Œuvres posthumes (Verlaine)/Croquis de Belgique

Œuvres posthumesMesseinSecond volume (p. 135-156).

CROQUIS DE BELGIQUE

I

« Bouillon en entonnoir ; » la Semoy, noire sur son lit de cailloux bavards, ses truites qualifiables vraiment de surnaturelles et son « château », son burg plutôt, taillé en plein granit parmi des bois sans fin, croirait-on ; ses rampes rapides où dégringolaient, versant parfois, les malles-poste venant de Sedan, prises chez Opsore sur la place Turenne où il y avait un marchand de tabac ayant, pour enseigne, un tableau, représentant un priseur, Louis XV, avec ces vers du Festin de pierre de Thomas Corneille :


Quoiqu’en dise Aristotc et sa docte cabale,
Le tabac est divin, il n’est rien qui l’égale ;


son collège en contre-bas, (ce passé le pont unique), un peu sur mie colline, sa caserne aux soldats jaunes et verts, actuellement, je pense, école de sous-offîciers, enfin l’Hôtel de la Poste, tenu à cette époque de mon enfance jusqu’après la guerre de 1870 par le père Cheydron, qui eut le destin de recevoir dans sa salle à manger et dans ses chambres l’empereur Napoléon III conduit prisonnier en Allemagne et son état-major des deux nations…

« — L’Empereur, me confiait le brave aubergiste, lors d’un voyage que je fis en Belgique, fin 70, était pâle comme un mort. Tout le temps du dîner, il ne dit pas un mot. Il tint la tête de la table, découpa et servit en maître de maison et avec un parfait sang-froid ; le tout en silence ; puis il monta directement se coucher. »

Dès les premières fois que j’allais en Belgique et j’y allais tous les ans à l’époque des vacances, avec mes parents, voir une tante paternelle, ce qui me frappait, c’était, d’abord, le très beau paysage, en haut du village de La Chapelle-Frontière, consistant surtout en d’admirables prairies naturelles dans de littéraux bois de chênes et de hêtres, aussi des étangs d’eau clapotant, sombres d’être clairs, mais si profonds… Puis la Douane belge, très exigeante en ce temps-là, m’apparaissait sous la forme un peu terrible (« Avez-vous quelque chose de neuf à déclarer ? C’est de Paris que ça vient ? Ça a-t-il été porté sérieusement ? ») qu’elle ne fait plus que d’affecter de nos jours. Elle me semblait aussi très bien vêtue, cuivres dorés et drap foncé, en comparaison de l’éternel vert et bleu de nos « gabelous ».

Et c’était Bouillon, d’un vert de toutes nuances, en entonnoir avec un horizon comme céleste de sapins, de chênes, de hêtres, de frênes et de tous arbres de ces contrées ; sur les pentes proches de la toute petite ville, une galopade de jardins paradoxalement poussés là et cultivés, fort bien, ma foi, et fort coquettement, comment !

Je me rappelle, comme si j’y étais, sous le château féodal ou plutôt barbare, — tout poternes, murs de trois mètres d’épaisseur, oubliettes redevenues des gouffres sans but, et les ruines de l’espèce de prison pour dettes où se rhumatisaient les officiers frappés d’opposition de Sa Majesté le roi des Pays-Bas, avant la révolution belge de 1830, — la jolie église neuve et son fin clocher d’ardoises où j’entendis une fois un si divin mois de Marie…


« Reine des Cieux,
Vous nous rendez tous heureux ».


Bien vieux et bien doux cantique, où des amateurs d’origines ont voulu voir l’œuf de la ' Marseillaise… Un œuf de colombe d’où sort un aigle.

Le curé, depuis, je crois, grand vicaire de Namur, avait un bien beau verger où d’innombrables fruits, poires, pommes, noix, raisins et, en été, fraises, cerises, prunes, abricots (au vent, je vous en réponds) étaient très bons… et très courus.

Mais les truites de la Semoy !

