Œuvres philosophiques (Hume)/Essai sur le Luxe

Traduction par Anonyme.
Œuvres philosophiques, tome septièmeTome 7 (p. 35-64).

ESSAI

SUR LE LUXE

Le Luxe est un mot qu’on peut employer également en bonne & en mauvaise part, & il est difficile de définir exactement ce qu’on entend par cette expression. On donne en général le nom de luxe à toutes les recherches qui peuvent flatter agréablement les sens, & ces recherches ont des degrés qui les rendent innocentes ou condamnables, selon le siecle, le pays ou la condition des personnes : les limites entre le vice & la vertu sont aussi difficiles à assigner, en matiere de luxe, qu’en tout autre sujet de morale. Il faut être échauffé par l’enthousiasme pour donner la qualification de vice à un léger raffinement dans les plaisirs des sens, ou à la délicatesse dans le boire, le manger & les vêtemens. J’ai entendu parler d’un religieux qui, pouvant jouir d’une très-belle vue sans sortir de sa cellule, se fit une loi de n’y jamais tourner les yeux, pour se priver d’un plaisir qu’il estimoit trop sensuel. Le plaisir de boire du vin de Champagne & de Bourgogne, préférablement à de la biere, est aussi innocent que celui d’une belle vue. Il est vice lorsqu’il ne peut être satisfait qu’aux dépens de la bienfaisance & de la charité, & il devient folie & déraison lorsqu’il entraîne la ruine de la fortune, & réduit à la mendicité ; mais les recherches & les délicatesses dans les besoins & les plaisirs de la vie sont innocentes en elles-mêmes, & ont été regardées comme telles par la plupart des moralistes de tous les siecles, lorsqu’on peut les avoir en se conservant les moyens d’élever & d’établir sa famille, de servir ses amis, & de faire dans les occasions des actes de charité & de générofïté. Un homme, entiérement occupé du luxe de la table, sans aucun goût pour les plaisirs inséparables de l’ambition, de l’étude, ou de la conversation, & qui y borne toute sa dépense, sans égard pour sa famille & ses amis, n’a qu’une grossiere stupidité, incompatible avec la vigueur de l’ame & de l’esprit, & il découvre un cœur incapable d’humanité & de bienfaisance ; mais celui dont la fortune est suffisante pour allier ses devoirs à la délicatesse de la table, & qui ne s’y livre que lorsque les affaires, l’étude & la société lui en donnent le loisir, ne peut mériter aucune espece de blâme ou de reproche.

Puisque le luxe peut être considéré sous deux faces différentes, il n’est pas étonnant qu’il ait donné lien à des opinions outrées & déraisonnables. Les uns, conduits par des principes dissolus, louent le luxe le plus déréglé, & le soutiennent avantageux à la société, tandis que d’autres, d’une morale sévere, blâment le luxe le plus innocent, & le représentent comme la source de toute espece de corruption, & l’origine des désordres & des factions propres à troubler le gouvernement. Nous tâcherons de rapprocher ces deux extrémités en prouvant, 1°. que les siecles de luxe & de délicatesse sont les plus heureux & les plus vertueux ; 2°. que le luxe celle d’être utile à la société lorsqu’il n’est pas modéré, & que lorsqu’il est porté trop loin, il devient pernicieux à la société politique, quoique, peut-être, il y ait des vices qui lui soient encore plus nuisibles.

