Œuvres philosophiques (Hume)/Essai sur l’intérêt de l’Argent

ESSAI

SUR

L’INTÉRÊT DE L’ARGENT.

On regarde, avec raison, le bas intérêt de l’argent comme le signe le plus certain de l’état florissant d’une nation, & la plupart des auteurs qui ont écrit sur cette matiere, pensent qu’il doit être toujours proportionné à la quantité plus ou moins grande des especes existantes dans une nation. Il est certain cependant que lorsque la valeur des especes est fixée par la loi, leur abondance, quelque grande qu’on la suppose, ne peut avoir d’autre effet que d’augmenter le prix de la main d’œuvre. En effet, quoique l’argent soit plus commun que l’or, & qu’on en reçoive une plus grande quantité pour la valeur des mêmes marchandises ; l’intérêt d’une somme prêtée en or est cependant égal à celui qu’on retire d’une somme prêtée en argent. Les habitans de Batavia & de la Jamaïque retirent de leur argent un intérêt de dix pour cent. L’intérêt légal est à six pour cent en Portugal ; la valeur des nécessités de la vie dans ces pays, prouve cependant qu’ils sont plus riches en especes que Londres & Amsterdam.

Si tout l’or de l’Angleterre disparoissoit dans le même instant, & que chaque guinée fût aussi-tôt remplacée par vingt-un schellings, il n’y auroit aucun changement réel dans les richesses du royaume, & l’intérêt resteroit le même ; il n’y auroit de différence que dans la matiere des paiemens, aucun ne se feroit en or, & tous se feroient en argent. Si l’or devenoit aussi commun que l’argent, & l’argent aussi commun que le cuivre, l’état n’en seroit pas plus riche ; dans ce cas, la matiere des écus & des schellings seroit jaune, celle des sols & des demi-sols seroit blanche ; l’espece de monnoie appellée guinée n’existeroit plus ; le commerce, les manufactures, la navigation, l’intérêt de l’argent, n’éprouveroient aucun changement. Toutes les classes du peuple contracteroient ensemble sur le même pied qu’auparavant. La couleur des métaux dont la circulation entretient le commerce, seroit donc la seule différence sensible, & elle n’en peut être une dans ce qui constitue les richesses d’une nation.

Puisqu’une augmentation de quinze pour un, dans la masse des especes d’or & d’argent n’apporteroit aucun changement dans le commerce, les manufactures & l’intérêt, il est évident qu’il peut encore moins en résulter, lorsque la nouvelle quantité de métaux ne fait que doubler ou tripler la masse précédemment existante. La valeur des denrées & des marchandises, ainsi que le prix de la main-d’œuvre, en augmenteront ; mais cette augmentation est plutôt imaginaire que réelle ; elle est la suite de la nouvelle introduction des métaux, dont l’accroissement successif excite l’industrie, & influe sur la valeur des denrées, des marchandises & du travail, jusqu’à ce qu’elle se soit établie dans la proportion de l’abondance de l’or & de l’argent.

La valeur de tous les objets de commerce est quadruplée en Europe depuis la découverte du nouveau monde, & il est vraisemblable que l’or & l’argent sont augmentés dans une bien plus grande proportion ; l’intérêt n’est cependant baissé que d’un peu plus de moitié. S’il dépendoit, comme le prétendent quelques auteurs, de la quantité des métaux, il auroit baissé dans la proportion de l’acquisition qu’en a fait l’Europe, parce que l’effet est toujours en proportion avec la cause.

Les especes n’ont réellement qu’une valeur fictive, fondée sur le consentement & la convention des hommes ; leur abondance, plus ou moins grande, n’est d’aucune conséquence dans une nation considérée en elle-même, & sans relation avec ses voisins. L’abondance des especes, telle qu’elle puisse être, lorsque la valeur en est fixée, n’a d’autre effet que d’obliger chaque citoyen à donner une plus grande quantité de pieces de métal pour se procurer son habillement, ses ameublemens, ses équipages, & n’augmente en rien les agrémens & les commodités de la vie. Chez toute nation qui possede beaucoup d’especes, celui qui emprunte pour bâtir une maison, en reçoit une grande quantité, parce que la pierre, le bois, le plomb, les vitres, ainsi que le travail des maçons & des charpentiers, est dans la même proportion, & ne peut être payé que par une grande quantité d’or & d’argent ; mais comme ces métaux ne sont qu’une représentation de la valeur de tous les objets de commerce, leur quantité & leur abondance, leur poids & leur couleur, ne peuvent apporter aucun changement dans leur valeur réelle, non plus que dans l’intérêt qu’on tire du prêt qu’on en fait. Dans tous les cas l’intérêt est en proportion avec la somme de marchandises, de denrées & de travail que les especes représentent ; & cette proportion est toujours la même, soit que des pieces blanches ou jaunes, du poids d’une livre ou d’une once, servent à l’apprécier ; c’est donc en vain qu’on attribue le taux de l’intérêt à la quantité des especes d’or & d’argent, dont la valeur est fixée par la loi.