Les truites ! que la révérence m’empêchera, cette fois, de qualifier de divines, mais qu’un respect attendri non moins que rétrospectif et qu’une reconnaissance un peu profane, peut-être, dans le cas, ne m’empêchera, mordieu pas ! de magnifier de cléricales, les truites de la Semoy, dignifiables même de saumonées, consommées en toute dilection, en compagnie des bons collègues de ce bon curé, oies truites de la Semoy !…

Je m’en souviens d’autant plus et, pour en revenir au sérieux dû, d’autant mieux que quelque chose de cordial se mêle à ces fumets gastronomiques. Quelque chose de cordial, d’intellectuel aussi, et de mieux peut-être encore…

Le frère décédé du curé en question, curé lui-même à Paliseul, m’avait pris en affection et, pendant les vacances, me donnait des répétitions de latin, puis de grec. Il était fort ami de ma famille et, lors de nos passages annuels à Bouillon, nous manquions rarement de nous arrêter au presbytère. À cette occasion, le vénérable prêtre invitait quelques-uns de ses confrères, tous bons convives et saintes gens toutes simples… Parfois il nous menait, dans son modeste char à bancs, à quelques kilomètres de là, au « château de Carlsbourg, » qui avait appartenu à ma tante de Paliseul et que celle-ci, dès veuve, avait vendu, comme infiniment trop grand pour elle et son train forcément restreint, à la Congrégation des Ecoles chrétiennes, dits Frères Ignoratins, braves gens, modestes et infatigables instituteurs des pauvres et qui remplissent à présent plus que jamais le monde entier de leurs bienfaits. Ce château, actuellement utilisé comme collège, est un très important bâtiment, le classique château à deux tourelles, symétriquement disposées, en poivrière, aux deux extrémités de la principale construction. D’immenses jardins dont une partie, convertie en cours des récréations, entoure cette seigneuriale demeure dont j’eusse pu, si l’avaient voulu les destinées, me voir le châtelain… Au château de « Calcebourg », comme on prononce dans le pays, nous attendait une hospitalité, sinon princière, du moins large et de tout cœur. La gaieté, une gaieté sans fiel, quelque malice, ô l’innocente malice, toute spirituelle et naïve tant ! assaisonnaient agréablement les mets plaisants et les vins gais…

Le Frère Supérieur était une figure remarquable entre toutes ces têtes intelligentes et fines dans leur réelle bonhomie d’ecclésiastiques, jeunes pour la plupart, ou d’une encore verte maturité. Lui, pouvait avoir la trentaine ; il était bel homme et sa large face, toujours rasée de frais, souriait d’aise et de bonne conscience. Il avait fait faire, pour approprier le château à son actuelle destination scolaire, de grands travaux intérieurs. L’aspect majestueux du dehors avait été scrupuleusement respecté par cet homme de goût, au fond ; et il trouvait, pour s’excuser de ce qui néanmoins lui apparaissait un peu comme un crime de lèse-architecture, cette excuse non maladroite : « J’ai dû faire mon petit Haussmann. » D’ailleurs, très lettré, cet « ignorantin », néanmoins trop attaché à notre grande littérature classique, au point, par exemple, de préférer Buffon à Chateaubriand.

Moi qui commençais — je pouvais alors être âgé de 15 à 17 ans — à préférer Hugo à Chateaubriand, et, en secret, à ne pas préférer, mais, dans un coin de mon cerveau, subordonner, pour certains cas, le premier à Baudelaire, je pestais un peu contre le cher Frère, et ne l’approuvai que d’une inclinaison, perlée mais mal sincère, de la tête, quand il me recommandait, en fait de bon et sérieux latin, les Commentaires de César, en place de Virgile. (Or, méchant gamin, je traduisais Catulle et Juvénal, voire Pétrone, en cachette, plus volontiers).

