Œuvres posthumes (Verlaine)/Histoires comme ça/La main du major Muller

Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. 345-358).

LA MAIN DU MAJOR MULLER


conte


— Ah ! ce Hans avec ses théories !…

Ceci était, comme un chœur discord, exclamé par dix ou quinze Maisons-moussues : la pipe de faïence aux dents et, en face d’eux, sur la table de chêne de la taverne, d’immenses hanaps pleins de bière de Bock.

L’étudiant ainsi interpellé se trouvait être un grand jeune homme très barbu et très chevelu sous l’incommutable petite casquette de velours, et vêtu de la redingote à brandebourgs, de la culotte de peau et des huiles à la Souvarow : mais son visage pâle et toute sa figure, plus déliés qu’il n’était de coutume dans cette assemblée de futurs docteurs un peu épais, dénotaient un esprit, peut-être une âme supérieurs.

— Ne riez, pas, Messieurs, dit-il, et, tenez, à l’appui de ma thèse, qui est, j’y insiste, l’affirmation d’une solidarité existant, même après une séparation violente, entre les membres d’un corps et ce corps lui-même, je vais vous raconter une petite histoire.

— Nous t’écoutons et tâche d’être amusant ! vociférèrent les sceptiques camarades ; après quoi, d’une voix posée, Hans commença :

— Je fréquentais beaucoup avec le major Müller, qui fut, en son temps, vous le savez, le plus beau joueur de nos stations balnéaires. Je l’avais connu dès ma petite enfance. C’était un ancien ami de ma famille et chaque fois qu’il venait à la maison, il ne manquait pas de m’apporter des tas de friandises. Quand je commençai à devenir grand garçon, ce fut des livres de toutes sortes, principalement des romans et des ouvrages d’art militaire, qu’il me donna : « Je veux que tu passes un jour feld-maréchal, » me disait-il souvent en me tortillant l’oreille ; puis, lors de mon adolescence, il me faisait des cadeaux d’armes.

J’avais donc pour lui un respect affectueux qui me permit, dès que je ne fus plus tout à fait un blanc bec, pour parler comme les Français, d’entrer dans sa très gracieuse intimité ; car ce fut un homme charmant, pour m’exprimer, derechef, à l’instar de ces diables de Français. D’ailleurs, très débauché, aimant les femmes, la boisson et le jeu, mais le jeu et la boisson encore plus que les femmes.

— Non sans raison, peut-être ! observra le gros Fritz.

Hans reprit :

— Ce fût précisément à propos d’une querelle de jeu et non pour une dame, comme d’aucuns l’ont prétendu qui n’avaient aucune autorité, qu’ayant été insulté, il eut, à l’épée, un duel resté fameux, où il tua son adversaire ; mais il avait reçu lui-même, au poignet, une si malheureuse entaille que l’on dut, malgré les premiers symptômes les moins inquiétants, lui faire la résection de la main droite. Par un étrange caprice, le major ne voulut pas se séparer de cet organe, qu’il avait fort beau, d’une beauté virile, s’entend. À ces fins, il la fit précieusement saturer d’aromates, injecter de baumes très puissants et la conserva sous un globe de cristal,

dans sa chambre à coucher…

— Ah ! ah ! La bonne plaisanterie !..

— Fritz, te tairas-tu, à la fin ?

— Je la vois encore, cette main sèche et poilue de vieux militaire, je les revois, ces doigts qu’on eût dit crispés, fiévreux dans leur immobilité comme terrible d’effréné joueur, reposant de quel repos ! sur le velours rouge et vert d’un coussinet à glands d’or. La chair, si cela, si cet objet cruellement, quasi-fantastiquement étrange, pouvait se dénommer du nom de chair, la chair, dis-je, qu’on eût crue de glace sous le parchemin bruni qui avait été la peau, n’avait naturellement pas un frisson, mais vous donnait le frisson, si vous voulez bien excuser l’apparent mauvais goût de cette prétention néanmoins nécessaire. À l’annulaire, une énorme bague sertissant un lourd rubis que le soleil ou la lampe ou la réverbération des flammes résineuses de la grandissime cheminée allumait singulièrement ; les ongles, coupés carrés de façon soldatesque, n’avaient qu’imperceptiblement poussé depuis la fatale amputation. Et large, épaisse, nerveuse avec tout cela, et nerveuse de façon féroce, la main dormait là, depuis des années, sous de farouches trophées, parmi de massifs bijoux : pistolets d’arçon damasquinés, dagues aux fourreaux d’argent et de cuivre vieux, cachets aux bizarres devises, sur une table de bois de rose.

Elle dormait, la Main, depuis des années, quand le major s’alita, au seuil de la maladie qui devait l’emporter, au dire de nos chers et illustres professeurs, qui furent, pour la plupart, nous ne l’ignores pas, consultés en cette circonstance. Mais voici la vérité…

En prononçant ces derniers mots, la voix de Hans se fit soudain grave, lente, j’allais dire solennelle, et je ne me serais trompé que de peu.

Ce fut, d’ailleurs, sur ce ton, qu’il poursuivit son récit.

