Œuvres posthumes (Verlaine)/Les œuvres et les hommes

Œuvres posthumesMesseinSecond volume (p. 306-323).

LES ŒUVRES ET LES HOMMES

par j. barbey d’aurevilly. —

I

LES POÈTES

Il y a plusieurs hommes dans M. Barbey d’Aurevilly : romancier très-inégal, catholique ultra, autoritaire à faire pâlir de Maistre, critique détestable souvent et contestable toujours, il présente mainte face à l’observation et mainte facette à la malignité. Nous ne nous occuperons que du critique.

La première chose qui frappe à la lecture du tome des poètes, c’est la sympathie de l’auteur pour les « inspirés, » et partant un dédain superbe des travailleurs, fait tout simple, d’ailleurs, et particulier aux critiques d’un certain âge, témoins enthousiastes des prouesses de l’inspiration, et tout ébahis en présence des œuvres de la nouvelle école, qui a, comme on sait, ce ridicule de penser que les beaux vers ne se font pas tous seuls et que les rimes pauvres n’entraînent pas fatalement la richesse des images ni même celle des idées. Ce point de vue quinquagénaire produit dans la critique de M. Barbey d’Aurevilly des effets d’optique très-amusants, qu’il est bon de mettre en lumière pour l’édification de plusieurs et lébaudissement de quelques-uns.

Par exemple, à propos des Odes funambulesques de Théodore de Banville, M. Barbey d’Aurevilly nous dit sérieusement, dans une de ces incidentes qui lui sont si chères : — « La rime, à laquelle tiennent si fort tous les hommes pour qui la poésie consiste dans l’art d’échiquier de mouvoir et de ranger les mots, la rime, etc. » — Sans le chicaner sur le plus ou moins discutable français de « l’art d’échiquier, » je ne puis m’empêcher de faire observer à M. Barbey d’Aurevilly que, si la poésie ne consiste pas précisément dans cet art d’échiquier-là, cet art d’échiquier-là est la base même de la poésie… et de l’orthographe, absolument comme l’échiquier est la base de l’art… des échecs.

Passons maintenant en revue quelques jugements particuliers dans ce procès intenté aux poètes par M. Barbey d’Aurevilly, juge et avocat. À tout seigneur, tout honneur ! Notre aristarque commence sa distribution de férules par les Contemplations de Victor Hugo, qu’il appelle un « grand front vide, » et Gustave Planche est dépassé ! Certes, à mes yeux, les Contemplations ne sont pas le chef-d’œuvre d’Hugo, tant s’en faut ; je les trouve même son livre le plus faible[1] ; mais ce n’est pas une raison pour insulter au génie, même défaillant, en quels termes, on en a pu juger par un mot pris au hasard entre mille. Il va sans dire que le plus gros grief de M. Barbey d’Aurevilly contre Hugo est le manque de sincérité. Dans les trop fameuses philippiques publiées par le Pays, lors de l’apparition des Misérables, il reprochait entre autres choses, à Hugo, d’être « un classique peint en romantique, » « un lyrique artistement peigné en échevelé. » Artistement, mais c’est ce qu’il faut, bon critique !


Souvent un beau désordre est un effet de l’art,


a dit Boileau, que vous citez à ce sujet, et par hasard Bolieau a dit une vérité. Abordant ensuite la Légende des siècles, M. Barbey d’Aurevilly rend, avouons-le, un franc et loyal hommage à cette superbe épopée où Victor Hugo a mis toutes ses qualités, et aussi tous ses défauts. De ces défauts, il en est un que M. Barbey d’Aurevilly n’a pas signalé, et pour cause. J’entends ces déplorables passages attendrissants qui ont la prétention d’être réalistes, et ne constituent rien moins qu’une grotesque parodie. (Voir, comme pièces justificatives, le discours du vieux Fabrice, devant le cadavre de la petite Isora. — Ratbert :


« M’avoir assassiné ce petit être-là !
Mais c’est affreux d’avoir à se mettre cela
Dans la tête, que c’est fini, qu’ils l’ont tuée,
Qu’elle est morte…)


M. Barbey d’Aurevilly est un partisan acharné de la vie dans l’art. Or, ce que l’on vient de lire est de la vie dans l’art à la troisième puissance, j’espère ; et si M. Barbey d’Aurevilly ne s’est pas extasié devant, c’est par pure inadvertance, soyez-en convaincus.