N’importe, ce Frère Supérieur m’a laissé un bon et sain souvenir, de sérénité, de ferme bienveillance, de merveilleuse activité toute au bien sinon toute au beau et sa haute taille, son port allègre, ses yeux de bonté et son franc sourire me restent, dans mes pensers fatigués et blasés de ce maussade et fade aujourd’hui, comme un rafraîchissant et encourageant exemple de vertu brave et simple et de cette foi pratique qui faisait sa force et son calme…

Il est bon, n’est-ce pas ? d’avoir de tels héros d’humanité, toute ronde et comme naïve, dans notre pauvre tête harassée de paradoxes, aux jours de providentielles réminiscences…

Bouillon est horriblement pavé dans ses endroits pavés. On dirait, ma parole, des galets, bien qu’on soit ici à je ne sais combien de lieues de la mer. Petites maisons en pierres d’ardoise inégales, couvertes d’ardoises aussi, rues où conduire une voiture, au plus, avec prudence, où une rencontre de voitures est tout de suite un encombrement, à moins, pour l’un des véhicules, de monter sur le trottoir, très bas, il est vrai. Rien de remarquable, en outre, que l’extrême politesse des gens et le commencement de l’accent, non encore du patois, wallon, lui-même mâtiné du langage ardennais français, joli dès Charleville après s’être ressenti du traînement presque parisien de la Marne, ensuite de Reims. Cet accent wallon, je le dis wallon, faute de mieux, cet accent encore tout ardennais-français, sautillant, bref et un peu court, où de l’esprit a ses aises et qui ne fatigue pas l’oreille le moins du monde, où les voyelles s’escamotent volontiers et où certaines consonnes, les T, les D, se prononcent sur les dents, à l’anglaise…

L’endroit où demeurait ma tante est, à trois lieues de Bouillon, un tout petit chef-lieu de canton, Paliseul, dont le nom appartient également à la guerre de 1870, par l’hospitalité toute « compatriotique » qu’y reçurent les malheureux vaincus des 1, 2 et 3 septembre.

Un joli site haut perché, plein de jardins qui corrigent l’âpreté un peu des toits trop uniformément en ardoises… Bon Dieu ! que j’y ai joué, dans le clos de matante, et couru, et gambadé, et lutté, principalement avec un gamin de mon âge, un futur séminariste, aujourd’hui curé dans les environs, un fin lettré, un digne homme, que je regrette bien que la vie, bête et dure, ne me permette de revoir peut-être jamais. Bon Dieu, que je me le rappelle donc dans tous ses détails, ce joli village où j’arrivais quand septembre venait, grandi de quelques centimètres, puis d’un, puis d’un demi, puis quelques poils frisant au menton, jusqu’à ce qu’un jour je fusse barbu et esquissant une calvitie aujourd’hui outrageante, — croissance jusqu’au bout, constatée annuellement par un cran au couteau sur l’un des poteaux de la grange. — Ô la grange parfumée des foins d’il y avait deux et trois mois, et de la bonne odeur de l’étable où ruminaient et mugissaient de belles vaches donneuses de quel lait !

Ma tante, sévère et toute bonté, veuve sans enfants d’un colonel du Premier Empire, était Orléaniste et je vois encore, grande lithographie en un large cadre d’or, la bataille de Yalmy, avec le duc de Chartres, (aliàs Louis Philippe Ier) en houzard, par Horace Vernet, si n’erre ma mémoire, dans son salon du rez-de-chaussée, tout velours d’Utrech et boiseries blanches…

Ma tante mourut dans mes bras, ainsi, peu après qu’une autre sœur de mon père, demeurant dans un hameau tout proche, et je n’eus dès lors plus occasion de revoir ce beau pays.