L’intérêt de l’argent ne peut augmenter que lorsqu’il y a beaucoup d’emprunts, peu de richesses pour les remplir, & de grands profits dans le commerce. Ces trois circonstances réunies sont la preuve la plus évidente du peu de progrès du commerce & de l’industrie, mais ne prouvent pas que l’or & l’argent ne soient pas abondans dans un état. Le bas intérêt résulte au contraire des trois circonstances opposées, c’est-à-dire, du peu d’emprunts, des grandes richesses pour les remplir, & des profits médiocres du commerce. Ces circonstances, qui se réunissent toujours, & qui sont la suite infaillible de l’accroissement du commerce & de l’industrie, ne proviennent pas de l’augmentation des métaux ; je prouverai cette proposition le plus clairement qu’il me sera possible, & je commencerai par distinguer les causes qui rendent les emprunts plus ou moins nombreux dans un état, & les effets qui en doivent résulter.

La police & la population d’une nation engendrent nécessairement l’inégalité des propriétés, parce que chez tout peuple policé & nombreux, une partie des sujets possede une grande étendue de terrein, tandis que d’autres ne sont propriétaires que de très-petits cantons, & que quelques-uns sont dénués de toute propriété ; ceux qui possedent plus de terres qu’ils n’en peuvent cultiver, les partagent avec ceux qui n’en ont pas, sous la condition que les cultivateurs leur donneront une partie de la récolte. C’est ainsi que s’est établi ce qu’on peut appeller l’intérêt de la terre, pour le mettre en opposition avec l’intérêt de l’argent, & il existe chez les peuples les moins policés. Tous les hommes ont des caracteres différent & opposés ; les uns ne depensent qu’une partie de leurs revenus, & épargnent, pour n’être jamais dans l’indigence, tandis que les autres consomment tout-à-la-fois, ce qui pourroit leur suffire pendant un long espace de tems ; mais tous ont besoin d’une occupation forcée pour les fixer ; & comme un revenu certain & assuré n’en donne aucune, les propriétaires se livrent à la recherche des plaisirs, & les prodigues sont toujours dans cette classe de citoyens, plus nombreux que les avares. L’économie & la frugalité se trouvent rarement dans un état où les richesses ne consistent que dans la propriété des terres. Les emprunteurs y sont nécessairement en grand nombre, & l’intérêt de l’argent y est très-haut ; les habitudes, les mœurs du peuple, & les emprunts plus ou moins fréquens en reglent le taux, bien plus que la quantité des especes existantes dans la nation ; quand même leur abondance seroit assez grande pour qu’un œuf y fût vendu six sols, les emprunteurs ne seroient pas moins nombreux, & l’intérêt de l’argent moins fort, si l’état n’a point de commerce & d’industrie, & si tout le peuple n’est partagé qu’en propriétaires & en cultivateurs. Le loyer des fermes y sera, à la vérité, très-considérable, & d’un grand revenu pour le propriétaire ; mais son oisiveté & le haut prix des denrées le rendant inférieur à sa dépense, en occasionneront une prompte dissipation, & il sera également réduit à la nécessité d’emprunter. Il en est de même du plus ou du moins, de richesses qui peuvent satisfaire à la demande des emprunts, seconde circonstance nécessaire pour maintenir le haut prix de l’intérêt de l’argent dans un état, & que je me propose de considérer. Les mœurs & les façons de vivre du peuple ont à cet égard la même influence ; l’abondance ou la rareté de l’argent me paroissent n’y contribuer en rien. En effet, pour qu’il y ait un grand nombre de prêteurs dans un état, il ne suffit pas, & il n’est même pas nécessaire qu’il y ait une grande quantité d’especes, il n’est question que de pouvoir les rassembler aisément, & de les faire parvenir en masse d’une valeur considérable, entre les mains de quelques citoyens ; leur réunion en grosses sommes forme le corps des prêteurs, & fait baisser l’intérêt ; ce qui dépend uniquement des mœurs d’une nation. La masse des especes existantes dans la Grande-Bretagne seroit plus que doublée, si par un miracle tous les habitans de ce royaume se trouvoient, à leur réveil, possesseurs de cinq livres sterlings, Cette acquisition subite de richesses n’augmenteroit pas sur le champ le nombre des prêteurs ; il s’écouleroit quelque tems avant que les nouvelles especes se rassemblassent en sommes considérables, & l’intérêt de l’argent resteroit pendant cet intervalle au même taux qu’auparavant. Dans tout état sans commerce & sans industrie, & où le peuple n’est partagé qu’en propriétaires & en cultivateurs ; les especes, quelque abondantes qu’on les suppose, ne peuvent jamais s’y rassembler en sommes considérables, & ne peuvent y donner lieu qu’à une augmentation dans la valeur de toutes les denrées & de toutes les marchandises. Le propriétaire, presque toujours prodigue, parce qu’il est oisif & sans occupation, dissipe son argent aussi-tôt qu’il le reçoit, & le malheureux paysan n’a ni les moyens, ni l’ambition d’acquérir au-delà des simples nécessités de la vie. L’augmentation du commerce & de l’industrie, & le progrès des arts, sont les seuls moyens de réunir une grande quantité d’especes, de les rassembler en sommes considérables dans quelques mains, d’augmenter le nombre des prêteurs, & de faire, par conséquent, baisser l’intérêt de l’argent.