Pour prouver la premiere proposition, il suffit de considérer les effets du luxe, tant dans la vie privée que dans la vie publique. On convient communément que le bonheur de la vie consiste dans l’action, le plaisir & le repos ; leur union est nécessaire en différentes proportions, suivant la diversité des caracteres ; & tout homme qui en est entiérement privé ne peut être estimé heureux. Le repos ne paroit pas par lui-même pouvoir contribuer beaucoup à notre satisfaction. Mais semblable au sommeil, il est nécessaire à la foiblesse humaine, incapable de soutenir une continuité non interrompue de plaisirs & d’affaires. Cette ardeur qui tire l’homme de lui-même & qui constitue principalement la jouissance, épuise son esprit & exige des intervalles de repos ; & ce même repos, agréable pour un moment, engendre, s’il est prolongé, une langueur & un engourdissement incompatibles avec le bonheur. Il faut avouer que l’éducation, la coutume & l’exemple ont une grande influence pour déterminer les désirs des hommes, & qu’ils contribuent beaucoup à leur bonheur, lorsque dès les premieres années de la vie, ils leur inspirent du goût pour les plaisirs & pour les affaires. Dans les siecles où l’on voit fleurir les arts & l’industrie, les hommes sont continuellement occupés, & l’occupation elle-même n’est pas moins leur récompense que les plaisirs que leur procure le produit de leur travail. L’esprit acquiert, par l’occupation, une nouvelle vigueur ; il augmente son pouvoir & ses facultés, & l’homme se trouve en état, par son assiduité au travail, de satisfaire à la fois ses vrais besoins, & de prévenir les désirs déshonnêtes, que le loisir & l’oisiveté n’engendrent que trop souvent ; on ne peut bannir les arts de la société sans priver les hommes de l’occupation & du plaisir. Le repos prend alors leur place, mais il cesse d’être agréable, parce qu’il ne le peut être que lorsqu’il succede au travail, & qu’il rétablit l’esprit epuisé par trop de fatigue & d’application. L’industrie & le raffinement dans les arts mécaniques, produiesnt un autre avantage, en ce que les arts libéraux sont les mêmes progrès, & il est impossible que les uns puissent être portés à quelque degré de perfection, sans que les autres ne s’en ressentent. Les siecles renommés par les grands philosophes, les habiles politiques, les guerriers fameux, & les poëtes célebres, abondent ordinairement en habiles fabricans & en constructeurs de vaisseaux. Il n’est pas vraisemblable que chez une nation où l’astronomie est inconnue & la morale entiérement négligée, les manufactures y soient portées à leur point de perfection, & qu’il s’y fabrique des étoffes agréablement dessinées. Le génie du siecle se répand sur tous les arts, & l’esprit des hommes, une fois sorti de sa léthargie, & mis, pour ainsi dire, en fermentation, embrasse tous les objets & perfectionne toute espece d’arts & de sciences. Les hommes sortent alors de cette ignorance profonde où la nature les a fait naître, & sont des êtres vraiment raisonnables, c’est-à-dire, qu’ils ont la capacité d’agir, de penser, & de jouir des plaisirs des sens, en même tems que de ceux de l’esprit.

