Œuvres sociales des femmes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 412-442).
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ŒUVRES SOCIALES DES FEMMES

II[1]
LA FAMILLE


I. — L’ENFANT

Les philosophes du XVIIIe siècle ne raisonnaient que sur l’homme « en soi » et, à leur suite, les législateurs de la Révolution ne légifèrent que pour l’homme « en soi, » persuadés que l’homme est dans son essence partout et en tout temps le même, qu’il soit Européen ou Asiatique, contemporain de Louis XVI, de Charlemagne ou d’Auguste. Ce qu’ils ont fait a montré quelle était leur erreur. Aujourd’hui où les novateurs poussent à sa dernière limite la doctrine de l’individualisme, s’ils ne considèrent plus l’homme en soi, ils considèrent en tout cas l’homme délivré de ses devoirs : ils ne cherchent qu’à multiplier ses droits. Les droits de l’individu priment à leurs yeux les droits de la collectivité, et l’intérêt, particulier dépasse l’intérêt général. Or, en accroissant les droits de l’individu, on diminue nécessairement ceux de la famille : les uns s’étendent au détriment des autres. Diminuer les droits de la famille, c’est affaiblir la famille. Or, l’histoire des nations enseigne d’une façon irréfutable que la famille est la base même de toute société solidement constituée, et qu’elle en est, comme on le dit dans un langage scientifique, la cellule primordiale. Affaiblir la famille, c’est donc affaiblir la société. L’année dernière même, des écrivains, des politiciens, des avocats entreprenaient une campagne contre les lois qui régissent actuellement le mariage dans la seule intention d’amoindrir l’autorité des parens, d’agrandir l’indépendance des enfans et de faciliter encore à la fois l’union de deux jeunes gens et leur divorce. Comment fixer où s’arrêtent les droits de l’individu, si on les déclare supérieurs à tous autres ? et n’arrivera-t-il pas que, l’individu confondant ses droits avec ses désirs et ses appétits, dès lors toute institution, aussi bien publique que familiale, ne lui paraîtra plus qu’un obstacle à renverser ?

Mais ce ne sont pas seulement les théories de l’individualisme qui ébranlent la famille : dans le peuple, la vie même, à laquelle sont astreints l’homme et la femme, rend la famille souvent presque impossible. Tout d’abord, la maladie est plus fréquente et plus redoutable dans le peuple, parce que l’existence se déroule dans des conditions rarement hygiéniques : les enfans sont les premières victimes. Ensuite, le mari passant la journée au magasin, à l’atelier, à l’usine, ou au chantier ; la femme travaillant de son côté quelque part, chez le même patron parfois que son mari, les enfans sont laissés à la garde d’une voisine complaisante ou indifférente, et, s’il n’y a pas de voisine, la rue avec tous ses dangers, dangers moraux et dangers physiques, est le lieu où ils traînent. Le soir, quand rentrent le mari et la femme, la fatigue les endort vite : ils s’inquiètent peu de leurs enfans. Ainsi le logement, mal entretenu, n’offre rien qui y retienne : il n’est que l’abri où l’on vient dormir ; les enfans, qui poussent au hasard, peu ou point lavés, haillonneux, sales, morveux, connaissent à peine leurs parens. Il y a ici un mari, une femme, des enfans, il n’y a pas d’intérieur, pas de foyer, pas de famille. Il n’y en a pas davantage souvent, même si le père est seul à travailler. La mère, en effet, trouve toujours à s’employer quelques heures, au dehors, afin d’augmenter les ressources : elle fait des ménages, par exemple, ou lave pour les autres ;… elle est beaucoup absente de son « chez elle, » elle y rentre vers midi et vers sept heures, pour préparer les repas. Et ces repas sont rapidement, trop rapidement, trop mal préparés… Sa cuisine sommaire est détestable. Elle n’a pas le temps non plus d’arranger son intérieur, ni de s’occuper de ses enfans. Un coup de balai par-ci, un coup de balai par-là : et voilà le logement nettoyé ; une taloche par-ci, une taloche par-là, et voilà ses mioches élevés. Le mari prend bientôt le dégoût du logement, de la cuisine, des enfans et se sauve au cabaret, où peut-être il portera un jour tout ce qu’il gagne. Quand on croit avec Le Play que la famille a une mission morale, — et la plus haute, puisque la race et la société dépendent d’elle, — on ne doute pas que tous les efforts d’une action sociale féminine ne doivent tout d’abord tendre à sa réorganisation. Dans toutes les familles, qu’elles soient de l’aristocratie, de la bourgeoisie ou du peuple, c’est la femme qui, durant de longues années, tient la place la plus grande. Au foyer, tout vient d’elle et tout se rattache à elle : le charme de l’intérieur comme l’éducation des enfans, l’économie dans le budget domestique comme l’égale humeur du mari. C’était donc aux femmes aisées, conscientes de l’importance de leur rôle, à se rapprocher des classes humbles, et à tâcher, en sauvant les enfans de la mort qui les frappe si souvent dans les premières années, de faire des filles de bonnes ménagères, de bonnes épouses et de bonnes mères, et des garçons des hommes honnêtes.


Par un matin de juin, je m’engageai, en quittant le faubourg Saint-Antoine, dans la rue de Charonne. C’est une rue longue, montante et assez étroite. Les débits de vin y abondent : on en rencontre un presque toutes les trois maisons, et toujours bien achalandé : sur les tables de fer et sur le comptoir de zinc on ne verse que l’absinthe et l’alcool. Les femmes, en cheveux, les pieds traînant dans des savates, un filet à la main, vont aux provisions et bavardent. Les enfans jouent sur la chaussée, amusés et dérangés par un tramway. De temps en temps une maman surgit, les poings sur les hanches, crie, glapit ; l’enfant ne répond pas ou s’en vient d’un pas rancunier ou répond une injure ; la maman hurle, tape, et ramène par l’oreille le gamin. Et tout reprend son cours accoutumé. Les usines et les ateliers se mêlent aux habitations ouvrières. Il y subsistait encore récemment ce couvent des Dames de la Croix où M. Edmond Rostand fait mourir Cyrano de Bergerac, et où Cyrano, en réalité, n’alla jamais que pour rendre visite à la sœur de sa mère : aujourd’hui on achève de le démolir.

Je cherchais dans cette rue où était installée l’Union familiale de Mlle Gahéry. J’ignorais tout de l’Union familiale, et je pensais la trouver établie dans quelque bâtiment confortable. Facilement j’y aurais imaginé électricité, ascenseur, téléphone, et un nombreux personnel. Au numéro 172, j’entrai, comme on me l’avait indiqué, dans un passage, le passage Étienne-Delaunay ; mais tout aussitôt je rebroussai chemin. Assurément, je me trompais, je m’égarais ;… les maisons qui se dressaient là étaient misérables, bancales, tout de travers, basses, écrasées. Un homme me regardait ; je l’interrogeai :

— L’Union familiale ?

Il tendit la main, et me montra, au fond d’une petite cour qu’une barrière de bois séparait du passage, une sorte d’atelier de menuisier. Je tirai le cordon de la sonnette ; une fillette d’une quinzaine d’années vint ouvrir ; par la porte, j’aperçus, à gauche, en contre-bas, une salle où des enfans, assis à une table, jouaient paisiblement ; à ma droite un petit hangar vitré avec un sol inégal et creusé de grands trous. Étonné, j’attendis quelques instans, puis je fus introduit auprès de Mlle Gahéry.

Dans une pièce ridiculement étroite où l’on étouffait, et seulement éclairée par un vasistas, une femme, petite, brune, à peine grisonnante, était assise à une table chargée de papiers. Mlle Gahéry rentrait de l’Exposition de Milan. Oh ! elle n’avait rien tout d’abord qui la désignât d’une façon particulière à l’attention : une figure ronde, des cheveux relevés sur le front, un vêtement sombre, l’air tranquille d’une de ces petites bourgeoises qu’on croise dans la rue à chaque instant et qu’on ne suppose jamais préoccupées d’autre chose que de leur ménage. Deux chaises, un bureau composaient tout l’ameublement. Sur une lampe à esprit-de-vin demeurait encore la casserole où avait cuit le café au lait du matin. Je dis à Mlle Gahéry que j’ignorais tout de son œuvre, sauf le nom qu’elle lui avait donné, que je ne voulais rien en apprendre par les livres ou les brochures, et que je désirais la connaître d’elle seule. Alors seulement je vis ses yeux. Je ne les avais pas encore vus ; tandis que nous n’échangions que de banales paroles, ils me paraissaient tels que tous les yeux. Maintenant elle parlait de son œuvre, l’exposait, la résumait : ils avaient une flamme soudaine, ils étaient vifs, lumineux et pleins de bonté. Elle était toute simple, derrière sa table, dans ce réduit, s’exprimant d’une voix douce et ferme, et cependant, elle ne ressemblait à aucune autre femme.