Don Quijote voyait Dulcinée partout. L’amour de la vie dans l’art n’a-t-il pas fait voir à M. Barbey d’Aurevilly, dans les Emaux et Camées (titre par parenthèse qu’il trouve mauvais, en proposant celui de Perles fondues), un pas vers l’émotion et la passion du poète de la Comédie de la mort ! Voilà un éloge auquel Gautier ne s’attendait guère, je gage, et qui n’a dû le toucher que médiocrement. Il faut, certes, avoir la berlue ou un étrange parti-pris pour découvrir de l’émotion, comme l’entendent MM. Barbey d’Aurevilly et consorts, dans ces poèmes d’une sérénité marmoréenne digne de Gœthe, et par cela même indigne de l’admiration de ces messieurs. Autant, morbleu ! trouver émue et passionnée la Vénus de Milo !

C’est aussi sous la dictée de l’amour de la vie dans l’art que M. Barbey d’Aurevilly a bien osé qualifier Leconte de Lisle de « jeune littérateur français qui essaie de petites inventions ou de petits renouvellements littéraires, et provoque le succès comme il peut. » — Leconte de Lisle est une des victimes de M. Barbey d’Aurevilly, et, au fait, on devait s’y attendre. Que pouvait-il comprendre, lui, le passionné, à cette poésie calme, rassise, à ces vers d’airain retentissant comme des tonnerres lointains, sans jamais éclater, par cette suprême loi de l’art que tout éclat est une discordance, et que, le beau, c’est l’harmonie ? Et que pouvait comprendre ce catholique farouche, ce « Mérovingien », comme il s’est baptisé lui-même, à ce vaste plan synthétique de l’œuvre du grand poète, où chaque religion vient à son tour fournir sa pierre à un monument sans analogue dans aucune littérature, et dont l’ensemble, large et profond, philosophiquement parlant, a, comme art, la sérénité de la Grèce, la force de Rome et la splendeur de l’Inde ? M. Barbey d’Aurevilly ne trouve dans tout cela que fatras, ennui, fausse érudition et manque d’âme. Libre à lui !

Enfin, ce sempiternel amour de la vie dans l’art, de concert avec celui de l’inspiration, sa canaille de frère, pour me servir d’une expression de notre critique, détermine les préférences de M. Barbey d’Aurevilly, préférences heureuses, comme on va voir, et faites à souhait pour le plaisir des yeux.

En première ligne vient… M. Roger de Beauvoir, avec ses Colombes et Couleuvres, recueil qui, pour quelques vers heureux disséminés çà et là, fourmille d’images incohérentes, d’idées avortées et de rimes pauvres. Mais le cœur y joue un grand rôle, dans ce recueil, le cœur, un viscère qui tient lieu de tout, âme, cerveau, et… correction à messieurs les inspirés ; mais les crucifix lamartiniens y alternent avec les flacons de ce divin Musset, et voilà M. de Beauvoir, — un nouvelliste agréable, du reste, — passé grand poète ! et M. Barbey d’Aurevilly le proclame le Canova de notre poésie !

Ce sont les fleurs les plus étranges
Et des fruits d’un goût sans pareil,
Des orangers remplis d’oranges
Dans des champs tout pleins de soleil.

Ce sont des rois, ce sont des reines,
Assis au milieu de leur cour ;
Ce sont des villes si sereines
Que dans la nuit il y fait jour.

On voit tout ce qui peut surprendre :
Des hommes de toutes couleurs,
Des oiseaux qui se laissent prendre
Avec la main comme des fleurs.


De qui sont ces vers, demandez-vous, lecteur ? D’un Pradon en délire ou d’un Berquin de la décadence ? Non pas. Ils sont de M. Siméon Pécontal, lauréat de l’Académie française, bien méritant, quoi qu’en dise M. Barbey d’Aurevilly, dans une note substantielle où il trouve le moyen d’appeler M. Siméon Pécontal un camélia odeur de rose, et d’ajouter cette réflexion amère que ne soufflètent pas du tout, — n’est-ce pas ? — les douze vers rapportés plus haut : « Chose étonnante, et bien honorable, du reste, pour le talent, qu’il ait eu cette fois le sort heureux de l’insignifiance, si chère aux quarante immortels ? » — Vous riez ? M. Barbev d’ Aurevilly vous prépare bien d’autres gaietés, toujours à propos de M. Siméon Pécontal :


Il naîtra sur un lit de chaume,
Et celle qui l’aura porté,
Ce roi du céleste royaume,
Gardera sa virginité ;
Car, à travers sa chaste mère,
Passera l’enfant radieux…


Trait raphaëlesque ! interrompt ici M. Barbey d’Aurevilly. Cela ne vous remet-il pas en mémoire le pavé de l’ours ? Que voulez-vous ! Il y a dans ces strophes tant de cœur, tant de vie, tant d’émotion ! Et puis, quelle inspiration !