Les hommes deviennent plus sociables entre eux, à mesure que les arts se perfectionnent ; ils ne peuvent plus supporter la solitude & la vie retirée, réservée aux nations barbares & ignorantes, lorsque leur esprit est enrichi de connoissances, & qu’ils sont en état de se les communiquer réciproquement ; ils s’empressent alors d’aller habiter les villes, soit pour acquérir de nouvelles connoissances, soit pour faire part aux autres de celles qu’ils ont déjà acquises. Ils se plaisent à se faire remarquer par leur esprit & leurs connoissances, à briller dans la conversation par leurs talens, ou à être distingués dans la société par leurs habillemens & leurs équipages. Les sages sont attirés dans les villes par la curiosité ; la vanité y entraîne les sots ; mais le plaisir y conduit les uns & les autres, Il se forme par-tout des sociétés particulieres, où les deux sexes vivent ensemble avec bienséance & politesse ; les hommes, si différens entre eux par leurs humeurs & leurs caracteres, sont bientôt forcés de les contraindre pour se plaire réciproquement, & il est impossible que, devenus déjà meilleurs, par le progrès des connoissances & des arts libéraux, ils ne se sentent croître en eux-mêmes, par l’habitude de converser ensemble & de contribuer à leurs plaisirs réciproques, ce fonds d’humanité & de bienfaisance que la nature a gravé dans leur cœur. Les connoissances, l’industrie & l’humanité sont donc liées ensemble par une chaîne indissoluble, & la raison s’unit avec l’expérience, pour nous démontrer qu’elles sont l’apanage des siecles renommés par le luxe & la délicatesse. Tous ces avantages sont tellement supérieurs aux inconvéniens qui en peuvent résulter, qu’il seroit superflu d’en faire la comparaison. Plus les hommes recherchent la délicatesse dans leurs plaisirs, moins ils se laissent aller aux excès répréhensibles, parce que ces excès sont le tombeau des vrais plaisirs. On peut assurer avec vérité, qu’il y a bien plus de grossiere gloutonnerie dans les repas des Tartares, dont les festins consistent en viande de cheval, que dans les repas délicats des courtisans de l’Europe. Si l’amour illégitime & l’infidélité dans le mariage sont plus fréquens dans les siecles de luxe, l’ivrognerie, vice plus honteux & plus nuisible au corps & à l’esprit, s’y montre bien plus rarement. Je ne prendrai pas seulement Ovide & Petrone pour juges de cette proportion, mais je m’en rapporrerai à Seneque ou à Caton. Nous savons que César ayant été obligé, dans le tems de conspiration de Catilina, de remettre entre les mains de Caton un écrit qui ne laissoit aucun doute de son intrigue galante avec Servilie, propre sœur de Caton ; ce philosophe austere le lui jeta avec indignation, & l’appella, dans l’aigreur de sa colere, ivrogne, expression qui lui paroissoit plus injurieuse que celle dont il auroit eu plus de raison de se servir. Les avantages, résultans de l’industrie & du progrès des connoissances, ne sont pas seulement réservés pour la vie particuliere & privée. Ils répandent leur favorable influence sur le public, parce que la grandeur & la puissance des états sont toujours dans la proportion du bonheur, & de l’occupation des sujets. La société profite de l’accroissement des consommations de toutes les especes de denrées & de marchandises qui contribuent aux plaisirs & aux commodités de la vie, & en même tems que cet accroissement des consommations multiplie les plaisirs innocens des citoyens, il est réellement un fond de travail toujours subsistant parmi le peuple, & propre à être employé au service public dans les tems de nécessité. Chez toutes les nations, au contraire, où l’étroit nécessaire suffit, & dont les sujets sont sans desirs pour les superfluités, les hommes vivent dans l’oisiveté, ne prennent aucune part aux plaisirs de la vie, & sont inutiles au public, qui ne peut tirer aucun secours, pour l’entretien de ses flottes & de ses armées, de sujets paresseux & indolens. Toutes les puissances de l’Europe possedent aujourd’hui le même territoire qu’elles possedoient il y a deux cents ans, ou du moins la différence dans l’étendue de leurs possessions est très peu considérable, de ce qu’elle étoit au commencement du seizieme siecle. Tous ces états ont cependant acquis une force & une puissance dont ils paroissoient pour lors fort éloignés. Ce changement singulier ne peut être attribué qu’au grand progrès des arts & de l’industrie.

L’armée, conduite en Italie par Charles VIII, n’étoit que de 10000 hommes, la France en fut cependant si épuisée, qu’au rapport de Guichardin, elle fut pendant quelques années incapable de renouveller un semblable effort. Louis XIV a entretenu sur pied, pendant tout le tems qu’a duré la guerre pour la succession d’Espagne, plus de 400000 hommes, quoique depuis la mort du cardinal Mazarin jusqu’à la sienne, il eût soutenu la guerre à différentes reprises, durant près de trente ans. Les connoissances en tout genre, inséparables des siecles fameux par les arts & le luxe, n’excitent pas seulement l’industrie, mais elles fournissent aux gouvernemens les moyens de la rendre encore plus utile aux sujets. Les loix politiques qui maintiennent l’ordre, la police & la subordination dans la société, ne peuvent être portées à leur degré de perfection, que lorsque la raison humaine a fait des progrès marqués, par son application aux arts les plus ordinaires, tels que ceux du commerce & des manufactures. Peut-on espérer trouver de bonnes loix chez les peuples qui ignorent l’usage des instrumens que nos ouvriers les plus grossiers savent employer, pour la fabrique des étoffes les plus communes ? Les siecles d’ignorance ont d’ailleurs toujours été ceux de la superstition, dont l’effet est de détourner le gouvernement de son véritable objet, & de faire perdre de vue aux hommes leur bonheur & leurs intérêts.

Lorsque le goût des connoissances est répandu dans une nation, ceux qui sont à la tête du gouvernement sont doux & modérés, parce que les leçons d’humanité ont été les premieres qu’ils aient reçues, & qu’ils ont appris de bonne heure combien elle étoit préférable à la sévérité & à la rigueur, dont l’effet naturel est de porter les sujets à la révolte, & de les détourner pour toujours de la soumission, en leur faisant perdre toute espérance de pardon. Ces sentimens d’humanité paroissent avec plus d’éclat, à mesure que les mœurs des hommes s’adoucissent, & que leurs connoissances s’étendent ; & c’est le principal caractere qui distingue les siecles policés, des temps d’ignorance & de barbarie. Les factions & les haines de parti y sont toujours moins durables, les révolutions moins sanglantes, l’autorité moins sévere, & les séditions moins fréquentes. Les guerres étrangeres deviennent même moins cruelles, & les guerriers, dont le cœur s’endurcit sur le champ de bataille contre la compassion & la crainte, autant par honneur que par intérêt, cessent d’être ennemis après le combats, & deviennent des hommes, après avoir été des bêtes féroces.

