monde : le monde ne permet pas, ne laisse pas le temps qu’on lui soit infidèle. Elle vit donc presque toujours loin des réalités, dans un petit cercle dont les occupations sont futiles. Des goûters, des thés, des dîners, des soirées, des visites, de longues stations chez les couturiers, les modistes, voilà ce qui emplit son existence. Combien auront ainsi atteint le terme de leurs jours, croyant que c’était là tout l’univers, et qu’elles ont vécu !

Les pays anglo-saxons ont été les premiers à ouvrir pour les femmes et les jeunes filles du monde des manières d’écoles où elles pussent se former en vue de cette action sociale. En 1899, un riche philanthrope, Jean Simmons, fonda à Boston, le Simmons College, installé dans un grand hôtel de quatre étages, tout en briques. Son but était de procurer aux femmes une instruction et une formation capables d’élever le niveau de leur vie. Chaque pensionnaire paie de 275 à 300 dollars par an, et habite avec une autre un petit appartement, composé d’une chambre à coucher, d’une salle de travail et d’une salle de bains, dont elles font elles-mêmes le service. Quelques bourses sont offertes aux jeunes filles peu aisées par l’administration ou les amis du collège ; à d’autres on avance les frais de scolarité et de séjour. Le collège en effet prépare un certain nombre de ces jeunes filles à pouvoir remplir des fonctions, par exemple celles de secrétaires ou de bibliothécaires. Les cours ne durent pas moins de quatre ans, bien que, pour des élèves remplissant des conditions déterminées, ils puissent ne durer que deux et même qu’un an. Le collège est divisé en plusieurs sections, suivant les carrières que veulent suivre les jeunes filles. Mais il est une de ces sections, qui n’a pas une raison d’être aussi précise, aussi particulière, mais une raison plus générale : la section d’économie domestique. Celle-là prépare la femme uniquement à la direction d’institutions sociales ou à l’administration et à la tenue d’une maison. Etude de l’enfance, diététique et science sanitaire, bactériologie, biologie, cuisine, chimie alimentaire, couture et travaux manuels, comptabilité domestique et achat des provisions, construction, aménagement, décoration, hygiène de la maison, langues étrangères : telle est la variété des cours qui y sont professés. À Londres, l’École de sociologie et d’économie sociale a nettement résumé son programme dans ces mots : l’étude pour l’action. Les hommes d’ailleurs y viennent aussi bien que les femmes. Les organisateurs estiment que la durée des cours doit être d’un an. Durant les trois premiers mois, la jeune fille qui se destine aux œuvres sociales passe cinq jours par semaine à l’office de la Charity organisation Society, association philanthropique et de bienfaisance, visite les diverses institutions d’assistance sociale et étudie les problèmes économiques, « non pas sous un aspect abstrait, mais au fur et à mesure qu’un cas précis se présente à l’observateur[3]. » Durant les trois mois suivans, elle observe et pénètre le fonctionnement de l’assistance publique dans les bureaux de bienfaisance. Le reste de l’année, elle étudie la vie sociale et individuelle et le gouvernement de la ville, tout en se livrant, sous la direction de spécialistes, à des travaux se rapportant directement à l’existence sociale, comme les colonies de vacances, l’accession à la propriété de la maison, renseignement ménager, l’éducation des enfans infirmes, les classes du soir, les institutions scolaires de prévoyance, la visite des pauvres envisagée en dehors de l’aumône. Ces travaux tout pratiques sont accompagnés de cours théoriques consacrés à l’intelligence d’ouvrages tels que : la République de Platon, le Contrat social, de Jean-Jacques, la Division du travail social, de M. Durkheim, les Lois de l’imitation, de M. Tarde, la Psychologie des peuples, de M. Gustave Lebon, — mais ce ne sont pas ces cours théoriques si abstraits qu’il faut peut-être louer le plus. « Les organisateurs reconnaissent dans une récente circulaire que leur enseignement sociologique ne satisfait personne[4]. « Mais, heureusement pour les élèves, la plupart reçoivent une formation moins approfondie, et plus appropriée au rôle qu’elles veulent jouer. En Hollande, à Amsterdam, Mme Boissevain a « créé une École d’éducation sociale pour les personnes des deux sexes désireuses d’acquérir les connaissances sociales susceptibles de leur permettre de se consacrer efficacement au soulagement de la misère, spécialement en donnant aux pauvres le moyen de lutter contre les difficultés de la vie[5]. » La première année d’étude est consacrée à la théorie, — cours et conférences sur l’économie politique, l’hygiène sociale, l’alcoolisme, les lois ouvrières, les syndicats professionnels, les logemens ouvriers. Une fois par semaine cependant, les élèves visitent soit un hôpital, soit un orphelinat, soit une garderie. À la fin de cette année chaque élève choisit la branche spéciale à laquelle il désire se vouer.

Il n’existe en France aucun établissement qui corresponde au Simmons College de Boston, ou à l’École de sociologie et d’économie sociale de Londres, ou à l’École d’éducation sociale d’Amsterdam. Nous n’avons pas un Collège social pour femmes. Mlle Gahèry, dont nous aurons dans un autre article à exposer l’œuvre si belle créée à Charonne, l’Union familiale, et à étudier l’âme si curieuse, si attachante de véritable apôtre du peuple, a bien formé le plan d’une école pratique d’action sociale, dont la base serait l’enseignement ménager ; — il faut entendre par là la science de la maison, la science du foyer, la science familiale enfin dans toute son ampleur. Elle l’appelle École de formation sociale. « Si les femmes du monde, dit-elle, apprennent aujourd’hui à l’envi le métier d’infirmières pour soigner les blessés, elles n’ont pas un moindre besoin d’un apprentissage méthodique pour soigner les plaies sociales. » Elle voudrait un bâtiment de trois étages : au rez-de-chaussée seraient installées les œuvres économiques les plus diverses ; au premier et au second étage résideraient les élèves ; au troisième seraient la salle de cours et de conférences, et les locaux nécessités par l’enseignement ménager, tels que buanderies, séchoirs, etc. Mlle Gahèry, sûre de trouver, dans les subventions de différentes natures, les cotisations et les recettes d’exploitation, les ressources nécessaires d’abord à la construction des locaux appropriés, ensuite au fonctionnement annuel, prétend que pour réaliser cette école elle n’a besoin que du terrain. Pour acquérir ce terrain, elle veut fonder une société immobilière dite de l’Union familiale, avec un fonds social de 250 000 francs divisé en 500 actions nominatives de 500 francs chacune. M. Maurice Beaufreton propose le programme suivant pour une année[6] :

Trois jours par semaine, durant tout leur séjour à l’école, les élèves suivraient les divers cours dont se compose l’enseignement ménager : histoire et méthodologie de la science ménagère, hygiène générale et alimentaire, économie domestique, psychologie de l’enfant et éducation familiale, cuisine, lavage, repassage, coupe et raccommodage, nettoyages divers, soins aux malades et pansemens, etc.

