Œuvres philosophiques (Hume)/Essai sur le Commerce

Traduction par Anonyme.
Œuvres philosophiques, tome septièmeTome 7 (p. 1-34).

ESSAI

SUR

LE COMMERCE

Les hommes me paroissent partagés en deux classes différentes. Les uns, faute de réflexions, ne parviennent jamais jusqu’à la vérité ; & les autres, en réfléchissant trop, la laissent derrière eux, & vont beaucoup au-delà. La derniere classe, sans comparaison, moins nombreuse que la premiere, est également utile & précieuse à la société; elle est redevable à ceux qui la composent, des nouvelles idées qu’ils font naître. Quoique souvent hors d’état de résoudre les difficultés qu’ils élevent, ils fournissent aux personnes d’un esprit juste, de nouvelles idées, & donnent lieu à des découvertes utiles. S’il en coûte quelque peine pour entendre & concevoir leurs pensées, si leurs discours & leurs écrits présentent des objets & des vues extraordinaires & hors de la route commune, on en est dédommagé par le plaisir de la nouveauté. On fait, en effet, peu de cas d’un auteur dont les écrits sont la répétition de ce qu’on entend dans les cafés & les conversations ordinaires.

La plupart des hommes, incapables de réflexions profondes, sont portés naturellement à décrier ces hommes rares qui joignent la solidité du jugement à l’étendue de l’esprit ; ils les regardent comme des métaphysiciens inintelligibles, toujours occupés de systêmes & d’idées abstraites ; & ils croient de bonne foi que la vérité est renfermée dans le cercle étroit de leurs foibles conceptions. Je conviens qu’il est certains cas où le raisonnement ne doit être appuyé que sur ce qui est simple & à la portée de tout le monde, & qu’une trop grande subtilité peut faire douter de sa justesse. Tout homme qui délibere sur la conduite qu’il doit tenir dans une affaire, ou qui se trace à lui-même un plan de politique, de commerce, ou d’économie, doit mettre des bornes à ses spéculations, & s’abstenir de lier ensemble une trop longue chaîne de conséquences ; une circonstance imprévue dérangera certainement une partie de ses projets, & produira un événement auquel il ne s’attendoit pas ; mais quand nous discutons un objet en général, nos spéculations ne peuvent être trop étendues. L’homme de génie & l’homme médiocre ne sont réellement distingués l’un de l’autre que par la profondeur, plus ou moins grande, des principes qui servent de base à leurs raisonnemens ; ils ne paroissent obscurs dans l’homme de génie, que parce qu’ils embrassent & s’étendent à la généralité de la matiere dont on est occupé. Il n’est pas facile, en effet, au commun des hommes, d’appercevoir dans les matieres de dispute & de controverse, le point fixe dont tout le monde doit être d’accord, de le séparer de ce qui l’environne, & de le présenter pur & sans mélange. Chaque principe & chaque conséquence se particularise pour eux ; ils ne peuvent étendre leur vue jusqu’à ces proportions universelles qui comprennent un nombre infini de proposions particulieres, & renferment la science entiere dans un simple théorème. Leurs yeux sont éblouis de l’espace immense qui leur est présenté ; ils perdent le principe de vue & quelque claires qu’en soient les conséquences, elles leur paroissent obscures & embarrassées ; mais il n’en est pas moins certain que la meilleure maniere de raisonner, est d’établir des principes généraux, quoiqu’ils puissent être sans application dans quelques cas particuliers. C’est la méthode qu’emploient les philosophes dans les traités de morale ; les politiques doivent en faire également usage, & plus particuliérement encore lorsqu’ils sont occupés du gouvernement intérieur de l’état, dont le bonheur, qui est, ou qui doit être leur principal objet, consiste dans la réunion d’une multitude de circonstances, toutes dépendantes du législateur, au lieu que les affaires extérieures de ce même état sont subordonnées au hasard, aux accidens, & même au caprice de quelques personnes. Ces réflexions préliminaires m’ont paru nécessaires, avant de mettre sous les yeux du lecteur les essais que je lui présente concernant le commerce, le luxe, l’argent, l’intérêt de l’argent, &c. parce qu’il y trouvera peut-être quelques principes singuliers, & qui pourront lui paroître trop recherchés & trop subtils. Si ces principes sont faux, on doit les rejetter ; mais il seroit imprudent de se prévenir contre eux, par la seule raison qu’ils sont hors de la route commune.