Il n’est pas à craindre que les hommes, en perdant de leur férocité, perdent également de leur courage, ou deviennent moins intrépides & moins valeureux dans la défense de leur patrie & de leur liberté les arts n’affoiblissent ni le corps ni l’esprit ; l’industrie, au contraire, leur compagne inséparable, ajoute de nouvelles forces au corps & si laménité & la douceur des mœurs ôtent à l’ardeur guerriere son extérieur de rudesse & de férocité ; l’honneur, principe plus fort, plus durable & plus docile, acquiert une nouvelle vigueur, par cette élévation de génie que donnent les connoissances & les talens on doit convenir aussi que la valeur n’est durable & utile que lorsqu’elle est accompagnée de la science & de la discipline militaire, qu’on trouve rarement chez les peuples barbares. Les anciens historiens ont observé que Datames fut le seul barbare renommé pour son habileté dans l’art militaire, & Pyrrhus, étonné des évolutions & de la discipline des armées romaines, ne put s’empêcher de dire à ses courtisans, que les Romains, qu’il désignoit par l’expression de barbares, ne l’étoient plus lorsqu’ils faisoient la guerre. De toutes les nations de l’antiquité le peuple Romain a été le seul où la discipline militaire ait été en vigueur, avant qu’il fût policé ; & il est singulier que les Italiens soient, de tous les peuples modernes de l’Europe, celui qu’on regarde communément comme le moins propre aux entreprises guerrieres, & le moins ambitieux de la réputation militaire. Ceux qui attribuent ce caractere efféminé des Italiens à leur luxe, à leur délicatesse & à leur goût pour les arts, n’ont pas réfléchi sans doute, que la bravoure des François & des Anglois étoit aussi incontestable que leur activité dans le commerce & leur passion pour le luxe. Les historiens d’Italie nous donnent une raison plus satisfaisante de changement arrivé dans le caractere des habitans de cette partie de l’Europe ; ils observent que tous les souverains de l’Italie étoient en guerre les uns contre les autres, dans le même tems où l’aristocratie vénitienne étoit toujours en garde contre ses propres sujets, où la démocratie florentine s’appliquoit uniquement au commerce, où Rome étoit gouvernée par des prêtres, & Naples par des femmes. Les généraux n’avoient alors sous leurs drapeaux que des soldats de fortune, qui n’étant excités par aucun intérêt particulier, ne faisoient, les uns contre les autres, que des simulacres de guerre, sembloient s’attaquer & défendre mutuellement, pendant des journées entieres, & retournoient, après cette apparence de combats, passer la nuit dans leur camp, laissant à peine quelques morts & quelques blessés sur le champ de bataille.

