Œuvres posthumes (Verlaine)/Voyage en France par un Francais/Chapitre 2

Œuvres posthumesMesseinSecond volume (p. 46-53).

CHAPITRE II

coup d’œil rétrospectif


Mais avant d’entrer dans la voie douloureuse, il importe d’interroger quelque peu le passé et d’emprunter la lampe de l’histoire pour éclairer les vilaines ténèbres tant de la politique que des mœurs courantes. Quelques mots résumeront les causes immédiates de la Révolution, partant du désordre contemporain, objet de cet ouvrage.

Il est évident que le Jansénisme triomphant de fait en 1764 après avoir, un siècle durant, troublé l’église de France de ses querelles subtiles et grossières et dicté de façon indirecte, mais positivement, les tristes propositions de 1682, sévit, dès l’expulsion des Jésuites, à la fois dans l’éducation, dans la chaire et dans le ministère ecclésiastique, à couvert sous le nom de gallicanisme, par une hypocrisie et une effronterie de plus — et ce, de telle sorte que dans les campagnes la foi, effarouchée par d’absurdes austérités, privée presqu’en totalité du premier et du plus persuasif des sacrements, en vertu de lamentables scrupules, en était arrivée à ne plus consoler la résignation des pauvres gens. Dans les villes, bourgeois et artisans, las de ternes et froids sermons où ne brûlait plus la flamme évangélique, indécis entre le roi qui disait non et le parlement qui disait oui — (tous deux d’ailleurs décidant en matière dogmatique avec un aplomb tout anglican) — s’en allaient des églises et couraient aux journaux naissants, aux éditions hollandaises et à l’Encyclopédie, y puiser, à défaut d’un christianisme pharisaïque qui se figeait ésotériquement dans une dure littéralité, des doctrines quelconques et une règle de conduite à tout hasard, puisque la lumière était sous le boisseau et que le sel de la terre allait s’affadissant de jour en jour, cum privilegio. Les couvents eux-mêmes se laissaient envahir par la « communion non fréquente » et, naturellement, voyaient les vocations abandonnées à la raison, c’est-à-dire à l’infirmité humaine, s’alanguir et mourir de leur mort naturelle, — c’est bien le mot, — l’aliment surnaturel n’étant plus là pour leur redonner force et vaillance aux heures défaillantes que tous, même les saints, ont connues jusqu’au terme de leur vie terrestre. Le mauvais exemple tombant de si haut ne pouvait qu’être rapidement contagieux. Aussi le refroidissement fut prodigieux. Cures et aumôneries, occupées par des prêtres imbus pour la plupart de ces maximes, ne faisaient presque plus œuvre apostolique et les Grégoire, les Siéyès n’étaient pas les pires entre ces étranges pasteurs des âmes. Les collèges, presque tous aux mains des Oratoriens dégénérés, fourmillaient de professeurs mal croyants ; les Daunou et tant d’autres avaient en vérité bien d’autres soucis que d’enseigner bonnement la vertu et la science à une jeunesse déjà rebelle, comme eussent fait ces pauvres Jésuites tant honnis. Envahis eux-mêmes d’heure en heure par le scepticisme, sans autre défense contre l’incrédulité montante qu’un refuge impossible sur un calvaire désolé, hérissé d’épines, où les Jansénistes de la première heure avaient crucifié un « Christ » aux yeux obstinément tournés vers le Père irrité, aux bras levés au ciel d’où il semblait regretter d’être descendu, ces Oratoriens, ces prêtres de ville et de campagne dont les études théologiques étaient si faussées, élevés dans le respect forcé de l’Etat presqu’à l’exclusion de l’obéissance due au Siège de Pierre, tout naturellement penchaient par où ils devaient tomber, et des utopies fermentaient dans ces éducations manquées ; des idées d’égalité littérale, de liberté spéculative débordaient de leur enseignement et allaient former l’âme d’un Robespierre, d’un Camille, tandis que des Constitutions monstrueuses s’ébauchaient dans ces esprits malades sur les ruines de l’Ecriture mal comprise, méconnue, rejetée en fin de compte et de guerre lasse ! — les Arnaud, Nicole, ô Pascal, fou de génie et méchant homme en passe d’être un saint, ange et bête qui laissas la charité douter de ta damnation ou de ton salut définitifs, à force de mauvaise foi candide et de fanatisme ingénu, vous, filles de Port-Royal, anges de pureté si démons d’orgueil, même vous, le peu des convulsionnaires de bonne foi, — quelle honte, quel repentir et quel retour vers Pierre et ses fidèles, si vous eussiez pu voir à l’œuvre vos derniers et presque inconscients disciples, jusqu’à Lebon, juqu’à Gobel ! Sans parler de vos noms et de vos œuvres (jamais lues et pour cause !), toujours invoqués et jetés à la tête de la Foi cordiale et effective, que représentent encore ces grands Jésuites plus glorieux que jamais, par tout ce que la pourriture des temps engendre d’ennemis au Christ et à son Eglise ! Il est clair qu’un catholicisme ainsi desséché, rétréci, ne pouvait avoir d’action sur les mœurs non plus que sur les idées. La détestable Régence et le triste modèle d’un roi livré aux pires courtisanes avaient fait descendre la corruption de la cour à la ville, et de la ville aux champs. L’obscène littérature des philosophes, le relâchement des couvents, l’escarpement, pour ainsi parler, des sacrements essentiels prisonniers d’une secte impitoyable dont les derniers tenants (en Hollande) symbolisent bien l’erreur affreuse par des pratiques caractéristiques, telles que, à la messe, d’élever l’hostie et le calice de la seule main droite, la main gauche représentant ceux pour qui le Christ n’est pas mort, — de par la prédestination et la grâce interprétées tout de travers, — le respect pour le pape et pour le roi foulé aux pieds par les parlementaires affidés après les théologiens de la chose, l’exemple de l’imprudence hautement donné par ceux-ci comme par ceux-là en prétendant rester dans l’Eglise qui les anathématisait et dans le royaume qui les condamnait par son chef, le doute bien naturel où de telles attitudes consacrées par le talent incontestable et la respectabilité des principaux rebelles ne pouvait manquer de faire flotter les esprits du vulgaire, l’hésitation subséquente à remplir les plus clairs devoirs et la visée à des droits chimériques, de telles dispositions, fomentées au milieu du relâchement le plus rapide de tous les liens moraux et sociaux, allaient fatalement s’épanouir en ce qu’on a vu, — et je vous demande un peu ce que devait produire un tel bouleversement, que l’avènement du pire à la place du mauvais et du mauvais à la place du bon ?