Par exemple, je ne sais à quoi attribuer l’enthousiasme de M. Barbey d’Aurevilly pour M. Pommier, qui n’est, lui, ni inspiré, ni ému, ni vivant. C’est vrai qu’il n’est pas davantage imagé, gracieux, profond, ou pénétrant, qualités qui sont mes préférées ; mais moi, qui me pique d’être conséquent, je ne considère pas M. Pommier comme un grand poète, ni même comme un poète. Pour moi, c’est au plus un versificateur amusant, et voilà tout. Il faut lire cet incroyable éloge pour se faire une idée du degré d’admiration de M. Barbey d’Aurevilly pour cet heureux M. Pommier. C’est tout uniment prodigieux. Au sujet d’une amplification assez réussie, et qui a l’enfer pour thème, M. Barbey d’Aurevilly met M. Pommier à côté de Dante, et plutôt au-dessus qu’au-dessous. « Le nouveau poète de l’enfer… — — Le livre de M. Pommier est trop mâle pour s’occuper beaucoup des historiettes de l’individualité humaine. Il laisse cela au terrible Dante qui a besoin de nous raconter les infortunes de la Pia, ou comment les Françoise de Rimini succombent, pour nous intéresser à son fabuleux enfer. M. Pommier n’a, lui, qu’un personnage dans tout son poème ; mais son héros, c’est la Foule, c’est le Monde, c’est l’Humanité… » — Ça y est-il ? Et après ça, on peut tirer l’échelle, croyez-vous ? Eh bien, non ! En l’honneur des colifichets dont je vous donnerai tout à l’heure un échantillon, M. Barbey d’Aurevilly tire un feu d’artifice qui éclipse tous ceux de tous les Ruggieri : « Homme étonnant qui n’a besoin que d’une syllabe pour vous enchanter, si vous avez en vous un écho de poète, — qui serait Liszt encore sur une épinette, et Tulou dans un mirliton. » etc. etc.

Or, voici l’échantillon promis :

Blaise. — Grogne
Cogne !
Mord !
Être
Maître
Veux.
Rose. — Va, je
Rage.
Gueux !
Bûche ! etc.


Et, six pages après les louanges accordées à ces choses, M. Barbey d’Aurevilly s’indigne contre les « sornettes enragées et idiotes » des Odes funambulesques, sur lesquelles je m’empresse de déclarer ne point partager du tout son avis. D’où vient cette contradiction ? Qui a bien pu changer l’amateur forcené des tours de force de M. Pommier en ce puritain de la poésie ? Profond problème, et dont je laisse la solution à de plus subtils.

En voilà assez, j’espère, pour montrer toute l’inanité d’une critique qui n’a pour guide qu’un enthousiasme irréfléchi, et pour flambeau que la lumière trouble si souvent de ce qu’on nomme assez improprement l’instinct poétique. Je pourrais m’arrêter ici, si je ne tenais à honneur de justifier complètement le titre de cet article : M. Barbey d’Aurevilly prépare un volume de critique sur les critiques qu’il intitule cavalièrement les Juges jugés. S’il entre dans son plan de se comprendre dans ce martyrologe, voici quelques notes que je me fais un plaisir de mettre à sa disposition.

M. Barbey d’Aurevilly est un homme d’esprit, c’est incontestable, et l’esprit, surtout chez nous, est un pavillon qui fait passer bien des marchandises, ce qui est en même temps notre éloge et notre condamnation. Je ne veux pas médire de l’esprit. C’est un petit air de musique qui fait bien dans les entr’actes de la logique, mais qui ne doit jamais empiéter sur elle, sous peine de la faire trébucher dans le vaudeville, genre national. Or, c’est, je crois, un peu le cas de M. Barbey d’Aurevilly.