Les moralistes séveres se sont servis des événemens de l’ancienne Rome, pour justifier leurs déclamations contre le luxe & la délicatesse dans les plaisirs. Tant que cette république joignit à la pauvreté & à la rusticité des mœurs, la vertu & l’amour de la patrie, elle parvint au plus grand degré de puissance & de liberté ; mais ses conquêtes dans l’Asie ayant introduit le luxe chez les Romains, les mœurs se corrompirent aussi-tôt, & on vit naître les séditions & les guerres civiles, qui furent suivies de la perte entiere de la liberté. Tous les auteurs classiques, que nous étudions dans notre enfance, nous parlent de cet événement, & attribuent la ruine de l’état aux arts & aux richesses apportées de l’Orient. Salluste étoit tellement persuadé de cette opinion, que le goût de la peinture paroissoit à ses yeux un aussi grand vice que la débauche & l’ivrognerie. Cette façon de penser étoit si générale dans les derniers tems de la république, que cet auteur ne tarit pas sur les louanges qu’il donne à l’ancienne Rome, & à l’austere vertu de ses premiers citoyens, quoiqu’il fût lui-même un exemple éclatant du luxe & de la corruption moderne. L’écrivain le plus élégant parle avec mépris de l’éloquence des Grecs, & se permet sur cette matiere des digressions & des déclamations déplacées, qui sont en même tems des modeles de goût & de correction. Il seroit aisé de prouver que ces auteurs se sont trompés sur les causes des désordres arrivés dans la république romaine, & qu’ils ont attribué au luxe & aux arts, ce qui ne procédoit que de la mauvaise constitution du gouvernement & de la trop grande étendue des conquêtes. Le luxe & la délicatesse dans les plaisirs n’entraînent pas nécessairement après eux la corruption & la vénalité ; ce qu’on appelle plaisir, délicatesse & raffinement, est relatif à l’état des personnes, & les hommes ne les recherchent & ne les désirent que par comparaison ou relativement à leur propre expérience. L’artisan est aussi avide d’argent pour le dépenser en eau-de-vie & en nourriture grossiere, que le courtisan pour se procurer du vin de Champagne & les mets les plus délicats. Les hommes de tous les siecles & de tous les tems n’estiment les richesses que parce qu’elles peuvent multiplier les plaisirs auxquels ils sont accoutumés. L’honneur & la vertu peuvent seuls restreindre & régler l’amour de l’argent ; & si ces qualités précieuses & estimables n’existent pas également dans tous les siecles, elles doivent être plus communes dans ceux qui sont renommés par le luxe & les connoissances.

La Pologne est l’état de l’Europe où il y a le plus de corruption & de vénalité ; les arts mécaniques & libéraux, ainsi que ceux de la guerre & de la paix, paroissent cependant y avoir fait moins de progrès que par-tout ailleurs. Les nobles de cette partie de l’Europe ne semblent avoir conservé leur couronne élective, que pour la vendre sous l’apparence de formalité réguliere, à celui qui la met à plus haut prix ; & cette nation ne paroît pas connoître d’autre espece de commerce.

Il s’en faut beaucoup que l’Angleterre aie perdu de sa liberté depuis l’introduction du luxe & des arts ; elle en a au contraire étendu les droits. Si la corruption paroît prévaloir depuis quelques années, on doit l’attribuer principalement à l’établissement solide de la liberté, dont l’heureux effet est d’empêcher nos princes de gouverner sans parlement, & de les mettre hors d’état d’intimider ces mêmes parlemens, par le fantôme de leur prérogative. D’ailleurs la corruption ou la vénalité reprochée au peuple anglois existe bien plus parmi les électeurs que parmi les représentans, & ne peut, par conséquent, être raisonnablement attribuée aux délicatesses & aux raffinements du luxe. Les arts & le luxe, considérés dans leur véritable point de vue, doivent paroître favorables à la liberté ; & s’ils ne suffisent pas seuls pour affranchir les peuples de la servitude, ils contribuent du moins à la conservation de la liberté, & les mettent à l’abri du malheur de la perdre. En effet, lorsqu’on observe avec attention les nations grossieres & sans police, où les arts sont inconnus, on y voit la culture de la terre être l’unique travail & la seule industrie du peuple. Les habitans n’y sont partagés qu’en deux classes, l’une composée des propriétaires des terres, & l’autre de leurs vassaux ou fermiers. Ces derniers, ne possédant aucunes richesses, naissent nécessairement dans la dépendance, & sont élevés dans l’esclavage & dans la soumission ; l’ignorance entiere & absolue de toute espece d’arts, dans laquelle est plongée la nation, les empêche même d’en être considérés par leur habileté dans l’agriculture. Les premiers, c’est-à-dire, les propriétaires des terres, s’érigent naturellement, dans ces pays barbares, en petits tyrans, & sont forcés, pour le maintien de l’ordre & de la tranquillité publique, de se choisir parmi eux un souverain absolu & indépendant. Peut-être que, semblables aux anciens barons Goths, ils voudront conserver leur indépendance mutuelle, mais il s’élèvera bientôt entre eux des disputes & des animosités, qui répandront dans la nation un trouble & une confusion, plus insupportables, peut-être, que le gouvernement le plus despotique. Dans les pays, au contraire, où le luxe anime le commerce & l’industrie, les paysans s’enrichissent par la culture de la terre, & cessent d’être esclaves. On voit paroître en même tems des marchands & des négocians, qui, formant une classe mitoyenne & nouvelle dans la société, & qui devenus, par les profits de leur commerce, propriétaires de quelques portions de terre, acquièrent de la considération & de l’autorité parmi leurs concitoyens, & deviennent, par la succession des tems, la base la plus solide & la plus durable de la liberté publique. Cette classe de citoyens, mitoyenne entre les grands propriétaires & les cultivateurs, ne se soumet pas à l’esclavage, comme le pauvre paysan, que l’indigence & le peu d’élévation d’esprit y entraînent, & se sentant d’ailleurs trop foible pour pouvoir exercer sur les cultivateurs la même autorité que les barons, elle n’a aucun intérêt à se soumettre à la tyrannie de leur souverain ; cette classe ne desire que le maintien & la conservation des loix qui assurent la propriété, & la mettent à l’abri de la tyrannie, soit monarchique, soit aristocratique. La chambre des communes est le plus solide appui de notre gouvernement populaire ; & tout le monde convient qu’elle n’a acquis son crédit & son pouvoir, que par l’accroissement du commerce, qui a fait passer une grande partie de la propriété des terres entre les mains des communes. Il y a donc une contradiction manifeste dans les déclamations contre le luxe & la perfection des arts, & c’est une erreur évidente que de les représenter comme le poison destructeur de la liberté & de l’amour de la patrie.