La terre produit tout ce qui est nécessaire à l’homme, mais l’art & l’industrie doivent se joindre à la nature, pour qu’il puisse faire usage de toutes les productions. Les besoins de la société exigent qu’il y ait entre les cultivateurs & les propriétaires, une classe d’hommes qui donnent aux productions de la terre une nouvelle forme, nécessaire à la subsistance & aux commodités des uns & des autres, & qui en retiennent une partie pour la récompense d’un travail dont les cultivateurs & les propriétaires profitent également. Dans les premieres années de la formation des sociétés, les cultivateurs & les artisans n’ont besoin de la médiation de personne pour convenir ensemble des conditions de leurs engagemens réciproques, parce qu’étant voisins, & leurs désirs ne portant que sur des objets de peu de valeur, ils peuvent se les procurer facilement, & se prêter des secours mutuels ; mais aussi-tôt que l’industrie a pris des accroissemens, & que les hommes sont devenus ambitieux & avides des richesses, les parties les plus éloignées d’un état se peuvent assister avec autant de facilité que les plus voisines ; cette réciprocité de bons offices est susceptible de la plus grande variété, & peut s’étendre à tous les objets possibles. Telle a été l’origine des marchands, dont la profession est de la plus grande utilité, & même d’une nécessité indispensable dans toute société policée & nombreuse, parce qu’ils servent d’agens entre toutes les parties d’un état, & les rapprochent les unes des autres, malgré leur éloignement & l’ignorance où elles peuvent être de leurs besoins réciproques. Une ville renferme cinquante ouvriers en soie & en fil, & mille consommateurs d’étoffes ; ces deux classes d’hommes, si nécessaires l’une à l’autre, ne se rencontreront cependant que très-difficilement, jusqu’à ce qu’il se soit établi un marchand, dont la boutique soit le rendez-vous de l’ouvrier & du consommateur. Les habitans d’une province dont le fourrage est la principale production, sont riches en fromage, en beurre & en bestiaux ; mais ils manquent des grains dont la province voisine fait une récolte supérieure à sa consommation ; un homme attentif & ambitieux d’acquérir des richesses, achètera des grains dans la province qui en fait d’abondantes récoltes ; il y transportera en échange des bestiaux & des fromages ; & en satisfaisant à leurs besoins réciproques, il deviendra leur bienfaiteur commun ; les difficultés de ce commerce mutuel s’accroissent nécessairement, à la vérité, à proportion de l’augmentation du peuple & de l’industrie ; les agens du commerce, c’est-à-dire, les marchands, sont plus occupés, & les affaires deviennent plus difficiles & plus compliquées, parce qu’elles se divisent, se subdivisent, se confondent & s’entrémêlent avec une variété difficile à exprimer. Le desir du gain étant le seul motif qui détermine le marchand à embrasser cette profession, il est juste & même nécessaire qu’il garde pour lui une portion considérable des denrées, de la main-d’œuvre, & des marchandises auxquelles ses spéculations ont donné une nouvelle valeur ; & si son intérêt ne l’engage pas à les conserver en nature, il cherchera à les convertir en especes d’or d’argent, qui sont leur représentation commune ; il en exigera une grande quantité, si la masse des métaux s’est accrue dans l’état, en même temps que l’industrie ; mais si l’industrie seule, a pris des accroissemens, la valeur de tous les objets de commerce doit être diminuée, & une petite quantité d’especes sera suffisante pour la représenter.

Le desir de l’exercice du corps & de l’occupation de l’esprit, est de tous ceux dont l’espece humaine est agitée, le plus constant & le plus insatiable, & on peut, avec raison, le regarder comme la base de la plupart des passions. Un homme entiérement dégagé d’affaires, & sans occupations sérieuses, court sans cesse d’un amusement à un autre, & le poids de l’oisiveté lui devient tellement insupportable, qu’il oublie les malheurs où doivent l’entraîner ses dépenses excessives. La moindre occupation, soit de corps, soit d’esprit, semble changer son humeur & son caractere : il est content, & n’est plus tourmenté par cette soif insatiable pour le plaisir ; mais si cette occupation lui devient profitable, & si le profit est la récompense de quelque industrie particuliere, le renouvellement journalier du gain fait alors naître en lui un desir immodéré de gagner encore d’avantage, & il ne connaît plus de plaisir qui puisse être comparé à celui de voir tous les jours augmenter sa fortune. Le desir de gain, qui s’accroît par le gain même, & devient quelquefois excessif, rend l’économie & la frugalité les qualités les plus ordinaires aux marchands, & on peut observer que l’avarice est un vice aussi commun dans la profession du commerce, que la prodigalité parmi les propriétaires des terres.