Quoique la puissance d’un état & le bonheur des sujets puissent être, à quelques égards, regardés comme indépendans l’un de l’autre, on convient cependant communément qu’ils sont inséparables par rapport au commerce ; & comme la puissance de l’état assure aux particuliers la jouissance paisible de leur commerce & de leurs richesses, de même l’état devient puissant dans la proportion des richesses & de l’étendue du commerce des sujets. Cette maxime, vraie en elle-même, me paroît cependant susceptible de quelques exceptions, & ne devoit être établie qu’avec quelque réserve. Il peut arriver en effet, des circonstances où le commerce, les richesses & le luxe des sujets, bien loin d’augmenter la puissance d’un état, ne servent au contraire qu’à affoiblir ses armées, & à diminuer son influence & sa considération chez les nations voisines. L’homme est un être changeant par sa nature, & susceptible de la plus grande diversité d’opinions, de principes, & de regles de conduite. Ce qui peut être vrai dans un tems & dans certaines circonstances, cessera de l’être lorsqu’il sera survenu du changement dans les mœurs & dans les façons de penser.

Ce qui constitue le peuple de chaque nation, se partage en laboureurs & en manufacturiers : les premiers sont employés à la culture de la terre ; les derniers donnent à ses productions la forme nécessaire pour la subsistance, les vêtemens & les commodités des hommes. Les sauvages ne vivent que de chasse ou de pêche, mais aussi-tôt qu’ils se civilisent, ils deviennent laboureurs & manufacturiers. Et quoique dans les premiers siecles où les Nations se civilisent, la partie la plus nombreuse de la société soit employée à la culture de la terre[1], le tems & l’expérience perfectionnent l’agriculture, au point que les productions de la terre peuvent être assez abondantes pour nourrir un plus grand nombre d’hommes qu’il n’y en a d’employés à sa culture, & aux manufactures d’absolue nécessité.

Si les bras inutiles à la culture des terres & aux manufactures d’absolue nécessité sont employés aux arts qu’on appelle de luxe, leur travail augmente le bonheur de l’état, parce qu’on est redevable à leur industrie des nouvelles commodités, & des recherches également utiles & agréables, dont on auroit été entiérement privé, s’ils n’avoient eu d’autre occupation que la culture de la terre ; mais n’y a-t-il pas d’autre moyen d’employer ces bras superflus ? Le souverain n’est-il pas le maître de les prendre à son service, & de les enrôler dans ses flottes & dans ses armées, pour faire des conquêtes & se rendre redoutable aux nations les plus éloignées ? Il est certain que les manufacturiers de marchandises de luxe sont dans la dépendance des propriétaires des terres & des cultivateurs, dont les besoins & les désirs décident de leur occupation. Ils sont absolument inutiles dans les pays où le luxe est inconnu ; les productions de la terre qui pouvoient être employées à leur subsistance y servent à entretenir des flottes & des armées, qui peuvent être maintenues sur un pied bien plus considérable que dans les pays où le luxe des particuliers exige un grand nombre d’arts. Il semble donc qu’il existe une espece d’opposition entre la puissance des états, & le bonheur des sujets. La puissance d’un état n’est jamais plus grande que lorsque tous les bras inutiles sont employés au service public. Les sujets, au contraire ne peuvent se procurer des commodités & des plaisirs que lorsque ces mêmes bras inutiles sont employés à leur service particulier ; ils ne peuvent être contens qu’aux dépens de l’état ; & par la même raison que l’ambition du souverain diminue le luxe des sujets, le luxe des sujets doit diminuer la force & arrêter l’ambition du souverain.