— Ce n’est pas une œuvre très compliquée, dit-elle, que l’Union familiale. Ce que nous voulons, c’est reconstituer la famille, et vous savez que, dans ces quartiers populeux, la famille n’existe guère. Quatre principes dirigent notre action : améliorer la condition de la famille ouvrière en inculquant à ses membres dès l’enfance l’esprit d’initiative, de prévoyance et de solidarité ; prévenir les maux pour ne pas avoir à les guérir ; observer une tolérance et un désintéressement absolus ; favoriser enfin le rapprochement des classes de la société, spécialement par la communauté d’existence. L’œuvre accueille les enfans âgés de deux ans et demi à six ans et demi que nous confient les parens absorbés par le travail. Elle comprend donc tout d’abord une garderie, mais une garderie où nous préparons les tout petits à recevoir plus tard avec profit l’enseignement de l’école primaire. Nous les développons physiquement, intellectuellement et moralement. Je crois en effet bien meilleur d’agir sur les enfans que sur les parens : les enfans, on peut les former complètement, tandis que les parens… La prévoyance diminuera l’assistance. Nous aurons plus tard à assister d’autant moins d’individus que nous en aurons prémuni un plus grand nombre contre les misères de la vie. Par exemple, l’instruction que nous donnons aux enfans est faite d’après une méthode différente des méthodes françaises. Connaissez-vous la méthode Frœbel ? Elle repose sur deux grands principes : il faut apprendre à lire autour de soi avant que d’apprendre à lire dans les livres ; il faut apprendre à dessiner avant que d’apprendre à écrire. Cette méthode développe d’une façon étonnante l’activité spontanée de l’enfant. Quand nos petits entrent à l’école primaire, ils sont bien un peu en retard durant quelques semaines, mais très vite ils se trouvent les premiers de la classe.

— Mais, interrompis-je, c’est encore tout de même de l’assistance, puisque vous accueillez chez vous gratuitement les enfans.

MIle Gahéry eut un geste indigné :

— Gratuitement ! oh ! non !… Je ne médis pas de l’aumône, mais il serait puéril de s’imaginer qu’en secourant les malheureux on contribue à la régénération sociale dans une mesure assez grande pour qu’on puisse se désintéresser du reste. L’ouvrier est fier ; l’Union familiale ne lui donne rien. Pour tout enfant qui vient à la garderie, les parens paient 10 centimes par jour. Et je vous assure que les parens sont enchantés de payer cette cotisation. Si faible qu’elle soit, c’est une cotisation tout de même, et ils participent ainsi à la vie financière de l’œuvre. Parfois, les parens nous demandent d’ajouter à notre enseignement une branche nouvelle. Ils voudraient des leçons de gymnastique : ce sera 25 centimes par mois ; ils voudraient une bibliothèque : ce sera 50 centimes par mois ; ils voudraient des leçons de violon : ce sera 2 francs par mois ; ils voudraient un jeu de ballon le dimanche : ce sera 5 centimes par dimanche. Oh non ! rien n’est gratuit ici.

On frappa à la porte : une fillette demanda un renseignement, et s’en alla.

— C’est une de nos petites mères, dit Mlle Gahéry.

Je n’entendais pas ce que Mlle Gahéry voulait dire. Elle s’expliqua :

— Quand nos petites filles ont dix ans, nous leur confions à chacune quatre ou cinq de nos bambins : elles les surveillent, les amusent, les tiennent propres, leur font exécuter les exercices de la méthode Frœbel. C’est ce que nous avons appelé l’école des petites mères. C’est à cet âge-là aussi que nous commençons l’enseignement ménager des fillettes. L’enseignement maternel ne se sépare pas de l’enseignement ménager, et ainsi nous apprenons à nos élèves tout ce qu’elles doivent savoir pour être plus tard de bonnes épouses et de bonnes mères. Cet enseignement ménager date de 1900. De l’autre côté de la rue, vous pourrez visiter l’école ménagère. L’enseignement est donné par des maîtresses diplômées des écoles normales ménagères de Zurich et de Berne. Non seulement ces maîtresses font de nos fillettes des ménagères, mais elles forment aussi, par des cours spéciaux, d’autres maîtresses d’enseignement ménager. Et il y a encore des cours de cuisine populaire pour les mères de famille.

— Et naturellement cette cuisine populaire est très économique ?

— Naturellement. On ne dépense jamais plus d’un franc par personne pour les trois repas de la journée. Tenez : voyez ce menu dressé pour six personnes : il n’atteint pas tout à fait six francs. D’autres œuvres retiennent encore nos fillettes : d’abord l’Œuvre des trousseaux. L’enfant peut y être admise dès qu’elle sait coudre. Quand la jeune fille se marie, elle apporte dans sa corbeille soixante-treize pièces de lingerie qui ont été taillées, cousues, ourlées par elle et ses camarades. L’Œuvre du grand air ensuite. Dans l’été de 1900, je m’étais établie en Savoie avec plusieurs jeunes filles de l’Union dans un chalet. Le matin, les unes allaient aux provisions, les autres apprêtaient le repas ou vaquaient au ménage, et nous vendions du thé, du café, du chocolat aux excursionnistes. La vente des consommations couvrit les plus gros frais de notre villégiature. Depuis, l’Œuvre du grand air a toujours procuré moyennant sept francs par semaine des séjours de vacances à la campagne aux enfans et aux jeunes filles de l’Union. Mon rêve serait de posséder aux environs de Paris une maison, avec une école ménagère rurale et un jardin ouvrier modèles : les jeunes filles de Paris viendraient s’y reposer, et les paysannes des environs s’y instruire.

— Mais, vos garçonnets, une fois qu’ils ont dix ans, demeurent-ils attachés à l’Union familiale ?

— Certainement. Ils se réunissent d’eux-mêmes, suivant leurs sympathies, leurs amitiés, en petits groupes. Chacun de ces groupes a sa caisse autonome, alimentée par des cotisations que perçoit un trésorier. Il y a un groupe sportif, un groupe de gymnastique, un groupe de promenades. D’autres ont constitué un musée de minéralogie, ou visitent les musées, les monumens, les églises. Quand nos aînés ont eu seize ans, nous avons fondé en 1901 un cercle d’études, le Semeur, qui est aussi un cercle de propagande. Le cercle a une bibliothèque, on y étudie des questions économiques, des questions religieuses, on y reçoit tous les contradicteurs. Bientôt le Semeur créera une coopérative de consommation et une mutualité féminine. Récemment la Société des jardins de Paris et de la banlieue a mis à notre disposition un terrain de 6 000 mètres situé dans notre quartier. Nos garçons aussitôt ont constitué une petite société pour distribuer ce terrain en jardins qu’ils cultivent. Ah ! dame ! ça n’a pas été tout seul. Les Apaches nous ont joué bien de vilains tours, dérobant les outils, saccageant les plants, détruisant les clôtures… lia fallu traiter avec eux… Et puis, très souvent, nos enfans, devenus plus âgés, restent auprès de nous comme collaborateurs.

— Sur combien d’enfans exercez-vous donc votre action ?

— En 1900, nous avons eu plus de 500 enfans ; en 1904 plus de 800. Et notre action s’exerce maintenant sur les parens aussi. En 1904 nous avons dû ajouter à l’Union familiale une institution nouvelle. Tous les mois, des pères et des mères de famille se réunissent ici pour s’entretenir avec nous et nos collaborateurs de leurs enfans et des questions d’éducation. Pour que notre action soit féconde, il faut qu’elle soit en accord avec les familles ; sinon, nos efforts demeureraient inutiles, contrecarrés qu’ils seraient par la famille. Il ne faut élever les enfans ni pour soi ni pour eux-mêmes, mais pour la vie, et c’est par les exemples encore plus que par les discours qu’on les instruit. Il n’y pas d’éducation sans l’entente du père et de la mère. Savoir se faire obéir : c’est la seconde condition nécessaire. Pour se faire obéir, il ne faut demander aux enfans que des choses possibles, et il faut de plus commander le moins possible… Vous voyez, par ces exemples, quels sujets alimentent les causeries de notre école d’éducation familiale.

— Mais, lui demandai-je, comment, pour quelles raisons, à la suite de quels événemens, vous êtes-vous consacrée aux œuvres sociales, et surtout d’une façon si absolue ? Car enfin, vous habitez ici même, non pas seulement dans le quartier, mais dans ce passage, sous ce toit vitré, entre ces murs de planches.

Mlle Gahéry me répondit de la manière la plus simple du monde :

— Mais oui. Je suis arrivée à Paris en 1887 ; j’étais originaire de Normandie, et j’appartenais à une famille universitaire. J’avais une nature très indépendante, j’avais beaucoup travaillé, beaucoup voyagé. Les attentats anarchistes qui se produisirent alors jetèrent en mon esprit un grand trouble… J’étais pleine d’horreur pour les misérables qui les avaient commis, et cependant je ne pouvais m’empêcher d’admirer le mépris qu’ils avaient de leur propre existence. Elevés autrement, n’auraient-ils pas employé la même énergie pour le bien ?… Ainsi ce furent les anarchistes qui éveillèrent en moi le sens social… Toutefois, je pensais qu’on ne pouvait rien faire, si l’on ne vivait pas au milieu du peuple et de sa vie même. Il ne fallait pas le chercher, mais il fallait qu’il vînt à nous, de son propre mouvement… Vous devinez les obstacles que je rencontrai dans ma famille même… on me traitait de folle, on me prédisait l’insuccès, le ridicule… Je consentis tout d’abord à ne me rendre ici que trois ou quatre fois par semaine… En effet, le peuple se défiait de moi… Ah ! le peuple est très défiant. Ne poursuivais-je pas un but politique ou confessionnel ? Loin de me désespérer, je fus alors convaincue qu’il n’y avait qu’un moyen de détruire cette défiance, celui que j’avais toujours préconisé : vivre complètement dans ce quartier. Et j’y vis depuis 1896.