Le commerce accroît l’industrie, en y faisant participer tous les membres de l’état, & en leur donnant les moyens de subsister, & de devenir utiles ; il fait naître l’économie, en fournissant de l’occupation aux hommes, & en les employant à des professions lucratives, dont ils sont uniquement occupés. Toute profession industrieuse engendre l’économie, & fait prévaloir l’amour du gain sur celui du plaisir. Les avocats & les médecins gagnent tous, à l’exception d’un très-petit nombre, beaucoup plus qu’ils ne dépensent ; ils ne peuvent cependant acquérir des richesses qu’aux dépens des autres, & leur fortune ne s’établit qu’en partageant celle de quelques-uns de leurs compatriotes. Les marchands, au contraire, ne peuvent devenir riches qu’en augmentant l’industrie d’une nation, parce qu’ils sont les canaux qui la répandent dans toutes les parties de l’état. Leur économie leur donne en même tems une grande autorité sur cette même industrie, & les met en état d’avoir en réserve un grand fonds de denrées & de marchandises, dont l’échange continuel constitue leur revenu & forme leur propriété. Cette profession est donc la plus utile dans toute société policée, puisqu’elle détruit l’oisiveté, donne naissance à l’industrie, & rend le peuple frugal & économe.

Un état sans commerce & sans industrie n’a pour habitans que des propriétaires de terre, forcés continuellement par leurs dépenses & leur prodigalité, à emprunter, & des cultivateurs sans argent pour fournir à ces mêmes emprunts, & subvenir à la demande qui en est faite. Les especes ne peuvent jamais s’y rassembler en sommes assez considérables pour pouvoir être prêtées à intérêt ; elles sont dispersées dans un nombre infini de mains qui les dissipent aussi-tôt en dépenses superflues, ou qui les emploient à acheter les nécessités de la vie. Le commerce seul peut les réunir en masses considérables, & cet effet, qui ne résulte que de l’industrie qu’il fait naître & de l’économie qu’il inspire, est indépendante de la quantité des métaux précieux circulant dans l’état. Le nombre des prêteurs, qui fait diminuer l’intérêt de l’argent, ne peut donc augmenter que par l’accroissement du commerce, & le commerce ne peut augmenter sans diminuer les profits particuliers des marchands ; troisieme circonstance nécessaire pour produire le bas intérêt.

Le bas intérêt de l’argent & la diminution des profits particuliers des marchands, sont deux événemens inséparables, dépendans l’un de l’autre, & qui sont la suite nécessaire de ce commerce étendu qui produit des marchands opulens, & réunit une grande quantité d’especes dans les mêmes mains. Lorsque les enfans d’un pere enrichi par le commerce, ne lui paroissent pas avoir les dispositions nécessaires pour continuer la même profession, soit par défaut de capacité, soit par ambition pour un genre de vie plus distingué, il est ordinaire que dans ce cas le pere, fatigué des affaires, les abandonne, retire ses fonds du commerce, & cherche à les placer de façon qu’ils lui procurent un revenu assuré & annuel. On peut observer qu’en général les enfans ont des inclinations contraires à celles de leurs peres, & embrassent des professions différentes ; c’est par cette raison que la plupart des marchands riches quittent le commerce avant la fin de leur carriere, & qu’il est très-rare de voir les enfans des gros négocians être eux-mêmes commerçans. Les fonds retirés du commerce dans ces différens cas, sont prêtés par les propriétaires, aux personnes qui en ont besoin, & qui s’obligent de leur en payer un intérêt ; mais comme l’abondance diminue toutes les especes de valeurs, le grand nombre de commerçans qui deviennent prêteurs, & qui cherchent à placer leurs fonds, contraint chaque particulier à se contenter d’un moindre intérêt, & le taux en diminue nécessairement. On peut observer également que lorsque le commerce devient plus étendu, & qu’il exige de plus gros fonds, il s’élève une rivalité entre les marchands & les négocians ; & cette concurrence, dont le public profite, donne un nouvel accroissement au commerce, en même tems qu’il en diminue les profits ; les marchands qui, dans cette circonstance, quittent les affaires pour se livrer à une vie douce & tranquille, sont alors déterminés, par la médiocrité même des profits qu’ils retiroient de leur commerce, à se contenter d’un intérêt médiocre de leur argent. Il est donc inutile de vouloir distinguer la cause & l’effet dans tous les cas où l’intérêt de l’argent est bas, & où les profits du commerce sont médiocres. Ces deux événemens arrivent toujours dans une nation dont le commerce est étendu, & ils en dépendent mutuellement. Personne ne se contente d’un profit médiocre dans les affaires de commerce, lorsque les fonds qu’il y emploie lui rendroient un gros intérêt, s’ils étoient placés à rente ; & personne n’accepte un bas intérêt de son argent, lorsque le commerce offre à ceux qui s’y intéressent des profits très-considérables. Un commerce très-étendu produit toujours des retours avantageux à un état, & diminue les profits particuliers des négocians, en même tems qu’il fait baisser l’intérêt de l’argent ; l’un ne peut diminuer sans que l’autre ne s’en ressente ; je puis même ajouter que les profits médiocres étant la suite de l’augmentation du commerce & de l’industrie, leur médiocrité même contribue à une nouvelle augmentation de commerce, parce que les marchandises étant à meilleur marché, la consommation en devient plus grande, & l’industrie des ouvriers plus active. Toutes les fois qu’on réfléchira sur l’enchaînement des causes & des effets, on ne pourra s’ empêcher de reconnoître que le taux de l’intérêt de l’argent est, si l’on peut s’exprimer ainsi, le vrai baromêtre d’un état ; que sa médiocrité est un signe presque infaillible de la prospérité d’une nation, & une espèce de démonstration des grands accroissemens de l’industrie, dont se ressentent toutes les classes du peuple. Il n’est cependant pas impossible que le taux de l’intérêt de l’argent baisse, par un événement malheureux & imprévu ; il peut arriver que la plus grande partie des négocians retirent subitement du commerce les fonds qui leur appartiennent, & qu’ils se trouvent possesseurs d’une grande quantité d’especes, qu’ils veulent mettre à l’abri des dangers du commerce. Mais alors la misere deviendra générale, le peuple sera entiérement privé d’occupations, & la pauvreté sera si grande dans toutes les parties de l’état, qu’il ne sera pas possible de se tromper sur la cause de ce malheur, & de ne la pas distinguer de la précédente.