Il s’en faut beaucoup que ce raisonnement puisse être mis au rang des idées chimériques & hors de toute vraisemblance ; il est au contraire fondé sur l’histoire & sur l’expérience. La république de Sparte a été l’état du monde connu le plus puissant, par proportion au petit nombre de ses sujets ; & elle n’étoit puissance que parce que le commerce & le luxe en étoient entiérement bannis. Les Ilotes cultivoient la terre, & eux seuls exerçoient les arts mécaniques, tandis que les Spartiates étoient tous soldats. Il est évident que les Ilotes n’auroient pu fournir la subsistance & les manufactures de nécessité absolue, à un si grand nombre de Spartiates, dans des tems de luxe & de délicatesse, qui exigent le travail de beaucoup de négocians & de manufacturiers. La république Romaine présente la même observation. Nous savons par les historiens que les plus petites républiques de l’antiquité levoient & entretenoient sur pied des armées plus nombreuses que ne le pourroient faire présentement des états trois fois plus peuplés. Les soldats ne sont pas actuellement la centieme partie des habitans de l’Europe, tandis que dans les premiers tems de la république Romaine, la seule ville de Rome & son petit territoire, étoit en état de lever & d’entretenir dix légions dans la guerre contre les Latins. La république d’Athenes, dont tout le territoire n’étoit pas plus étendu que la province d’Yorkshire, envoya dans l’expédition de Sicile près de quarante mille hommes. On assure que Denis-l’Ancien, dont les états ne comprenoient que la ville de Syracuse, environ le tiers de l’île de Sicile, & quelques ports de mer sur les côtes de l’Italie & de l’Illyrie, eut toujours sur pied une armée de cent mille hommes d’infanterie, & de dix mille de cavalerie indépendamment de quatre cents vaisseaux toujours équipés. Le pillage étoit à la vérité la principale ressource pour la subsistance des armées de l’antiquité en tems de guerre ; mais l’ennemi pilloit à son tour, & il ne pouvoit y avoir de façon plus ruineuse de lever des impôts sur les peuples. Le commerce & le luxe répandus dans toutes les nations de l’Europe, sont donc la cause la plus apparente de leur foiblesse, lorsqu’on les compare avec les peuples de l’antiquité. Les mœurs & la maniere de vivre des peuples anciens, exigeant un petit nombre d’ouvriers, plus de soldats pouvoient vivre des productions de la terre. Tite-Live rapporte que de son tems, la république Romaine pouvoit avec peine lever autant de soldats qu’elle en avoit employé contre les Gaulois & les Latins. Les tailleurs, les cuisiniers, les peintres, les musiciens & les comédiens remplaçoient, sous Auguste, ces soldats qui combattoient pour la liberté & pour l’empire du tems de Camille ; & il est évident que si l’Italie étoit également cultivée dans ces deux époques, le nombre des habitans n’en étoit pas augmenté, parce que les ouvriers de luxe, existant du tems d’Auguste, ne contribuoient en rien à la production des nécessités de la vie.

Ces observations conduisent naturellement à demander, s’il est possible que les souverains, consultant plutôt leur intérêt personnel que celui de leurs sujets, reprennent les anciennes maximes de gouvernement. J’avoue qu’une pareille révolution me paroît, à tous égards, impossible, & j’en donne pour raison que le gouvernement étoit chez les nations de l’antiquité, violent & contraire au cours naturel des choses. Personne n’ignore l’austérité des loix de Lacédémone, & quiconque a réfléchi sur la nature humaine, & sur ce qui s’est passé chez tous les peuples & dans tous les siecles, regarde cette république comme un prodige ; & son gouvernement seroit regardé comme une rêverie & une fiction impraticable dans l’exécution, s’il n’étoit attesté par l’accord unanime de tous les historiens, & par les détails qu’ils nous en ont transmis. Quoique les Romains & les autres anciennes républiques fussent gouvernées par des loix moins contraires à la nature, leurs sujets ne se seroient pas soumis à la rigueur des loix qui leur étoient imposées, sans un concours très-singulier de circonstances. Les hommes vivoient pour lors dans des états libres d’un territoire peu étendu, & comme le génie du siecle étoit entiérement militaire, les peuples étoient dans une guerre continuelle les uns contre les autres. La liberté engendre naturellement l’amour de la patrie, principalement dans les petits états, & cet amour de la patrie devient encore plus vif, lorsque le public est dans de continuelles alarmes, & que tous les-sujets sont obligés, à chaque instant, de s’exposer aux plus grands dangers pour la défense commune ; la continuité de la guerre fait de tous les citoyens autant de soldats ; personne ne s’exempte de service militaire, chacun le remplit à ses dépens ; & quoique ce service personnel soit plus à charge que l’impôt le plus onéreux, il devient supportable à un peuple qui n’a d’occupation que la guerre, qui ne prend les armes que par des motifs d’honneur & de vengeance, que le plaisir n’a pas amolli, & qui n’exerce aucune profession dont l’exercice journalier lui procure un gain certain. Je pourrois ajouter encore, en faveur de mon sentiment, la grande égalité de fortune des habitans des anciennes républiques, où chaque citoyen possédoit sa piece de terre, & en tiroit la quantité de production suffisante pour sa subsistance & celle de sa famille ; ce qui rendoit la population de l’état extrêmement nombreuse, quoiqu’il n’y eût ni commerce ni manufactures.

