Œuvres posthumes (Verlaine)/Préface aux poésies complètes

Œuvres posthumesMesseinSecond volume (p. 255-268).

PRÉFACE

AUX POÉSIES COMPLÈTES

d'arthur rimbaud


À mon avis tout à fait intime, j’eusse préféré, en dépit de tant d’intérêt s’attachant intrinsèquement, presque aussi bien que chronologiquement, à beaucoup de pièces du présent recueil, que celui-ci fût allégé pour, surtout, des causes littéraires : trop de jeunesse décidément, d’inexpériences mal savoureuses, point d’assez heureuses naïvetés. J’eusse, si le maître, donné juste un dessus de panier, quitte à regretter que le reste dût disparaître, ou, alors, ajouté ce reste à la fin du livre, après la table des matières et sans table des matières quant à ce qui l’eût concerné, sous la rubrique « pièces attribuées à l’auteur », encore excluant de cette, peut-être trop indulgente déjà, hospitalité les tout à fait apocryphes sonnets publiés, sous le nom glorieux et désormais révérend, par de spirituels parodistes.

Quoi qu’il en soit, voici, seulement expurgé des apocryphes en question et classé aussi soigneusement que possible par ordre de dates, mais, hélas ! privé de trop de choses qui furent, aux déplorables fins de puériles et criminelles rancunes, sans même d’excuses suffisamment bêtes, confisquées, confisquées ? volées ! pour tout et mieux dire, dans les tiroirs fermés d’un absent, — voici le livre des poésies complètes d’Arthur Rimbaud, avec ses additions inutiles à mon avis et ses déplorables mutilations irréparables à jamais, il faut le craindre.

Justice est donc faite, et bonne et complète ; car en outre du présent fragment de l’ensemble, il y a eu des reproductions par la presse et la librairie des choses en prose si inappréciables, peut-être même si supérieures aux vers, dont quelques-uns pourtant incomparables, que je sache !

Ici, avant de procéder plus avant dans ce très sérieux et très sincère et pénible et douloureux travail, il me sied et me plaît de remercier mes amis Dujardin et Kahn, Fénéon, et ce trop méconnu, trop modeste Anatole Baju, de leur intervention en un cas si beau, mais, à l’époque, périculeux, je vous l’assure, car je ne le sais que trop. Kahn et Dujardin disposaient néanmoins de revues fermes et d’aspect presque imposant, un peu d’outre-Rhin et parfois, pour ainsi dire, pédantesques ; depuis il y a eu encore du plomb dans l’aile de ces périodiques changés de direction — et Baju, naïf, eut aussi son influence, vraiment.

Tous trois firent leur devoir en faveur de mes efforts pour Rimbaud, Baju avec le tort, peut-être inconscient, de publier, à l’appui de la bonne thèse, des gloses farceuses de gens de talent et surtout d’esprit qui auraient mieux fait certainement de travailler pour leur compte, qui en valait, je le leur dis en toute sincérité,


La peine assurément !


Mais un devoir sacré m’incombe, en dehors de toute diversion même quasiment nécessaire, vite. C’est de rectifier des faits d’abord — et ensuite d’élucider un peu la disposition, à mon sens, mal littéraire, mais conçue dans un but tellement respectable ! du présent volume des Poésies complètes d’Arthur Rimbaud.

On a dit tout, en une préface abominable que la Justice a châtiée, d’ailleurs, par la saisie, sur la requête d’un galant homme de qui la signature avait été escroquée, M. Rodolphe Darzens, on a dit tout le mauvais sur Rimbaud, homme et poète.

Ce mauvais-là, il faut malheureusement, mais carrément, l’amalgamer avec celui qu’a écrit, pensé sans nul doute, un homme de talent dans un journal d’irréprochable tenue. Je veux parler de M. Charles Maurras et en appeler de lui à lui mieux informé.