Le souvenir de ces lieux et de ces temps me poursuit pourtant après tant d’années écoulées de toutes façons, témoin, avant d’en finir avec ce chapitre, ce rêve que je raconte à la suite de mains autres sous le titre d’Ægri Somnia, dans un livre d’Essais qui ne paraîtra, sans doute, jamais, et qui renferme, en outre d’être afférent à mon sujet actuel, une morale que je confirme ici.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Sedan, Bouillon, Paliseul, lieux d’enfance ! Que changés ! Dans le bois à droite en venant (de Bouillon), le grand bois murmurant jadis dans des ombres parfumées de bruyère et de genêt,


« Où la myrtille est noire au pied du chêne vert »,


il y a des becs de gaz, et, parmi les clairières, très nombreuses, aujourd’hui, des industries malodorantes. Ô les vilains ouvriers luxembourgeois et italiens ! Je reconnais le Chêne, l’Ancêtre qui s’élève à l’entrée du bois Almon (c’est bien ça, c’est bien ce nom local et familier, cadastral) de quelques mètres éloigné des premières hautes futaies. Horreur ! un « robinson » s’y est installé à l’usage de couples à moitié paysans : bière, sirop, l’apéritif, de la cuisine, « chefs » crasseux et « petites bonnes » sales ; du trottoir et du bitume. La campagne autour, autrefois sauvage, s’est faite plate à force de jardins potagers. Les beaux étangs noirs qui clapotaient en plein vent perpétuel du Nord, il y a des cygnes dessus, et de bêtes cyprins dedans, et une bordure « de granit rose » autour. Je m’y mire, et je vois une face grassouillette dont je demeure confus en présence de mon innocence, là, vivante jadis, et de tout ce qui s’est passé entre ma maigreur d’alors et ce ridicule embonpoint qui dit tant de choses digérées, de choses banales, laides, médiocres et lâches ! Et que bénit soit le sursaut vengeur me rendant tout à mon réel malheur, fier alors !

. . . . . . . . . . . . . . . .


II

C’est précisément après un séjour dans les Ardennes belges que je me rendis, en août 1868, avec ma mère, veuve depuis deux ans, à Bruxelles, dans l’intention d’y voir Victor Hugo qui, tous les ans, quittait sa maison de Guernersey pour « villégiaturer » chez son fils Charles.

Nous arrivâmes donc, par la petite gare du Luxembourg, dans un des quartiers les plus paisibles de la ville et pour cela exquis, tout proche, en outre, des boulevards qui forment avec ceux de Paris l’antithèse précisément la plus hugotique qu’on puisse rêver : tout silence, luxe intime et profusion de richesse discrète, si l’on peut risquer ces mots, profusion et discrète, qui pourtant peignent bien la chose, encore que bien apparemment contrastant entre eux, eux aussi.

Le fiacre, sur notre indication, nous conduisit en face de la « station » du Nord, en la première maison même du faubourg de Saint-Josse-Ten-Noode, appelé alors grand hôtel liégeois, un endroit assez confortable et assez modeste que j’ai retrouvé, il y a deux ans, transformé en un splendide « Bar américain » avec dépendances, etc.

Le temps juste de m’habiller et je bondis plutôt que je ne courus place des Barricades, où demeurait Charles Hugo.

Cette place, n’est pas une merveille. Elle témoigne de la province la moins pittoresque qui se puisse imaginer et de l’abominable époque de la fin du dernier Empire. Elle doit certainement son nom révolutionnaire à quelque épisode de la guerre de l’Indépendance belge (pardon ! rien du journal, mais l’habitude, la sotte habitude…). Quartier, d’ailleurs, paisible s’il en fut, stucqué, assez agréablement orné de passablement d’arbres de promenades, sans commerce et toute bourgeoisie aisée. Je sonnai à la porte d’une maison en tout pareille aux autres de la place : une place Vintimille plus petite, aux habitations plus basses, blanches avec des volets blancs. Une bonne m’ouvrit, qui m’apprit que M. Victor Hugo n’était pas « encore rentré », mais qu’il ne tarderait pas, qu’en attendant Madame était là… Je demandai la faveur d’être introduit, faveur que j’obtins, et mille vers de Sainte-Beuve, de Victor Hugo lui-même, me bourdonnèrent dans la tête au moment de voir la fidèle compagne dont le poète disait en 1835 :


« C’est elle ! La vertu sur ma tête penchée,
La figure d’albâtre en ma maison cachée,
L’arbre qui, sur la route où je marche à pas lourds,
Verse des fruits souvent et de l’ombre toujours…


et je me surpris, en pénétrant bien timidement dans le petit salon où me conduisit la servante, à murmurer en moi-même cette phrase des Consolations', ce livre d’il y avait des années et des années, ce livre intime, discret, historique comme des mémoires inédits tout à elle :


« Vers trois heures souvent j’aime à vous aller voir ».