Il n’est pas douteux que la même industrie qui fait baisser l’intérêt dans un état, y fait entrer en même tems une grande abondance de métaux ; & c’est confondre l’effet nécessaire avec la cause, que d’attribuer le bas intérêt à l’abondance de l’argent. La variété des manufactures, & l’activité des marchands, attirent l’argent dans un état, de quelque lieu où il puisse être ; cet argent amassé entre les mains de quelques personnes, qui ne sont pas propriétaires de terres, fait aussi-tôt après baisser l’intérêt. Mais quoique l’abondance de l’argent & le bas intérêt soient la suite naturelle du commerce & de l’industrie, ils sont cependant entiérement indépendans l’un de l’autre. Je suppose, en effet, qu’il existe dans la mer Pacifique, & à une grande distance de l’Angleterre, un peuple sans navigation & sans commerce étranger, possédant toujours la même quantité d’especes d’or & d’argent, mais dont la population & l’industrie s’accroissent continuellement ; je soutiens que la valeur des denrées & des marchandises doit diminuer progressivement dans cette nation, parce qu’elle ne peut être établie que sur la proportion de leur quantité avec celle des especes. Un peuple dont la population & l’industrie augmentent perpétuellement, demandera tous les ans à la terre une plus grande quantité de productions, & aura plus d’ouvriers occupés à leur donner la forme qu’exigent les nécessités & les commodités de la vie. Les denrées & les marchandises y deviendront annuellement plus abondantes & plus communes, le peuple y sera plus riche dans les tems d’industrie, avec une moindre quantité d’especes, que dans ceux d’ignorance & d’oisiveté ; & il sera nécessaire d’en avoir une masse plus considérable pour bâtir une maison, doter une fille, acheter une terre, soutenir une manufacture, entretenir sa famille & ses domestiques, seuls motifs qui déterminent les hommes à emprunter. Le plus ou le moins d’especes dans un état, n’influe donc en rien sur l’intérêt de l’argent ; mais comme toute somme prêtée est une représentation d’un fonds de denrées, de main-d’œuvre, & de marchandises, il est évident que l’intérêt est toujours proportionné à la quantité qui en existe dans un état. Les nations industrieuses sont, à la vérité, les plus riches en métaux précieux, lorsque leur commerce s’étend dans toutes les parties de globe ; l’abondance de l’argent & le bas intérêt y sont effectivement presque inséparables, mais il n’en est pas moins intéressant de connoître le principe, & de distinguer entre la cause & l’effet nécessaire. Les recherches de cette nature sont non seulement curieuses, mais peuvent être encore d’un usage fréquent dans l’administration des affaires publiques. Il est d’ailleurs de la plus grande utilité de perfectionner le raisonnement sur la matiere la plus importante, quoique la plupart des hommes ne la considerent qu’avec la plus grande indifférence.

Ce qui est arrivé dans quelques nations paroît être une autre source de l’erreur commune, sur la cause du bas intérêt de l’argent. On l’a vu en effet diminuer dans tous les états qui ont fait une acquisition subite d’une grande quantité d’especes ou de métaux précieux, & cette diminution ne s’est pas bornée aux états qui ont fait cette premiere acquisition, mais elle a eu lieu également dans les royaumes voisins, aussitôt que les especes nouvelles y ont été répandues & dispersées, & qu’elles y sont devenues plus communes. Garcillasso de la Vega nous apprend que l’intérêt diminua de près de moitié en Espagne, aussi tôt après la découverte des Indes occidentales, & personne n’ignore que depuis cette époque il a toujours été en diminuant dans tous les royaumes de l’Europe. Dieu rapporte qu’aussi-tôt après la conquête de l’Egypte, l’intérêt tomba à Rome de six à quatre pour cent.

La diminution de l’intérêt de l’argent, après une acquisition subite d’especes ou de métaux, me paroît avoir une origine différente dans l’état vainqueur & dans les états voisins, mais ce seroit se tromper que de l’attribuer uniquement, dans les uns & dans les autres, à la nouvelle quantité d’or & d’argent qui y a été introduite.