Les hommes sont portés naturellement à critiquer leurs contemporains, à blâmer les mœurs & les usages du tems présent, & à exalter les vertus réelles ou prétendues de leurs ancêtres. Les écrits des siecles éclairés & policés étant les seuls qui passent à la postérité, il n’est pas étonnant que nous trouvions, dans les auteurs les plus estimés, un si grand nombre d’arrêts séveres prononcés, non-seulement contre le luxe, mais même contre les sciences : le respect qu’on nous inspire pour ces auteurs éclairés, joint à l’inclination naturelle à tous les hommes de censurer leurs concitoyens, nous fait adopter leurs sentimens ; il seroit cependant facile de détruire cette erreur, & de rendre un jugement impartial, en faisant la comparaison de quelques peuples contemporains, dont on mettroit les mœurs en opposition. On ne peut, en effet, s’empêcher de reconnoître que la trahison & la cruauté, les plus detestables de tous les vices, semblent être particulierement affectés aux nations sans police & sans luxe. Les Grecs & les Romains, les plus civilisés de tous les peuples de l’antiquité, en faisoient le reproche à toutes les nations barbares dont ils étoient environnés ; ils ne pouvoient ignorer cependant que leurs ancêtres, dont ils se plaisoient à vanter les vertus, étoient barbares avant d’avoir été civilisés ; qu’ils avoient, par conséquent, été assujettis aux mêmes vices, & aussi inférieurs à leurs descendans par les sentimens d’honneur & d’humanité, que par leurs connoissances dans les sciences & dans les arts. On fera tels éloges qu’on voudra des anciens Francs & des anciens Saxons, je croirai toujours ma fortune & ma vie moins en sûreté entre les mains d’un Maure & d’un Tartare, qu’entre celles d’un Anglois ou d’un François, élevés l’un & l’autre dans leur patrie, c’est-à-dire, chez les peuples les plus policés du monde connu.

Il me reste maintenant à expliquer la seconde proposition que j’ai avancée au commencement de cet essai ; c’est-à-dire, que le luxe cesse d’être avantageux au public, lorsqu’il n’est plus modéré, & que dans ce cas, quoiqu’il ne soit pas la qualité la plus nuisible à la société, il y apporte cependant un mal réel. Ce qu’on ajoute aux simples nécessités de la vie, les recherches & les délicatesses qu’on apporte dans les plaisirs permis, sont un luxe ; mais ce luxe, innocent en lui-même, est cependant dangereux, & peut même être regardé comme un vice, lorsqu’il absorbe toute la dépense d’un citoyen, & le met hors d’état de remplir les devoirs que sa fortune & son état exigent de lui. Supposons qu’un pere de famille, vivant dans les bornes de sa condition, au lieu d’employer tout son revenu à des dépenses de faste & de plaisir, le partage avec ses enfans, auxquels il donne une excellente éducation, avec ses amis qu’il aide dans leurs besoins, & avec les pauvres qu’il secourt dans leurs nécessités ; il n’en résultera certainement aucun préjudice pour la société ; il s’y fera, au contraire, la même consommation. La portion de travail qui n’auroit été utile qu’aux plaisirs d’un seul homme, sera employée au soulagement de cent malheureux. La même somme d’argent dépensée pour forcer la nature & faire manger à un homme sensuel des fruits parvenus à leur maturité avant la saison qui leur est propre, peut faire subsister une famille entiere durant six mois de l’année. Ceux qui soutiennent que le peuple seroit oisif & sans travail, si un luxe vicieux & outré ne lui fournissoit de l’occupation, peuvent avancer également que le luxe est un remede contre la paresse, l’amour propre, le peu d’humanité, la dureté de cœur, & autres semblables défauts qui paroissent malheureusement attachés & inséparables de la nature humaine. On peut, en ce cas, comparer le luxe à ces poisons dont la médecine fait usage, & qui deviennent remedes entre ses mains. Mais pour me servir de la même comparaison, la vertu est dans tous les cas préférable à ce qui n’a même que l’apparence du vice, par la même raison que les alimens sains auront toujours la préférence sur les poisons, quelque corrigés & adoucis qu’on puisse les supposer.