Je lis, par exemple, ceci de lui, M. Charles Maurras :

— « Au dîner du Bon Bock », or il n’y avait pas, alors, de dîner du Bon Bock où nous allassions, Valade, Mérat, Silvestre, quelques autres Parnassiens et moi, ni par conséquent Rimbaud avec nous, mais bien un dîner mensuel des Vilains Bonshommes, fondé avant la guerre de 1870, et qu’avaient honoré quelquefois de leur présence Théodore de Banville et, de la part de Sainte-Beuve, le secrétaire de celui-ci, M. Jules Troubat. Au moment dont il est question, fin 1871, nos « assises » se tenaient au premier étage d’un marchand de vins établi au coin de la rue Bonaparte et de la place Saint-Sulpice, vis-à-vis d’un libraire d’occasion (rue Bonaparte) et (rue du Vieux-Colombier) d’un négociant en objets religieux. — « Au dîner du Bon Bock, dit donc M. Maurras, ses reparties (à Rimbaud) causaient de grands scandales. Ernest d’ Hervilly le rappelait en vain à la raison. Carjat le mit à la porte. Rimbaud attendit patiemment à la porte et Carjat reçut à la sortie un « bon » (je retiens « bon ») coup de canne à épée dans le ventre. »

Je n’ai pas à invoquer le témoignage de d’Hervilly qui est un cher poète et un cher ami, parce qu’il n’a jamais été plus l’auteur d’une intervention absurdement inutile que l’objet d’une insulte ignoble publiée sans la plus simple pudeur, non plus que sans la moindre conscience du faux ou du vrai, dans la préface de l’édition Genonceaux, ni celui de M. Carjat lui-même, par trop juge et partie, ni celui des encore assez nombreux survivants d’une scène assurément peu glorieuse pour Rimbaud, mais démesurément grossie et dénaturée jusqu’à la plus complète calomnie.

Voici donc un récit succinct, mais vrai jusque dans le moindre détail, du « drame » en question : ce soir-là, aux Vilains Bonshommes, on avait lu beaucoup de vers après le dessert et le café. Beaucoup de vers, même à la fin d’un dîner (plutôt modeste), ce n’est pas toujours des moins fatigant, particulièrement quand ces vers sont un peu bien déclamatoires comme ceux dont vraiment il s’agissait (et non de vers du bon poète Jean Aicard). Ces vers étaient d’un Monsieur qui faisait beaucoup de sonnets à l’époque et de qui le nom m’échappe.

Et, sur le début suivant, après passablement d’autres choses d’autres gens,

On dirait des soldats d’Agrippa d’Aubigné
Alignés au cordeau par Philibert Delorme…

Rimbaud eut le tort incontestable de protester d’abord entre haut et bas contre la prolongation d’à la fin abusives récitations. Sur quoi M. Étienne Carjat, le photographe poète de qui le récitateur était l’ami littéraire et artistique, s’interposa trop vite, et trop vivement à mon gré, traitant l’interrupteur de gamin. Rimbaud qui ne savait supporter la boisson, et que l’on avait contracté, dans ces « agapes » pourtant modérées, la mauvaise habitude de gâter au point de vue du vin et des liqueurs — Rimbaud qui se trouvait gris, prit mal la chose, se saisit d’une canne à épée à moi qui était derrière nous, voisins immédiats, et, par-dessus la table large de près de deux mètres, dirigea vers M. Carjat qui se trouvait en face ou tout comme, la lame dégainée qui ne fit pas heureusement de très grands ravages, puisque le sympathique ex-directeur du Boulevard ne reçut, si j’en crois ma mémoire qui est excellente dans ce cas, qu’une éraflure très légère à une main. Néanmoins, l’alarme fut grande, et, la tentative très regrettable, vite et plus vite encore réprimée. J’arrachai la lame au furieux, la brisai sur mon genou et confiai, devant rentrer de très bonne heure chez moi, le « gamin », à moitié dégrisé maintenant, au peintre bien connu, Michel de l’Hay, alors déjà un solide gaillard en outre d’un tout jeune homme des plus remarquablement beaux qu’il soit donné de voir, qui eut tôt fait de reconduire à son domicile de la rue Campagne-Première, en le chapitrant d’importance, notre jeune intoxiqué, de qui l’accès de colère ne tarda pas à se dissiper tout à fait, avec les fumées du vin et de l’alcool, dans le sommeil réparateur de la seizième année.