Un tout petit salon, en effet, abrité de la réverbération violente d’une après-midi torride contre le blanc cruel de la place par des persiennes et d’épais rideaux de nuance vert-foncé. Mme  Hugo, qui s’était à moitié soulevée, pour me recevoir, d’un large canapé qu’elle m’invita à partager, était elle-même comme voilée d’un de ces immenses chapeaux de paille ainsi que les femmes en portaient alors, et dont un long élastique permettait de rapprocher ou d’éloigner les bords tenus à la main selon le vent ou le soleil.

Très gracieusement, elle me fit asseoir et me parla de moi, de mes travaux, de mes projets. Je n’ai pas dit que j’avais, par un mot écrit de la veille avant mon départ pour Bruxelles, prévenu le Maître de ma visite. D’où probablement l’invitation de la servante, sur mon nom énoncé, à entrer et attendre. Elle m’assura de la grande sympathie de son mari pour les jeunes littérateurs et pour moi et mes vers en particulier. La politesse ! Puis elle s’excusa de me recevoir dans toute cette ombre qu’elle appelait plaisamment toute cette nuit, et se mit à me parler névralgies, maux d’yeux, collyres et ainsi de suite, avec une remarquable facilité d’élocution et, me sembla-t-il, quelque exaltation maladive ou tout au moins fébrile. Je prenais goût à cette parole animée, en dehors et parfois, quand il s’agissait d’art au-dessus de l’ordinaire, vibrante, et j’examinai avec le plus vif intérêt cette tête ardente, ces pauvres yeux malades, mais luisants d’un feu étrange, ces traits à la fois fins et des plus marqués, le teint d’une Espagnole et la chevelure presque d’une mulâtresse, avec, comme principale originalité, le grand front bombé, qui fut une beauté en 1830, et restait, sur cette tête toute de passion, comme la marque souveraine de l’Intelligence. Cette femme, déjà si intéressante par elle-même, m’apparaissait en quelque sorte comme la Muse du Romantisme, épousant jusque dans ses excès, dont elle se rendait aussi bien compte qu’elle en percevait ou en créait l’excuse, souvent cruelle, les idées, les opinions, jusqu’aux erreurs de son génial conjoint ; aussi, un peu, comme la Consolatrice de l’exil, l’Inspiratrice, aux moments de détresse morale et de lassitude intellectuelle, du poète fatigué des luttes, le plus souvent écœurantes, de la politique ; comme l’Âme sympathique et l’âme altière, souvent amère des tristesses de la vie… et de la mort. Épouse, dit-on, parfois douloureuse, mère par deux et trois fois éprouvée, et combien ! Grande figure émouvante au possible.

Comme j’en étais là, tout engagé dans une conversation qui me captivait véritablement et par elle-même et plutôt, je crois, encore, surtout par la personne et la personnalité de mon interlocutrice, la porte s’ouvrit et Victor Hugo parut à mes yeux pour la première fois.