— Je fus appelé à l’hôtel Müller, d’une part, en qualité de jeune, mais intime ami du major, et sur le vœu de celui-ci ; d’autre part, comme élève du docteur Schnerb, qui présida, vous vous en souvenez, les innombrables conférences tenues par nos dits illustres et chers professeurs autour de ce mémorable chevet : mais la première circonstance fut surtout cause que le malade me préféra pour le veiller toutes les deux nuits.

Le cas exigeait de nombreuses frictions pour lesquelles les révulsifs les plus violents étaient indispensables, et la table de nuit, non moins que les consoles, se trouvait encombrée tant de lotions que de potions, dans un grand désordre, il le faut bien reconnaître.

Négligence fatale, ou plutôt non ! car il appert que, toutes choses autrement ordonnées, le résultat eût été le même.

— Au résultat alors, sans plus de précautions oratoires !

— Monsieur Fritz est, pour la dernière fois, prié de se taire.

Ces paroles toujours comme en chœur, comme celles du même sens rapportées plus haut, se ressentaient maintenant d’une sorte d’intérêt impatient.

Hans continua :

— Je passe sur les pénultièmes jours du major, qui ne furent qu’une immense agonie. La force extraordinaire du moribond le fit passer par toutes les affres possibles ; fièvre, frissons, crampes, délire, délire surtout. Ah ! camarades, quel délire ! Tantôt des cris de commandement, d’enthousiasme militaire, tels des chants fougueux de furie guerrière, de mâle rage bien germanique, à la Blücher ; tantôt les sourires et les gestes non équivoques d’un coureur de femmes habitué à les traiter sans façon, mais non sans passion ! puis des annonces de cartes, des coups de dés, de mises et de surmises à toutes les roulettes de la création. Bref, une manière folle d’autobiographie parlée, comme qui eût dit le microcosme d’une idiosyncrasie.

Ces prodromes hautement alarmants cessèrent tout d’un coup, et l’on put croire que le malade filtrait dans la phase comateuse, mais l’on se trompait. Une réaction des plus rapides s’étant opérée, un mieux étonnant s’ensuivit, et l’on conclut presque à un commencement de convalescence.

Or, un soir que je venais de prendre la veillée, notre Müller tomba dans un grand assoupissement et finit par dormir d’un sain et profond sommeil.

Moi, je lisais dans un fauteuil.

La chambre qu’on avait, pour ménager la vue du malade, rendue obscure à l’aide de grands rideaux de fenêtres d’un vert sombre, était haute de plafond, tendue en partie de tapisseries représentant des Fêtes galantes et des Bergerades. Çà et là, des miniatures de femmes, des portraits en pied d’officiers supérieurs. Cette décoration composite, ce mélange de guerrier et de voluptueux, n’était pas sans impressionner surtout en ce faux jour des rideaux, le jour, et la clarté de la grande veilleuse d’albâtre, aux heures nocturnes.

Je me souviens distinctement que ce que je lisais était du Jomini, un reste du goût que l’excellent major m’avait communiqué au temps jadis pour les choses militaires, et une lecture aussi peu suggestive de fantastique qu’il est possible de l’être peu. Petit à petit, cependant, je me sentais aller à de la somnolence, et décidai de m’y abandonner pour quelque temps, puisque le malade n’avait, en ce moment, besoin de rien. Toutefois, je crus bon d’aller voir celui-ci de près et constatai que la respiration était bien égale et le sommeil aisé comme celui d’un enfant. Je retournai à ma place avec les yeux par hasard tournés vers le coin où était la table sur laquelle reposait la main.

La chambre, l’ai-je dit ? n’était éclairée que par une veilleuse suspendue. La main me sembla remuer : « Drôle d’effet de l’envie de dormir », me dis-je, et je m’approchai en souriant en moi-même…

— Et la main remuait toujours ? chantonna curieusement cet animal de Fritz.

Cette fois, personne ne releva l’interruption, et Hans, après avoir humé légèrement un peu de la bière de sa chope à couvercle d’étain, reprit :

— Oui, messieurs, la main remuait toujours, ou du moins me parut remuer, de même les doigts s’élever et s’abaisser un par un ou tous ensemble dans un sens différent et intelligent, se décrampir, en un mot, d’un long engourdissement.

Pour le coup, je restai surpris et, pour ainsi dire, cloué au tapis, m’en voulant ou plutôt en voulant à mon organisme d’une pareille aberration. La main continuait, je ne puis que dire continuait, et vous allez voir que je ne puis que m’exprimer ainsi, à remuer de plus en plus et comme à reprendre force et direction. N’y tenant plus et voulant en avoir le cœur net, je levai le globe de cristal qui recouvrait l’étrange relique et mis ainsi cette dernière en plein air. Ne virat-elle pas aussitôt sur son moignon de poignet recouvert d’une ample manchette de dentelles ! et ses autres doigts, moins le pouce, se refermant, ne signifia-t-elle pas de l’index que j’eusse à retourner à ma place ? Impérieux était ce geste. C’était celui d’un chef militaire désignant un poste à aller prendre sans retard et sans explications. — Tu souris, Fritz ; je t’assure qu’à ce moment je n’avais guère envie de sourire et encore moins de penser à la révoltante absurdité de cette vision. Sans y croire le moins du monde, en dépit de mes yeux, j’en étais abasourdi et, je puis l’avouer puisque la fin du récit m’absoudra, terrifié. Si bien que je me reculai jusqu’à mon fauteuil où je tombai, les yeux tendus pour ainsi dire par force vers l’affreux objet qui, maintenant, comble d’horreur ! étendait ses doigts, les ramenait, les étendait, ainsi que pour des passes magnétiques…