Toutes les fois qu’un peuple vainqueur fera une acquisition d’especes ou de métaux, les nouvelles richesses ne seront qu’en peu de mains, & seront réunies en grosses sommes, dont les propriétaires chercheront à s’assurer un revenu certain, par achats de terres, ou contrats à rente, & conséquemment on verra pendant quelque tems dans cet état, tout ce qui arrive après une grande augmentation de commerce & d’industrie ; les prêteurs étant plus nombreux que les emprunteurs, l’intérêt baissera, cette diminution sera d’autant plus précipitée, que ceux qui ont acquis la nouvelle quantité d’especes sont dans un pays sans commerce & sans industrie, & où les prêts à intérêt sont les seuls moyens de faire valoir son argent ; mais aussi-tôt que cette nouvelle masse de métaux aura été, pour ainsi dire, digérée, & aura circulé dans un grand nombre de mains, les choses reprendront leur ancien état ; les propriétaires des terres, & les propriétaires d’argent, vivant dans l’oisiveté, dépenseront au-delà de leur revenu ; les premiers contracteront tous les jours de nouvelles dettes, & les derniers prendront journellement sur leurs fonds, jusqu’à ce qu’ils soient entiérement épuisés ; la prodigalité & les dépenses excessives des uns & des autres, ne feront pas sortir les especes de l’état ; on s’appercevra au contraire, qu’elles y sont restées, par l’augmentation du prix de toutes les denrées & de toutes les marchandises : mais l’or & l’argent n’étant pas rassemblés en sommes considérables, la disproportion entre les prêteurs & les emprunteurs reparoîtra telle qu’elle existoit précédemment ; & par conséquent les emprunts ne se feront qu’à un gros intérêt. L’histoire apprend, en effet, que dans les premieres années du regne de Tibère, l’intérêt de l’argent monta, à Rome, à six pour cent, quoique aucun événement malheureux n’eût fait sortir l’argent de l’Italie. Sous le regne de Trajan, l’argent prêté sur hypotheque rapportoit six pour cent en Italie, & douze pour cent en Bithynie, sans hypotheque ; & si l’intérêt de l’argent n’est pas remonté en Espagne au même taux où il étoit anciennement, on doit en attribuer la raison à la même cause qui l’y a fait diminuer, c’est-à-dire, à la grande quantité d’espèces & de métaux, que l’Espagne tire continuellement des Indes, & qui fournissent aux besoins des emprunteurs. C’est par cette cause accidentelle & étrangere, qu’il y a plus d’argent réuni en masse en Espagne, & plus de prêteurs qu’il ne devroit y en avoir dans un état où il y a si peu de commerce & d’industrie.

Ce n’est pas l’augmentation de la quantité d’especes considérée en elle même, qui a donné lieu à la réduction de l’intérêt en Angleterre, en France, & dans les autres états de l’Europe où il n’y a pas de mines ; on ne doit l’attribuer qu’à l’augmentation de l’industrie, qui en est la suite naturelle, & qui précede toujours l’augmentation du prix de la main-d’œuvre & de la valeur des marchandises. Rien n’empêche d’appliquer à l’Angleterre ce que j’ai dit sur cette nation imaginaire de la mer Pacifique. Si on supposoit pour un moment que l’industrie de la Grande-Bretagne se fût accrue sans que l’état eût de commerce extérieur, la masse des especes & des métaux seroit, dans cette supposition, restée toujours la même ; la population seroit cependant aussi nombreuse qu’elle l’est présentement ; il y auroit dans le royaume la même quantité de marchandises & de dentées ; l’industrie, les manufactures & le commerce antérieur seroient au même état où ils sont présentement ; les mêmes marchands existeroient avec les mêmes fonds, c’est-à-dire, avec la même autorité sur la main-d’œuvre & sur les marchandises, il n’y auroit de différence que dans la quantité de pieces blanches ou jaunes qui représentent toutes les valeurs de la nation, & dont le nombre seroit fort inférieur à celui qui existe présentement ; circonstance indifférente en elle-même, & qui n’intéresse que les porteurs, les voituriers, & les faiseurs de coffres-forts. Le luxe, les manufactures, les arts, l’industrie & l’économie, étant dans cette supposition les mêmes qu’à présent, il est évident que l’intérêt seroit également diminué, puisque cette diminution est la conséquence nécessaire de la réunion de toutes ces circonstances qui déterminent toujours, dans un état, les profits du commerce, & la proportion entre le nombre des prêteurs &

celui des emprunteurs.

RÉFLEXIONS DU TRADUCTEUR.

