Œuvres posthumes (Verlaine)/Un tour à Londres

Œuvres posthumesMesseinSecond volume (p. 131-134).

UN TOUR A LONDRES

Je suis gourmand et j’avouerai que ma principale surprise, en lunchant pour la première fois depuis vingt et depuis dix ans à Londres, fut d’y trouver certains grands restaurants, jadis et naguère tout à fait britanniques, presque (car tout est relatif) francisés. Pain quasiment émis de la rue Vivienne, et rien de cette pâte excellente pour les tartines du breakfast et du five-o’clock mais assez médiocre en maintes autres occurrences. Pommes-paille, même un peu exagérées, — le café, presque classique, dorénavant.

J’aime la lumière, myope que je suis le soir après avoir été presbyte tout le jour, et, à la place de l’affreux luminaire qui eût pu faire croire vers 1872, à une grève des gaziers, j’assistai à l’illumination électrique dans les grands quartiers, à de l’éclairage archiparisien dans les faubourgs.

J’adore la toilette des femmes, qui les idéalise, et, au lieu de ces affreux contrastes de vert cru et de ce rouge « saignement de nez », dont parlait si justement Jules Vallès un peu après la Commune, j’admirai, en novembre dernier, le gris-perle et le rose-thé nuançant tant de distinction jadis un peu roide, qui embellissaient encore les teints délicats et les traits angéliques des femmes de là-bas.

Je suis parisien et je m’attendais aux réserves de jadis et de naguère — et ne voilà-t-il pas qu’une camaraderie tout à fait boulevardière me rappela mes beaux jours d’il y a malheureusement longtemps et heureusement de tout à l’heure, au Riche, à l’Anglais et chez Tortoni. Même le Quartier Latin a maintenant son écho un peu partout où l’on est jeune, et il n’est pas jusqu’à telles belles personnes qui ne puissent rappeler à tout Français novice encore telles autres amies dont on connaît entre le quai Saint-Michel et l’Observatoire.

Enfin, je ne suis point partisan de trop de pédantisme, et que le Diable m’emporte si l’on peut trouver aujourd’hui en Albion ces gens en us et ès, farcis de Johnson et truffés d’Addison, qui florissaient du temps où j’avais trente et peu d’années, à moins que de plonger dans d’invraisemblables catacombes académiques et parlementaires qui nous feraient encore nous souvenir de notre toujours chère, mais parfois un peu lourde et gourde Patrie ès-lettres, sciences et beaux-arts du bout du Pont.

Et, définitivement, je suis un poète. Je n’en suis pas plus riche ni moins fier pour ça. Et figurez-vous que non seulement la poésie anglaise, la rivale pittoresque et rêveuse de notre poésie précise et psychologique, s’est réconciliée avec celle-ci, mais que les poètes, génies pourtant irritables, accueillent, aiment leurs confrères de ce côté-ci de l’eau et que je crois bien qu’on le leur rendrait ici, le cas échéant, moi, chétif, en tête.

Bref, Londres est gallophile comme Paris est anglomane. J’ai passé quelques jours là-bas et j’en ai rapporté l’amour profond, l’estime sans borne et la sympathie haletante et toujours prête pour ces braves gens et ces bonnes gens cordiaux sous leur air froid et — défaut national ! — excentriques jusqu’à vouloir bien, lors de leur concentration dans leur, à bon droit, aimée mère patrie, rapporter de longs voyages de mer et de terre, — et de lectures, — le goût des bonnes lettres continentales et la leçon bien appropriée par eux, chez eux, des us et coutumes de leurs voisins, avec une nuance, plaisante et si flatteuse, de préférence pour nous autres, french ladies and gentlemen.

Je ne raffole plus du théâtre, mais si je n’étais devenu un peu forcément — maladie, etc. — ce solitaire et ce sauvage, je continuerais d’idolâtrer les cafés concerts, anglià : MusicHalls. Or, j’eusse pu, j’eusse même dû aller m’… amuser aux grands spectacles à grands orchestres wagnériens et autres, aux psychologies intenses des meilleures scènes, etc,. Eh bien non, j’ai là-bas cédé à ma vieille passion pour la chanson comique, pour les tours de force et oh, pour les ballets nombreux et malicieux et, d’un goût, d’une variété, sans doute indignes des planches classiques, mais si gentils, si amusants en vérité que je ne sais guère si Paris en fournirait de meilleurs. Et Dieu sait si ces lieux de véritables délices foisonnent aujourd’hui dans le sombre London d’il y a vingt et même dix ans, aujourd’hui un Londres international et surtout français, dans son développement néanmoins anglais et traditionnel entre tous autres phénomènes sociaux de notre temps bon et mauvais, mauvais surtout, bon plutôt !