Œuvres posthumes (Verlaine)/Souvenirs/La goutte

Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. 249-251).

LA GOUTTE

Il était, de Paris, revenu au village qu’il avait quelques années habité en y faisant passablement de dépenses pour le mal plus encore que pour le bien, quoique celui-ci eût eu, il faut le reconnaître, large part encore dans son budget. À vrai dire, son retour était quelque peu dicté par un vice. Ô un vice ! Trop gros mot, vice, en bien des cas. Quoiqu’il en soit, après deux jours, sa poche était visiblement vide, ce qui fit que tout crédit lui fut refusé dans ce pays que sa prodigalité, bonne et mauvaise, avait, en somme, sinon enrichi, mis à l’aise. Un pauvre qu’il avait obligé lui donna l’asile d’une nuit dans la voiture où il vivait avec sa famille, voiture faite par lui-même de débris et que le mari et la femme tiraient quand la casse des tas de cailloux, la récolte de l’osier, la vente de paniers et de balais, et les occasions pour une petite entreprise de photographie exigeaient du déplacement. Ces braves gens lui prêtèrent dix francs, et d’autres braves gens, des aubergistes nécessiteux chez qui il avait largement consommé comptant, sans trop compter, naguère, quinze. Cela lui permettait de se rendre dans un chef-lieu de canton où un notaire avait de l’argent à lui. Encore ce notaire se dessaisirait-il ? Il remercia et partit. La petite ville où il devait prendre le train se trouvait en fête. Chanteuses et jeux firent tant qu’il y passa une nuit, au bout de laquelle il se trouvait juste nanti du prix de son billet. Il arriva à la gare d’où il devait faire deux lieues à pied sur une route de Champagne, blanche et sans arbres que des bouleaux si malades ! Il lui restait trois sous qu’il boit, puis il enfile la longue venelle par un soleil de 1er juin (on enterrait Victor Hugo), coitfé d’un haut de forme et vêtu d’un pardessus à fourrures. Il avait chaud, mais l’espoir en le notaire lui donnait des jambes. À moitié chemin, comme il n’en pouvait presque plus, le voilà, dans un village à traverser, accosté par un mendiant qu’il connaissait. Cet homme lui dit : « Comment va ? Il fait soif, payez-vous quelque chose ? — Mais je n’ai pas un rotin. Sans cela, vous savez bien… Je vais même à J… pour y chercher de l’argent qu’on me doit. Qu’à cela ne tienne, je me permets, moi, de vous offrir la goutte là-haut, chez Chose. Voulez-vous ? — Comment donc ! »

En face de l’église — une église de ces contrées, ardoise et craie, clocher lourd au milieu, on y voit sonner les cloches pendant les Te Deum, — le cabaret est propre. L’eau-de vie d’Aisne, marc de bas champagne, rit bleuâtre dans les gros petits verres : on choque, on boit, et c’est, parbleu ! la meilleure goutte que j’aie lampée de ma vie.

— À charge de revanche, père Machin !

— Allons donc, c’est de bon cœur !

Et je, puisque je il y a, partis plus allègre pour chez mon notaire, qui devait être absent d’ailleurs, qu’Olympia pour son Panthéon pendant ce temps-là.