Mlle Gahéry résumait ainsi, avec trop de brièveté, les origines et les débuts dg son œuvre ; elle oubliait de conter les nombreuses péripéties qui en signalèrent la naissance et le développement.

Il y avait trois ans que, dans le quartier Saint-Antoine, elle s’occupait des enfans, quand, en mars 1894, sur la demande de quelques mamans, elle pria par une circulaire les familles de lui envoyer tous les jeudis, de deux à quatre heures, impasse Saint-Ambroise, les petites filles âgées de six à dix ans ; des dames leur apprendraient ce jour-là à coudre tout en les amusant. Le 29 mars, vingt-deux petites filles se présentèrent ; en 1896, elles étaient cent cinquante et amenaient leurs petits frères. On ne voulut pas recevoir les petits frères : les petits frères revinrent toujours, quoi qu’on fit. Un ouvroir fut créé où l’on confectionnait des mouchoirs et où l’on marquait des canevas. Mais, en juin 1896, le propriétaire du local signifia son congé à Mlle Gahéry. Elle s’en alla 36, rue du Chemin-Vert ; c’étaient, sous les toits d’une fabrique de conserves, un grenier, deux petites chambres et une cuisine, — quelle cuisine ! — Des toiles divisaient le grenier en trois parties que desservait un couloir de planches. Mlle Gahéry, dès lors, habita où était son œuvre. Les garçons affluaient comme les filles… Cependant, l’incendie du Bazar de la Charité alarma et Mlle Gahéry, et les parens, et les enfans. Au-dessous du grenier s’entassaient bonbonnes d’huile et caisses d’emballage ; les ouvriers soudaient leurs boîtes avec des lampes toujours allumées ; il y avait pour toute issue l’escalier de bois, et les fenêtres du grenier ouvraient sur une cour vitrée. On décida de chercher un abri plus sûr. On le découvrit en septembre 1897 au n° 72 de la rue de la Folie-Regnault. L’œuvre était comme sous le nom d’Œuvre de Popincourt, quand, à la fin de 1898, à la suite d’incidens d’ordre particulier, Mlle Gahéry se retira avec ses collaborateurs de la première heure. On loua une boutique rue Emile-Lepeu, où l’on reprit la tâche interrompue, puis on déménagea le 6 février 1899 au n° 170 bis de la rue de Charonne. L’œuvre, qui s’appela l’Union sociale de Charonne, fut très vite prospère. Trois cents enfans, garçons et filles, la fréquentaient régulièrement, et son action s’étendait à près de deux cents familles. Mlle Gahéry avait cru nécessaire de s’adjoindre un comité directeur ; il y eut conflit entre elle et le comité, et le comité lui intima un beau jour l’ordre de laisser la place libre pour le 20 octobre. Dans le passage Étienne-Delaunay, en face de l’Union sociale, Mlle Gahéry loua pour six mois l’atelier d’un ébéniste. Elle y mit tant bien que mal son lit et celui de trois collaboratrices, effaça les dessins gaillards que les ouvriers de l’ébéniste avaient tracés sur les murs. Le jeudi 19 novembre, on attendit les enfans sur les trottoirs de la rue de Charonne et on les conduisit au nouveau local : sur 228 familles, il n’y eut que 12 défections. Mais quelle installation ! pas de bancs, pas de gaz, des fenêtres sans carreaux, l’atelier servait de chambre à coucher, de cuisine, de salle de récréation ; dans la journée on rangeait contre le mur les lits plians de la directrice et de ses aides. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs mois que tout fut en ordre[2] .

Comme j’allais quitter Mlle Gahéry, nous entendîmes un grand bruit de petits pieds qui frappaient le sol, et de petites voix qui se confondaient.

— Ce sont les enfans qui jouent, dit Mlle Gahéry.

En effet, sous le hangar, petits garçons et petites filles jouaient. Une fillette de douze ou treize ans, — une petite mère, — les surveillait. Je parcourus l’établissement. Un plancher formé de planches et de poutres mal jointes divise en deux étages l’atelier d’ébénisterie. En bas, la cour de récréation ; en haut, de petites salles, pour les cours, avec des reproductions de tableaux et des affiches représentant des sites français ou étrangers. Oh ! certes, tout cela est d’un confortable sommaire, et j’approuve ce petit patron, qui souscrivit 500 francs pour que l’Union familiale s’installât plus commodément. On se demande comment une si médiocre installation peut suffire à une œuvre si multiple. Elle y suffit cependant, et on le comprend quand on observe que, de toutes les institutions qui la composent, plusieurs, comme l’école ménagère, le Jardin, le Grand Air, ont leur siège ailleurs. Je n’eus qu’à traverser la rue pour entrer dans l’école ménagère. La salle du restaurant, sur la devanture de laquelle un mauvais plaisant écrivit un jour à la craie ces mots : « Pension à 3 fr. 50 par mois, » était vide, car il n’était pas encore midi, mais dans la cuisine, claire, bien ordonnée, des petites filles préparaient le repas.

Cet enseignement ménager, auquel nous avons dû nous intéresser dès le premier article[3], on voit quelle place lui donne dans son œuvre Mlle Gahéry. Toutes les femmes qui s’efforcent comme elle de reconstituer la famille pensent également qu’on ne pourra pas y réussir, si l’on ne fait avant tout des petites filles de bonnes ménagères. Et l’on sait maintenant dans quel sens large il faut entendre ce mot de ménagère. Ce n’est pas, si l’on veut, une idée toute nouvelle. « Les occupations des femmes, dit Fénelon dans son Traité de l’éducation des filles, ne sont guère moins importantes que celles des hommes, puisqu’elles ont une maison à régler, un mari à rendre heureux, des enfans à bien élever. » Et plus loin il ajoute : « Venons maintenant au détail de choses dont une femme doit être instruite. Quels sont ses emplois ? Elle est chargée de l’éducation de ses enfans : des garçons jusqu’à un certain âge, des filles jusqu’à ce qu’elles se marient ou se fassent religieuses ; de la conduite des domestiques, de leurs mœurs, de leur service ; du détail de la dépense, des moyens de faire tout avec économie et honorablement. » Mme de Genlis voulait que l’on montrât aux jeunes filles à tenir une maison, à conduire une basse-cour, une laiterie, à prendre soin du fruitier, à diriger une cuisinière, à faire elles-mêmes leur cuisine, à connaître le prix des choses, leur dose et leurs qualités, un peu de botanique et les principales drogues de la médecine. Sans doute Fénelon et Mme de Genlis ne rédigeaient ces prescriptions que pour les jeunes filles des classes supérieures, mais, dans l’ensemble, elles conviennent aux jeunes filles de toutes les classes. On les avait un peu trop oubliées chez nous, alors qu’à nos portes mêmes, en Belgique, en Suisse, en Allemagne, on y obéissait depuis longtemps. En Belgique, en effet, l’enseignement ménager est très répandu. Le gouvernement a créé des écoles ménagères pour les jeunes filles âgées de quatorze ans au moins, et a annexé aux classes supérieures des écoles primaires, ou aux cours d’adultes des classes ménagères. Il permet d’organiser des classes ménagères centrales où se réunissent, au moins deux fois par semaine, les élèves de différens quartiers de la ville, de différentes écoles ou de différens ateliers, et des écoles ménagères ambulantes qui se transportent dans le pays. La durée des cours est assez variable, suivant que les écoles se trouvent dans des villes ou des communes rurales, suivant le nombre des élèves et des cours, mais elle n’est jamais inférieure à six mois, et il y a trois cents écoles ménagères. Le ministre de l’Industrie et du Travail a lui-même rédigé le programme de l’instruction. En Suisse, où cet enseignement aussi est très développé, il comprend quatre sortes d’écoles : les écoles ménagères proprement dites où se forment les jeunes filles, qui, une fois mariées, n’auront pas de domestiques et devront subvenir toutes seules à tous les travaux du ménage ; les écoles de domestiques ; les cours de cuisine facultatifs et cuisines d’école ; les écoles normales pour maîtresses d’écoles ménagères. La ville de Fribourg s’est distinguée dans la création de l’enseignement ménager. Non seulement elle a introduit cet enseignement dans son Ecole secondaire, d’où sortent presque toutes les institutrices laïques du canton, et ajouté au programme de l’examen du brevet supérieur une partie ménagère ; mais elle a réussi à. constituer par un enseignement spécial un personnel spécial d’institutrices ménagères. De plus, des sociétés d’agriculteurs ont organisé à la campagne, pour les filles de la campagne, des cours temporaires. En Allemagne, les écoles professionnelles de Berlin, de Francfort, de Wiesbaden et l’école de cuisine de Cassel sont célèbres. Près de Munich, existe une école où l’on donne aux jeunes filles une instruction ménagère et sociale ; à Strasbourg une autre maison où on leur apprend la cuisine et la tenue d’un ménage. En Suède, en Danemark, en Hollande, l’État subventionne beaucoup d’écoles ménagères.