Et si nous descendons brusquement à nos temps définitifs, c’est une remarque qu’ont faite tous les hommes compétents, curés, vicaires et missionnaires, que les contrées de France où a le plus régné cette secte, sont les plus indifférentes en matière religieuse, par conséquent les plus relâchées comme mœurs et les plus intellectuellement républicaines aujourd’hui, après d’ailleurs avoir été, suivant l’intérêt matériel du moment, de tous les partis, suivant les us du suffrage universel, cette invention diabolique dont nous parlerons bientôt.

Une observation importante doit encore prendre place dans ce chapitre avant que nous puissions en toute sécurité aborder les choses du présent : le néfaste mouvement du XVIe siècle, sous ses deux formes, Renaissance — (un lâche usage a consacré cette dénomination menteuse, c’est Réaction qu’il faudrait dire) — et Réforme, (encore une odieuse contre-vérité linguistique) — a trouvé, dès le lendemain de son origine, un adversaire acharné, implacable, dans la Société de Jésus, fondée sur l’humilité et le respect militants en opposition directe et comme tactique avec l’esprit d’insubordination et d’orgueil qu’impliquait cette double évolution vers le mal. L’admirable milice de Saint Ignace triompha, dans la mesure voulue par Dieu, du monstre bicéphale, en Europe et particulièrement en France, à travers quelles péripéties tragiques, tous le savent, et en dépit de calomnies et de préjugés si vivaces qu’ils grouillent et mordent encore de nos jours. Grâce aux prédications, aux missions, à leur précieux enseignement, les Jésuites firent ce XVIIe siècle français, tout de croyance, de dignité, de science, d’autorité et dont l’art et la littérature réagirent si complètement contre le paganisme voluptueux de l’époque précédente. Je ne parle pas de leurs splendides œuvres de foi et de législation par tout l’univers et me borne à mon seul pays qu’ils mirent si haut dès qu’ils y furent libres.

Mais Satan veillait, et sentant bien que le protestantisme était terrassé en France, reprit son travail en sous main, et pour mieux réussir recourut à la vieille ruse et encore une fois se déguisa en un ange de lumière : d’où le Jansénisme primitif, son austérité, ses protestations, hélas ! aussi éloquentes et brillantes qu’hypocrites et perfides, par l’organe d’un écrivain de génie contre l’intelligente indulgence et la mansuétude toute évangélique des casuistes jésuites, et d’où, chez une nation avant tout généreuse et facile à piper avec de beaux mots, la popularité de ces doctrines féroces qui supprimaient toute douceur et toute largeur dans l’examen des cas de conscience, au nom d’une morale impraticable, désolante, mais parlant bien haut d’elle et d’elle seule comme de la seule morale chrétienne et de la perfection vraie. Vingt fois depuis, des réfutations probantes par écrit et surtout en action éclatèrent qui ne laissèrent pas subsister un vestige de la détestable erreur, le Saint-Siège foudroya la tortueuse hérésie dans les termes les plus clairs. Rien n’y fit. Le coup aux Jésuites et au catholicisme orthodoxe était porté et devait retentir jusqu’à nos jours. Désormais, sans guide sûr, la foi des faibles, c’est-à-dire de la multitude, s’effarouchait et tombait du scrupule à l’indifférence et de celle-ci dans tous les torts qui nous affligent.