On ne peut douter que l’accroissement du commerce étranger ne soit la cause nécessaire de l’augmentation de la quantité des especes & des métaux dans un état qui ne possede pas des mines d’or ou d’argent ; & il est également, démontré que l’accroissement du commerce étranger & de la quantité de métaux, a précédé, dans tous les états, la diminution de l’intérêt de l’argent ; il y a donc lieu de s’étonner que l’intérêt de l’argent soit resté en France tel qu’il a été fixé, en 1665, par M. Colbert, quoique l’industrie & le commerce de ce royaume aient pris des accroissemens prodigieux depuis cette époque, & que la quantité de métaux & d’especes soit considérablement augmentée depuis un siecle. On doit en être d’autant plus surpris, que depuis 1576 jusqu’en 1665, c’est-à-dire, dans l’espace de moins de cent ans, il y a eu des diminutions successives dans la fixation de l’intérêt de l’argent. En effet, l’intérêt légal a été fixé au denier douze par Henri III, en 1576 & aux termes de son édit, on retiroit légitimement un revenu de 1666 liv. 13 sols 4 den. d’un capital de 20000 liv. Il a été fixé par Henri IV, en 1601, c’est-à-dire, après un espace de vingt-cinq ans, au denier seize, & 20000 livres ne pouvoient plus produire légitimement que 1290 liv. Louis XIII, par son édit de 1634, postérieur de trente-trois ans à celui de Henri IV, l’a réduit au denier dix-huit, & le principal de 20000 liv. ne pouvoit plus produire que 1111 liv. 2 sols 2 den. ; enfin Louis XIV, aidé des conseils de son ministre Colbert, l’a fixé au denier vingt, en 1665, & a réduit à 1000 liv. l’intérêt d’un principal de 20000 liv. ; en-sorte que depuis 1576, jusqu’en 1665, c’est-à-dire, dans l’espace de quatre-vingt-neuf ans, le revenu des rentiers & des propriétaires d’argent a été diminué de deux cinquiemes. Ces diminutions successives pouvoient faire présumer, en 1665, qu’il ne s’écouleroit pas un siecle entier sans un changement dans la fixation de l’intérêt. Il est cependant resté au même taux auquel il a été fixé il y a cent ans, & les prêteurs sont traités présentement aussi avantageusement qu’ils l’étoient au commencement du regne de Louis XIV, quoique le commerce soit bien plus florissant qu’il ne l’étoit alors, & que l’industrie soit fort augmentée ; il est même très-vraisemblable que la masse des métaux, en ne faisant aucune distinction de la vaisselle, des bijoux, & des especes d’or & d’argent, est augmentée de plus d’un tiers dans le royaume depuis 1665. Ce phénomene singulier, contraire aux principes si clairement expliqués par M. Hume, & à ce qui est arrivé chez nos voisins, doit dépendre nécessairement de quelque cause, & ne peut être l’effet du hasard : on peut en effet l’attribuer à trois principales, qui n’ont pas échappé à ceux qui ont écrit sur les matieres d’administration ; la premiere de ces causes est la grande quantité d’affaires de finance qui ont eu lieu en France depuis l’édit de 1665 ; la seconde consiste dans les prêts multipliés faits par les gens de finance à l’état, & les gains considérables qu’ils ont faits dans les fermes générales & particulieres ; la troisieme enfin, est la grande quantité de matieres d’or & d’argent retirées de la circulation, & employées en vaisselles & en bijoux.

L’intérêt de l’argent dépend nécessairement de la proportion entre le nombre des prêteurs, & celui des emprunteurs. Toutes les fois que les sommes demandées à titre d’emprunt excéderont celles qu’on peut prêter, l’intérêt de l’argent sera haut, & le contraire arrivera toujours lorsque les sommes à placer seront supérieures en masse à celles qu’on demandera à emprunter ; c’est ce que signifie l’expression usitée par les notaires de Paris, lorsqu’ils disent que l’argent est rare ou commun. Jusqu’à la fin du regne de Louis XIV, le royaume a été perpétuellement agité de guerres étrangeres, dont les dépenses ont occasionné des créations multipliées de charges & d’offices, & ont donné lieu à un grand nombre d’affaires extraordinaires qui ont obligé les traitans à avancer des sommes considérables qu’ils ne pouvoient trouver que par la voie des emprunts. Les révolutions de la banque royale, & les opérations forcées du systême de 1720, qui ont suivi immédiatement la mort de Louis XIV, ont détruit presque toutes les fortunes particulieres, & les propriétaires d’argent l’ont gardé long-tems entre leurs mains, & ont craint de s’en dessaisir ; enfin, depuis 1734, jusqu’en 1765, dix-sept années de guerre ont coûté un argent immense, qui a été remis au trésor royal, tant à titre de supplémens de finance exigés des pourvus des charges & offices, qu’à titre d’augmentations de fonds demandées aux gens d’affaires & aux financiers, & enfin par la conversion des cautionnemens de leurs commis & employés, en sommes réelles. Indépendamment de ces secours forcés, le roi a créé un grand nombre de rentes viageres & tontines, de billets de loterie, d’action des fermes & autres effets qui ont fourni aux propriétaires d’argent, & principalement aux financiers, un emploi avantageux des sommes qu’ils avoient entre les mains, & ont soutenu l’intérêt de l’argent à un taux où il n’auroit pas dû rester, attendu la grande augmentation du commerce & des richesses du royaume. Les gains immenses des financiers depuis 1724, jusqu’en 1756, n’ont pas peu contribué à soutenir l’intérêt de l’argent ; les profits des affaires de finance étoient si considérables, que les financiers ne faisoient aucune difficulté de payer un gros intérêt des sommes qu’ils étoient obligés d’emprunter pour faire leurs fonds, & les profits de toutes les affaires de finance les en dédommageoient avantageusement ; ils les partageoient même sans peine avec le public, par le paiement des intérêts qu’ils étoient obligés de lui payer, & on peut dire avec vérité que les fortunes faites dans les affaires de finances, ont contribué plus que toute autre circonstance à soutenir l’intérêt de l’argent.