En France, jusqu’à ces dernières années, il n’y avait pas d’écoles ménagères proprement dites. Non pas qu’en différentes villes on n’eût pas commencé à enseigner la cuisine et tout ce que comprend la tenue d’un ménage, mais il n’y avait pas d’établissement où l’on pût former de bonnes maîtresses. En 1901, une femme que cette question préoccupait, Mme de Diesbach, s’en alla en Belgique suivre l’enseignement ménager, ne répugnant à aucune des besognes qu’il comporte, et obtint son diplôme de maîtresse ménagère. Elle rentra en France et créa en 1901, à Paris, une école ménagère normale, 3, rue de l’Abbaye, à quelques pas de Saint-Germain des Prés, dans un bout des vieux bâtimens qui appartenaient jadis au cardinal de Furstenberg et qu’habitent aujourd’hui les sœurs de Saint-Vincent de Paul. Cette école est maintenant installée 11, avenue de Breteuil, Mme de Diesbach ayant dû chercher un local plus grand, le jour où elle reconnut indispensable de grouper en Association de l’Enseignement ménager les différentes écoles existantes. Pour y être admis, il faut une instruction correspondant au moins au brevet élémentaire et avoir vingt ans. Le prix est de cent francs. L’Institut offre le logement et la nourriture à des tarifs variables. Pendant six semaines, les élèves, qui travaillent de huit heures du matin à cinq heures du soir, suivent des leçons et des exercices pratiques. Elles prennent part aussi au fonctionnement d’une des écoles ménagères qui existent à Paris et qui ont été organisées d’après les conseils de Mme de Diesbach. Les cours sont faits par un médecin, deux maîtresses belges, une maîtresse française et Mme de Diesbach. On s’étonne parfois de la durée si courte de ces cours : il semble impossible de former une maîtresse en six semaines. Et en effet, on n’a pas cette prétention : on veut simplement lui fournir les moyens de devenir plus tard une maîtresse. Le cours terminé, les élèves retournent donc dans le milieu d’où elles viennent, et, restant en relation constante avec l’école par des compositions mensuelles et des corrections de devoirs, s’exercent à appliquer chez elles ce qu’on leur a appris. Sept ou huit mois s’écoulent ainsi, et les examens ont lieu, examens très difficiles, très sérieux, qui comprennent des épreuves théoriques et pratiques et après lesquels est délivré, s’il y a lieu, un diplôme. À cette heure, où l’on veut établir dans le plus d’endroits possible l’enseignement ménager, et où il n’y a pas assez de professeurs vraiment compétens, ces nouvelles maîtresses trouvent facilement un emploi.

Mais si Mme de Diesbach cherche surtout à former des maîtresses, il ne lui échappe pas que l’enseignement ménager doit servir au relèvement moral des classes populaires et que ce relèvement est possible, si l’on enseigne aux filles du peuple à diriger un ménage selon des-principes d’économie, de confort et d’agrément. En juin 1902, à la suite d’un premier cours normal ouvert à Paris, rue de Bourgogne, l’établissement de plusieurs écoles ménagère pour fillettes du peuple avait été décidé. Mme de Diesbach[4] estima qu’une même orientation était nécessaire à toutes et elle composa un plan unique, approuvé par l’inspecteur général de l’Enseignement professionnel et ménager en Belgique. Ce plan se composait d’abord d’un règlement fixant l’âge d’admission à quatorze ans et le nombre des élèves à douze, divisées en deux groupes de six, et prescrivait que le cours est gratuit, qu’il a lieu au moins deux fois par semaine, que la dépense du cours de cuisine ne dépasse pas 0 fr. 30 par élève, soit 1 fr. 80 par repas de trois plats et que la maîtresse doit veiller à ce que les enfans répètent et appliquent dans leurs familles ce qu’elles ont appris. Venait ensuite un horaire, déterminant pour les différentes sections de l’école, cuisine, lavage, repassage, raccommodage, l’heure à laquelle commence le cours, et sa marche dans tous les détails. Par exemple, pour la cuisine, le cours commence à huit heures. On achète les denrées alimentaires, puis on allume le fourneau ; à huit heures et. demie, la maîtresse explique quels plats on va exécuter ; à neuf heures c’est la mise en train ; à neuf heures trois quarts, la maîtresse donne une explication de nettoyage et aussitôt les élèves nettoient ; à dix heures un quart, les élèves reprennent la cuisine ; à dix heures trois quarts, elles mettent le couvert ; à onze heures, elles mangent le repas qu’elles ont préparé ; la maîtresse goûte et critique ; à onze heures et demie, les élèves enlèvent les couverts, les nettoient, les rangent ; l’une lave les assiettes, l’autre les essuie ; l’une nettoie les casseroles, l’autre le fourneau ; toutes procèdent au balayage et à l’époussetage. Le plan se termine par le programme résumé des leçons à faire dans chaque section, économie domestique, alimentation, hygiène, comptabilité domestique, horticulture, coupe. L’école ménagère, que dirigent maintenant rue de l’Abbaye les sœurs de Saint-Vincent de Paul, fonctionne toujours d’après ce plan. Avenue de Breteuil, on instruit également et gratuitement les filles du peuple de treize à dix-huit ans. On y a organisé aussi des cours privés pour les femmes du monde : ils ont lieu une fois par semaine et durent deux ou trois heures chacun.

Créée en 1902, l’Œuvre de Mme de Diesbach a, la même année, provoqué à Paris et dans la banlieue la fondation de sept cours ménagers. L’année suivante, d’autres ont été fondés à Paris, à Rennes, à Lille, à Reims, à Vannes, à Bône ; en 1904, d’autres encore à Tours, à Saint-Quentin, à Boulogne-sur-Mer, à Amiens, à Besançon, à Orléans. Le nombre actuel des écoles ménagères est de cinquante, et il y a aujourd’hui dans toute la France 1250 femmes ou jeunes filles qui les fréquentent. Il n’est pas nécessaire d’ailleurs, pour organiser ces écoles, de lourdes dépensés : il n’en est rien. Une cuisine et une salle de conférences, et voilà une école constituée. Une buanderie est un luxe utile, mais non nécessaire. Un fourneau, une petite batterie de cuisine, des tables, des planches de repassage, les ustensiles enfin indispensables : voilà tout le mobilier obligatoire qu’on achète pour quelques centaines de francs.

Rue de l’Abbaye, par exemple, chez les sœurs de Saint-Vincent de Paul, il y a tout juste une cuisine. Là, sous la direction d’une sœur, les petites élèves, toutes enfans du peuple, inscrivent d’abord sur un tableau noir le menu, puis, en face de chaque plat, la quantité de denrées achetées, et le prix d’achat. Ceci établi, on se met à l’ouvrage. Chaque plat est confié à une fillette, qui, devant le fourneau, en surveille l’assaisonnement et la cuisson. La sœur goûte, critique, corrige. D’autres enfants nettoient la vaisselle, ou disposent la table. Tout cela se fait tranquillement, avec ordre, avec bonne humeur, et avec conscience. Il y a chez toutes ces petites élèves un désir très sensible de réussir, et le stimulant d’une charmante émulation.

Vers 1867, un étudiant de l’Université, d’Oxford, Edward Denyson, essaya pour la première fois d’entrer en relations amicales avec les malheureux, pour la plupart hors la loi, qui composaient à cette époque, à Londres, la population de White-Chapel. Il eut en 1874 un imitateur, Arnold Toynbee. Denyson et Toynbee moururent, mais Toynbee avait fait des disciples. En 1884, une douzaine de gradués de l’Université se réunirent et vinrent habiter White-Chapel pour y continuer l’œuvre de relèvement moral, intellectuel et physique entreprise par les devanciers. Le groupe qu’ils formaient fut appelé College Settlement. Il y a aujourd’hui vingt-sept settlements à Londres, et, depuis 1887, les femmes joignent leurs efforts à ceux des hommes. Partout les organisateurs des settlements veulent donner au peuple une culture intellectuelle, et l’élever à la vie sociale. De plus, ils se mêlent activement à la vie du quartier, s’inquiètent des conditions de l’existence que mènent les pauvres et les travailleurs, devenant souvent les amis et les conseillers des cités ouvrières. À Edimbourg, par exemple, installés dans les maisons les plus misérables de la ville, des professeurs et leurs familles partagent absolument la vie de l’ouvrier. L’Amérique a imité l’Angleterre, avec cette différence toutefois que les settlements uniquement féminins sont plus nombreux que les settlements masculins, que l’on s’attache plus à l’éducation économique et professionnelle du peuple qu’à son éducation intellectuelle, que l’on s’occupe plus de l’enfant et de l’adolescent que de l’homme fait.

On voit ce que représente ce mot de settlement, qui est à la mode depuis quelques années, chez nous, dans les milieux qui s’intéressent au peuple. La Belgique exceptée, la France est le seul pays de l’Europe continentale où le settlement existe, sous le nom très heureux de résidence sociale ou de maison sociale. En 1896, Mlle Gahéry, qui, sans connaître le moins du monde les settlements et leur fonctionnement, était depuis longtemps pénétrée de l’idée qu’on ne pouvait rien pour le peuple si l’on ne vivait avec lui, s’en alla visiter les settlements anglais. C’était l’époque où le propriétaire du local qu’elle louait dans le quartier Saint-Ambroise lui avait signifié son congé. À son retour d’Angleterre, elle raconta ce qu’elle avait vu à la marquise Costa de Beauregard ; M. Costa de Beauregard écrivit, d’après les documens rapportés par Mlle Gahéry, une étude sur la charité sociale en Angleterre, et aida Mlle Gahéry à trouver pour son œuvre expulsée un nouvel abri. Le premier settlement était fondé. Quand agrandi il déménagea de la rue du Chemin-Vert à la rue de la Folie-Regnault, il était devenu l’œuvre à la mode. Mlle Gahéry dit plaisamment que le settlement était pour les profanes quelque chose d’anglais comme le football ou le tennis, et il évoluait d’une façon qu’elle déplorait. Mlle Gahéry se retira. Elle voulait bien qu’il y eût dans son œuvre un settlement, mais non que son œuvre fût uniquement un settlement. L’œuvre sera-t-elle abandonnée ? Non : la baronne Piérard et Mme Le Fer de la Motte qui cherchaient à établir dans les quartiers pauvres de Paris des permanences où s’adresseraient les femmes du peuple et des garderies d’enfans, vont la reprendre ; ce sera l’Œuvre sociale. D’autres femmes, qui avaient à leur tête Mme Bertrand et Mme Roger-Jourdain, venaient de constituer une œuvre analogue à Montrouge, rue Boulard. Il fut aisé de fusionner : les deux organisations s’unissent sous le seul nom de Maison sociale. Il y a ainsi cinq maisons sociales : à Ménilmontant, à Montrouge, à Montmartre, à la Villette et, avenue d’Italie, un secrétariat les relie.

