Œuvres posthumes (Verlaine)/Projet de préface pour la réimpression

PROJET DE PRÉFACE
POUR LA RÉIMPRESSION DES
PREMIERS LIVRES DE L’AUTEUR


J’avais bien résolu, lorsque je me décidai, il y a neuf ans et plus, à publier Sagesse chez l’éditeur des Bollandistes, de laisser pour toujours de côté mes livres de jeunesse, dont les Poèmes Saturniens sont le tout premier. Des raisons autres que littéraires me guidaient alors. Ces raisons existent toujours, mais me paraissent moins pressantes aujourd’hui. Et puis, je dus compter avec des sollicitations si bienveillantes, si flatteuses vraiment ! On n’est pas de bronze non plus que de bois. Quoi qu’il en soit, succédant, par l’ordre de la réimpression, aux Fêtes Galantes et aux Romances sans Paroles, voici, après vingt-deux ans de quelque oubli, mon œuvre de début dans toute sa naïveté parfois écolière, non sans, je crois, quelque touche par-ci par-là du définitif écrivain qu’il se peut que je sois de nos jours.

On change, n’est-ce pas ? Quotidiennement, dit-on. Mais moins qu’on ne se le figure peut-être. En relisant mes primes lignes, je revis ma vie contemporaine d’elles, sans trop d’étonnement.

Il serait des plus facile, à quelqu’un qui croirait que cela en valût la peine, de retracer les pentes d’habitude devenues le lit profond ou non, clair ou bourbeux, où s’écoulent mon style et ma manière actuels, notamment l’un peu déjà libre versification, enjambements et rejets dépendant plus généralement des deux césures avoisinantes, fréquentes allitérations, quelque chose comme de l’assonance souvent dans le corps du vers, rimes plutôt rares que riches, le mot propre évité des fois à dessein ou presque… En même temps la pensée triste et voulue telle, ou crue voulue telle. En quoi j’ai changé partiellement. La sincérité, et, à ses fins, l’impression du moment, suivie à la lettre, sont ma règle préférée aujourd’hui. Je dis préférée, car rien d’absolu. Tout, vraiment, est, doit être nuance. J’ai aussi abandonné, momentanément, je suppose, ne connaissant pas l’avenir et surtout n’en répondant pas, certains choix de sujets : les historiques et les héroïques, par exemple ; et par conséquent le ton épique ou didactique pris forcément à Victor Hugo, un Homère de seconde main après tout, et plus directement encore à M. Leconte de Lisle, qui ne saurait prétendre à la fraîcheur de source d’un Orphée où d’un Hésiode, n’est-il pas vrai ? Quelles que fussent, pour demeurer toujours telles, mon admiration du premier et mon estime (esthétique) de l’autre, il ne m’a bientôt plus convenu de faire du Victor Hugo ou du M. Leconte de Lisle, aussi bien peut-être et mieux (ça s’est vu chez d’autres, ou du moins il s’est dit que ça s’y est vu et j’ajoute que, pour cela, il m’eût fallu, comme à d’autres, l’éternelle jeunesse de certains Parnassiens, qui ne peut reproduire que ce qu’elle a lu et dans la forme où elle l’a lu).

Ce n’est pas au moins que je répudie les Parnassiens, bons camarades quasiment tous et poètes incontestables pour la plupart, au nombre de qui je m’honore d’avoir compté pour quelque peu. Toutefois je m’honore non moins, sinon plus, d’avoir, avec mon ami Stéphane Mallarmé et notre grand Villiers, particulièrement plu à la nouvelle génération et à celle qui s’élève : précieuse récompense, aussi, d’efforts en vérité bien désintéressés.