Si vous aimez la poésie, ennemi lecteur, j’en ignore et, au surplus, c’est votre affaire. Pour moi, je la déteste dans la critique, comme déplacée et dérogeant d’abord, et ensuite comme complice et receleuse. Que diriez-vous d’un botaniste qui vous expliquerait la nervure, la tissure et la membrure d’une plante, avec le style d’un Byron en prose ? Sans doute ce que je dis de M. Barbey d’Aurevilly : qu’il est dans la plus merveilleuse erreur, ou que c’est un adroit compère cachant sous le chatoiement d’un verbiage coloré une science problématique (ceci n’a trait qu’au botaniste). Je ne prétends pas établir par là que, pour être bon critique, il soit indispensable d’écrire comme messieurs tels ou tels. Il est même bon que de temps en temps les poètes descendent des hauteurs pour se retremper un peu dans l’examen et la logique. Leconte de Lisle et Charles Baudelaire l’ont fait, pour ne citer que ces deux-là. Mais aussi, quelle prose que la leur, et combien claire et nette, et simple, et sévère ! C’est que les poètes savent d’intuition que la critique, même faite par eux, doit toujours, crainte d’accident, rester à sa place, qui est en bas.

Non si bas, toutefois, qu’elle perde sa dignité et en vienne à des procédés regrettables, comme il lui arrive quelquefois dans le livre que nous examinons. J’ai spécialement en vue, et je finirai par là, un article inqualifiable sur Edgar Quinet, où l’illustre écrivain est traité comme le dernier des cuistres. Que M. Barbey d’Aurevilly trouve ridicules et ennuyeuses les œuvres d’Edgar Quinet, cela se comprend de reste, quand on est au courant des théories de notre critique, mais, dit un proverbe, c’est le ton qui fait la chanson, et ici le ton est de tout point déplorable. Jugez-en. « Nous aimons mieux vraiment, quel qu’il ait été, conclut M. Barbey d’Aurevilly, le monsieur Quinet de l’entre-deux d’Ahasverus et de Merlin. Nous aimons mieux l’historien, le professeur, l’archéologue, le critique, même le poète, infortuné en vers, et même le colonel de la garde nationale ; oui, littérairement, même le colonel !!! »

Que penserait M. Barbey d’Aurevilly, s’il nous prenait la fantaisie de l’imiter, et de terminer cette trop longue marche à travers son livre par une tirade dans ce goût ? Mieux que le monsieur Barbey d’Aurevilly homme de lettres, nous aimons le dandy, le causeur, et même le garde national, oui, littérairement, le garde national ! Le garde national ! nous l’aimâmes ce jour, surtout, où une punition disciplinaire pour fait d’inexactitude dans son service l’empêchait de corriger les épreuves de cet impayable Prêtre marié ![2]

L’Art, 2 novembre 1865.

II

Vous vous souvenez peut-être d’un article signé de votre serviteur, où se trouvait apprécié M. Barbey d’Aurevilly, juge des poètes : je viens aujourd’hui, à propos d’un livre récent, vous parler de M. Barbey d’Aurevilly juge des romanciers. Ce que je reprochais l’autre fois à l’écrivain en question reposant sur le même ordre de choses, c’est-à-dire, pour tout résumer en deux mots, sur le passionisme et l’inspirantisme transcendantaux de ce critique consciencieux, mais égaré, je prendrai la liberté de vous renvoyer pour toute appréciation générale des doctrines au n° 1 du présent journal et me contenterai, dans ce court aperçu, de relever quelques détails par trop gais. J’entre en matière sans plus tarder.

Le tic littéraire a du bon, nul n’en disconviendra, mais en tant qu’il ne mérite pas ce nom de tic, qui veut dire, si j’en crois mon dictionnaire « affection nerveuse, » et qu’il ne va que jusqu’à l’affectation, dont il se faut pourtant encore bien méfier, car facilement l’habitude devient une seconde nature, et facilement les mines calculées tournent en grimaces involontaires, comme nous l’enseigne l’exemple de quelques comédiens. Or, n’est-ce pas un tic, une grimace de style et d’idée que de répéter jusqu’à trois fois, en moyenne, — j’ai fait le calcul — dans un chapitre de dix pages, en un volume de 400 pages, ces mots que M. Barbey d’Aurevilly, assez riche pourtant de son propre fonds, doit considérer comme une trouvaille inappréciable, puisqu’il les exhibe « cailloux qu’il tient ! » à tout venant et à tout bout de champ : — « un livre de nature humaine, — une étude de nature humaine, — un trait de nature humaine. »


Mais, morbleu, comme vous j’ai « ma nature humaine ! »


pourrait objecter au critique obsédant le lecteur énervé, en torturant quelque peu le vers-proverbe d’Alfred de Musset.