Un autre jour de la semaine serait consacré, le premier semestre, à des cours théoriques : l’un sur l’économie sociale en général, étant donné que même en choisissant spécialement tel ou tel genre déterminé d’activité, il faut se garder d’être exclusif et ne pas perdre de vue la place exacte que doit tenir dans la vie sociale l’œuvre à laquelle on se voue. Un second cours porterait sur l’histoire du mouvement social, parce qu’il est impossible d’agir efficacement aujourd’hui et de préparer demain, si l’on ne connaît les causes qui ont déterminé le présent, les tendances qui permettent de présager l’avenir. Dans deux derniers cours enfin seraient décrits, d’une part la technique des enquêtes, d’autre part l’évolution, l’organisation et le fonctionnement des diverses œuvres d’éducation populaire, dont nulle personne occupée d’action sociale, ne doit se désintéresser. Les élèves collaboreraient encore un jour par semaine aux œuvres sociales qui auraient été adoptées comme terrain d’expérience. La promenade hebdomadaire leur permettrait enfin de comparer ces œuvres avec toutes celles qu’elles seraient amenées à visiter. Le second semestre, ainsi que le font, au début de leur seconde année d’études, les élèves de l’École d’éducation sociale d’Amsterdam, les jeunes filles préciseraient l’œuvre à laquelle elles entendraient se donner particulièrement. Elles suivraient, comme le premier semestre, les cours ménagers et les promenades sociales, mais elles réserveraient leur collaboration aux associations dont l’objet serait analogue à celui qu’elles auraient choisi. Les cours théoriques se rapporteraient également à cet objet, les élèves pouvant se décider pour des leçons sur la coopération de consommation, lu mutualité, les syndicats professionnels, l’enfance abandonnée et coupable, l’assistance publique et privée, l’habitation ouvrière.

Et comme ces leçons absorberaient moins leur activité que les cours du premier semestre, les élèves pourraient, dans des groupes d’études, utiliser leurs talens d’enquêteuses et risquer des essais de monographie.

Dans bien des cas peut-être, la période d’un an serait susceptible de réduction. Ainsi une éducation plus restreinte serait offerte à la catégorie si nombreuse des bonnes volontés.

Mais ce ne sont là que des projets encore.


Si nous n’avons pas de bel établissement, solidement bâti, avec de belles salles affectées chacune à un service unique où les femmes puissent apprendre à devenir utiles à la société, du moins il y a des œuvres qui, sans prétendre être des écoles, cherchent et réussissent à les instruire en vue de l’action sociale. Des initiatives privées se sont élevées çà et là, pour leur enseigner ce qu’elles ignoraient.

En 1900, au moment de l’Exposition, un congrès de femmes catholiques s’était tenu sous la présidence de Mme de Bully, à côté d’un congrès protestant et d’un congrès socialiste et anti-religieux. Un autre congrès, dit Congrès Jeanne d’Arc, se réunit en 1904. Tous les deux, en proclamant l’urgence des œuvres sociales, avaient appuyé sur la nécessité qu’il y avait de donner à la femme une formation spéciale. Cette idée était bien dans l’air, comme on dit. À la vérité, elle n’était pas si neuve qu’elle le semblait. Lorsqu’en 1873, M. de Mun avait organisé définitivement l’Œuvre des Cercles catholiques, il avait, dans la plupart des grandes villes françaises, constitué des comités de dames patronnesses. Ces comités, en rapport direct avec le comité central de Paris, devaient collaborer aux œuvres fondées et conduites par les comités d’hommes, tout en créant des œuvres uniquement féminines. Les femmes, qui en faisaient partie, apprenaient déjà ainsi par la pratique immédiate à exercer une action sociale. Le comte de Mun, le marquis de la Tour du Pin et leurs collaborateurs, les instruisaient et les guidaient, instruction et direction augmentées encore par des conférences nombreuses et ce qu’on appelait les assemblées provinciales de l’Œuvre. Mais vers 1900, il y eut une recrudescence très vive de l’action féminine, et, à proprement parler, plutôt une éclosion luxuriante, tant l’ardeur était générale, l’enthousiasme persévérant, l’énergie avide de résultats. C’est en ce temps que la baronne Piérard proposa, aux femmes du monde, de les réunir chez elle, dans son hôtel de la rue d’Athènes, à certains jours, pour entendre des conférenciers, dont les premiers furent MM. Etienne Lamy, Jules Lemaître, René Doumic, Ferdinand Brunetière, leur exposer et leur expliquer les différentes faces du rôle social qu’elles devaient jouer. Fille d’un grand industriel de la Seine-Inférieure, M. Desgcnetais, la baronne Piérard avait, tout enfant, vu régner dans les usines de son père l’harmonie la plus profonde entre les ouvriers et les patrons : elle croyait cette harmonie possible entre les classes jusqu’alors les plus opposées, et elle espérait qu’il lui serait peut-être dans l’avenir accordé de contribuer à la répandre. Elle devait plus tard , avec des associées dévouées, concevoir et réaliser une œuvre populaire toute pratique, la Maison sociale : elle commença par apprendre aux femmes leur devoir. Quand on écrira l’histoire de notre société, et plus particulièrement l’histoire de la société féminine, comme aujourd’hui l’on écrit l’histoire féminine du XVIIIe siècle, il apparaîtra clairement quelle place y aura tenue l’hôtel de la rue d’Athènes. Il est facile de rire en disant qu’on y a beaucoup parlé, qu’on n’y a même rien fait d’autre et qu’il est toujours aisé de résoudre la question sociale par des discours, ou de présenter en termes fleuris, sous les aspects les plus engageans, une mission ardue, pénible, ingrate. Ce qu’on ne doit pas oublier, ce qu’il faut même admirer, c’est que pour la première fois vraiment, en définissant à des femmes du monde, comme l’a écrit M. Georges Goyau, « le devoir social et les exigences créées, soit par les misères nouvelles, soit par une plus exacte connaissance des conditions économiques, » en opposant aux thèses socialistes « les linéamens d’une autre solution positive, concrète, pratique, se réclamant du catholicisme, » on créa un grand mouvement d’opinion, d’où naquirent des initiatives heureuses, d’où germèrent des dévouemens, et nous verrons bientôt que l’organisatrice de ces conférences fut une des premières à passer de la théorie à la pratique. Qu’on soit assez curieux pour ouvrir le livre : Idées sociales et faits sociaux[7] où furent réunies, avec une introduction de M. Goyau, les conférences de l’année 1902 : la Question sociale et le devoir social, le Socialisme et son évolution, l’Organisation professionnelle, le Catholicisme et le Socialisme, la Protection légale et la liberté du travail. Vingt ans de vie sociale, tels sont les titres des différentes leçons. Elles révélaient à un auditoire considéré, jusqu’alors, avec raison peut-être, comme légèrement frivole, des questions de la plus haute importance, mais pourtant ignorées, ou dédaignées, ou connues à travers mille préjugés et mille idées préconçues : elles disaient de dures vérités, elles montraient de lourdes responsabilités, et elles commandaient des tâches sévères. Un conférencier conseillait à ces femmes d’aller à l’ouvrier avec une intelligence aussi grande que possible de sa mentalité actuelle, la charité ne pouvant plus suffire, si grandes fussent les choses qu’elle eût accomplies dans notre pays, et les ouvriers demandant bien plus la justice que la charité. Un autre, en leur exposant que l’idée socialiste était presque aussi vieille que l’humanité, leur résumait les formes multiples de la doctrine. Un troisième leur faisait l’historique de l’organisation professionnelle depuis la France du XIIIe siècle jusqu’à nos jours et leur rendait, clair le fonctionnement des syndicats. M. Charles Combes dégageait les thèmes fondamentaux du socialisme et du catholicisme et enseignait à combler le fossé que tant de malentendus ont creusé entre la religion et la démocratie. M. Dufourmantelle expliquait la conception nouvelle et plus juste du contrat de travail et les interventions protectrices du législateur qu’elle a déterminées. Un ingénieur des arts et manufactures apportait les conseils et les observations de l’expérience qu’il avait acquise par vingt années vécues dans une usine. D’autres enfin étudiaient l’idée syndicale, les syndicats agricoles, la femme ouvrière, l’apprentissage, et toujours ces conférences se terminaient par une conclusion où les femmes apprenaient ce que sur tel ou tel terrain d’action elles pouvaient et devaient tenter et exécuter. Chaque femme ainsi prenait conscience d’un certain degré de responsabilité dans l’origine de telle détresse à laquelle elle portait ses aumônes ; elle reconnaissait que d’acheter, que de consommer, ce n’était pas seulement une satisfaction individuelle, mais une fonction sociale, et qu’elle se trouvait, elle, comme acheteuse, comme consommatrice, à la cime de ce formidable édifice économique si pesant pour ceux qui sont à la base. Cette pauvresse dont elle visitait le taudis était victime d’une entrepreneuse, qui dépendait à son tour, économiquement, de l’un des magasins dont elle était la cliente. Cette enfant qu’avaient anémiée de trop longues veilles avait été retenue à la tâche par sa patronne pour des commandes trop urgentes, c’est-à-dire trop tardives : et ces commandes avaient peut-être été justement faites par la femme qui venait les secourir. La préoccupation d’autrui n’était plus l’occupation d’une heure déterminée, de l’heure consacrée à l’aumône ; elle devenait l’assise même de l’existence. Et dans une âme ainsi éclairée, c’était presque la conception même de la vie qui était en passe de changer… Ces conférenciers qui promenaient leurs auditrices à travers les idées sociales et les faits sociaux travaillaient à faire s’aimer les hommes entre eux, non d’un amour théorique, vague, philanthropique, mais d’un amour agissant et durable, parce qu’on ne s’aimerait qu’après s’être connus, et parce que s’échangeraient perpétuellement les occasions de se connaître mieux[8].