Mais quoique le défaut de commerce & de manufactures puisse, dans quelques cas particuliers, augmenter la puissance d’un peuple libre & guerrier, il est cependant certain que, dans le cours ordinaire des choses, il en doit être autrement. Les souverains sont contraints de gouverner les peuples dans l’état où ils les trouvent ; & leur autorité, quelque grande qu’on la suppose, ne peut jamais l’être assez pour en changer entiérement les principes, les mœurs, & la façon de penser, & leur en substituer d’autres. Les grandes révolutions qui changent les mœurs des nations, & leur donnent ces caracteres marqués qui les distinguent les unes des autres, sont l’ouvrage d’une longue suite d’années, & de la réunion d’un grand nombre d’événemens & de circonstances, & les difficultés même s’augmentent à mesure que le législateur cherche à établir des principes contraires à ceux de la nature & au vœu commun de la société. La prudence du souverain exige de lui qu’il se plie au génie du peuple dont il a le gouvernement ; il ne peut que chercher à le rectifier, en lui proposant des objets de réforme convenables aux tems & aux circonstances. Dans l’état présent des choses, l’industrie, les arts & le commerce augmentent le pouvoir du Souverain, en même tems que le bonheur des sujets ; & ce seroit une violence tyrannique de la part de gouvernement, que de chercher à accroître la puissance publique en diminuant l’aisance & les richesses des sujets. Quelques réflexions sur la barbarie & l’oisiveté, & sur les conséquences nécessaires qui en sont la suite, prouveront la vérité de cette proposition. Dans tous les pays où les manufactures & les arts mécaniques ne sont pas dans un état florissant, le plus grand nombre des sujets doit être employé aux travaux de l’agriculture, mais si les cultivateurs deviennent plus adroits & plus industrieux, ils sont dès-lors en état de tirer de la terre bien plus de productions que n’en exige leur subsistance. Ce superflu est cependant perdu pour eux, puisqu’ils n’ont pas la facilité de l’échanger contre ce qui pourroit servir à leur procurer les agrémens de la vie, satisfaire leurs plaisirs & contenter leur vanité. Ce superflu ne pouvant que leur être à charge, ils doivent cesser de demander à la terre des productions inutiles, l’indolence devient alors générale dans la nation, beaucoup de terres restent incultes, celles qui sont en culture deviennent moins fécondes par la négligence des cultivateurs & si des circonstances malheureuses exigent qu’une grande partie du peuple soit employée au service public, le travail de la nation ne fournit aucun superflu qu’on puisse destiner à leur subsistance, parce que l’habileté & l’industrie des laboureurs ne peuvent augmenter subitement. Il est nécessaire que quelques années s’écoulent avant que les terres soient remises en valeur. Les armées cependant ne peuvent rester dans l’inaction ; ou elles feront des conquêtes, ou elles se débanderont faute de subsistance, & les soldats mal disciplinés & aussi mal instruits dans l’art militaire, que les laboureurs les manufacturiers dans les arts mécaniques seront dans l’impuissance d’attaquer & de se défendre avec succès.

