Œuvres posthumes (Verlaine)/Souvenirs/Souvenirs sur Théodore de Banville

Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. 183-188).

SOUVENIRS SUR THÉODORE
DE BANVILLE


J’ai beaucoup connu le si regretté Maître et je pense qu’il est encore temps de lui apporter mon hommage comme filial sous la forme de ces quelques notes anecdotiques. Tout d’abord, ma première connaissance avec Théodore de Banville s’opéra par la lecture, chez un libraire du quai Malaquais, des Cariatides et des Stalactites, lesquels livres de sa jeunesse (1842) frappèrent littéralement d’admiration et de sympathie mes seize ans déjà littéraires. Certes, Banville a fait mieux et infiniment mieux que ces œuvres de son adolescence poétique (il débuta à dix-neuf ans), mais il y a dans ces Juvenilia une telle ardeur, une telle fougue, une telle abondance, une telle richesse en quelque sorte, que je ne crains pas d’affirmer qu’ils exercèrent sur moi une influence décisive. J’étais proprement transporté. Un peu plus tard, je lus les Odes funambulesques qui me ravirent en extase, Le Beau Léandre, Le feuilleton d’Aristophane, toute cette œuvre merveilleuse. J’eus bientôt l’honneur d’être présenté au grand poète par de chers camarades, Coppée, Mendès, Dierx, José-Maria de Heredia, Mérat, et ce pauvre Valade. Il était impossible de trouver un plus charmant, un plus brillant causeur, en même temps qu’un hôte aussi affable, d’une malice douce et sans fiel, véritablement unique. Son visage, qui rappelait celui du Gille de Watteau, était un aimable et singulier mélange de bonté presque puérile et de finesse infinie. Du reste, un parfait gentleman aux gestes gamins toujours de bon aloi. Sa voix, plutôt haute, sortait d’entre ses dents un peu serrée, stridente mais bienveillante. Les épigrammes, les anecdotes, jusqu’à des confidences tout amicales en sortaient pour la joie de ses invités du salon de la rue de Condé (je parle de longtemps), dont les honneurs étaient faits par la fidèle compagne de sa vie. Un fils de premier lit, qui est maintenant un grand artiste — j’ai nommé Rochegrosse — s’était vu adopter par Banville en toute paternité infatigable et dévouée. Je me rappellerai toujours ces milieux de soirées où le Maître déshabillait le tout petit garçon, le faisait baiser au front par l’assistance que nous étions et l’allait coucher, cependant que nous prenions des gâteaux et le thé au rhum traditionnel. Banville revenait et la conversation devenait plus vive sur l’invitation du « patron » :

— Et maintenant, Messieurs, nous allons fumer des cigarettes comme un tigre ! Ceci ponctué d’un index en l’air, geste si gentil, mais combien contagieux ! Car tous, du Parnasse contemporain, plus ou moins que nous sommes au fond, avons conservé cette manière d’accentuer nos phrases, Mendès, Coppée, votre serviteur et tant d’autres ! C’est vers ces heures que l’on voyait Banville tirer de la poche de son veston de velours une simple casquette de soie qu’il campait gaminement sur une tête peu chevelue déjà, comme l’expriment d’ailleurs ces vers exquis :


Banville porte un front qui n’a rien de commun :
À tort il l’accompagne
De trois crins hérissés avec fureur, comme un
Savetier de campagne.

Et les malices, et les bonnes méchancetés, de pétiller en paradoxes éblouissants, sans, je le répète, aucun fiel au grand jamais. Parfois, un violent coup de sonnette, suivi de L’apparition de l’immense Glatigny, retentissait. Le poète de Flèches d’or n’était rien moins qu’un dandy, tout en restant, bien entendu, un gentleman lui aussi. Il me souvient de l’avoir vu dans ces chères réunions, vêtu d’une blouse bleue de roulier, avec, aux pieds, de purs sabots. Par exemple, en voilà un qui vous l’imitait, ce Banville ! Celui-ci, d’ailleurs, se plaisantait lui-même à cet égard. C’est ainsi qu’un soir, les frères Lionnet, en train d’imitations, s’avisèrent — ou mieux : s’avisa — de contrefaire les intonations si amusantes de Banville, qui s’écria : « C’est bien… mais ce n’est pas encore ça… » Et l’excellent hôte de « s’imiter » délicieusement et de se surpasser lui-même, tâche peu facile, en esprit gentil tout plein, bonhomme et divinement farceur. Et c’est vers ces époques que Banville écrivait son chef-d’œuvre, peut-être, ses magnifiques Exilés, livre véritablement épique et du plus haut lyrisme. Le Charivari d’alors imprimait une nouvelle série d’Odes funambulesques qui ne le cédaient en rien aux premières ; et le National insérait chaque dimanche soir de miraculeux articles de critique dramatique. Le Théâtre-Français jouait Gringoire ; des nouvelles, des contes, ajoutaient en outre à la gloire du puissant créateur. Parfois, sa mère honorait ces soirées de sa toute bienveillante et toute gracieuse présence, et c’était vraiment admirable, quoique bien naturel, de voir la déférence affectueuse dont Banville l’entourait. On parlait peu politique, rue de Condé ; mais quand il en était question, le maître savait toujours imposer son lumineux bon sens et la juste largeur de son esprit.

Survint la guerre, qui trouva Banville fièrement patriote et lui inspira les Idylles prussiennes, une œuvre vengeresse, la seule peut-être qui restera de cette période, avec de fort beaux vers de Mendès et de Coppée. Des événements qu’il ne convient pas de raconter ici m’éloignèrent de France et de Paris pendant de longues années, ce qui n’empêcha point le poète de s’intéresser à mes humbles travaux en de précieuses lettres précieusement gardées qui font partie de mes plus chers trésors. La vie, depuis si sévère et parfois si injuste pour moi, m’a, dans ces derniers temps, tenu éloigné de son salon de la rue de l’Éperon ; mais, et c’est là le cas de le dire, le cœur y était. Et ce me fut comme un grand coup au cœur quand, ouvrant l’Écho de Paris, certain matin, j’appris sa mort soudaine. Et moi qui ne sors jamais, infirme et sauvage que je suis, je me départis de ma discrétion habituelle et assistai à ces belles et touchantes funérailles, où, malgré la pluie, l’Intelligence de Paris se pressait. J’ai ressenti rarement une émotion pareille, encore que la Destinée m’ait gâté et me gâte encore sous ce rapport-là. Il me semblait que c’était un reste de ma jeunesse qui s’envolait. Il me souvenait d’avoir, vingt-deux ans auparavant, accompagné un autre cercueil, aussi illustre, mais combien triste ! avec sa trentaine de suivants, dont précisément Banville, resté fidèle à son ami Baudelaire. Je menais en quelque sorte le deuil avec l’éditeur Lemerre ; hier, n’était-ce pas l’éditeur Vanier sur le bras duquel je m’appuyais ! Simple coïncidence, mais fatalité tout de même, preuve et « sigille » (dirait l’ami Moréas) de ma fatale inféodation à cette tant aimée coquine de littérature pour laquelle avait tant et si victorieusement fait là jamais disparu bon Poète !