Mais, plus on me lira, plus on se convaincra qu’une sorte d’unité relie mes choses premières à celles de mon âge mûr : par exemple les Paysages tristes ne sont-ils pas, en quelque sorte, l’œuf de toute une volée de vers chanteurs, vagues ensemble et définis, dont je reste peut-être le premier en date oiselier ? On l’a imprimé du moins. Une certaine lourdeur, poids et mesure, qu’on retrouvera dans mon volume en train, Bonheur, ne vous arrête-t-elle pas, sans trop vous choquer, j’espère, ès les très jeunes « prologue » et « épilogue » du livre qu’on vous offre à nouveau ce jourd’hui ? Plusieurs de mes poèmes postérieurs sont frappés à ce coin qui, s’il n’est pas le bon, du moins me semble idoine à ces lieu et place. L’alexandrin a ceci de merveilleux qu’il peut être très solide, à preuve Corneille, ou très fluide, avec ou sans mollesse, témoin Racine. C’est pourquoi, sentant ma faiblesse et tout l’imparfait de mon art, j’ai réservé pour les occasions harmoniques ou mélodiques ou analogues, ou pour telles ratiocinations compliquées, des rhythmes inusités, impairs pour la plupart, où la fantaisie fût mieux à l’aise, n’osant employer le mètre sacro-saint qu’aux limpides spéculations, qu’aux énonciations claires, qu’à l’exposition rationnelle des objets, invectives ou paysages. Plusieurs, parmi les très aimables poètes nouveaux qui m’accordent quelque attention, regrettent que j’aie aussi renoncé à des sujets « gracieux », comédie italienne et bergerades contournées, oubliant que je n’ai plus vingt ans et que je ne jouis pas, moi, de l’éternelle jeunesse dont je parlais plus haut, sans trop de jalousie, pourtant. La chute des cheveux et celle de certaines illusions, même si sceptiques, défigurent bien une tête qui a vécu, — et, intellectuellement aussi, parfois même la dénatureraient. L’amour physique, par exemple, mais c’est d’ordinaire tout pomponné, tout frais, satin et rubans et mandoline, rose au chapeau, des moutons pour un peu, qu’il apparaît au « printemps de la vie ». Plus tard, on revient des femmes, et vivent alors, quand pas la Femme, épouse ou maîtresse, rara avis ! les nues filles, pures et simples, brutales et vicieuses, bonnes ou mauvaises, plus volontiers bonnes. Et puis, il va si loin parfois, l’amour physique, dans nos têtes d’âge mûr, quand nos âges mûrs ne sont pas résignés, y ayant ou non des raisons.

Mais quoi donc ! l’âge mûr a, peut avoir ses revanches et l’art aussi, sur les enfantillages de la jeunesse, ses nobles revanches, traiter des objets plus et mieux en rapport, religion, patrie, et la science, et soi-même bien considéré sous toutes formes, ce que j’appellerai de l’élégie sérieuse, en haine de ce mot, psychologie. Je m’y suis efforcé quant à moi et j’aurai laissé mon œuvre personnelle en quatre parties bien définies, Sagesse, Amour, Parallèlement, — et Bonheur, qui est sous presse, ou tout comme. Et je vais repartir pour des travaux plus en dehors, roman, théâtre, ou l’histoire et la théologie, sans oublier les vers. Je suis à la fourche, j’hésite encore.

Et maintenant je puis, je dois peut-être, puisque c’est une responsabilité que j’assume en assumant de réimprimer mes premiers vers, m’expliquer très court, tout doucement, sur des matières toutes de métier, avec de jeunes confrères qui ne seraient pas loin de me reprocher un certain illogisme, une certaine timidité dans la conquête du « Vers Libre », qu’ils ont, croient-ils, poussée, eux, jusqu’à la dernière limite.

En un mot comme en cent, j’aurais le tort de garder un mètre, et dans ce mètre quelque césure encore, et, au bout de mes vers, des rimes. Mon Dieu ! j’ai cru avoir assez brisé le vers, l’avoir assez affranchi, si vous préférez, en déplaçant la césure le plus possible, et, quant à la rime, m’en être servi avec quelque judiciaire pourtant, en ne m’astreignant pas trop, soit à de pures assonances, soit à des formes de l’écho indiscrètement excessives.

Puis, n’allez pas prendre au pied de la lettre mon « Art poétique » de Jadis et Naguère, qui n’est qu’une chanson, après tout. — je n’aurai pas fait de théorie.

C’est peut être naïf ce que je dis là, mais la naïveté me paraît être un des plus chers attributs du poète, dont il doit se prévaloir à défaut d’autres.

Et jusqu’à nouvel ordre je m’en tiendrai là. Libre à d’autres d’essayer plus. Je les vois faire et, s’il faut, j’applaudirai.

Voici toujours, avec deux ou trois corrections de pure nécessité, les Poèmes Saturniens de 1867, que je ne regrette pas trop d’avoir écrits alors. A très prochainement la Bonne chanson (1870), et c’en sera fini de la réimpression de mes juvenilia.

Paris, janvier 1890.