J’aime beaucoup Balzac, et je sais tous les grés du monde à M. Barbey d’Aurevilly de l’excellent chapitre qu’il a consacré à ce maître. Mais de ce que l’on a pour un grand homme l’admiration due, est-ce une raison pour, en critique, ne voir, n’entendre et ne jurer que par lui, comme le fait M. Barbey d’Aurevilly, qui trouve moyen d’exalter la Comédie humaine à propos..... des Mémoires d’une femme de chambre ? J’aime aussi beaucoup la morale.... en action, en littérature moins, parce qu’elle s’y trouve être un élément étranger et troublant qui ne peut que donner à l’œuvre une allure empesée, roide et gauche, de même du reste que la politique, la passion et l’émotion, toutes choses très-bonnes… à leurs places respectives. De plus, il me déplaît particulièrement, et me peine de voir l’auteur du Dandysme et de l’Ensorcelée, un artiste après tout et quoi qu’il en dise, parler sérieusement des « droits et des devoirs » de la critique, ni plus ni moins qu’un Prudhomme de la Revue des Deux-Mondes, alors que tout le monde, depuis tantôt vingt ans, tombe d’accord qu’elle n’a pour but et pour fonction, cette bonne critique, que de constater les qualités et les défauts d’un ouvrage, en émettant bien modestement quelques avis bien discrets, et encore !…

Maintenant, il me reste à extraire du livre de M. Barbey d’Aurevilly quelques-uns de ces avis… discrets ? — vous allez voir — mais à coup sûr amusants — jugez-en par le premier.

Comme moi, vous avez lu ce livre grandiose et sévère, Salammbô, et comme moi vous en avez goûté et admiré le style rhythmé, les descriptions éblouissantes, les batailles magnifiquement évoquées, les personnages épiques et, par dessus tout, la fable si simple et si terrible. Eh bien, voici comment M. Barbey d’Aurevilly juge cette œuvre, honneur de notre époque, et qui sera tantôt l’honneur du siècle :

« Salammbô est tombée définitivement dans le plus juste oubli. Elle y a rejoint les Incas : deux livres du même genre, avec les diilerences de siècle… M. Flaubert m’a fait l’effet de n’avoir plus rien dans le ventre.... »

Les bras en tombent, n’est-ce pas ? Mais écoutez ceci :

« Le Capitaine Fracasse, sachez-le bien, n’est qu’un morceau de tapisserie faite d’après les tableaux plus ou moins oubliés ou empoussiérés maintenant de ces maîtres qu’on appelle Scarron, Cyrano de Bergerac et, pour mieux dire, tous les romanciers du commencement du XIIe siècle, que M. Théophile Gautier a imités dans ce roman sans vie et sans passion réelle, etc… »

À la bonne heure ! voilà les gros arguments ! La vie ! La passion ! Pour une œuvre d’archéologie et de curiosité comme le Capitaine Fracasse, c’est bien de la vie et de la passion qu’il faut ! Un peu de nature humaine ne ferait pas mal non plus. Quand à la langue splendide de ce roman picaresque, quant aux merveilleux chapitres intitulés : Le Château de la Misère, Effet de neige, Brigands pour les oiseaux, et tant d’autres, vieilles tapisseries que tout cela, en vérité !

Je ne voudrais pourtant pas finir sur une ironie. Car dans ce diable de livre il y a énormément de talent, figurez-vous ! — un talent bizarre, recherché, si vous- voulez, mais enfin un talent incontestable et hors de pair. Tous ceux, du reste, qui connaissent les quelques romans de M. Barbey d’Aurevilly, ainsi que ses œuvres de critique et de polémique, se plaisent à lui reconnaître un style, une vraiment manière à lui, style de race, certes, et manière originale ! Dans le livre qui nous occupe, je me bornerai — vu le peu de place — à vous signaler, avec mille réserves de fond, bien entendu, la forme très remarquable en particulier des chapitres sur Balzac, Stendhal, M. Mérimée, et Edgar Poe. Vous y trouverez à profusion des images souvent réussies et toujours poétiques, des hardiesses parfois heureuses, et jamais vulgaires, le tout assaisonné et relevé par une certaine crânerie d’allure point du tout déplaisante. Ah ! si M. Barbey d’Aurevilly pouvait planter là ses systèmes !

L’Art, 30 décembre 1865.
  1. Avec les Chansons des Rues et des Bois.
  2. « Nous avons le regret de ne pouvoir donner aujourd’hui la suite du Prêtre marié. M. Barbey d’Aurevilly, ayant omis ses devoirs de garde national, a dû subir ce matin les conséquences de cette omission et s’est trouvé par suite dans l’impossibilité de corriger ses épreuves. » — J. Baraton (Pays, du 30 juillet 1864).