Je connaissais Victor Hugo d’après l’immense quantité vue de portraits-lithographies, glabres en toupet Louis-Philippe, les daguerréotypies en coup de vent d’un peu après, en saule pleureur du coup d’Etat, puis les premières photographies, en barbe poussante et en cheveux tondus, de chez Pierre Petit. Au moment précis dont je parle, ses cheveux plutôt sel que poivre, sa barbe plutôt poivre que sel, et sa moustache presque noire encore, le faisaient positivement beau ; c’est à mon sens le point culminant de son physique, dans le sens un peu vulgaire que je suis bien forcé, pour être très français, d’employer ici. Joints à cela, pour la face, de petits yeux restés brillants, non sans malice, des traits réguliers dont un nez plutôt fort, de bonnes dents, le teint quelque peu hâlé, peu de rides encore : il portait bien et très bien ses soixante-cinq ans sonnés. Vêtu de noir et de large, il tenait à la main un chapeau de feutre de haute forme qu’il déposa sur un guéridon ; sans attendre que sa femme eût fini de me présenter, il me tendit la main et, tandis que Mme  Hugo se retirait après m’avoir prié, de concert avec lui, à dîner pour le soir, à son tour me fit asseoir à côté de lui, sur le même canapé où je venais d’avoir une conversation si inattendue, non moins que si topique.

À vrai dire j’étais ému. Beaucoup. Dame ! j’étais, comme nous tous, doublement hugolâtre : 1830, le 2 décembre, ces deux dates me hantaient… Pourtant l’homme de génie commençait à m’imposer plus en Victor Hugo que l’homme de parti. Aussi fus-je charmé de son accueil tout littéraire, et si gentiment littéraire !

Oui, j’étais ému ; mais j’étais préparé. Et cette communion d’une heure avec la digne compagne du grand homme, ce quelque chose de lui qui était elle, et sa parole si suggestive, avaient, sinon rompu, du moins brisé ma timidité, et ce fut avec une aise modeste et, mon Dieu, l’avouerai-je, une loquacité respectueuse que je causai avec lui.

Il me cita de mes vers — ô sublime et doux roublard ! Il flatta ma fierté d’enfant par une controverse qu’il souffrit paternellement que je soutinsse à propos de quoi ? des premiers vers, des premiers articles que j’élucubrais alors… Entre autres choses j’ai retenu ceci :

« M. Leconte de Lisle est un poète très remarquable, mais je connais Achille, Vénus, Neptune : quant à Akhilleus, Aphrodite, Poséidon, serviteur… » et mille autres observations judicieuses… Pour ce qui concernait l’Impassibilité, notre grand mot d’alors, à nous Parnassiens, il ajouta : « Vous en reviendrez. »

La conversation plana ensuite sur un monde de choses, et je me retirai très tard dans la soirée, avec la persuasion, chère à mon esprit et à mon cœur, que le Maître était, en outre — avec tous les défauts inhérents et indispensables à un homme digne d’être — un homme exquis et un brave homme.

Que diable voulez-vous que je fisse à Bruxelles après cette aubaine ? M’en aller bien vite, emportant la bonne nouvelle à part moi : que Victor Hugo s’intéressait à moi !

Je m’en allai bien vite, parbleu !


III

J’ai revu depuis Victor Hugo, souvent et beaucoup. Bruxelles aussi. J’abandonne à regret Victor Hugo et je reviens volontiers à Bruxelles. — C’est mon plan d’ailleurs.

Mon Bruxelles est ondoyant et divers. Je l’ai vu sous tant d’aspects que c’en est devenu pour moi, comme on dit, un petit Paris.

Du pittoresque, de jour en jour le cédant, combien a tort ! au goût qu’on appelle moderne et que je déclare éternel parce que c’est le mauvais goût, qu’en dire, sinon que je le regrette cuisamment, que je le pleure avec des larmes de sang, que je suis indigné de son lâche et lent assassinat, et que je vénère avec le fanatisme d’un catholique millénaire, comme dirait M. Léon Bloy, ses reliques dont, par bonheur, je ne suis pas le seul dévot tant en Belgique qu’à Bruxelles, que partout où bat un cœur d’artiste, où brûle un esprit d’homme de goût.