Avant de « lâcher » tout à fait M. Charles Maurras, je lui demanderai de s’expliquer sur un malheureux membre de phrase de lui me concernant.

À propos de la question d’ailleurs subsidiaire de savoir si Rimbaud était beau ou laid, M. Maurras qui ne l’a jamais vu et qui le trouve laid, d’après des témoins « plus rassis » que votre serviteur, me blâmerait presque, ma parole d’honneur ! d’avoir dit qu’il avait (Rimbaud) un visage parfaitement ovale d’ange en exil, une forte bouche rouge au pli amer et (in cauda venenum !) des « jambes sans rivales ». Ça c’est idiot sans plus, je veux bien le croire, sans plus. Autrement, quoi ? Voici toujours ma phrase sur les jambes en question, extraite des Hommes d’aujourd’hui. Au surplus, lisez toute la petite biographie. Elle répond à tout d’avance, et coûte deux sous.

« … Des projets pour la Russie, une anicroche à Vienne (Autriche), quelques mois en France, d’Arras et Douai à Marseille, et le Sénégal, vers lequel bercé par un naufrage ; puis la Hollande, 1879-80 ; ou décharger des voitures de moisson dans une ferme à sa mère, entre Attigny et Vouziers, et arpenter les routes maigres de ses « jambes sans rivales ».

Voyons, monsieur Maurras, est-ce bien de bonne foi votre confusion entre infatigabilité… et autre chose ?

— Ouf ! j’en ai fini avec les petites (et grosses) infamies qui, de régions prétendues uniquement littéraires, s’insinueraient dans la vie privée pour s’y installer ; et veuillez, lecteur, me permettre de m’étendre un peu, maintenant qu’on a brûlé quelque sucre, sur le pur plaisir intellectuel de vous parler du présent ouvrage qu’on peut ne pas aimer, ni même admirer, mais qui a droit à tout respect en tout consciencieux examen ?

On a laissé les pièces objectionables au point de vue bourgeois, car le point de vue chrétien et surtout catholique me semble supérieur et doit être écarté, — j’entends, notamment, les Premières Communions et les Pauvres à l’église ; pour mon compte, j’eusse négligé cette pièce brutale ayant pourtant ceci qui est très beau :


… Les malades du foie…
Font baiser leurs longs doigts jaunes aux bénitiers.


Quant aux Premières Communions, dont j’ai sévèrement parlé dans mes Poètes maudits à cause de certains vers affreusement blasphémateurs, c’est si beau aussi… n’est-ce pas ? à travers tant de coupables choses… pourtant !

Pour le reste de ce que j’aime parfaitement, le Bateau ivre, les Effarés, les Chercheuses de poux et, bien après, les Assis, aussi, parbleu ! cet un peu fumiste, mais si extraordinairement miraculeux de détail, Sonnet des Voyelles qui a fait faire à M. René Ghil de si cocasses théories, et l’ardent Faune, c’est parfait de fauves, — en liberté ! et encore une fois, je vous le présente, ce « numéro », comme autrefois dans ce petit journal de combat, mort en pleine brèche, Lutèce, de tout mon cœur, de toute mon âme et de toutes mes forces.

On a cru devoir, évidemment dans un but de réhabilitation qui n’a rien à voir ni avec la vie très honorable ni avec l’œuvre très intéressante, faire s’ouvrir le volume par une pièce intitulée Étrennes des Orphelins, laquelle assez longue pièce, dans le goût un peu Guiraud avec déjà des beautés tout autres. Ceci qui vaut du Desbordes-Valmore :


Les tout petits enfants ont le cœur si sensible !


Cela :


La bise sous le seuil a fini par se taire,


qui est d’un net et d’un vrai, quant à ce qui concerne un beau jour de premier janvier ! Surtout une facture solide, même un peu trop, qui dit l’extrême jeunesse de l’auteur quand il s’en servit d’après la formule parnassienne exagérée.