Personne ne peut s’empêcher de reconnoître qu’il est dans la puissance de Dieu de rendre le peuple de la grande Bretagne plus heureux, soit par une réforme entiere des mœurs & du caractere des hommes, soit en leur prescrivant des loix, dont il ne leur seroit pas possible de s’écarter. Comme la terre peut toujours nourrir plus d’habitans qu’elle n’en contient, ceux que nous imaginons dans cette république utopienne, ne seroient assujettis qu’aux infirmités du corps, qui ne sont pas la moitié des miseres humaines. Pour les autres maux, dont les hommes sont affligés, ils ont leur source dans nos vices, ou dans ceux des autres, & même plusieurs de nos maladies n’ont pas d’autre origine. Les hommes seroient heureux, & à l’abri de tous les maux, si les vices pouvoient être bannis de dessus la terre & en disparoître pour toujours. Je dis tous les vices, car on ne pourroit en garder quelques uns sans rendre la condition humaine plus malheureuse qu’elle ne l’étoit auparavant ; en bannissant le luxe vicieux, & en laissant parmi les hommes la paresse & une indifférence générale pour le bien de la société, l’industrie diminuera dans l’état, & on ne doit pas s’attendre que la charité & la générosité le dédommagent de cette perte. Contentons-nous d’assurer que deux vices opposés peuvent être moins nuisibles dans un état, lorsqu’ils y sont réunis, que ne le seroit l’un des deux s’il y étoit seul ; mais ne soutenons jamais qu’un vice peut être avantageux par lui-même. Un auteur qui avance, dans un endroit de son ouvrage, que les politiques ont inventé les distinctions morales, pour l’intérêt public, & qui soutient dans un autre, que le vice, est avantageux au public[1], se contredit évidemment ; en effet, dans quelque systême de morale que ce puisse être, il y a au moins une contradiction dans les termes, lorsqu’on soutient qu’un vice peut en général être avantageux à la société. Ce raisonnement m’a paru nécessaire pour éclaircir une question philosophique sur laquelle on a beaucoup disputé en Angleterre. Je l’appelle question philosophique, & non pas politique ; car quelle que puisse être la conséquence du changement que le souverain législateur est le maître d’opérer dans le genre humain, en gratifiant les hommes de toutes les vertus, & les délivrant de toute espece de vices ; le magistrat qui ne s’occupe que des choses possibles, ne peut prendre aucun parti dans cette question. Il ne dépend pas de lui de mettre la vertu à la place du vice, mais il ne lui est pas impossible de guérir un vice par un autre ; & dans ce cas, il doit préférer celui qui est le moins nuisible à la société. Le luxe excessif est la source de beaucoup de maux, mais il est en général préférable à la paresse & à l’oisiveté, qui vraisemblablement prendroient sa place, & dont les conséquences sont plus préjudiciables aux particuliers & au public. Chez les nations où la paresse & l’oisiveté sont les vices dominans, les mœurs sont basses & grossieres dans toutes les classes du peuple ; les hommes n’ont ni plaisir ni société entre eux ; & si le souverain a besoin du service de ses sujets, le travail de l’état ne pouvant fournir de subsistance qu’à la classe des laboureurs, la se trouve hors d’état de récompenser ceux qui sont employés pour le public.

  1. Fable des abeilles.