Œuvres posthumes (Verlaine)/Auguste Vacquerie

AUGUSTE VACQUERIE

Notes et Souvenirs inédits


J’ai connu Auguste Vacquerie à l’occasion des Poèmes Saturniens, des Fêtes Galantes et de la Bonne Chanson, que j’avais tenu à lui remettre en mains propres. Je vis un homme d’âge moyen, d’un visage chevalin, nez fort, barbe pointue, cheveux rares, châtain, aux yeux d’une très grande douceur, mais observateurs et comme matois de Normand. Il parlait d’une voix profonde aux intonations agréables au possible, et son discours, qui n’avait rien de positivement sententieux, néanmoins se répandait volontiers en conseils familiers, en préceptes loin d’être énoncés comme tels. Il me parla, bien entendu, de mes vers, y louant beaucoup, y critiquant aussi, puis, comme je viens de le dire, se lança dans des considérations plus générales. En principe il admettait le Parnasse Contemporain et les poèmes qui le composaient pour la plus plupart, mais il objectait fortement contre ce qu’il appelait, peut-être avec raison, les « véritables barbarismes » que constituait dans nombre des poèmes de Leconte de Lisle et de poèmes imités de ce maître l’orthographe du nom des dieux de la Grèce antique. Enfin il protestait contre les tendances à l’impassibilité de la nouvelle école, — sans que ce nom ridicule, école, fut prononcé, — y trouvant une cause de froideur et, pour ainsi dire, de stérilité qui allait de soi. Sa conversation abondait en anecdotes contées avec une bonne humeur toute simple et malicieuse sans nulle acrimonie. Lui même, parfois, il riait franchement à tel souvenir qui lui passait par le discours et il y avait quelque chose de comique dans sa physionomie dans ces moments là : son long nez sur sa longue barbe, le mouvement ascensionnel de sa moustache portée en brosse, le pli profond de sa joue maigre et basanée par la mer de son pays, lui donnaient alors l’air d’un vieux zouave en gaîté. Il ne tarissait pas sur Victor Hugo, avec qui il avait vécu longtemps dans la plus complète intimité à Jersey et à Guernesey, et qu’il voyait encore très fréquemment à cette époque, en exil toujours (1867-68). Son enthousiasme, calmement exprimé — il parlait avec une certaine, non pas lenteur ni préciosité, mais précision légèrement appuyée, — son enthousiasme, tout juvénile vraiment, étonnait et charmait délicieusement, je vous assure, chez cet homme de déjà quarante-huit ans qui sur tant de choses et de gens paraissait si déterminément sceptique. Beaucoup, entre autres, d’historiettes, à propos de ce malencontreux Napoléon III qu’il poursuivait d’une haine pour le moins aussi forte que l’auteur des Châtiments ; historiettes presque toujours polissonnes. N’ai-je pas entendu Victor Hugo en plein dîner, à Bruxelles, dire solennellement : « Bonaparte, c’est une prostate ». Et je vous prie de croire que ce pauvre empereur n’était guère plus ménagé dans ses mœurs qu’à propos de toutes autres choses par le disciple que par le maître.

Et puis il parlait des beaux voyages qu’il avait faits, principalement en compagnie de l’illustre critique Paul de Saint-Victor, et il mettait dans ces récits, bien que n’étant pas précisément ce qu’on appelle un causeur, une verve étourdissante qui donnait fort à regretter qu’il ne les eut pas couchés sur le papier.

Sur Victor Hugo, je l’ai dit plus haut, il était intarissable. Je voudrais pouvoir me bien souvenir de tous les détails qu’il donnait aux amis sur la vie et les habitudes du grand homme. Entre autres choses si intéressantes, dont il était prodigue envers ceux qu’il estimait dignes de pareilles confidences, j’en veux faire connaître, sur un point particulier, d’absolument inédites et par moi recueillies dans le salon de Paul Meurice devant le magnifique buste en marbre de Victor Hugo-Dante par David d’Angers. C’était sous les toutes dernières années de l’Empire.

Victor Hugo, on le sait, était fortement déiste et Vacquerie se piquait d’un scepticisme qui eût très facilement glissé à l’athéisme. Un jour, à Guernesey, après déjeuner, les deux hommes se prirent de discussion sur des matières philosophiques et religieuses, et comme Vacquerie poussait très avant sa pointe et rétorquait sans ménagement, à mesure qu’ils se produisaient, tous les arguments d’Hugo, celui-ci, tout rouge presque de colère, de se voir acculé de si près, s’écria : « Eh bien, je vous répondrai dans huit jours, » et il monta s’enfermer dans le belvédère qui dominait sa maison et qui lui servait de cabinet de travail, y resta huit jours sans en descendre, y couchant, y mangeant. Dès qu’il eut rencontré Vacquerie, qui se promenait au jardin sur la mer, il courut à lui, lui mit la main sur l’épaule et, d’un ton tragi-comique, commenta la lecture d’un gros manuscrit dont il lit retentir, comme en triomphe et en ironie, le titre étonnant, l’Ane ! et lut tout d’une traite les quelque chose comme deux mille vers de ce poème si verveux :


« Un âne descendait au grand trot la Science :
Kant dit : Quel est ton nom— Mon nom est patience ».