Je retrouve noté sur un carnet le résumé d’une conversation que j’eus, vers novembre 1904, dans l’hôtel de la rue d’Athènes, avec la baronne Piérard, qu’entouraient quelques-unes de ses collaboratrices, entre autres Mlle de Gourlet, qui a écrit, sur la résidence laïque dans les quartiers populaires et sur la maison sociale, des tracts si clairs, si complets, si utiles[5]. L’œuvre n’avait alors qu’un an d’existence.

— Ce que nous voulons, disait-elle, ce n’est pas seulement fonder dans un faubourg un office d’assistance ou de charité qui s’ajouterait aux institutions de bienfaisance laïque ou confessionnelle, mais aussi et surtout une œuvre de socialisme véritable, pénétrer et nous fixer dans les rangs les plus humbles du peuple, pour mieux le servir et l’aimer. Nous voulons qu’il y ait dans les centres populeux, hélas ! séparés des nôtres, un point d’union, un logis que rien ne distingue à l’extérieur, mais où vivent des résidentes, où viennent des auxiliaires, pour aider tous ceux qui les entourent, aider les individus, et aider les familles, en vivant de la même vie que les familles et les individus.

Et elle ajoutait :

— La grande idée de l’œuvre, — et je peux le dire, car cette idée n’est pas de moi, — c’est la résidence. Imaginez une maison sociale où les dames arrivent le matin pour disparaître le soir. À la nuit tombante, la porte est close : la vie du monde a repris celles qui s’occupaient du peuple. Le peuple le remarquera bien : elles resteront toujours pour lui des riches. Nous avons donc des résidentes, jeunes filles et jeunes femmes du monde, qui habitent à la maison sociale, au milieu du peuple, et partagent son existence. Elles y sont à toute heure du jour et de la nuit. Ainsi, comme, dès le premier abord, elles se montrent très simples et très vraies, les femmes du peuple ont vite confiance : elles s’attachent à ces nouvelles voisines, elles leur racontent plus facilement leurs misères et leurs secrets ; une vaste famille s’organise et l’on voit se mêler des élémens sociaux de l’apparence la plus contraire.

Le 1er janvier de cette année, les fillettes d’une maison sociale se concertèrent en secret pour offrir un cadeau aux dames résidentes. Elles pensèrent d’abord offrir des fleurs, mais, réfléchissant, elles achetèrent un pot-au-feu et des légumes qu’elles donnèrent à la famille la plus pauvre. Un autre jour, on parlait devant deux enfans d’une garderie d’un vieillard mourant que sa fille est obligée de laisser à la surveillance d’un bébé, afin d’aller très loin gagner quelques sous. Les deux enfans, sans rien dire, visitent le vieux, font son ménage, allument son feu, le veillent et lui apportent des gâteaux et des fruits.

Et Mme Piérard terminait en souriant :

— Nous avons peut-être réalisé la Maison du peuple que rêvait Louise Michel.

Les résidentes en effet sont l’âme même de la maison sociale. Devient-on résidente ? on l’est plutôt de naissance. Imaginez cette vie, dans un de ces faubourgs populeux, si lointains que l’on croit n’être plus dans Paris. Les maisons sociales ne sont pas de grandes bâtisses où il y a beaucoup de place pour chacun : elles sont étroites, petites, et même pauvres. Les Résidentes ont là une chambrette sans cesse envahie par les femmes, les enfans du quartier ; il faut répondre à tous, savoir presque tout et montrer constamment une humeur égale, de la gaîté, de la bonté. Les joies faciles de la vie sont supprimées, il n’y a que des devoirs. Pour remplir cette tâche, quelle puissance spontanée de dévouement, de zèle, d’amour est nécessaire ! Et pourtant, si les débuts d’une œuvre rencontrent d’ardens enthousiasmes, il faut prévoir l’avenir où les plus belles qualités du cœur ne seront pas suffisantes et devront se compléter de connaissances indispensables. Aussi plusieurs résidentes ont-elles déjà conquis les diplômes d’infirmières, le certificat d’aptitude à l’enseignement ménager, ou se sont obligées à un véritable apprentissage professionnel ou commercial.

Autour des résidentes se groupent les auxiliaires, aujourd’hui au nombre de deux cents. L’auxiliaire est surtout une jeune femme ou une jeune fille du monde qui, à jours et à heures déterminées par un roulement régulier, vient aider la résidente. Il faut que l’union soit la plus intime entre les résidentes et les auxiliaires. Les premières instruisent les secondes, et il n’est pas rare que celles-ci passent des journées entières à la maison sociale ou y fassent même « des séjours de plusieurs semaines, véritables stages de résidence[6]. »

Pénétrons maintenant dans l’intérieur de ces maisons sociales, à l’époque de leur pleine activité, non en juillet et août, où elles sont presque fermées. Si jamais le hasard vous entraîne tout au fond de Montmartre, de l’autre côté de la butte, non loin de la mairie du XVIIIe arrondissement, et assez près de l’école où Mlle Bonnefois apprend à lire et à écrire aux petits forains, entrez rue des Cloys, à la maison sociale. Rien ne la révèle en passant. Il faut traverser une étroite et longue allée avant d’arriver à une petite cour que sépare de l’allée une barrière de bois et où se dresse un arbre, un seul. Une petite plaque indique où l’on est : c’est la maison sociale, un ancien atelier divisé en deux salles, une ancienne remise transformée en bureau, de petites chambres d’ouvriers où les résidentes habitent, reçoivent et font des cours. Elle est ouverte tous les jours scolaires, de quatre à six heures du soir, aux enfans que les parens ne peuvent reprendre chez eux à la sortie de l’école. Il s’est présenté d’abord deux ou trois enfans, d’autres le lendemain, d’autres encore tes jours suivans. L’enfant, rentré chez ses parens, a parlé à son père et à sa mère de celles qui l’ont aidé à rédiger ses devoirs. La mère, une après-midi, est allée voir ces dames. Maintenant trois ou cinq cents enfans par semaine viennent à la garderie et l’œuvre exerce son action sur 696 familles. Auxiliaires et résidentes font aux garçons des cours de musique, de dessin, de langues vivantes, enseignent aux filles la couture et la tenue d’un ménage. Le dimanche, la maison sociale est vide ; elle rend les enfans à leurs parens.

Des relations fréquentes se sont vite établies entre tes résidentes et les familles. Les femmes du peuple ont eu rapidement confiance dans ces jeunes filles et ces jeunes femmes qui vivent de leur humble vie. Elles ont commencé par leur demander des conseils, et encore à certains jours de réception, elles sont si nombreuses qu’elles font queue dans la cour. On a dû une fois par semaine organiser des réunions. On travaille en commun, on cause, il y a un cours de coupe, un cours de cuisine.

Les tuberculeux abondent dans ce quartier. Un jour, une auxiliaire amena un ami qui était médecin. Ce médecin a visité quelques malades, il est revenu, il a ouvert tout près de la maison sociale une clinique. Les consultations ont lieu trois fois par semaine, et pour les ouvriers le dimanche matin et le mercredi soir. La résidente est infirmière et visite les malades à leur domicile, avec le médecin.

Au reste, chaque maison sociale, s’adaptant aux besoins du quartier où elle est installée, a son originalité propre. Celle de Ménilmontant, qui occupe de vastes bâtimens, a organisé un abri où elle recueille les petites filles de trois à quatorze ans pendant une maladie des parens, un chômage forcé. Ces petites filles, les auxiliaires les conduisent à l’école, et, les jours de congé, chez leurs parens. À côté de l’abri se trouve la Maison de famille. Là, dans des chambrettes, habitent des jeunes filles qui travaillent à l’atelier de lingerie, — car la maison sociale a créé un atelier de lingerie. On y confectionne de la lingerie très fine, des broderies très belles ; les travailleuses participent aux bénéfices ; la durée de la journée ne dépasse pas neuf heures et demie, coupées par une heure un quart pour le déjeuner et quinze minutes à quatre heures pour le goûter ; le salaire moyen est de trois francs, sans qu’il y ait jamais de morte-saison. À Montrouge, la maison sociale a pour elle seule deux jolis pavillons avec un petit jardin. Ici la population est plus régulière, presque bourgeoise : aussi les cours de musique attirent-ils de nombreux élèves. Un cercle charitable de jeunes filles y a organisé une coopération de bienfaisance. L’abri qui est à Ménilmontant était d’abord à Montrouge. Quand il eut émigré à Ménilmontant, on en constitua un autre réservé aux petits garçons.