Vous le confesserai-je ? Oui, puisque, je le redis, l’événement ne tardera pas à me disculper du tort apparent de crédulité : je me sentis médusé, rivé au fauteuil, incapable d’un mouvement. En même temps, la lueur calme de la veilleuse pâlissait encore et devenait d’une horrible blancheur, dont l’électricité seule pourrait donner une imparfaite idée ; quelque chose comme des moires lumineuses plus que hirdes, plus que lunaires, s’élargissait, et des espèces de bruits indéfinissables, musique lugubre, il semblait, de tympanons voilés et de trompettes assourdies et d’orgues très lointaines, pleuraient, ronflaient, fluaient en ondes très vagues, obsédantes à l’infini…

… Tout à coup, la main se dressa sur son médium, se balança quelques instants d’avant en arrière et d’arrière en avant comme pour prendre l’élan et sauta par terre, tel un chat, sans bruit aucun. Tel encore un chat sur le tapis, elle bondit, preste, en mouvement de haut en bas et de bas en haut et, arrivée près de la table de nuit, fut d’un trait sur le marbre, y tâtonna parmi les flacons, déboucha l’un d’entre eux, le prit et en versa quelques gouttes dans le verre de tisane : puis, rampant jusqu’au nez du dormeur, le lui pinça de façon à ce qu’il se réveillât dans un éternuement, plongea dans le blanc et le noir des draps, puis se précipita par terre où je ne la suivis plus du regard, toute mon attention étant désormais concentrée sur le malade. Celui-ci dit : « Que j’ai donc soif ! » Et, sans que je pusse, à mon immense, à mon indicible horreur, me lever du fauteuil où me retenait je ne sais quelle force diabolique, saisit le verre à tisane et but…

De cet instant précis, je me sentis délié en quelque sorte et courus au lit, où je ne pus que constater la mort immédiate du major. Sans me livrer à des efforts inutiles, je regardai le flacon dont la main s’était servi (il me faut bien parler de la sorte). Il contenait un poison foudroyant, destiné à une médication pour l’usage externe, et se trouvait laissé, par mégarde, parmi les pots de tisane et les fioles de sirop de julep.

J’étais anéanti, comme bien vous pensez, et il s’écoula quelques minutes avant que tous mes sens, en quelque sorte, me revinssent. Quand ce fut fait, je pensai tout de suite à prévenir les entours du major, mais, avant de franchir la porte, je jetai d’instinct un coup d’œil sur la table où la main avait coutume d’être exposée : La main s’y trouvait sous verre, telle que depuis des années et des années…

— La bonne farce ! Eh ! l’ami Hans, tu as eu une belle hallucination, voilà tout ! — Le fait est que, comme hallucination, c’est princeps et même régale.

— Voire divinum aut potius diabolicum.

Hans termina :

— La mort fut attribuée à des causes normales ; l’enterrement eut lieu, les jours se passèrent. Je dus aller plus d’une fois à l’hôtel Müller pour différentes causes. Je ne manquai pas d’observer la main qui était restée dans la chambre mortuaire, infréquentée depuis la catastrophe, et je constatai sans étonnement, oui, sans étonnement, et traitez-moi de fou si vous voulez… (j’avais lu et relu un tas de volumes dont les titres mêmes vous seraient inconnus, savants que vous êtes !) je constatai sans étonnement une déliquescence remarquable dans les tissus et la musculature. Seule l’ossature restait indemne, s’accusant, dominant de plus en plus. Survinrent des symptômes de décomposition, taches, flaccidités, etc… Un jour, excusez ! ce souvenir me lève le cœur d’horreur et de dégoût, un jour j’y vis… LES VERS !!!

— Pouah ! assez, assez !

— À bas ! à bas !

— N’importe ! c’est vrai comme c’est vrai que nous voilà vivants !

Ayant dit notre conteur s’éloigna, comme heureux et tout fier de l’effet produit, tandis que ses camarades, restés bouche bée, se regardaient, les uns presque effrayés, les autres presque rieurs, tous visiblement impressionnés, et qu’une discussion semblait devoir sortir de leur silence, quand Fritz, toujours sceptique :

— Si nous buvions un truculent verre de schnaps ? Ça nous purifierait les idées.

— Accepté !

Et jusqu’au chant du coq, je puis vous affirmer, sans qu’il m’en coûte, qu’on lampa beaucoup de coups…

Ainsi finit l’histoire de la main du major Müller.