Œuvres littéraires de Napoléon Bonaparte/Bonaparte, homme de lettres

Texte établi par Tancrède MartelAlbert Savine (Tome 1p. IX-LXVIII).

BONAPARTE
HOMME DE LETTRES

I

Lorsqu’on étudie attentivement l’histoire de l’humanité, on est surpris de cette particularité qu’une certaine quantité d’hommes, grands à des titres différents, ont pu mener à bien, associer aussi complètement que possible, le rêve et l’action, c’est-à -dire deux choses qui s’excluent mutuellement. Il est vrai que le nombre est petit, la liste singulièrement courte, de ceux qui ont su réaliser, donner une forme tangible et vivante à leurs songes, à leurs conceptions, à leurs projets, et cela par leur propre action, leur mise en œuvre personnelle. Quand on aura nommé Alexandre, qui échafauda, grâce à une vigueur surhumaine et à une extraordinaire vivacité intellectuelle, le plus grand des empires, il ne restera guère plus à citer que les noms de Mahomet, l’étrange chamelier de la Mecque, de Guillaume le Conquérant, ce Normand hardi et cauteleux qui planta si bravement la bannière aux trois lions dans l’antique terre des Angles et des Pictons, de l’admirable bergère de Domrémy, Jeanne d’Arc, dont les peuples savent la tâche sublime, et peut-être encore d’un des plus grands artistes qu’ait eus le monde, Michel-Ange. Combien d’autres ont échoué, alors que la nature les avait richement doués, comme les glorieux dont je viens d’écrire les noms ! C’est que le pacte intime et étroit entre le rêve et l’action est fait pour déconcerter les plus fougueuses natures, les plus vibrantes organisations. L’adage : homo duplex ne convient pas à toutes les créatures supérieures ; et, tôt ou tard, le rêve est écrasé par l’action, à moins que celle-ci, prenant les devants, n’étouffe l’intellect pur, c’est-à-dire le rêve, chez l’homme assez audacieux pour croire qu’on peut être un contemplatif tout en demeurant un militant.

Toutefois, en dehors des noms éclatants que j’énumérais plus haut, un homme a pu, dans les temps modernes, marier en une égale proportion la vie de l’esprit à celle du corps, le rêve et l’action. Cette âme extraordinaire, qu’on eût dite née pour la chimère à de certaines heures, a servi fidèlement le bras le plus puissant, le plus indomptable, dont les hommes garderont le souvenir. Napoléon Bonaparte a pensé et agi avec une ardeur qui étonne toujours le monde. Pour les uns, — et Châteaubriand est du nombre, — il semble avoir donné des forces physiques de l’homme une mesure si grande qu’elle tient du prodige ; pour d’autres, — la thèse de Victor Hugo leur appartient, — Napoléon a plus rêvé qu’agi, plus pensé que vécu. À la phrase si connue que l’auteur des Mémoires d’outre-tombe applique au dernier César : « Le plus large souffle de vie qui ait jamais animé l’argile humaine, » le poète répond que « Bonaparte fut l’immense somnambule d’un rêve écroulé. » Lequel des deux a raison ? Faut-il croire Hugo ? Ne doit-on s’en rapporter qu’à Châteaubriand ?

Heureusement, le différend est facile à trancher. Lorsqu’un homme aussi prodigieux que Napoléon est en scène, il est impossible que le spectateur soit déconcerté. Le génie n’a pas pour habitude de jouer au sphinx, et le propre des grands hommes est de laisser, dans leurs œuvres, le moins de chose possible à deviner à la foule. Le soleil n’est point une énigme. Je crois donc, très sincèrement, que chacun des deux grands écrivains dont j’ai cité les noms jugeait l’homme de Rivoli et d’Austerlitz selon son propre tempérament. Châteaubriand, éloigné de son siège académique par la volonté du chef de l’État, émigré, exilé, « portant son cœur en écharpe, » ne se souvient que de l’omnipotence souveraine de Bonaparte. Quant à Victor Hugo, après avoir analysé, pierre par pierre, l’édifice étonnant sur lequel est jetée la pourpre impériale, il ne peut s’empêcher de songer aux pieds d’argile du colosse, et il croit que Napoléon le rêveur l’emporte sur l’homme d’action. La vérité, comme dans bien des cas, est entre les deux opinions. Personne ne l’a démontré comme M. Imbert de Saint-Amand dans sa patiente série de livres sur les Femmes des Tuileries, livres qui, malgré leurs allures modestes et leur forme anecdotique, en disent plus long sur le personnage que les phrases solennelles de Lanfrey et les méticuleuses recherches de M. le général Iung. On peut encore rattacher les petits bouts de papier de M. Taine à cette dernière école historique. Il est vrai que Napoléon est de ceux qui se défendent tout seuls. Un excellent moyen de se tromper sur la valeur d’une statue consiste à ne la regarder que de côté. MM. Iung et Taine me semblent trop s’être souvenus de cette hérésie artistique.