Le Secrétariat de la rue des Beaux-Arts est lui aussi une maison sociale. Sans doute, comme tout secrétariat, il recueille les adhésions, les cotisations, les dons, envoie les circulaires, les convocations, fournit tous les renseignemens, place des sans-travail. Mais, à force de recevoir des hommes et des femmes sans place, les membres du Secrétariat ont cherché un remède plus immédiat. Ils ont commencé par confier, au dehors, comme on dit, quelques besognes de couture. Puis, en 1904, ils ont obtenu de la Croix-Rouge française des commandes de draps, de chemises, de tabliers, de blouses, et ils ont distribué l’ouvrage. Ils ne se sont pas arrêtés là ; ils ont couru les magasins de nouveautés et trouvé encore de l’ouvrage. Enfin il s’est formé une manière de cercle féminin qui comprend soixante-dix-huit étudiantes. Etudiantes, je dis bien, qui sont venues à Paris faire des études supérieures, qui étaient sans relations, isolées, et qui souhaitaient un petit foyer. Elles ont au Secrétariat une salle de travail, une bibliothèque, elles y travaillent, font de la musique, se distraient. Certaines y habitent même complètement.

La maison sociale supplée la famille, elle ne s’y substitue pas. Bien au contraire. La valeur de la famille dépendant de la valeur de ceux qui la composent, elle s’efforce, par le développement physique, intellectuel et moral des enfans et des parens, de la rendre saine, honnête et unie.

Mais trop souvent la famille a besoin pour être reconstituée et maintenue, non seulement de secours moraux et intellectuels, mais de secours médicaux et matériels. On sait avec quelle facilité meurent dans les grandes villes les petits enfans, dans quelle proportion croît le nombre des petits tuberculeux, quelles misères accompagnent les grossesses et les accouchemens des femmes du peuple. Certes on a multiplié un peu partout les « gouttes de lait, » les dispensaires et les œuvres antituberculeuses, les sanatoriums, les services de maternité et de protection du bas âge. Mais la plupart de ces œuvres ne sont utiles que pour une seule période et contre un seul danger. Les unes reçoivent la mère pendant ses couches, mais ne s’occupent pas du nouveau-né ; les autres fournissent du bon lait au nouveau-né, mais ne s’intéressent pas à la mère ; or, que la mère accouche chez elle ou à l’hôpital, la famille se trouve toujours, par le fait de la maternité, désorganisée ou compromise. Enceinte, la femme est moins vaillante, et par là moins capable de travailler. Les ressources diminuent. Parfois elle perd son travail ou sa place. Que deviennent le mari et les autres enfans, si la femme accouche à l’hôpital ? Si elle accouche chez elle, n’est-ce pas la vie même du nouveau-né et la sienne mises en péril par suite d’une hygiène déplorable ? Si elle nourrit elle-même, les fatigues auxquelles l’obligent la tenue de son ménage et souvent le travail qu’elle accomplit au dehors ne gâteront-elles pas ou ne tariront-elles pas son lait ? Si elle ne peut nourrir, quel lait appauvri prendra son bébé ?

Il existe à Plaisance, depuis janvier 1901, au 63 de la rue Vercingétorix, dans un quartier uniquement ouvrier, où en l’année 1900 la tuberculose pulmonaire et la bronchite chronique faisaient 579 victimes, soit 91 par 10 000 habitans, une œuvre, qui s’appelle l’Assistance maternelle et infantile. Cette œuvre a été fondée par Mlle Chaptal. Au reste, dans un court espace qui va de la rue Vercingétorix à la rue Guilleminot, on rencontre, créés par Mlle Chaptal, une maison ouvrière, à trois étages, qui contient douze appartenons hygiéniques, commodes, aérés, composés de deux pièces et d’une cuisine, d’un loyer annuel de 210 à 320 fr. ; un atelier d’assistance par le travail pour les femmes enceintes ou ayant accouché ; un dispensaire avec buanderie pour les enfans tuberculeux adultes et enfin une maison-école d’infirmières. Cette maison-école a été ouverte en 1905, inspirée par la même pensée qui a présidé en Angleterre à la fondation des Nurses, et installée dans un vaste et paisible immeuble. Toute l’instruction est pratique, donnée par les notoriétés du corps médical et complétée par des stages dans les hôpitaux. La maison-école place ses élèves moyennant un droit très modique d’abonnement et leur offre, en cas de chômage et dans les intervalles de leurs gardes, un asile qui les reçoit toujours.

Plaisance est un quartier où l’on ne va guère. Il est très éloigné, et, pour y parvenir, il faut traverser des rues où les bars voisinent avec les cafés-concerts, remplis de filles en cheveux, et de jeunes malandrins. On ne fait pas dix pas sans y entendre une ordure, et les enfans disent les mots les plus grossiers d’un air si naturel qu’on est plutôt, il faut l’avouer, apitoyé ou surpris qu’indigné. Et pourtant, dans ce quartier, où la foi est plus que tiède, un prêtre, l’abbé Soulange-Bodin, a pu réaliser des merveilles. En le choisissant elle aussi pour y organiser son Assistance maternelle et infantile, Mlle Chaptal a dû se rappeler cet apologue oriental qui montre les plus belles fleurs s’élevant des terrains les plus sauvages. Quand je me rendis à Plaisance pour connaître l’œuvre, je pénétrai, laissant à ma droite l’école des infirmières, dans une manière de petite boutique. Dans une salle carrelée, des femmes, assises contre le mur sur des bancs, portaient toutes entre leurs bras un nourrisson. Femmes amaigries, presque décharnées, aux yeux creusés, aux cheveux rares et pauvres. En face d’elles, des jeunes filles, — les élèves-infirmières de l’école, — se tenaient vêtues d’une blouse blanche, debout devant une table sur laquelle était posée une balance. Chaque mère, à son tour, s’avançait ; une jeune fille plaçait le nourrisson sur la balance ; une autre inscrivait le poids sur une fiche au nom de l’enfant, et cette fiche contenait déjà diverses indications. Le médecin consultant arriva bientôt, examina les enfans d’abord, vérifia leurs pesées, prescrivit pour quelques-uns des médicamens, délivra des bons de lait et de farines alimentaires, puis examina les mères. À celles qui étaient insuffisamment nourries pour allaiter avec succès, il fit donner des bons de viande ou des bons de farineux. Ces bons de viande représentaient chacun 100 grammes de viande sans déchets pris chez un boucher avec lequel l’œuvre s’est mise d’accord. Les bons de farineux étaient de deux kilogrammes. Si une femme pouvait nourrir complètement, il accordait le demi-secours de lait. Je venais d’assister à l’une des opérations les plus importantes de l’Œuvre, la consultation des nourrissons.

L’idée qui dirige l’Assistance maternelle et infantile est celle-ci : reconstituer le foyer ouvrier en permettant à la mère d’élever son enfant auprès d’elle, de l’allaiter elle-même autant que possible, de veiller elle-même à sa nourriture, en tous cas ; lui épargner toute cause évitable de s’éloigner du foyer familial, soit pour être hospitalisée au moment de ses couches, soit pour travailler en atelier avant ou après la naissance des enfans. Ainsi l’œuvre prend la femme à sa grossesse et ne la quitte que lorsque son enfant a trois ans. Comment ce plan est-il réalisé ?

Une femme est enceinte. L’œuvre veut être renseignée sur cette femme, afin de savoir si elle a vraiment besoin d’être assistée, et si elle a besoin d’être assistée complètement, ou simplement aidée. Mais peu importe qu’elle soit catholique ou protestante, ou libre penseuse, républicaine ou conservatrice. Une enquête est donc menée, et facilement terminée, car l’œuvre ne s’occupe que des femmes de Plaisance. Le médecin décide alors dans quelle mesure seront donnés les secours et les médicamens. Une fois par semaine, le mercredi, les femmes ainsi assistées se présentent au médecin que secondent une sage-femme et une infirmière, et une autre fois par semaine, le samedi soir, elles peuvent, en se rendant à une conférence de gynécologie, apprendre les principales règles de l’hygiène pour la grossesse. Si la grossesse empêche cette femme de travailler au dehors, l’œuvre lui distribue du travail à domicile, travail qui ne la fatigue pas, — presque toujours de la lingerie faite sur commande particulière ou exécutée pour des magasins de gros, — et qui lui permet de gagner environ deux francs par jour.

L’accouchement est proche. Deux cas peuvent se présenter. Ou bien le médecin prévoit des complications, et alors il fait admettre la femme dans un hôpital ou dans une clinique spéciale ; ou bien tout doit se passer normalement, et l’accouchement aura lieu à domicile afin d’éviter la dispersion de la famille. Grâce au concours de l’Œuvre des Mères de famille, dirigée par Mme Edwards-Pilliet, on fournit à la femme tout ce qui est nécessaire à elle et à son bébé, linge, médicamens, objets de pansemens, et l’on désinfecte le logis. Une garde-malade, placée auprès de la mère, la remplace pour les soins du ménage. Ces gardes, formées préalablement aux principes essentiels de l’hygiène, sont choisies parmi les femmes du peuple. Elles restent auprès de la mère en l’absence du mari, soit le jour, soit la nuit, d’après les heures de travail de l’homme, et ne la quittent qu’après son l’établissement. L’Œuvre des Mères de famille donne encore la layette pour le premier enfant ; l’Œuvre de Charité maternelle la donne au second ou au troisième, les services d’accouchement hospitaliers délivrent une demi-layette. L’Œuvre de Plaisance complète ce qui est insuffisant.