Les hommes ne peuvent acquérir que par le travail ; & s’ils étoient sans passions, ils resteroient dans l’oisiveté. Lorsque les manufactures & les arts mécaniques sont florissans dans une nation, les propriétaires des terres & les fermiers étudient l’art de la culture, cherchent à y faire des progrès, & redoublent d’industrie & d’attention. Ce que la terre produit au-delà de ce qui est nécessaire à la subsistance des cultivateurs, n’est pas perdu pour eux, ils s’en servent, au contraire, pour se procurer, chez les manufacturiers, les marchandises que le luxe leur fait desirer. La terre fournit, par ce moyen, beaucoup plus de denrées que n’en exige la subsistance de ceux qui la cultivent. Dans les tems de paix & de tranquillité ce superflu de denrées sert à payer les manufacturiers & ceux qui exercent les arts libéraux, mais dans les tems de guerre & de troubles, lorsque le bien public exige que les ouvriers des manufactures prennent les armes pour la défense commune, ce même superflu est employé à leur subsistance, & c’est ce qu’on peut observer dans tous les gouvernemens policés. Qu’arrive-t-il, en effet, lorsque le souverain entreprend une guerre & leve des troupes ? il impose une taxe sur ses sujets. Cette taxe les oblige de diminuer leur dépense, & de se refuser quelques-unes des superfluités dont chacun, selon son état, pouvoit jouir auparavant. Les ouvriers, occupés jusqu’alors à la fabrique de ces superfluités, se trouvant sans occupation, sont contraints de prendre parti dans les troupes, ou de se livrer à la culture de la terre ; ces derniers, augmentant le nombre des cultivateurs, en forcent quelques-uns à s’enrôler, parce que leur nombre est supérieur au besoin qu’on en a. Le commerce, considéré en lui-même, & abstraction faite de toutes ses dépendances, ne peut donc augmenter la puissance d’un état, qu’en ce que les manufactures, qui sont le fondement de tout le commerce, amassent perpétuellement un fonds de travail d’une espece particuliere que le public peut revendiquer toutes les fois qu’il en a besoin, sans priver aucun de ses sujets des nécessités de la vie. Toute nation dont le travail s’exerce sur un grand nombre d’objets superflus & inutiles pour la simple subsistance, est donc très-puissante par elle-même, puisque les sujets employés à ces sortes de manufactures, peuvent en être distraits sans inconvénient, & être enrôlés pour le service public ; il peut exister le même nombre de bras dans un état sans manufactures ; mais il n’y aura jamais la même quantité de travail, toute l’industrie y sera exercée sur les objets de pure nécessité, dont le nombre est toujours le même, ou qui n’admettent du moins qu’une très légere différence. Ces différentes observations prouvent que la puissance du souverain & le bonheur de l’état dépendent, à beaucoup d’égards, & sont inséparables du commerce & des manufactures. On ne peut sans tyrannie contraindre le laboureur à tirer de la terre plus que n’en exige sa subsistance & celle de sa famille, & cette tyrannie est impraticable en bien des cas. Il s’y soumettra cependant de lui-même, & il n’y aura plus de tyrannie, lorsque les manufactures & le commerce demanderont au laboureur ce superflu, dont le souverain pourra facilement prendre une partie & l’employer, même gratuitement, & dans le cas de nécessité, au service public. Le cultivateur, accoutumé au travail, & dont la terre produit au-delà de ce qui est nécessaire à sa subsistance, peut supporter plus facilement la charge qu’exige de lui le souverain, que s’il avoit été obligé d’augmenter subitement son travail, sans espoir d’en être payé. Il en est de même de tous les autres membres de l’état. Plus le fonds de toute espece de travail est grand, plus il est facile d’en tirer une partie, sans que la masse paroisse en dimmuer. Les richesses réelles & la force véritable des états consistent dans les amas de grains, les magasins de draps & les approvisionnemens d’armes & de munitions. Le commerce & l’industrie des nations sont un fonds de travail où les sujets vont chercher, dans les tems de paix & de tranquillité, ce qui peut satisfaire leurs desirs & leur procurer des commodités, où l’état puise, à son tour, ce qui est nécessaire à sa défense dans les nécessités publiques. Si nous pouvions changer les villes en camps militaires, & inspirer dans tous les cœurs ce génie martial, & cette passion pour le bien public, qui portent tous les citoyens à s’exposer aux plus grandes fatigues, par le seul amour de la patrie, les mœurs anciennes pourroient alors revivre sur la terre ; on ne connoîtroit plus que la seule industrie nécessaire à la subsistance des hommes, & elle seroit suffisante pour maintenir la société. Il faudroit alors bannir absolument des villes toute espece d’arts & de luxe, les rendre entiérement semblables aux camps militaires, & en diminuant la dépense de la table & des équipages, épargner, sur les vivres & sur les fourrages, la consommation des bouches inutiles que le luxe & le goût des plaisirs y auroient attirées. Ces principes sont trop désintéressés pour que les hommes s’y soumettent long-tems, & les prennent pour regle de leur conduite. Des passions moins nobles doivent les gouverner ; & il est nécessaire de les exciter par l’avarice, l’industrie, les arts & le luxe. Les villes sont, à la vérité, surchargées d’une suite embarrassante & superflue ; mais les provisions de toute espece y sont portées de toutes parts & avec la plus grande abondance. L’harmonie qui doit régner entre toutes les parties de l’état n’en est pas dérangée ; l’avantage des sujets, du public & du souverain, se trouve réuni & confondu, & le gouvernement ne pourroit que perdre par le changement des mœurs présentes.