Le succès fut considérable. Des esprits chagrins ou railleurs ont pu insinuer que c’était là un snobisme nouveau, le snobisme social. Les snobismes ne durent pas : ils meurent vite et sont vite remplacés. Celui-ci a si fortement duré qu’il faut bien admettre qu’il n’en était pas un. D’autres groupes se formèrent : le groupe que patronnait Mme la comtesse de Brissac, sous la devise Tradition-Progrès, et qui se réunissait dans la salle de la Société d’Encouragement : là parlaient MM. de Lamarzelle, de Rosambo, Delaire, Mayol de Lupé. Et encore l’institut breton, Chateaubriand -Brizeux, ou la Ligue des Françaises. Mais ici la politique, très rapidement, eut plus d’importance que l’action sociale. Le mouvement s’étendit à la province. Il y eut dans le Centre l’Union des Femmes chrétiennes de la Loire, à Reims la Ligne des Femmes rémoises, à Nancy la Ligne des Femmes lorraines. Les mêmes questions étaient étudiées, le même but poursuivi.


Ce fut la première étape du mouvement féminin. Les femmes ne savaient rien de la vie sociale : on leur avait fait toucher leur ignorance et on leur avait montré ce qu’elles ne soupçonnaient pas. Tous ces dévouemens qu’avaient éveillés les paroles des conférenciers, comment allait-on les grouper et les orienter ? On ne pouvait pas uniquement s’en tenir à la théorie : il fallait passer à l’action. L’Action sociale de la Femme, fondée par Mme Chenu, fut cette seconde étape ; non pas que l’enseignement théorique en soit banni ; au contraire il y tient encore une grande place, mais il se complète d’une action efficace. Il y avait, comme on dit, quelque chose à faire. On voulut faire, ou du moins tenter de faire quelque chose.

L’Action sociale de la Femme est née directement des conférences de Mme Piérard : elle en est le fruit immédiat. Ce qui caractérise tout d’abord l’Action sociale de la Femme c’est qu’elle reste en dehors de toute politique : elle ne « fait pas de politique ; » voulant unir, elle s’éloigne de la politique qui divise. Elle est ensuite exclusivement laïque. Certes les femmes qui l’ont créée sont catholiques, et catholiques sincères et pratiquantes ; mais premièrement elles n’admettent parmi elles ni prêtre, ni évêque, ni religieux, et, deuxièmement, elles ne s’occupent pas d’œuvres religieuses. Sortie des conférences de la rue d’Athènes, elle garde l’idée maîtresse qui les avait inspirées : renseigner, comme le dit le tract de propagande, la femme sur son rôle dans la société ; lui faire mieux comprendre comment son action peut s’exercer dans la famille, dans l’éducation, dans les professions, dans la cité ; l’aider à défendre les principes sur lesquels a de tout temps reposé notre vie française, l’intégrité de la famille, la dignité du mariage, l’autorité des parens en matière d’éducation. Le but de l’œuvre est intellectuel, social et familial : elle doit aider la mère de famille à réparer le passé, à orienter le présent, et à préparer l’avenir. C’est une œuvre d’éducation des plus étendues, touchant à tous les sujets qu’une femme et une mère peut avoir à connaître, et c’est une œuvre d’idées.

On voit donc tout de suite en quoi consiste l’enseignement théorique. On apprend à la femme qu’elle a une mission de conseil, de dévouement et d’apaisement à remplir, et ce sont toujours des conférénciers qui se chargent de le lui apprendre. Le titre seul des conférences d’une année, la cinquième, par exemple, indique bien leur généralité : La pensée libre et la libre pensée, par M. G. Fonsegrive ; Le Rôle musical de la femme, par M. Vincent d’Indy ; L’État père de famille, par le comte de Las Cases ; La Patience de la femme dans l’éducation, par M. Arnould ; Serviteurs d’hier et serviteurs d’aujourd’hui, par le marquis de Dampierre ; L’Education civique, par M. Albert Vandal ; L’Education du sens professionnel, par M. Jean Brunhes ; La Peur de vivre, par M. Henry Bordeaux ; L’Education du sentiment religieux, par M. Lerolle ; La Fraternité, par M. Jules Lemaître. Et si l’on parcourt toutes les conférences, on y retrouve les mêmes idées qui, réunies, constituent une véritable doctrine. M. Brunetière, dans son Discours sur les deux féminismes, précise le rôle essentiel de la femme ; il y a trois choses dans les sociétés modernes dont la conservation est principalement, sinon exclusivement, remise aux femmes : la famille, la patrie et la religion. M. Jules Lemaître veut que, pour s’élever et se maintenir en dignité, la femme ne vise pas à faire l’homme, mais soit au contraire complètement femme, par l’acceptation totale des fonctions bienfaisantes de son sexe, par ses vertus d’épouse et de mère, par cette faculté de dévouement et le don des consolations qui sont en elle. M. Albert Vandal souhaite que la femme s’applique à dégager et à remettre en honneur toutes nos traditions vitales, traditions religieuses, traditions d’art et de littérature, et aussi tradition libérale, celle qui, depuis cent dix ans, a mis en nous une aspiration plus précise vers un idéal de liberté et de justice. M. René Doumic conseille aux femmes d’enseigner à leurs fils à vivre non pas pour eux-mêmes et pour leur propre intérêt, mais pour le bien de leur pays. M. Maurice Barrès pense que c’est aux femmes surtout à favoriser dans l’âme de leurs enfans la poussée des ancêtres, à éveiller chez elle et à nourrir les émotions héréditaires, à la meubler d’images nationales et familiales. M. Anatole Leroy-Beaulieu appelle la femme à la défense de la liberté d’enseignement qu’elles doivent aimer et défendre comme mères de famille, pour sauvegarder leur droit, et, ce qui leur tient encore plus au cœur, le droit de leurs enfans. Ce ne fut pas seulement à Paris, dans la salle de la Société d’Horticulture que les conférenciers donnèrent cet enseignement. Ils allèrent en province, à Toulouse, à Reims, à Nantes, à Besançon, à Nancy, à Lyon, à Bordeaux, à Montpellier, à Marseille, à Nice. En cinq années, dans tout le pays, il fut donné cinq cents conférences. La conférence est comme une semence jetée. Si elle a éveillé la curiosité, l’intérêt, la semence germera. Des femmes se rassembleront, échangeront des idées, discuteront, et se décideront à agir.