L’enfant est né et il vit. La mère va nourrir son enfant. Mais comment pourra-t-elle le nourrir si elle est reprise par l’usine ou l’atelier ? Pour que la mère n’y retourne pas tout de suite, Mlle Chaptal lui assure de nouveau à domicile une besogne quelque peu rémunératrice. Dès lors commencent les consultations de nourrissons ; le médecin surveille et la santé du bébé et la santé de la mère. Si, pour cause de faiblesse, la mère ne peut absolument pas nourrir son enfant, l’œuvre accorde le secours complet : le dispensaire se charge de la nourriture pendant un an. À partir de dix mois, on commence à donner des farines lactées dont le secours peut être continué durant la deuxième année. L’enfant est enfin régulièrement suivi par le médecin jusqu’à l’âge de trois ans.

Dans l’année 1904, l’œuvre a assisté ainsi 129 nourrissons et leurs mères.

C’est un matin de juillet. La salle d’attente d’un dispensaire, situé près de l’École-Militaire, sur l’avenue de la Motte-Picquet, est pleine de petites filles que leurs mères ou leurs grandes sœurs accompagnent. Une petite pièce sert aux consultations. À côté se trouvent une grande salle de pansemens, un vestiaire et une salle d’orthopédie. Dans la salle de consultations plusieurs jeunes filles, revêtues de l’indispensable blouse blanche des infirmières, entourent un médecin, et parmi elles on reconnaît Mlle de Gourlet. Le médecin demande les nouvelles. Quelques minutes s’écoulent. « Eh bien ! dit-il, nous pouvons commencer. » On ouvre la porte de la salle d’attente. Une petite fille entre, le médecin l’examine : « Oh ! oh ! il faudra couper ces cheveux, avant de l’envoyer dans la colonie de vacances. » Une jeune fille se penche et aperçoit sur la nuque ce qui détermine l’exclamation du docteur. La petite fille s’en va. Une autre vient, puis une autre, il en vient cinq, dix, quinze… Ce sont les petites filles des écoles du quartier qui doivent aller dans les colonies de vacances et qu’on examine auparavant, pour savoir si elles n’ont rien de contagieux. Que de misères se déroulent ainsi sous les yeux des jeunes infirmières, les unes héréditaires, les autres simplement produites par le manque de soins ! Deux petites filles, deux sœurs, se déshabillent, elles ont d’extraordinaires déviations de la colonne vertébrale… Le médecin n’est plus que médecin, et il s’écrie : « Oh ! que cela est curieux ! Que cela est intéressant ! » et il se renseigne. Les deux petites répondent et sourient tristement. Combien de fois déjà ont-elles éveillé par leur infirmité la même curiosité !… Cependant il y a un arrêt dans la succession des petites filles. Un gamin arrive, il a les deux mains brûlées ; après l’examen du médecin, une jeune fille l’emmène dans la salle de pansemens et lui fait le pansement ordonné. Puis c’est un garçon de café, un grand garçon aux yeux troubles et hardis, qui rît de se voir au milieu de ces jeunes filles. Une maladie de peau lui ronge les deux mains, et en les montrant, il plaisante avec des allusions gaillardes, des clignemens d’yeux, et il offre de « payer l’apéritif aux infirmières et au docteur quand il sera guéri. » Nul étonnement chez ces jeunes filles, nulle révolte : elles en entendent chaque jour de semblables, et elles en voient bien d’autres : ou plutôt, elles n’entendent pas, elles ne voient pas, elles ne voient que les deux mains rongées qu’il faut soigner. Et l’homme, soudain gêné, se tait. Un petit garçon le remplace. Sa mère, qui le conduit, expose le motif de sa visite. Ce garçon a quatorze ans, il est aussi enfant qu’à six, et, elle l’avoue sans euphémisme, il est complètement abruti. Il a toujours envie de dormir. Asseyez-le sur une chaise en pleine fête des Invalides, quand ronflent les orgues des manèges, quand retentissent les cuivres des parades, les rugissemens des ménageries : il s’endort aussitôt, et rien ne pourra l’empêcher de s’endormir. De plus, ses pieds ne font qu’enfler, de la cheville au genou. Médecin et infirmières interrogent la mère…. Quels sont les ascendans de ce garçon ?… Son père vit-il encore ? « Il est mort, » répond d’une voix sourde la femme. « Y a-t-il longtemps ? De quoi est-il mort ? » Elle se dérobe, elle ne sait pas. « Il est mort à l’hôpital, dit-elle enfin, dans une espèce de folie, la bave à la bouche… » Ah ! oui, le delirium tremens, et tout s’explique… Le défilé des petites filles pour les colonies de vacances reprend. Demain, dans la matinée à la même heure, aura lieu la consultation pour les tuberculeux.

Ce dispensaire, qui, depuis quatre ans, examine, soigne et suit de 4 à 500 malades par mois, enfans et parens, qui compte 30 à 40 infirmières diplômées, toutes jeunes filles du monde, et qui fait recevoir à l’examen d’infirmières trente élèves en moyenne par an, est une institution de la Ligue fraternelle des enfans de France. Cette Ligue a été fondée en 1895 au palais de l’Elysée, sous la présidence de Mlle Lucie Félix-Faure[7], par un groupe de personnes qui désiraient secourir les misères de l’enfance et établir des liens de fraternité entre les enfans, les jeunes gens, les jeunes filles des classes aisées et leurs frères malheureux, enfans, jeunes gens, et jeunes filles pauvres ou abandonnés. C’est ce que M. Cheysson traduit ainsi : liguer les forces de l’enfance et de la jeunesse heureuses contre les misères de l’enfance et de la jeunesse malheureuses. Les misères de l’enfance affectent des formes multiples et toutes différentes : misère physique, misère morale, détresse de cœur, isolement, privation des choses les plus nécessaires à la vie quotidienne, et les protégés de l’Œuvre sont de tous les âges. Une œuvre qui veut soulager ces misères, et peut-être les supprimer, doit naturellement, elle aussi, affecter des formes multiples, avoir une souplesse qui lui permette de s’adapter à toutes les exigences. Mlle Lucie Félix-Faure, aujourd’hui. Mme Georges Goyau, dit volontiers et justement que la Ligue est bien plus un groupement d’œuvres qu’une œuvre, et plus encore un esprit qu’une œuvre. Avant tout, la Ligue est une amitié entre les pauvres et les riches, et cette amitié prend la forme que lui donne la nécessité présente. Distribution de secours aux enfans pauvres afin que les familles puissent les garder et les élever : placement chez des particuliers et dans les établissemens religieux ou laïques des enfans que leurs familles ne sont pas dignes d’élever ; subventions aux œuvres instituées en laveur de l’enfance, arbres de Noël, fondations de garderies, de gouttes de lait, de patronages scolaires, de dispensaires, d’ouvroirs, de vestiaires, de bibliothèques : la Ligue ne rejette aucune tentative, aucune initiative, et les comités de province imitent et propagent l’exemple des comités de Paris. Un de ses membres propose une idée, on la discute, et, si elle est acceptée, on la réalise. C’est comme un grand arbre sur lequel poussent toujours de nouvelles branches. L’enthousiasme, le dévouement, et l’imagination des membres de la Ligue étaient tels qu’il fallut les modérer, les combattre même, car malheureusement l’argent dont ils disposaient était trop inférieur à leurs désirs et à leurs projets. La première année, le comité de Paris avait aidé près de cent familles, placé 33 fillettes, 56 garçons ; la seconde année, il aidait 296 familles, soit par des dons en nature ou en espèces, soit par des pensions mensuelles, trimestrielles ou annuelles ; en 1905, il distribuait près de 3 000 francs répartis en 254 secours, plaçait 34 fillettes, et le dispensaire donnait 4 703 consultations. Le chiffre des familles secourues tant à Paris qu’en province monte à 600 annuellement. Enfin en 1902, pour la première fois, la Ligue envoyait une centaine d’enfans dans les colonies de vacances.

Cette création des colonies de vacances est assez récente. Les grandes villes, énormes agglomérations d’habitans, ne sont pas saines, et si les quartiers riches jouissent d’air, de lumière et d’espace, les quartiers pauvres ou simplement ouvriers en sont privés. Cependant, dès qu’arrivent les chaleurs, les enfans des classes riches ou aisées sont envoyés à la mer ou à la montagne, mais les enfans des classes pauvres ou travailleuses demeurent dans l’atmosphère étouffante de la ville. Il suffit d’assister dans un faubourg à la sortie de l’école, ou même de traverser une rue populeuse, pour rencontrer maints petits garçons et maintes petites filles, dont les joues pâles, le visage anémié impressionnent cruellement. Une enquête menée par M. le professeur Grancher dans deux écoles communales de Paris a montré, que sur 438 enfans soigneusement examinés, 62 étaient atteints, à des degrés divers, de lésions tuberculeuses ou fortement suspectes. C’est la Suisse qui la première créa des colonies de vacances pour les enfans pauvres. De la Suisse l’idée passa en Allemagne et trouva une bienfaitrice dans l’impératrice Frédéric, alors princesse impériale. En France, ce furent M. et Mme Lorriaux qui, en 1881, donnèrent l’exemple. Nous avons vu Mlle Gahéry ajouter à son Union familiale l’Œuvre du grand air. On peut encore citer l’Œuvre des colonies de vacances que préside Mme Franck Puaux, et l’Œuvre du Soleil que dirige Mlle Anaïs Dumontpallier. Mais puisque nous parlons de la Ligue des enfans de France et qu’elle a fondé pour les enfans pauvres sept centres de villégiature, ne la quittons pas avant d’avoir exposé comment fonctionnent ces colonies.