Le même raisonnement peut faire connoître tous les avantages résultans du commerce étranger, en ce qu’il augmente la puissance des états en même tems que le bonheur des sujets. L’effet du commerce étranger est d’augmenter le travail de la nation, & par conséquent de remplir encore d’avantage ce fonds de travail & d’industrie où nous avons vu que le souverain peut prendre ce qu’il estime nécessaire au service public. Le commerce étranger, introduit dans l’état des matieres premieres, qui servent d’aliment à de nouvelles manufactures ; ce même commerce introduit chez les nations les plus éloignées les marchandises provenant des anciennes fabriques, & leur procure de nouveaux consommateurs. Un royaume dont les importations, & les exportations sont multipliées, a plus d’industrie & fabrique plus de marchandises de luxe, que celui dont les peuples, contens de ce qu’ils possedent, ne commercent qu’avec eux-mêmes ; il est par conséquent plus riche, plus puissant & plus heureux. Les sujets jouissent de l’avantage du commerce étranger, par les plaisirs & les commodités qu’ils se procurent, & le public y gagne de son côté, ayant un grand fonds de travail que ce même commerce lui met, pour ainsi dire, en magasin, & dont il peut se servir dans les circonstances critiques ; c’est-à-dire, que l’état dont le commerce étranger est florissant, renferme un grand nombre de sujets laborieux, qui peuvent être détournés de leur travail ordinaire, & être employés au service public, sans que le surplus de la nation soit privé, non-seulement des nécessités de la vie, mais même des principales commodités.

L’histoire nous apprend que les manufactures ne se sont perfectionnées chez la plupart des peuples, qu’après l’établissement du commerce étranger, dont le luxe a toujours été la suite. Les hommes sont naturellement portés à rechercher les marchandises nouvelles & étrangeres ; ils leur donnent la préférence, & en font usage plutôt que de perfectionner leurs anciennes manufactures, dont les progrès sont toujours lents, & qui ne peuvent avoir à leur égard l’attrait de la nouveauté ; mais ils acquièrent des richesses par l’exportation de leur superflu, & en faisant consommer aux nations étrangeres des denrées & des marchandises trop abondantes dans certains pays, tandis que le sol & le climat les refusent à d’autres, ils acquierent en même tems des richesses & de nouveaux plaisirs. Leur industrie étant une fois réveillée, ils perfectionnent tous les objets du commerce, tant intérieur qu’étranger, & c’est peut-être le principal avantage que retirent les nations de leurs liaisons réciproques. Le commerce étranger, rendant les peuples laborieux, d’indolens qu’ils étoient auparavant, offre, à ceux qui possedent des richesses & qui cherchent à satisfaire leur vanité, des objets de luxe dont ils n’avoient pas précédemment l’idée, & il fait naître en eux le desir de vivre avec plus de faste que leurs ancêtres. Dans ce premier mouvement de la nation, le petit nombre des négocians qui commercent avec les étrangers font des profits immenses, & deviennent bientôt aussi riches que l’ancienne noblesse. Leur exemple excite dans tous les cœurs le desir des richesses ; & la facilité d’en acquérir par le commerce, engage un grand nombre de citoyens à embrasser la même profession, leur donne des rivaux, & augmente le nombre des concurrens ; toutes les parties de l’état sont dans une espece d’agitation ; les fabricans profitent des découvertes des étrangers, & donnent à leurs marchandises le degré de perfection dont elles sont susceptibles ; le fer & l’acier deviennent, dans leurs mains industrieuses, aussi brillans que les métaux les plus précieux.