Mais, pour mériter complètement son nom, l’Action sociale de la Femme ne devait pas se contenter de faire parler et d’écouter : elle devait agir elle-même. Et elle agit.

À Paris, tout d’abord, l’action sociale a ce que sa fondatrice appelle des réunions d’études. J’ai eu moi-même l’occasion de m’en entretenir naguère avec Mme Chenu à la permanence de l’œuvre, rue du Rocher. Ces réunions d’études, auxquelles prennent part des personnes compétentes, poursuivent des enquêtes. On y étudiait alors la question de l’apprentissage dans les ateliers de couture, et l’on consultait patrons et patronnes, délégués de syndicats et membres de la Chambre syndicale de la couture parisienne. Le livre y était aussi un objet de recherches très persévérantes ; l’Action voulait à la fois augmenter l’influence de la bonne presse et en faire exercer par la femme du monde une toute nouvelle sur le développement de la saine littérature. On consultait des éditeurs, des directeurs de journaux, des écrivains. Une enquête sur les destinées des arts religieux motivait une protestation contre la Séparation, qui les condamnait à la décadence.

L’œuvre ne limite pas son action à Paris, elle l’étend à la province et à l’étranger, et elle y parvient par un double moyen. Un secrétariat existe, installé, 15, cité du Retiro, et ouvert chaque jour de une heure et demie à trois heures. Propageant à la fois les idées et les documens, et groupant toutes les bonnes volontés, il noue avec la province et l’étranger des relations sans cesse plus nombreuses et plus solides. Il renseigne et se renseigne tout ensemble, donnant et demandant, oralement et par correspondance, tous les renseignemens d’ordre social, familial et intellectuel, qui intéressent la femme. Il met les différentes œuvres sociales en rapport entre elles. Supposons que dans une petite ville on veuille fonder un syndicat, une mutualité, une caisse dotale, une école ménagère, une maison de famille, un restaurant féminin, un cercle de jeunes filles, des cours professionnels, une caisse de retraites, un dispensaire, un bureau de placement-honnête, quelqu’une enfin de ces œuvres qu’on appelle sociales, — on écrit au secrétariat ; il envoie des statuts, des instructions, des conseils, résultats du travail et de l’expérience ; ou bien il propose comme modèle une œuvre qui se trouve dans un département voisin et qui est prospère. S’il ne peut répondre de lui-même aux questions qui lui sont posées, il mène une enquête soit en France, soit à l’étranger. L’œuvre une fois constituée, des difficultés surgissent-elles : le secrétariat explique la façon de les résoudre et, au besoin, s’il l’ignore, consulte dans une réunion d’études un spécialiste qui soit au courant de ces choses-là. Si les difficultés sont trop grandes, et si l’œuvre périclite, le secrétariat étudie les raisons qui en causent la ruine, et aide à la relever ou à la transformer. On veut inaugurer des conférences : le secrétariat fournit toutes les indications utiles et procure des conférenciers[9].

Il avait ainsi déjà en 1904 répondu à 6 000 lettres et s’était mis en relations avec 200 villes. Il avait pénétré dans tous les départemens, et en Allemagne, en Belgique, en Suisse, en Autriche, en Italie, en Espagne, en Amérique. C’est ainsi, — pour ne citer que ces trois résultats, — que sont sortis, de l’Action sociale de la Femme, l’Union mutualiste des femmes de France, les Écoles ménagères, et l’Œuvre des bons livres. M. Lefébure a fondé, il y a déjà de longues années, un Office central des œuvres charitables qui renseigne très sûrement sur tout ce qui concerne la charité et les œuvres d’assistance catholiques ou autres. Il existe à Londres un Women’s Institute qui est le centre d’un grand nombre d’œuvres de femmes. Le secrétariat veut être à la fois cet Office central et ce Women’s Institute, mais un principe rigoureusement observé le dirige dans tout ce qu’il fait : c’est de n’intervenir que prudemment dans une œuvre existante, de ne jamais imposer son concours, et d’éviter tout conflit par la discrétion et le tact.

Des comités s’étaient créés après des conférences en province et aussi à l’étranger ; — comités qui sont toujours des cercles d’études au moins locales. Le secrétariat ne pouvait suffire à la tâche de les unir entre eux et avec lui-même par des rapports continus : il fallait un organe qui les mit en relation et qui répandît dans toutes les villes, où il y avait une ramification de l’œuvre ou des adhérens, ce que l’on avait fait et décidé. Cet organe fut le Bulletin.

Les premiers numéros qui parurent n’avaient que seize pages et donnaient, à peu près uniquement, l’écho des conférences et l’analyse de quelques bons ouvrages. Le P. Piolet, dans un article de 1902, établissait quel devait être, à son avis, le plan définitif du bulletin pour qu’il fût l’organe approprié de l’Action sociale de la Femme. Il proposait que le bulletin contînt d’abord l’analyse, et parfois la reproduction entière des conférences de Paris ou de province, au moins les plus importantes et celles qui avaient une portée plus générale ; puis la monographie complète d’une œuvre de femmes françaises ou étrangères, de préférence celles que l’on peut imiter facilement, ou qu’il est plus important de connaître ; puis la chronique de l’Action sociale, son mouvement, ses décisions, sa vie presque quotidienne, et enfin un supplément bibliographique où seraient résumés et recommandés les livres les meilleurs de littérature, de philosophie, d’histoire, de sociologie, d’art, de science. Il pensait avec raison que l’influence des femmes sur la littérature est considérable, car c’est pour elles surtout que l’on écrit ; elles constituent la classe la plus nombreuse des lecteurs. Or, remarquant que presque tous les romans, — et les plus achetés, — traitaient de sujets scabreux et renfermaient les descriptions les plus hardies, il en concluait que, si les auteurs continuaient à écrire et les éditeurs à vendre de pareilles productions, c’est que les femmes les désiraient. Il conseillait donc de créer tout un mouvement contre la littérature malsaine, en faveur de la bonne. Si on ne voyait plus de livres immoraux ni dans les mains, ni dans les salons des honnêtes femmes et qu’ils fussent réservés à celles qui ne le sont pas et à leurs amis, ils cesseraient vite d’être à la mode. Les femmes achèteraient les livres recommandés par le Bulletin de l’action sociale ; les éditeurs les vendraient ainsi plus facilement, et par conséquent en publieraient davantage .