Depuis les plusieurs lustres écoulés à partir de ce 1868 si mémorable pour moi, la capitale brabançonne a perdu une bonne moitié, au moins, de ses vieilles rues aux enseignes si drôles : À la Cigogne, On y couche, par exemple. C’est à peine s’il reste par-ci, par-là, quelques bons vieux « Coings » où la moule et le café au lait, alternant avec ce bon faro aigre et soûlant, désaltèrent et nourrissent encore le Marollien habitueux ou le touriste vraiment sérieux. Et les bons chiens d’antan, allant tout seuls « livrer » les couffes et pistolets tout chauds, dans de petites voitures qu’ils traînaient si adroitement, aux habitants des beaux quartiers, et que les plantureuses servantes en robes blanches à pois multicolores, en train de nettoyer les seuils à grands seaux d’eau et à grands coups de croupe en arrière, caressaient et câlinaient par leur nom ? Disparus, ou presque ! Lors de mon dernier voyage là-bas, 1893 ! je n’ai pas revu un seul de ces toutous qui ont eu la gloire d’être immortalisés par Charles Baudelaire dans un poème en prose dédié au peintre Arthur Stevens et dont un beau gilet de peluche ponceau fut le prix !

En place, il est vrai, des naïves masures et des bâtisses à la bonne franquette, dont pas une ne manquait de son cachet bien à soi et toujours amusant, l’œil parisien retrouve, sans enthousiasme par trop patriotique, les maisons de rapport ou, alors, les petits hôtels « romans » des parties, chic ou non, de la Ville-Lumière…

Mais il en est des villes comme des gens, qui vous apparaissent à certains jours désagréables ou ennuyeux, si vous êtes, à ce moment, comme on dit, mal luné ou que ce soit eux qui le soient. Je reparlerai de Bruxelles dans le cours de ce travail et j’aurai certainement à en dire tout le bien, au fond, que j’en pense. Car, en effet, cette ville plutôt cosmopolite a toutes sortes d’attraits, même imprévus, comme elle a, c’est le cas de le dire en passant, puisque je parle d’embellissements », toutes espèces de désagréments parmi les fades et les banals, par le fait seul des ambiances et des intrusions.

D’ailleurs, tout n’est pas mal dans les modifications apportées à la toilette de la bonne ville. Je vous passe la Bourse et l’hôtel des Postes, pour lesquels je professe une estime silencieuse. Mais n’y aurait-il que le Palais de Justice, à peine achevé, pour soutenir en quelque façon, ne fût-ce que colossale, en nos jours de mesquinerie prétentieuse, l’art moderne, que je le proclamerais bon et excellent parmi, je crois, toutes les tentatives en pierre, en fonte ou en brique de ces temps-ci, et qu’il n’est ni tour Eiffel, ni Halles Centrales, ni Sacré-Cœur, à lui comparable comme grandiose ou comme masse bien masse et bien voulue ainsi. C’est babélique et michelangesque avec du Piranèse… et un peu, peut-être, de folie, — de la bonne, ma foi, je pense bien. Extérieurement c’est un colosse, intérieurement c’est un monstre. Ça veut être immense, et ce l’est. Ça veut être terrible comme la Loi, sévère et nu somptueusement, et ce l’est ou c’est tout proche de l’être. Il y a là particulièrement une cour d’assises où, même en dehors de tout état de cause, je ne voudrais pas être condamné à mort, tant c’est noir de marbre, de velours et… de jour pour ainsi parler, tant il me semblerait que ça serait plus dur d’entendre prononcer la sentence là et non ailleurs.

J’ajouterai, pour mémoire et sous forme de compensation, qu’en février de l’année dernière, invité par la Conférence du Jeune Barreau de Bruxelles, je faisais, sous la coupole d’or du formidable monument, dans une chambre, ô que sombre ! de Correctionnelle, assis à la table du Greffier, immédiatement au-dessous du bureau affecté au Tribunal… répandu dans la salle parmi une centaine d’avocats, ayant à ma gauche le haut pupitre du Ministère public, perdu aussi dans l’auditoire, — une conférence sur… ou plutôt la lecture des épreuves d’un livre qui a paru depuis, biographique et… fantaisiste, si vous voulez, sous le titre de Mes Prisons.