On a cru aussi devoir intercaler de gré ou de force un trop long poème : Le Forgeron, daté (!) des Tuileries, vers le 10 août 1792, où vraiment c’estpartrop démoc-soc, par trop démodé, même en 1870, où ce fut écrit ; mais l’auteur, direz-vous, était si, si jeune ! mais, répondrais-je, était-ce une raison pour publier cette chose faite à coups de « mauvaises lectures » dans des manuels surannés ou de trop moisis historiens ? Je ne m’empresse pas moins d’ajouter qu’il y a là encore de très remarquables vers. Parbleu ! avec cet être-là !

Cette caricature de Louis XVI, d’abord :


Et prenant ce gros-là dans son regard farouche.


Cette autre encore :


Or le bon roi, debout sur son ventre, était pâle.


Ce cri dans le ton juste, trop rare ici :


On ne veut pas de nous dans les boulangeries.


Néanmoins j’avoue préférer telles pièces purement jolies, mais alors très jolies, d’une joliesse sauvageonne ou sauvage tout à fait, alors presque aussi belles que les Effarés ou que les Assis.

Il y a, dans ce ton, Ce qui retient Nina, vingt-neuf strophes, plus de cent vers sur un rhythme sautilleur avec des gentillesses à tout bout de champ :

Dix-sept ans ! tu seras heureuse !
Ô les grands prés,
La grande campagne amoureuse !
— Dis, viens plus près !…

. . . . . . . . . . . . . . . .

Puis, comme une petite morte,
Le cœur pâmé,
Tu me dirais que je te porte
L’œil mi-fermé…


Et, après la promenade au bois… et la résurrection de la petite morte, l’entrée dans le village où çà sentirait le laitage, une étable pleine d’un rhythme lent d’haleines et de grands dos ; un intérieur à la Téniers :

Les lunettes de la grand’mère
Et son nez long
Dans son missel…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Aussi la Comédie en trois baisers :

. . . . . . . . . . . .

Elle était fort déshabillée,
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres penchaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.


Sensation où le poète adolescent va « loin, bien loin, comme un bohémien ».

Par la nature heureux comme avec une femme…

Roman.

On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Ce qu’il y a d’amusant, c’est que Rimbaud, quand il écrivait ce vers, n’avait pas encore seize ans. Évidemment il se « vieillissait » pour mieux plaire à quelque belle… de, très probablement, son imagination.

Ma Bohême, la plus gentille sans doute de ces gentilles choses :


Comme des lyres je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur…


Mes Petites amoureuses, Les Poètes de sept ans, frères franchement douloureux des Chercheuses de poux :


Et la mère fermant le livre du devoir
S’en allait satisfaite et très fière sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences,
L’âme de son enfant livrée aux répugnances.

. . . . . . . . . . . . . . . .


Quant aux quelques morceaux en prose qui terminent le volume, je les eusse retenus pour les publier dans une nouvelle édition des œuvres en prose. Ils sont d’ailleurs merveilleux, mais tout à fait dans la note des Illuminations et de la Saison en Enfer. Je l’ai dit tout à l’heure et je sais que je ne suis pas le seul à le penser : le Rimbaud en prose est peut-être supérieur à celui en vers…

J’ai terminé, je crois avoir terminé ma tâche de préfacier. De la vie de l’homme j’ai parlé suffisamment ailleurs. De son œuvre je reparlerai peut-être encore.

Mon dernier mot ne doit être, ici, que ceci :

Rimbaud fut un poète mort jeune (à dix-huit ans, puisque, né à Charleville le 20 octobre 1854, nous n’avons pas de vers de lui postérieurs à 1872), mais vierge de toute platitude ou décadence — comme il fut un homme mort jeune aussi (à trente-sept ans, le 10 novembre 1891, à l’hôpital de la Conception, de Marseille), mais dans son vœu bien formulé d’indépendance et de haut dédain de n’importe quelle adhésion à ce qu’il ne lui plaisait pas de faire ni d’être.