Ce plan fut en somme adopté entièrement. De dix-huit pages, le Bulletin fut porté à vingt-quatre et même à trente-huit. Ouvrons-en un numéro, au hasard, par exemple celui du 20 décembre 1904. Dans ses trente-huit pages, il contient d’abord la reproduction in extenso d’une conférence de M. Jules Lemaître sur l’Egalité ; puis sous la rubrique « renseignemens, » l’adresse d’œuvres féminines ; puis une chronique de l’action sociale de la femme, avec sa correspondance et le compte rendu in extenso de l’exercice 1903-1904. Suit un résumé très précis, très clair et très complet qui fait connaître l’Union des femmes chrétiennes de la Loire, son but, ses efforts, les résultats obtenus. Et c’est alors le bulletin bibliographique : il est très long et très bien rédigé. Tout d’abord les livres d’imagination, un roman de Mme Bentzon, des vers de M. de Pomairols, un roman étranger, et un roman de jeunes filles ; puis les livres de philosophie : une nouvelle édition des Pensées, une étude de M. André Baudrillart sur saint Paulin évêque de Nole, des essais de M. Besse sur la Philosophie et les philosophes, un Frédéric Ozanam de M. de Montrond, l’Histoire des persécutions du catholicisme dans l’Etat russe de M. Gondal ; puis les livres d’histoire et de géographie : de M. Ernest Daudet sur Héraut de Séchelles, et l’Emigration, de M. Gilbert Stenger sur la Société française pendant le Consulat, de M. Louis Léger sur Moscou, de M. Rousset sur La guerre de 1870-1871 ; puis les livres d’études sociales, de sciences et d’hygiène comme Corporation et syndicats de M. Fagniez ; et enfin les livres de musique et de beaux-arts, comme Gossec et la musique française à la fin du XVIIIe siècle par M. Frédéric Hellouin. À ce bulletin bibliographique s’ajoute une revue des revues, non pas seulement de la Revue des Deux Mondes ou du Correspondant, mais de la Réforme sociale, le Devoir des femmes françaises, les Femmes contemporaines, et des revues étrangères. Et comme ce numéro est le dernier d’une année, sa table des matières rappelle les conférences données, les œuvres sur lesquelles on a fourni des renseignemens pratiques, les livres de toute sorte qui ont été analysés et recommandés.

Mais ce n’est pas tout ; j’oubliais un questionnaire adressé à tous les membres ou adhérentes de l’Action sociale en province et hors des frontières, et que voici :

— Qu’a-t-il été fait dans votre arrondissement comme propagande contre le divorce auprès des enfans et des adultes ?

— A-t-on enseigné quelque part les raisons qui militent en faveur de l’indissolubilité du mariage ?

— A-t-on écrit, prêté, fait lire aux enfans, des livres mettant la question à leur portée, et les préparant à avoir une opinion ferme, l’âge venu ?

— A-t-on répandu les bons romans contre le divorce ? et par quels moyens l’a-t-on fait ?

— S’est-on assuré du concours de la presse locale pour cette campagne ?

— Les œuvres locales ont-elles entrepris de réagir contre les idées qui acclimatent celles du divorce ?

— A-t-il été répandu images et chansons faisant ressortir des exemples de dévouement conjugal, paternel et maternel dans la même proportion que les images et chansons obscènes sont répandues ?

— S’il n’y a rien eu de fait, par quoi pourrait-on commencer le plus utilement dans votre arrondissement ?

— Cherchez qui vous pourriez intéresser à cette propagande et mettez-vous en rapport avec la ligue contre la licence des rues.

— Ne pourriez-vous avoir quelque influence sur les artistes de l’époque à ce sujet ?… ainsi que sur les auteurs et écrivains ?… (L’influence individuelle peut avoir des conséquences considérables pour l’orientation d’un auteur, pour le soutien d’un journal illustré, etc.)

— Qu’a-t-il été fait ou tenté dans votre région pour venir en aide aux œuvres de moralité comme la protection de la jeune fille, les cercles, restaurans, ouvroirs, etc. ?

— A-t-il été donné des pièces de théâtre morales ? Ont-elles été encouragées ?

— En un mot, qu’y a-t-il à faire pour former le jugement et la moralité familiale de votre pays à tous les degrés de la société, par la parole, par le livre, le théâtre, la presse, l’image, la surveillance et les œuvres de protection et d’encouragement ?

Un autre de ces questionnaires pris dans le numéro du 20 novembre 1904 montrera quelle variété ils offrent.

— Qu’a-t-il été déjà fait dans la localité pour l’enseignement social de la femme ?

— Quelle est l’initiative la plus urgente à encourager ? que pourrions-nous pour elle ?

— Pouvez-vous prier quelques amies de répondre à nos questionnaires pour les environs ou pour les quartiers éloignés de votre ville (si celle-ci est trop importante pour que puissiez répondre seule) ?

— Quelles sont les œuvres locales ? Leur but ? (Il y a intérêt à ce que nous ayons connaissance de toutes.)

— Quelles sont celles susceptibles de comprendre l’action sociale de la femme et de répandre son enseignement ? (Donner l’adresse précise de celles auxquelles on pourrait envoyer utilement des bulletins de propagande.)


Faisons encore un pas en avant. La femme a reçu tout d’abord un enseignement social purement théorique ; ensuite, sans abandonner cet enseignement théorique, elle est passée à l’action, mais cette action est demeurée encore du seul domaine intellectuel et moral. La femme a appris aux autres les connaissances générales qu’on lui a apprises ; elle conseille, elle fournit des renseignemens, elle répand des idées : elle reste toujours une dame qui ignore peut-être le premier mot d’une science plus terre à terre, mais essentielle pourtant, la science ménagère. On peut discourir fort bien du devoir social, professer une doctrine fort juste sur la manière de le remplir, avoir les plus grandes qualités d’administratrice ou de conseillère de sociétés et d’inspiratrice d’œuvres, et ignorer complètement tout ce que commande de savoir la tenue d’un ménage.

Et c’est un cas très fréquent chez les femmes et chez les jeunes filles du monde et de la bourgeoisie. Montaigne écrivait « que la plus utile et honorable science et occupation d’une mère de famille, c’est la science du ménage. » Et la science du ménage, c’est tout ce qui concerne la bonne tenue d’une maison, aussi bien la cuisine que l’hygiène, la couture que l’économie, les premiers soins aux malades que le lessivage. On ne l’enseigne pas aux jeunes filles riches : ce sont là des tâches uniquement attribuées aux domestiques. On leur apprendra bien à ordonner un menu savamment, mais non à préparer un plat très simple. Il est convenu dans la société que cette cuisine, dont nous sommes si gourmands, il est flatteur d’inviter des amis à en savourer l’art et l’habileté, mais qu’il appartient seulement aux petites gens d’en connaître et d’en pratiquer eux-mêmes quelques secrets. Un doigt que l’aiguille a marqué de piqûres révèle une humble situation, ou d’humbles travaux : on enseigne bien aux jeunes filles fortunées quelques points de broderie élégans, — mais, une fois qu’elles les ont appris, elles s’empressent de les oublier. Plus âgées, un peu fatiguées de la vie, elles y reviendront peut-être, pour remplir leur oisiveté forcée en exécutant « de petits ouvrages. » Une femme aisée, qui repriserait les chaussettes de ses enfans ou raccommoderait son linge, serait ou dédaignée on raillée : il y a des lingères, des ouvrières, des servantes pour ces travaux. Seules les jeunes filles pauvres, sans dot, ont le droit de savoir « faire leurs robes elles-mêmes. » Elles apportent cette science dans leur corbeille, mais, comme elles n’apportent que cela, on ne voit pas que les prétendans accourent moins rares ni plus enthousiastes : au contraire. Et c’est plutôt avec un air de pitié qu’on dit en les proposant aux jeunes hommes : » Et puis elle fait ses robes elle-même, la pauvre petite. » À moins qu’on ne mette à les louer un extraordinaire accent d’admiration qui révèle à quel point l’on est stupéfait qu’il existe de jeunes Françaises possédant ce talent.