Car l’Ane, contrairement à l’opinion répandue, date d’avant la guerre, et Victor Hugo, jamais pressé puisque sûr de lui, avait retardé presque jusqu’à la fin de ses jours la publication de ce magnifique morceau de bravoure. Il en est de même pour les trois autres poèmes parus vers la même époque, Le Pape, Religion et religions, la Pitié suprême.

C’était plaisir d’entendre Auguste Vacquerie, avec sa longue tête chevaline et ses yeux matois, raconter cette anecdote qui allait bien un peu contre lui et son athéisme. Et il avait une manière si calme de raconter, un peu dans sa barbe sans cesse caressée, que cette manière en devenait d’un drôle tout particulier.

Le premier livre que je lus d’Auguste Vacquerie fut son dernier d’alors, Profils et grimaces, si amusant, et la première pièce de lui que je vis fut ces immenses Funérailles de l’Honneur, ce drame admirable supérieurement joué par Mme  Marie Laurent, la sœur de cette Mme  Vigne, au tragique profil léonin, et cet irrégulier Rouvière, presque parfait là-dedans.

Mais c’était Tragaldabas que je voulais lire ! Comment me le procurer ? J’y arrivai, moi, gamin de dix-huit ans, ayant thésaurisé la forte somme. Il y avait, passage La ferrière, un bouquiniste qui avait, de temps en temps, des lots de livres curieux et rares, et c’est ainsi que je dénichai, entre deux volumes (du temps) de Mme  Putiphar, celui de Champavert ou les Contes immoraux d’un lycanthrope et celui des Rhapsodies, je dénichai, dis-je, et achetai, avec ces trois presque introuvables bouquins, la précieuse comédie que je dévorai et dont je raffole depuis, tant c’est un chef-d’œuvre de fantaisie gigantesque et de grâce hautaine. Dans ces dernières années, l’auteur en publiant en librairie son œuvre de prédilection, l’altéra quelque peu, en supprima ou retoucha trop de passage. J’en parlai un jour à Vacquerie lui-même, qui me dit : « Croyez-vous que cela valût mieux auparavant ? Dans tous les cas, que voulez-vous, il y a bien encore la chose primitive. » Ceci, tristement dit, comme mélancolique, comme vraiment fleurant d’un tout jeune auteur qui voudrait être joué à tout prix. Car Tragaldabas a été sa dernière préoccupation, et l’on se rappelle que tout à fait à la veille de sa mort il venait de retirer sa comédie du Théâtre Français pour la donner à Sarah Bernarhdt. En vain il avait emporté trois beaux succès avec Jean Baudry et le Fils, deux tragédies bourgeoises à la Sedaine et à la Diderot, et Formosa, qui fut son drame le plus heureux, en vain sa ravissante comédie, Souvent homme varie, était restée au répertoire du Théâtre Français, rien ne le consola au fond de l’échec perpétuel d’une œuvre que tout le monde, vraiment lettré, tenait pour exquise.

Quant à ses volumes de vers, l’Enfer de l’Esprit et les Demi-Teintes, je n’ai jamais pu en voir la queue, comme on dit, d’un exemplaire. Je dus, comme tout le monde, me contenter de la lecture de Mes premières années de Paris et de Depuis qui ne sont que la réédition très augmentée et très modifiée des volumes de vers que j’avais en vain tant cherchés, et qui sont d’une bonne excentricité avec, par moments, des pages d’exquis sentiment…

Je ne parlerai pas du journaliste avec qui j’eus affaire vers 1868, 1869. J’écrivis au Rappel, sans les signer, pas mal d’articles d’informations sur les réunions publiques électorales du temps, entre autres celles tenues au Gymnase Triat, en faveur du Vicomte d’Alton Shee. Pendant quelque temps j’y publiai, encore sous l’anonymat, des Chroniques Rimées :

Les petits tambours de l’an deux,
Joyeux galopins hasardeux,
Gais tapins de la bonne guerre,
Que les halles n effrayaient guère.

. . . . . . . . . . . .

Iront tapant sur la peau d’âne…


et, durant la guerre, de vagues sonnets patriotiques, et je trouvai toujours en Vacquerie un très loyal et très bienveillant rédacteur en chef, tout au plus un peu… strict, à mes yeux de « bourreau d’argent ».

Après un très long temps, j’ai eu dernièrement l’occasion de le revoir lors de quelques banquets mensuels et le grand plaisir, le jour où il présidait une de ces agapes, de lui envoyer d’Amsterdam où j’étais en tournée de conférences, un télégramme d’affectueux respect. Il m’avait toujours, en dépit de miennes idées, presque toutes opposées aux siennes, continué sa bienveillance, et c’est avec un véritable chagrin que j’appris, couché moi-même sur un lit, qu’il fût mort.