Enfin, la quantité de vaisselle & de bijoux s’est prodigieusement accrue dans le royaume depuis 1665 ; il y a tout lieu de penser qu’une grande partie des métaux dont le commerce a enrichi la nation, a été employée à cet usage, ce qui a diminué l’accroissement de la quantité des especes. La fonte de vaisselle portée aux hôtels des monnoies en 1759, a remis dans la circulation, & a converti en especes une partie considérable de matieres, dont le commerce étoit privé ; cette opération a rassemblé des sommes assez considérables dans quelques mains, & a fait augmenter un peu le nombre des prêteurs, d’autant plus que la crainte qui s’est emparée de tous les esprits, à l’occasion des lettres-patentes de 1759, & de l’invitation de porter la vaisselle à la monnoie, en a fait fondre chez les orfèvres une quantité au moins égale à celle qu’on a portée aux hôtels des monnoies. Il y a tout lieu de croire que le public a acquis, par cette opération, un fonds d’environ cinquante millions d’especes monnoyées circulantes depuis cette époque. L’effet s’en fait ressentir, par la facilité avec laquelle le clergé emprunte, dans le moment présent, les douze millions qui lui sont demandés par le roi, ce qu’on ne devoit pas espérer, attendu le peu d’intervalle qui s’est écoulé depuis les préliminaires de la paix, signés au mois d’Octobre 1762. Les affaires extraordinaires de finance qui ont eu lieu en France depuis 1665, les prêts faits au roi par les financiers, leurs gains considérables, & enfin la grande quantité de vaisselle & de bijoux fabriqués depuis cette époque, me paroissent être les causes nécessaires qui ont soutenu l’intérêt de l’argent dans ce royaume, malgré la grande augmentation de son commerce, & la quantité de métaux que ce même commerce y a attirée depuis un siecle. Il est très-vraisemblable que le commerce de la France se soutenant, & prenant des accroissemens proportionnés à celui de ses voisins, l’intérêt de l’argent y baissera de lui-même, & que les prêteurs se trouvant en tout tems plus nombreux que les emprunteurs, il y aura nécessairement une diminution dans le prix de l’intérêt. Tous les auteurs politiques s’accordent à dire que ce moment fortuné ne peut être trop accéléré, qu’il sera l’époque de la puissance du royaume, & le vœu de la nation paroît demander une loi qui fixe l’intérêt de l’argent à un taux au-dessous de celui où il est présentement. Cette opération a été tentée à deux fois différentes, depuis la mort de Louis XIV. L’intérêt de l’argent a été fixé au denier 50 en 1720, porté au denier 30 en 1724, & enfin rétabli au denier 20 en 1725. La fixation au denier 50 ne pouvoir pas subsister long-tems ; elle étoit la suite des opérations forcées du systême, & trop onéreuse aux propriétaires des rentes, dont le revenu se trouvoit diminué de plus de moitié. Cette fixation a pu être nécessaire jusqu’en 1724, pour soutenir les effets royaux, dont ceux qui avoient été traités le plus favorablement avoient été réduits au denier 40 ; & il étoit juste, après un tems de troubles & de révolutions dans les finances, & lorsque la fortune de tous les citoyens se trouvoit assurée, de remettre plus d’égalité entre les propriétaires des terres & les possesseurs d’argent, & c’est sur ces principes que l’intérêt fut fixé, en 1724, au denier 30, & qu’une somme principale de 20000 liv. ne pouvoit rapporter légitimement que 666 liv. 13 sols 4 den. Cette fixation d’intérêt au denier 30, ordonnée par la déclaration de 1724, a pu paroître, avec raison, susceptible de quelques inconvéniens. Le propriétaire des terres étoit traité trop favorablement par comparaison au rentier ; & quoique la partie rentiere de l’état doive être la moins ménagée ; il est nécessaire cependant, comme le remarque M. de Montesquieu, de la protéger, & de ne pas donner à la partie débitrice trop d’avantages sur elle, mais les ministres qui étoient pour lors à la tête du gouvernement paroissent avoir fait une faute irréparable, en reprenant l’ancienne fixation de M. Colbert ; ils n’ont pas fait attention que ce grand ministre n’avoit laissé qu’un intervalle de 31 ans entre la fixation du denier 18, & celle du denier 20 qu’il avoit établie, & que s’étant écoulé 60 ans depuis la fixation de M. Colbert, & le commerce ayant fait des progrès immenses en conséquence des établissemens de ce grand ministre, il étoit néeessaire de profiter de son exemple, & de procurer à la nation tout l’avantage d’une diminution d’intérêt, dont le commerce, la classe industrieuse du peuple, & les propriétaires des terres auroient profité, au grand avantage du royaume. La partie rentiere, trop en souffrance par les réductions de 1720 & de 1724, a été trop favorisée par le rétablissement du denier 20, ordonné par la déclaration de 1725 ; le denier 25 étoit celui que les circonstances où l’on se trouvoit alors sembloient demander. La proportion étoit gardée avec les réductions précédentes, qui s’étoient faites successivement & par gradation ; le commerce du royaume en auroit tiré les plus grands avantages, les propriétaires des terres auroient vu accroître leurs revenus, & l’état auroit épargné le quart des intérêts qu’il est obligé de payer présentement pour les arrérages des sommes que trois guerres consécutives ont forcé le roi d’emprunter.