Dans les familles du grand monde, le personnel domestique remédie à l’ignorance de la maîtresse de la maison, et l’on sait qu’il y remédie à son propre avantage. Mais dans un ménage d’ouvriers, si la femme tient mal son intérieur, comme personne ne la remplacera, elle contribuera à éloigner son mari de cet intérieur. Un souper bien accommodé, une chambre bien nettoyée, des enfans propres le retiendraient chez lui : s’il trouve en rentrant de l’atelier un souper épouvantable, une chambre toujours sale, des enfans toujours déguenillés et noirs, il se sauvera très vite au cabaret où il y a de la lumière, des amis, des rires, de la gaieté. Or, si les jeunes filles et les femmes du monde veulent aller au peuple, pour lui donner les moyens d’améliorer son sort, et si, commençant par le commencement, elles veulent rendre l’intérieur de famille plus agréable et y instaurer les principes d’économie, de salubrité, de bonne alimentation, comment le pourront-elles, puisqu’elles ignoreront tout ce qu’elles voudront apprendre aux autres ?

Une femme, Mme Thome, jugeait extrêmement souhaitable que les enfans du peuple apprissent la science ménagère et que cette science leur fût enseignée par les jeunes filles du monde. On obtenait ainsi deux heureux résultats : d’une part, on rapprochait des classes trop séparées, de l’autre on pouvait espérer consolider, dans le peuple, la famille ébranlée, si l’on rendait la femme de l’ouvrier une femme d’intérieur et une bonne mère. Mme Thome se heurta tout de suite à cette difficulté que les jeunes filles du monde ignoraient la science ménagère : il fallait donc, en premier lieu, la leur apprendre si on voulait qu’elles pussent ensuite l’enseigner. Elle créa, dans ce dessein, une œuvre qu’elle appela le Foyer et qui, après avoir occupé divers immeubles, est aujourd’hui installée rue Vaneau.

Rien ne désigne le Foyer à l’attention du passant ; la maison qui l’abrite est toute pareille aux autres maisons de la rue. Il me semble même qu’il y doit être un peu à l’étroit ; car il est tout entier renfermé dans un rez-de-chaussée de cinq ou six pièces, une cuisine, un ouvroir, une chambre de conférences, une salle à manger, un petit salon, une petite bibliothèque, un cabinet de toilette ; tout cela d’ailleurs, très clair, très blanc et très gai. Pour en faire partie, il faut être présenté par deux membres. Un jour par semaine, les membres se réunissent, et, afin qu’ils soient attirés au Foyer, ils peuvent tous les jours de quatre à six heures venir y goûter, en y invitant des amies : ainsi le Foyer devient un centre agréable. Un salon de lecture complète ce petit cercle féminin : on y donne les livres en lecture ou en location, et on les y vend aussi. La bibliothèque n’est pas encore très riche, mais elle s’augmente peu à peu.

Mme Thome, qui a raconté elle-même la fondation, l’organisation et le développement de son œuvre[10], débuta avec trois élèves. Les élèves maintenant sont nombreuses, et Mme Thome a dû publier, pour les tenir au courant, un bulletin qui rend compte de la vie du Foyer, en même temps qu’il publie des recettes de cuisine, une liste de livres à lire, et les concours qui mettent en rivalité les différentes écoles ménagères populaires.

On commença par un cours de cuisine. Un professeur confectionnait devant les élèves quelques plats et leur en expliquait la théorie : les élèves prenaient des notes : c’était, on le voit, un véritable cours, un cours d’Université. On reconnut vite que la méthode était mauvaise, et que si l’on devient forgeron en forgeant, on ne devient cuisinière qu’en cuisinant. On procède autrement. On fixe à l’avance un menu, et chaque jeune fille reçoit, à son arrivée, la recette imprimée du plat qu’elle doit exécuter : elle achète alors les comestibles nécessaires en visant à la plus stricte économie, puis, revêtue d’un grand tablier à manches, elle exécute son plat. Si elle est encore novice, des maîtresses l’aident et la guident. Une d’entre elles, qu’on nomme demoiselle responsable, et que désigne un nœud sur l’épaule, exerce sur ses compagnes une sorte de direction et de contrôle : c’est elle qui veille à ce que tous les plats soient prêts pour l’heure du déjeuner, compte les personnes qui déjeunent, met le couvert et garnit la table, assure la propreté constante de la cuisine et de la batterie. Le déjeuner prêt, quel meilleur moyen de vérifier ce qu’il vaut, sinon de le manger ? Les jeunes cuisinières mangent donc les plats qu’elles ont préparés et qui composent le déjeuner. Ce déjeuner, les mères peuvent le partager avec leurs enfans. Au cours du repas, la demoiselle responsable établit ce que coûte chaque plat et à combien monte le prix total du déjeuner. La personne qui me conduisait à travers le Foyer m’a montré pendus aux murs de nombreux menus exécutés dans ces derniers mois et mis en vente à 10 centimes. La plupart étaient très simples, quelques-uns plus compliqués, — des menus savans, disait-elle, — mais le prix total était toujours d’un extraordinaire bon marché. Les petites filles, avant de suivre le cours de cuisine, suivent un cours de pâtisserie, comme cours d’initiation.

L’enseignement ménager ne consiste pas uniquement dans L’enseignement de la cuisine. Comme nous l’avons écrit plus haut, il embrasse tout ce qui a traita la tenue d’une maison. Il y a donc d’abord un cours qui est proprement un cours de tenue de la maison, et qui, à la vérité, n’a rien de populaire : celles qui y sont assidues veulent devenir d’excellentes maîtresses de leur maison à elles, et on les forme pour cela. Aussi elles y apprennent, en vertu de cet axiome que les bons maîtres font les bons serviteurs, à diriger des domestiques et à organiser leur ouvrage, puis la comptabilité ménagère, l’entretien des appartemens et des meubles, et aussi à recevoir. Mais, dans un autre cours, on n’apprend au contraire qu’un peu de cuisine populaire, le raccommodage, la coupe des vêtemens simples, le repassage, le lessivage, le nettoyage, tout ce dont une femme du peuple enfin a la charge. Pour le repassage, les élèves s’exercent d’abord sur du vieux linge, puis sur du linge qui leur appartient, et, commençant par repasser le linge plat, elles arrivent progressivement à l’usage de l’empois. Quant aux cours de coupe, ils sont faits, pour le corsage et pour les robes, par une couturière, de la façon la plus pratique, et pour les layettes et les vêtemens d’enfans, par une coupeuse spéciale. Il y a encore un tapissier qui enseigne à faire pour les meubles des housses — travail, paraît-il, fort difficile, — à draper un rideau, à poser une tenture, à réparer sommairement les meubles, à recouvrir une chaise ; une modiste qui enseigne à faire des chapeaux ; une brodeuse qui enseigne tous les genres de broderie ; une maîtresse qui enseigne le crochet et le tricot.