Lorsqu’une nation est dans cette heureuse position, son commerce étranger peut diminuer sans qu’elle perde de sa force & de sa puissance. Elle cessera de fabriquer les especes de marchandises dont les étrangers ne feront plus de demande ; mais les mêmes bras s’occuperont à de nouvelles manufactures, & le peuple ne sera jamais sans travail, parce que les personnes riches auront toujours des desirs & de nouveaux besoins ; la Chine en est un exemple, cet empire est un des plus puissans du monde, quoique les Chinois fassent peu de commerce avec les étrangers.

Je puis observer, sans encourir le reproche d’une digression inutile, que plus il y a d’arts mécaniques dans un état, plus il y a de sujets auxquels les mêmes arts procurent la subsistance. La grande disproportion des richesses affaiblit une nation ; il ne suffit pas, pour qu’elle soit puissante, que chaque citoyen ait, par son travail, les nécessités de la vie, il faut encore qu’il puisse y joindre les commodités qui peuvent s’allier avec son état. Cette espece d’égalité est consolante pour la nature humaine, & diminue beaucoup moins du bonheur du riche, qu’elle n’ajoute à celui du pauvre. Elle augmente aussi la puissance de l’état en rendant les taxes & les impositions d’une perception plus facile. En effet, lorsqu’un petit nombre de personnes possedent toutes les richesses d’une nation, il est nécessaire que, dans le cas des nécessités publiques, elles soient assujetties à de très-fortes contributions ; mais lorsque les richesses sont partagées entre un grand nombre de mains, chaque contribuable supporte plus facilement le fardeau des charges publiques, & les impositions peuvent être payées, sans apporter de changement remarquable dans la façon de vivre ordinaire ; d’ailleurs, lorsque les richesses sont trop inégalement partagées, l’autorité des riches en est d’autant plus grande dans la nation, & ils en peuvent facilement abuser, pour opprimer les pauvres, & les contraindre à porter toutes les charges publiques, au grand préjudice de l’industrie, qui en est nécessairement découragée.

L’Angleterre a, par la constitution de son gouvernement, un grand avantage, à cet égard, sur toutes les nations du monde connu, & même sur celles dont l’histoire fait mention. Il est vrai que le haut prix de la main-d’œuvre, suite nécessaire des richesses des ouvriers, & de l’abondance de l’argent, donne quelques désavantages aux Anglois dans le commerce étranger ; mais comme le commerce étranger ne constitue pas à lui seul le bonheur d’une nation, on auroit tort de se plaindre des inconvéniens qui résultent de la richesse générale du peuple ; le haut prix de la main-d’œuvre seroit même un bonheur réel pour la nation, s’il contribuent à lui rendre plus cher le gouvernement libre sous lequel elle a le bonheur de vivre.

Quoique la richesse du peuple ne soit pas une conséquence nécessaire à la liberté, il est certain cependant que si son indigence n’est pas l’effet immanquable du despotisme, elle en est du moins la suite naturelle. La liberté ne produit des richesses dans une nation, que lorsqu’elle est accompagnée de circonstances particulieres, & lorsque le génie du peuple se tourne entiérement au commerce. Le lord Bacon attribue la supériorité de l’Angleterre sur la France, dans les longues guerres que ces deux nations se sont faites autrefois, à la différence que les richesses mettoient entre elles, c’est à-dire, à la pauvreté du peuple de France, & à l’aisance du peuple Anglois. Les loix & le gouvernement de ces deux royaumes étoient cependant pour lors à-peu-près senblables.

Lorsque les laboureurs & les artisans sont accoutumés à ne recevoir que peu d’argent, pour la récompense de leur travail & de leur industrie, il leur est difficile même dans un gouvernement libre, de rendre leur condition meilleure, & de s’accorder entr’eux pour augmenter le prix de leur travail ; mais dans un gouvernement despotique, lors même que par des circonstances particulieres le prix du travail est augmenté, les riches sont toujours assez puissans pour conspirer contre les pauvres, & pour rejetter entiérement sur eux, & en tout tems, le fardeau des charges publiques ; & c’est ce qui explique pourquoi le peuple est toujours pauvre sous un gouvernement despotique, & pourquoi il le peut être également dans un état libre.

