Œuvres posthumes (Verlaine)/Souvenirs/Momes-Monocles

Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. 200-208).

MOMES-MONOCLES


Sous ce titre quasiment générique, je me propose de réunir quelques-uns de mes très jeunes ou jeunes encore amis affligés de la verrue en vogue ou adornés de cette fleur à la mode, comme on voudra. Je place la présente étude sous le haut patronage de notre cher et vénéré maître Leconte de Lisle, du monoculiste par excellence, qui porte beau et fier, dans son arcade sourcil… leuse, l’emblème chéri de la génération montante de cette décadence-ci.


I


À Édouard Dubus.

Grand, point trop mince, glabre et pâle, vif comme le mercure et causeur comme une cascatelle qui serait presque un torrent, il est duelliste de naissance, amoureux de complexion, poète de race et reporter à ses heures perdues. Les belles, toutes ! de Montmartre et du Quartier n’ont point d’arcanes pour lui : leur alcôve est toute sonore de ses sonnets qu’enflamme, par surcroît, la pyrotechnie du plus pur symbolisme, leurs mains et, je crois bien, leurs pieds, tous roses de ses baisers, sans préjudice de leurs autres trésors et de ses autres caresses. Un don Juan à trois yeux, un pacha à… combien de… cœurs.

La première fois que je le vis, nous nous gourmâmes. La seconde fois nous dinâmes ensemble. Depuis notre amitié subit des fortunes diverses ; telle toute chose humaine, mais le beau fixe a fini par triompher, et je défie bien l’appendice zygomatique de ce charmant compagnon, quelle qu’en soit l’acuité et quelque pénétrante que puisse être la psychologie de son regard pourtant pénétrant en diable, de découvrir la moindre arrière-pensée dans l’expression actuelle de ma véritable sympathie pour la gentillesse de ses procédés — et de son

esprit, ce qui ne gâte rien.

II


À Alain Desvaux.

Pourquoi ce doux garçon s’entend-il surnommer « l’assassin » ? Serait-ce par antiphrase et faudrait-il en croire la légende qui veut qu’en train de suçons sur des frisons il ait naguère été l’objet d’une tentative de meurtre de la part d’une Espagnole soupçonnée d’être des Batignolles ? Je connais un peu la dame, et, vrai, je ne la crois pas démonstrative à ce point, mais bien très charmante et sanguinaire tout au plus comme un mouton mal enragé. Au demeurant, que de revanches cupidonesques ne prit-il pas d’autre part ! Je ne compte à son passif, en outre de la terrifique aventure ci-dessus indiquée, qu’une défaite, cette fois-ci brésilienne authentiquement, et j’y compatis d’autant plus que moi-même, quelque temps après, je passais par les mêmes fourches portugo-americo-caudines. Hasards de la guerre ! sombres fêtes ! Mais que diable voulez-vous ? On n’est pas des princes, ni des bœufs, comme avait coutume de dire un jeune faubourien, mon voisin d’hôpital, du temps quand je n’étais pas ce millionnaire.

Il s’appelle Alain, en bon breton qu’il est ; en bon breton aussi, il bretonne pour l’Église et pour le Roy, plus « millénaire », comme dit Léon Le Roy, que gallican, plus pour Charles XI que pour Philippe VII, ce à quoi j’applaudis. Tout loyalisme, tout foi, sinon tout croyance. Il pratique peu et ne conspire pas. N’arbore son… monocle qu’à la rigueur.

Un nez à la Scudéry. Comment se pourrait-il, dès lors, qu’il ne fût pas le Triomphant habituel que nous savons ?

III


À Henry Chollin.

Hyren Nilhoc pour ses lecteurs, car poète et romancier. Carliste comme ci-dessus et ultramontain nuance Grégoire Septième du nom. Peu pratiquant aussi. Assume ses féroces opinions cléricales principalement dans son costume qui tire fort sur le prêtre catholique anglais, surtout quand il complète par un haut de forme à bords plats son col comme romain « piquant d’une note » blanche le noir de la soutanelle (ou comme) hermétiquement fermée. Coiffé du pétase de feutre noir — toujours ! qu’il dispose en cône à la Salvator Rosa et qu’il porte très enfoncé, très en arrière, il contracte des airs mauvais garçon et parle volontiers socialisme. Mais ne voyons-nous pas le bellement féodal, l’admirablement mystique, le très décoratif Wilhelm II se pencher, non sans une grâce hautaine, sur ces questions essentiellement cordiales ?

Supporte bien une pauvreté un peu volontaire ; et, pourvu que son verre, qui est grand, s’empourpre de picon ou s’illumine d’absinthe, diurnes et nocturnes, il n’y a pas d’heures pour les braves et fi de l’opportunisme en toutes choses ! il n’a cure et peu lui chaut du souper non plus que du gîte… Et le reste ? direz-vous. Dame ! ses principes théologiques, bien qu’irréductibles, ne lui défendent pas de se tourner vers la Femme autrement que pour l’édifier. Alors, gare ! Ô ces jeunes gens !