Le rez-de-chaussée de la rue Vaneau se termine par une chambre un peu plus grande que les autres. Aux murs sont accrochées des planches anatomiques, un lit de pansement s’allonge dans un coin, et en face de ce lit un mannequin articulé fléchit sur les jambes. C’est là que sont donnés les autres cours et les conférences. Le docteur Gibert y par la une année de l’hygiène générale et des soins de l’enfance ; l’année suivante, le docteur Gascheau, en plusieurs leçons d’hygiène et de médecine pratique, expliqua la structure et le fonctionnement du corps humain, le diagnostic et la marche des principales maladies et la manière de les traiter. Il réserva aussi aux jeunes femmes un cours sur l’allaitement, les maladies et l’hygiène des nouveau-nés, cours qu’une religieuse parachevait en apprenant à habiller un bébé, à le baigner, à le soigner. Chaque semaine un membre diplômé de la Croix-Rouge montre aux élèves à tendre les différens bandages, leur inculque les principes de l’antisepsie, leur enseigne à secourir un blessé, à aider un chirurgien. À ces cours s’ajoutent des conférences : conférences sur les guerres, les traités, les grands phénomènes commerciaux, les événemens de la semaine, même l’archéologie. Comme les femmes, — et en cela elles ne diffèrent pas beaucoup des hommes, — ignorent en général le droit, et qu’elles ont souvent à résoudre dans leur existence des questions importantes de droit, M. Max Turmann, qui s’est consacré si activement aux œuvres féminines, exposa la condition de la femme dans la vie sociale et la condition légale de l’enfant. Il restait encore à révéler les œuvres utiles qui ne sont pas connues. Le docteur Blache parla ainsi de la protection de la première enfance, et de la lutte contre la tuberculose ; M. Albert Mahaut, des aveugles ; Mme Chaptal, de la protection de la jeune fille ; M. Flornoy, des métiers et des professions ; M. Cheysson, de l’économie sociale à l’usage des femmes du monde ; M. Dédé, du rôle social de la mutualité. Et cet enseignement fut toujours complété par la visite détaillée des œuvres qui avaient été décrites.

Ce qu’apprennent ces jeunes filles et ces jeunes femmes, comment vont-elles maintenant l’apprendre aux autres, aux enfans, aux jeunes filles et aux femmes du peuple ? Tout d’abord une fois par semaine, le jeudi, les élèves du Foyer viennent travailler pour les enfans pauvres. Chaque jeune fille a près d’elle, dans l’ouvroir, une enfant. Le Foyer fournit les étoffes et chaque jeune fille habille complètement une enfant. Chemises, pantalon, jupon, robe et tablier, elle coupe et coud tous ces objets elle-même sous la direction d’une maîtresse, demandant à l’enfant de l’aider et montrant comment l’on taille et comment l’on coud. Pour mettre en pratique les leçons de pansement, elles s’en vont à un petit dispensaire du voisinage, où on utilise leurs connaissances et où elles s’habituent à garder leur sang-froid pendant les opérations. Elles trouvent ensuite dans une école ménagère populaire une véritable école d’application. C’est là que, prenant contact avec les enfans du peuple, se rapprochant d’elles et s’efforçant de détruire toute barrière, elles leur enseignent ce qu’on leur a enseigné, la cuisine, la couture, la coupe des vêtemens, le nettoyage de la maison et des ustensiles, le lessivage. Enfin, quelques jeunes ménages ouvriers, étant rattachés au Foyer par l’œuvre dite justement « des jeunes ménages, » — et qui est une ramification du Foyer, — les membres du Foyer leur rendent des visites tout amicales, pendant lesquelles elles les conseillent, soit pour élever un nouveau-né, soit pour confectionner des layettes, soit pour leur permettre de surmonter les petites difficultés inévitables de la vie.

Une vive approbation a accueilli une innovation toute récente du Foyer. Mme Thome, écrit M. Max Turmann, « avait constaté qu’une infirmité trop fréquente des femmes d’œuvres est de ne pas oser parler dans les œuvres populaires auxquelles elles se donnent ; c’est presque toujours un homme qui parle, et les hommes, malgré leur bonne volonté, ne rencontrent pas toujours la note désirable : une mère toucherait bien mieux ces cœurs de mères[11]. » Mme Thome voulut donc habituer la femme d’œuvres à s’exprimer avec facilité, et leur offrit au Foyer un enseignement qu’elles répandraient ensuite dans les milieux populaires où elles fréquentaient plus spécialement : ainsi elles pourraient ensuite éclairer à leur tour les femmes du peuple sur les choses qui leur sont le plus utiles, éducation des enfans, choix d’une profession, épargne ou budget ouvrier. On commença ces petites causeries préparatoires en février 1905 ; elles avaient lieu le vendredi et durèrent jusqu’en avril, et ce fut Mlle de Gourlet, que nous retrouverons encore au cours de ces articles, soit qu’il s’agisse de la Maison sociale, soit qu’il s’agisse de l’Œuvre des enfans de France, qui se chargea des six premières. Ces six causeries traitèrent « du travail de la femme en général, du travail de la femme au foyer, du travail industriel de la femme à l’atelier ou à domicile et des métiers, du travail industriel de la femme à l’usine et de sa législation, des professions féminines, et du travail social de la femme dans les classes laborieuses. »


Ces causeries que Mme Thome souhaite établir et rendre fréquentes et naturelles entre les femmes du monde et les femmes du peuple, on peut les rapprocher de ces cercles d’études de jeunes filles et de femmes qui se sont formés sur quelques points de la France et qui rassemblent à la fois des personnes de condition aisée, des ouvriers et des employés. Quelques jeunes filles dévouées à l’œuvre des patronages eurent l’idée de se grouper une ou deux fois par semaine pour étudier certaines questions religieuses ou sociales, dont elles s’avouaient à peu près complètement ignorantes, très embarrassées qu’elles étaient souvent pour répondre aux questions que leur posait un enfant. On devine qu’elles rencontrèrent bien des difficultés dont les moins grandes ne vinrent pas de leurs parens. Une d’entre elles Mlle Divoire, a raconté en une quinzaine de pages[12], sous la forme très vivante de lettres échangées entre plusieurs amies, au prix de quelles peines elle réussit dans son entreprise. Elle s’adresse donc à ses amies, et bien qu’elle les croie assez pareilles à elle-même, elle ne peut s’empêcher d’être fort craintive, en leur annonçant son projet : fonder un cercle d’études sociales pour jeunes filles. Elle sent bien que ce titre sévère va les épouvanter. Mais, pour calmer cette épouvante, elle propose un exemple, un modèle. Déjà il existe dans une grande ville de l’Est un de ces cercles. Dans cette ville, une femme qui vivait en rapports continuels avec la classe des travailleurs, et désolée que la condition des ouvrières fût si pleine de dangers, voulut en réunir quelques-unes d’abord pour les relever moralement et pour les charger ensuite du relèvement moral de leurs camarades. Elle fit part de ce dessein à une autre femme, qui, elle, fréquentait surtout des jeunes filles riches ou aisées. Le groupe fut constitué : il comprenait des ouvrières, des employées, des institutrices, et des jeunes filles du monde. On commença par des causeries un peu sérieuses : la timidité des premiers jours s’évanouit ; les unes questionnaient, présentaient des objections, demandaient des explications, les autres répondaient. Enfin, en février 1905, on put organiser définitivement un vrai Cercle d’études. On détermina la méthode de travail, on fixa la liste des sujets qu’on étudierait : les syndicats ouvriers, l’hygiène, le repos hebdomadaire, la ligue sociale d’acheteurs, l’esprit démocratique, le mouvement féministe, les patronages de jeunes filles. Les jeunes filles, — elles étaient dix-huit, — se renseignaient dans l’intervalle des séances par des enquêtes, interrogeant soit le secrétaire d’un syndicat, soit une directrice d’école ménagère, soit des employées de magasins.