Il y a deux types de colonies. Les enfans sont envoyés à la campagne et placés par petits groupes dans des familles de paysans : c’est le premier, le placement familial. Les enfans logent tous dans un même local, mis à la disposition de l’Œuvre par des amis ou construit spécialement : c’est le second, la colonie proprement dite. La Ligue des enfans de France pratique simultanément ces deux modes de placement.

La Ligue s’adressa la première année à ceux de ses membres qui habitaient au bord de la mer ou dans la montagne, et leur demanda s’ils ne consentiraient pas à recevoir fraternellement, pendant un mois d’été, quelques enfans délicats de Paris et des grandes villes. À la suite de cet appel, cinq centres furent organisés, à Malo-les-Bains, dans le département du Nord ; à Préfailles et à Saint-Michel-Chef-Chef, dans la Loire-Inférieure ; aux environs de Jonzac, dans la Charente-Inférieure ; près de Pontarlier et près du Havre. En 1903, deux nouvelles colonies furent constituées, à Villefort, dans la Lozère, et à Vertolaye dans le Puy-de-Dôme, et cette année-là, le nombre des colons fut de 260. En 1904, il était de 300. Une huitième colonie a été créée par le comité de Niort. La Ligue voudrait enfin créer une station d’hiver comme elle a des stations d’été.

Le premier centre constitué fut celui de Pontarlier. Le prix de la pension fut fixé pour un mois à 20 francs en moyenne, avec minimum de 18 et maximum de 22. Les trente-cinq premiers colons arrivèrent à Pontarlier le 24 juillet 1902, à quatre heures du matin. Tous les membres du comité, une vingtaine de jeunes filles et de jeunes gens, les attendaient à la gare. Les enfans sont conduits dans leurs demeures respectives. Et dès lors, sous la conduite de ligueurs et de ligueuses, ce sont chaque jour des jeux, des promenades, des excursions lointaines, jusqu’au lac de Joux en Suisse. À Malo-les-Bains la méthode est différente. La municipalité avait bâti, à côté des écoles communales, un somptueux bâtiment qui contenait de vastes salles de patronage. Le maire offrit ces salles à la Ligue, le collège de Dunkerque et l’Administration des Douanes prêtèrent des lits ; le mobilier et l’approvisionnement furent complétés par des dons en espèces et en nature. La directrice de l’école publique de Béthune, aidée de quelques institutrices, accepta la surveillance de la maison. Ainsi la dépense moyenne par jour et par enfant ne dépassa pas 1 franc. Les enfans se levaient à sept heures et, une fois habillés, se rendaient au réfectoire pour déjeuner. Puis, munis de pelles, de seaux et de filets, ils se rendaient sur la plage. Vers midi, la caravane rentrait. L’air pur et frais de la mer aiguisait les appétits. Le repas se composait d’un potage, d’un plaide viande qui variait chaque jour, d’un plat de légumes et d’un dessert (gâteau ou fruit), le tout arrosé d’un verre de bière ou de vin coupé d’eau. L’après-midi, tous les enfans retournaient à la plage, où, vers quatre heures, une bonne collation (tartine de confiture et verre de lait) leur était servie. Vers sept heures, bien fatigués, mais l’appétit toujours ouvert, ils revenaient prendre leur dernier repas, puis l’on se couchait, et l’on donnait d’un profond sommeil.

Tout cependant ne va pas aussi facilement qu’on pourrait le croire. Il ne suffit pas d’inscrire des noms sur une feuille de papier et d’expédier les enfans comme autant de colis. Il faut d’abord choisir parmi tous ces pauvres petits ; puis il faut composer à chacun un trousseau, réduit sans doute à l’essentiel, mais que les parens ne peuvent même pas fournir ; puis organiser les départs après entente préalable avec les compagnies de chemins de fer. Une fois les enfans embarqués, ce sont les lettres, les visites, les réclamations, plus ou moins intelligentes, des parens. Bien des difficultés peuvent encore naître. Tout d’abord, chez les petits colons, il y a parfois des caractères peu malléables. En 1902, par exemple, une fillette de treize ans se sauva sans raison de chez ses gardiens quelques jours après son arrivée et s’en fut demander asile à une autre famille. Comme cette famille était très honorable, on l’y laissa. Bientôt elle s’échappait encore, après avoir annoncé qu’elle se ferait écraser par le train. On ne la découvrit pas étendue sur les rails du chemin de fer, mais réfugiée chez un aubergiste de fâcheuse réputation, et il fallut la renvoyer à ses parens. Une autre année, c’est une petite fille de neuf ans qui vole du linge et de l’argent. Ces exemples sont rares. Ce qui n’est pas rare non plus, c’est dans les premiers jours l’ennui, ou le dégoût des petites filles et leurs exigences. Elles pleurent et jeûnent, parce qu’elles ont quitté leurs parens ; mais, le grand air aidant, l’appétit revient, les larmes se sèchent, et le jour du départ elles ne veulent plus partir. D’autres prétendent que le lait ne vaut rien, et que les menus sont détestables. On va aux renseignemens : le lait était si pur, si frais, si différent du lait qu’elles buvaient à Paris, qu’il leur paraissait singulier, et par suite mauvais. Une petite-fille à qui une gardienne très bienveillante demandait : « Que voulez-vous pour votre dîner ? » répondait avec assurance : « Madame, chez nous, nous mangeons tous les soirs du roast-beef, et à midi de la volaille. » Les gardiens, eux aussi, causent parfois des difficultés. L’un d’eux refusa, une année, de garder, au prix convenu, les fillettes qu’on lui avait confiées. Elles mangeaient trop, disait-il, et il réclamait une indemnité plus forte. Souvent, après avoir promis de recevoir les petits Parisiens, les paysans reviennent sur leur promesse, le jour même ou la veille de l’arrivée, et souvent aussi, les petits Parisiens une fois installés chez eux, ils imposent, pour les garder, des conditions parfaitement inacceptables. Mais les ligueurs se consolent vite de ces petits ennuis, quand ils ont connaissance d’une lettre telle que celle-ci, écrite par la gardienne d’une petite fille à la mère de l’enfant. La petite fille était partie avec un fort maigre trousseau.

« Une personne voisine, écrit la brave paysanne, m’a donné une pièce de monnaie pour l’enfant, et m’a priée de lui acheter quelques petits effets qui lui manquaient ; les ouvrières vont venir demain à la maison pour lui faire ces petits vêtemens… Il ne lui manquera plus que des bas de laine et des galoches montantes, car ses souliers « pongent » l’eau et elle ne peut courir dans les prés le matin sans avoir ses bas tout mouillés ; donc, elle n’y va pas, et ce qui lui sourit le plus, ce sont les vendanges qui arrivent à grands pas. » Et ce post-scriptum qui est bien d’une maman à une maman : « La petite a beaucoup pleuré la première soirée ; depuis, elle a toujours été très gaie. » Et la petite écrit en même temps : « Je suis très bien, demande à Mlle T… (la demoiselle qui l’a fait partir) si je ne peux pas rester un mois de plus ; car je ne m’ennuie pas ; malgré cela, je pense toujours à vous, et je prie toujours pour vous. Je t’envoie timbre-poste, enveloppe et papier, à seule fin que tu ne dépenses pas tes sous, car, moi, on me donne toujours quelques petites pièces parce que je suis gentille[8]. »


Parmi tant d’œuvres constituées pour défendre et protéger l’enfance contre les misères sociales et les misères physiques et aussi pour l’instruire, l’élever et la former, il faut nécessairement choisir. Elles sont nombreuses, — car les hommes en ont créé de leur côté, et aussi, s’inspirant d’autres idées et obéissant à d’autres principes, des femmes imbues d’esprit laïque et de libre pensée, — et pourtant elles ne suffisent pas encore. Mais, de toutes celles qu’a fondées le mouvement féminin que nous étudions, les œuvres de Mlle Gahéry, de Mlle Chaptal, de Mme de Diesbach, de Mme Lucie Faure-Goyau, sont assurément les plus caractéristiques par leur organisation, leur influence et leurs résultats. En exposant quelles œuvres ont été conçues et organisées pour la protection de la jeune fille qui travaille, il nous faudra donc établir encore une sélection, qui ne diminue en rien la valeur des efforts que nous serons obligés de passer sous silence.


PAUL ACKER.


Une œuvre

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. En plein faubourg. Tract de l’Action populaire, par M. Beaufreton.
  3. Voyez le Foyer, de Mme Thome.
  4. Comtesse de Diesbach, l’Enseignement ménager. Tract de l’Action populaire.
  5. Voyez Colonies sociales et la Maison sociale ; tracts de l’Action populaire, par Mlle de Gourlet.
  6. La Maison sociale, p. 8, par Mlle de Gourlet.
  7. Mlle de Gourlet est aujourd’hui vice-présidente.
  8. Journal de la Ligue fraternelle des Enfans de France, septembre 1903, mai 1905, mars 1906.