Par exemple, je ne sais pas pourquoi je l’ai fourré dans ce cénacle de monoclés. Car bien que (peut-être parce que) puissamment myope, son œil est vierge de tout verre solitaire. L’honnête pince-nez, les nuits de vadrouille et de chapeau mou, des lunettes — pas moins ! quand casqué du galurin des jours habillés, parent seuls (ou déparent) son visage d’adolescent ascétique avec un soupçon bonne humeur latente et d’indulgente gausserie.

Il n’a donc pas, il usurpe, mais de par l’amitié, sa place dans cette galerie de chers camarades, d’affectueux et affectionnés cadets du bonhomme un peu Jadis déjà que devient votre serviteur.

Et vite revenons à l’orthodoxie de notre titre. Aussi bien voilà qui est réalisé, car nous avons affaire.

IV


à Franklin Bouillon.

« The Jersey man wich a jolly glass in his eve ». Et c’est donc que nous partez, cher ami, pour ce London gothique, riche et select bien, plein d’arbres et de marbres, pour cette joyeuse vieille Angleterre, — Bournemouth, Lymington, Brighton, paix, repos, bénédiction ! — séjour terrible et charmant de mes années d’exubérance, de quelle exubérance ! où maintenant grandit, en sagesse, j’espère, un autre moi-même à qui la vie puisse épargner les joies et leurs revers paternels !

Plus heureux que votre ami, cet Ovide sur place, ibis, bon Frank, ibis in Urbem !

V


À Dauphin Meunier et Henri Leclerq.

Le monocle incarné en deux personnes !

Il est précieux de les voir côte à côte arpenter ou dégringoler le Boul' Mich’, tels que deux princes mérovingiens, superbes présomptifs, imberbes fumeurs de cigarettes, on dirait de cette époque-là, tant ils lancent majestueusement la bleue fumée par les airs où flottent, savamment déchevelées, leurs immenses, gigantesques, roses, noires, épanouies tignasses, effroi du Philistin, stupéfaction des filles, notre joie à nous romantiques un peu revenus, un peu trop rameneurs, sinon chauves furieusement, mais vibrants encore à la vue de ces reliques d’un passé qui fut amusant, et si pieusement portées par des ordinands bénévoles.

Je les crois légèrement « mages » et comme teintés de Bouddhisme, car il paraît qu’il faut tout de même une religion : on vient de découvrir ça tout à l’heure. En tout cas, ce sont de bons enfants, spirituels et gais quand ils veulent bien, et leur dernière « bien bonne » consista a essayer de passer pour des mangeurs d’opium et de haschich, mais l’incompressible bon sens tôt éclata, divulguant par leur bouche, sincère en définitive, qu’aucune sensation d’aucune sorte n’avait suivi la consommation des mystérieuses substances, consommation pourtant opérée suivant tous les rites, n’est-ce pas, Dauphin ?

Affaire, sans doute, de climat et de tempérament, diraient les presque convaincus, desquels je suis.

VI


À Jean Moréas.

Los, los, et trois fois los !

Voici le roi, l’empereur, le demi-dieu du Monocle !

Non content d’être le maître incontestable des rhythmes obsolètes ressuscités et des vocables moyenageux et renaissance accommodés à telles et telles sauces ultramodernistes, il veut encore, et peut et a pu s’instaurer le Magister, par précellence, elegantiarum.

L’hiver, c’est d’un manteau à triple ou quadruple pèlerine qu’il se drape, comme en 1830, pour subjuguer le sexe aimable ; l’été, maints boudoirs le voient s’étendre — sur des canapés tôt gémissant d’un double poids — tout de gris perle investi, cravaté de clair-tendre, bardé du faux-col moins fier mais plus rigide que son cœur tout aux belles de tous les temps.

Mais été comme hiver, erect ou supin, dès le dilicule de même que vers ces crépuscules du soir, il retient, il accapare, il absorbe la Marque ésotérique, le Sigille impollu, le seul, le vrai, l’unique et multiple et sacro-saint Monocle !

D’ailleurs pas « môme » le moins du monde, celui-ci, et il ne figure en ce travail que comme l’indispensable Deus ex machina. S’il ne fait que confiner encore non plus tout à fait à la prime adolescence, sa moustache le désigne suffisamment, double virgule ponctuant de leurs pointes terribles l’auréole qu’il a, le sacre un homme, que dis-je ? le proclame l’homme qu’il faut, QU’IL A FALLU !

Demandez plutôt à ces dames.