Voilà ce que d’autres ont pu réaliser. Et Mme Divoire, quand elle a exposé le fonctionnement de ce cercle, attend avec un peu plus d’espoir les réponses de ses amies. Les réponses ne tardent pas. L’une, qui se couche tard, se lève tard, fait des visites et danse, ne conçoit comme devoirs de société que les devoirs mondains. L’autre n’a pas davantage le temps : sa mère et sa grand’mère ne pensent qu’à la marier, et les deux prétendans entre lesquels elle hésite n’aiment pas que les femmes s’occupent d’œuvres sociales. Quant à la troisième, son père n’aime pas les formes nouvelles que prend la charité : autrefois les femmes fortunées visitaient les pauvres, enseignaient aux enfans le catéchisme, tricotaient pour les indigens des bas ou des gilets en chaude laine, soignaient les malades ; c’est là ce qu’il faut continuer. Mme Divoire ne trouve enfin pour s’associer à elle qu’une amie. Tant pis : on essaiera tout de même, et elles essaient, et peu à peu elles réussissent. Mais en quoi ont-elles réussi ? Quels résultats ont-elles obtenus ? On pourrait tout de suite répondre que le plus beau résultat obtenu est justement, en rapprochant des jeunes filles de tout rang, de former l’union réelle des classes. Mais il faut citer aussi des exemples dont la réalité soit en quelque sorte tangible, et j’en citerai deux qui me semblent très caractéristiques et dont personne ne peut contester l’utilité immédiate.

… Un membre du cercle, une jeune femme, fonda une coopérative pour les fruits. Il paraît que les plus beaux fruits du monde, des poires savoureuses, des pommes superbes, mûrissaient dans les vergers de la paroisse et ne se vendaient pas ! On ne les connaissait pas ! Il n’y avait pas d’entente entre les bonnes gens. Isolés, ils étaient impuissans. La jeune femme parle à Pierre, parle à Paul, réunit Pierre, Paul, leurs frères et leurs cousins. Un petit syndicat de producteurs se crée et se développe. Il donne des leçons pour cueillir, empaqueter les fruits, exclure impitoyablement ceux qui ne sont pas de qualité supérieure. Très vite les fruits firent prime sur les marchés des villes voisines. Il est question maintenant de les conduire aux Halles et même de les exporter en Angleterre.

… Un jour, Baptiste Sans-le-Sou (on ne lui sait pas d’autre nom) fut amené au cercle par son curé. Sans-le-Sou était rayonnant. Il ne possédait pas encore un sou, mais il allait posséder une maison. Son histoire est drôle, mais encore plus touchante. On lui avait proposé de devenir propriétaire d’une maison à lui, d’un jardin à lui ; tout d’abord, il avait cru à une plaisanterie ; il ne comprenait pas. Mais rien n’était plus réel ; on lui offrait de quitter l’affreux gite où lui, sa femme et ses dix enfans, traînaient une existence vouée à la tuberculose, contre une maison large, commode, bien aérée, bien éclairée avec vingt arpens autour, un four à pain, une minuscule basse-cour et un appartement privé pour dom Pourceau. Tout cela au même prix de location, et en plus la chance d’être propriétaire au bout de quinze ans, rien qu’en payant son loyer. Il avait fini par comprendre, et par accepter. Il venait s’établir. Son jardin aujourd’hui est prospère, ses fils et ses filles poussent en vigueur et en santé. Il a du pain, il a des légumes, il a du lard, et il songe à entourer son domaine d’une palissade.

Le Cercle d’études peut être quelquefois un cercle d’études plus uniquement théorique. On connaît le Sillon, cette œuvre installée boulevard Raspail et qui est comme une immense famille de cercles d’études masculins, puisqu’il y a dans Paris quarante-cinq cercles composés de quinze membres, chacun, ouvriers et employés, et cinq cents en province. Le Sillon, créé par M. Marc Sangnier, ancien polytechnicien et ancien officier d’artillerie, pense qu’en dehors du christianisme, il n’y a ni égalité ni fraternité, mais simplement la lutte des intérêts et la lutte pour la vie. La foi catholique, loin d’être inconciliable avec la foi démocratique, la complète et la soutient. On ne fonde pas une société sur la haine, on ne la fonde que sur l’amour. Le Sillon tente donc une œuvre d’éducation démocratique et chrétienne, et il donne à son action trois phases : d’abord agir sur l’opinion publique, c’est-à-dire changer la mentalité de l’électeur ; ensuite multiplier les œuvres économiques ; cela accompli, aborder la politique.

Il n’y a pas de femmes parmi les membres du Sillon. Cependant, en 1903, les mères, les femmes, et les sœurs des jeunes gens du Sillon se réunirent chez l’une d’elles une fois par semaine, pour tenir la correspondance à jour et aider à une enquête menée sur la coopération. Elles entendaient sans cesse parler autour d’elles de questions sociales, de problèmes sociaux : et tout cela ne leur était pas très clair. Elles demandèrent qu’on diminuât leur ignorance, et très volontiers on accéda à leur désir. Il y eut donc chaque lundi une causerie familière, pour les instruire. Toute personne présente pouvait interroger le conférencier. Au bout de quelque temps, il fut décidé que chaque lundi, à l’ouverture de la causerie, on lirait un rapport qui résumerait le travail de la causerie précédente, et que ce rapport serait rédigé, à tour de rôle, par une des auditrices. De plus, les dames notaient par écrit ce qu’elles entendaient dire de telle ou telle œuvre, de tel ou tel mouvement social, de tel ou tel projet économique, et, le lundi, priaient le conférencier de les renseigner. En 1905, ce groupement, dont les membres possédaient maintenant une certaine éducation générale, se divisa en cercles d’études, composés selon les goûts, les aptitudes, les tendances, et s’augmentant par de nouvelles recrues. Dès lors, chaque cercle demeura libre de choisir lui-même son propre règlement et ses procédés de travail : chacun s’occupant de questions spéciales, on ne pouvait les obliger tous à la même méthode et aux mêmes lois.


On le voit, ce mouvement social féminin, si ardent, n’est pas très ancien : il date de quelques années. Maintenant que nous avons montré comment se fait l’éducation sociale de la femme, il nous reste à montrer ce que la femme, ainsi formée, ainsi instruite, a créé. Sans doute nous trouverons deux ou trois de ces œuvres déjà vieilles de huit ou dix ans, car il y a toujours des exceptions, et certaines femmes ont été des devancières. Celles-là sont parties toutes seules vers le peuple, elles ont fondé toutes seules, elles ont dirigé toutes seules, mais elles n’ont pu tout de même demeurer étrangères à la verte et fraîche activité qui naissait : elles lui ont apporté le secours de leur expérience, et elles en ont reçu en échange une nouvelle énergie et une nouvelle jeunesse.


PAUL ACKER.

  1. La Femme catholique et la démocratie française, par la vicomtesse d’Adhémar (Perrin, éditeur), p. 278.
  2. Etienne Lamy, la Femme de demain (Perrin, éditeur).
  3. L’Education sociale de la femme, p. 13, Maurice Baufreton (tract de l’Action populaire).
  4. Ibidem, p. 16.
  5. Ibidem, p. 16.
  6. L’Éducation sociale de la femme, p. 29, 30.
  7. Fontemoing, éditeur.
  8. Idées sociales et Faits sociaux, Introduction par G. Goyau, Fontemoing.
  9. Bulletin de l’Action sociale de la Femme, 10 octobre 1902, p. 157.
  10. Le Foyer, p. 237. Françaises, Lecoffre, éditeur.
  11. Initiatives féminines, par M. Max Turmann, p. 272. Lecoffre.
  12. Françaises, p. 103 ; Un Cercle d’études, par Jeanne Divoire. Lecoffre.