On ne pourroit, sans une espece de singularité, attribuer la pauvreté du peuple en France, en Italie & en Espagne, à la fécondité du sol & de l’heureuse température du climat ; plusieurs raisons se réunissent cependant pour rendre ce paradoxe très-vraisemblable. En effet, la terre naturellement féconde dans les pays méridionaux de l’Europe, cede facilement aux travaux du laboureur, & deux chevaux de peu de valeur suffisent à un seul homme pour cultiver une assez grande quantité de terrein, y recueillir assez de denrées pour subvenir à sa subsistance, à celle de sa famille, & donner encore un revenu au propriétaire. Toute la science du fermier consiste, dans ces pays, à réparer l’épuisement de la terre par une année de repos. La chaleur du soleil & la température du climat suffisent seuls pour lui rendre sa fertilité, & les paysans n’y ont d’autre ambition que de retirer la simple subsistance, pour prix de leur travail. Leur pauvreté les empêche d’étendre leurs désirs, & les tient dans la dépendance perpétuelle du propriétaire, qui n’est pas dans l’usage de passer bail avec eux, mais partage la récolte par moitié ; & comme il est assuré de trouver toujours des cultivateurs, il ne craint pas que sa terre reste jamais en friche. En Angleterre, au contraire, la terre stérile par elle-même, & moins exposée aux influences favorables du soleil, demande beaucoup de culture pour y devenir féconde, & la culture y exige des depenses considérables. Un champ qui n’est pas préparé avec soin, n’y produit que des récoltes très-médiocres, & le fermier a besoin de plusieurs années de jouissance pour retirer quelque profit des grandes avances qu’il est obligé de faire. Il faut donc que les fermiers aient, en Angleterre, de gros fonds à eux, & que les propriétaires leur passent de longs baux, sans quoi leurs profits ne seroient jamais proportionnés à leurs dépenses. Les vignobles fameux de Champagne & de Bourgogne, qui rendent souvent aux propriétaires cinq livres sterlings par acre, sont cultivés par de misérables paysans qui ont à peine du pain. Il est impossible que les vignerons puissent jamais être riches, parce qu’ils n’ont besoin que de leurs bras & de quelques outils qu’ils peuvent acheter avec vingt schelings. Les laboureurs sont, à la vérité, dans ces mêmes pays, moins pauvres que les vignerons, par la même raison les herbagers & ceux qui engraissent le bétail y sont plus à l’aise que les autres cultivateurs. Les hommes doivent avoir des profits proportionnés à la dépense qu’exigent leurs entreprises, & aux hasards auxquels ils s’exposent. Lorsque les cultivateurs, de quelque pays que ce puisse être sont pauvres, tout le reste de la nation doit s’en ressentir, & être également dans la pauvreté, soit dans les monarchies, soit dans les républiques.

On peut faire une observation semblable par rapport à l’histoire générale du genre humain. Quelle raison peut empêcher toutes les nations situées entre les tropiques de devenir habiles dans la science militaire, dans la législation, & dans les arts de luxe, tandis que dans les climats tempérés, on trouve très-peu de nations entiérement dépourvues de ces avantages ? Il est vraisemblable que la chaleur, toujours la même dans la zone torride, en est la cause ; les habitans de ces pays brûlans peuvent se passer plus aisément que les autres de maisons & d’habillemens ; ils ne sont pas excités, par conséquent, par la nécessité, mere de l’industrie & de l’invention, curis acuens mortalia corda. D’ailleurs, les richesses & les possessions étant l’origine de toutes les disputes qui s’élèvent parmi les hommes, les peuples, pauvres & sans besoins, ne sentent pas la nécessité d’une police toujours permanente, & d’une autorité réguliere, qui puisse les protéger & les défendre contre l’invasion des ennemis étrangers, & les injustices de leurs concitoyens.

  1. M. Melon, dans son Essai politique sur le Commerce, assure que des vingt millions d’habitans dont la France est peuplée, il y en a seize de laboureurs & de paysans, deux d’artisans, un d’ecclésiastiques, de militaires, & de gens de loi, & un de marchands, de financiers, & de bourgeois. Ce calcul est évidemment faux ; en France, en Angleterre, & dans la plus grande partie des états de l’Europe, la moitié du peuple vit dans les villes, & il s’en faut beaucoup que tous les habitans de la campagne soient cultivateurs. Les artisans en forment peut-être plus du tiers.