Quoi qu’il en soit, Napoléon est un de ces rares privilégiés du sort et de la nature, un de ces titans de l’humanité, qui ont non seulement captivé les hommes les plus intelligents de leur époque, — ce qui est le suprême triomphe, — mais encore enchaîné à leur char glorieux les siècles à venir. La fascination dure encore, — on l’a bien vu par les récentes attaques de M. H. Taine, dans la Revue des Deux Mondes, et aussi par la réponse fine et acerbe, tout à l’éloge de Bonaparte, du regretté Albert Duruy. L’officier d’artillerie de Toulon, le général d’Arcole, de Rivoli et des Pyramides, le consul du Concordat, de la Légion d’Honneur, l’empereur d’une France de 130 départements et d’un Code civil qui, malgré quelques défauts, n’en est pas moins demeuré la plus puissante œuvre de législation qu’ait eue le monde depuis Justinien, — ce mortel prodigieux excite encore la sagacité et provoque la rêverie chez les esprits les mieux aiguisés. Mort, il exerce encore une vaste tyrannie sur l’intelligence humaine ; et, toutes proportions gardées, politique à part, il ne semble pas que les hommes connaissent un plus attachant sujet de curiosité. Napoléon sert de pierre de touche, pour ainsi dire, aux facultés psychologiques de l’homme. On peut ne pas l’aimer, mais il est impossible de ne pas admirer le déploiement tumultueux de forces qui furent en lui. Comme La Fontaine et Charles Baudelaire en poésie, il a cet extraordinaire bonheur de faire juger d’un homme d’après la manière dont on l’apprécie. Il y a pour lui, tout en respectant l’indépendance de la pensée, tout en permettant aux moindres critiques de se faire jour, un cube duquel il est défendu de s’éloigner sous peine de faire œuvre partiale ou malsaine. Le Consul de marbre, l’Empereur d’airain défient l’insulte, sont au dessus de l’outrage. M. Taine, qui l’a trop facilement oublié, doit savoir à l’heure qu’il est, ce qu’il en coûte à mal prendre l’envergure d’un colosse. Il est vrai que, par l’extrême tension de son procédé, la méthode critique de l’auteur de Thomas Graindorge confine souvent à l’enfantillage. Ce ne sera pas la dernière et l’une des moindres bonnes fortunes de Napoléon d’avoir ainsi annihilé, — à coup sûr pour toujours, — un système esthétique et psychologique que des écrivains, trop friands de nouveautés peut-être, étaient à la veille de considérer comme impeccable.

J’ai dit plus haut : le rêve et l’action. Et de fait, il ne paraît pas, jusqu’à présent toutefois, qu’on puisse refuser à Napoléon le plein exercice de ces deux magnifiques facultés. Homme d’imagination, il l’a été plus que personne ; son immense fortune repose tout entière, pour ainsi dire, sur ce don merveilleux. Enfant, dans son île à demi sauvage, il rêvait déjà la conquête du monde. Il avait le pressentiment, l’instinct, la hantise, du formidable rôle qu’il devait jouer un jour parmi les hommes ; et l’on demeure saisi de vertige en écoutant chez lui les premiers bégaiements de l’ambition, — je veux dire les propos de l’étrange enfant de la grotte de Milelli, aussi bien que les réflexions de l’écolier de Brienne et les rares confessions du cadet-gentilhomme de l’école militaire de Paris. Si on le suit plus tard, dans ses garnisons de petit lieutenant d’artillerie, à Valence, à Douai, à Grenoble, on trouve aux plans qu’il forme sur son avenir on ne sait quelle maturité, quelle précision déconcertantes. Cette âme de feu, tout à elle, tout à ce qu’elle rêve, tout à ce qu’elle veut, semble ne pas tenir compte des traverses et des accidents ordinaires de l’humanité. Née pour commander et pour s’imposer aux hommes, poussant jusqu’à la plus superbe insolence la confiance qu’elle a en elle-même, elle en impose à tous. Le jeune Bonaparte, partout où il passait, laissait des traces éclatantes. En bien, en mal, il provoquait l’étonnement. C’est pour cela que pas un de ceux qui le coudoyèrent dans la vie, ne put se résoudre à rayer de son cerveau cette apparition inattendue et comme lumineuse. La vieille servante de la famille Bonaparte, les âpres bergers des pièves voisines d’Ajaccio, les vieux maîtres de Brienne, le père Dupuy, le père Patrault, qui aimait à l’appeler son « premier mathématicien, » puis les camarades d’école qui se retrouvèrent avec lui sur les champs de bataille, Clarke et Davout, eurent de bonne heure le pressentiment de sa gloire. C’est ce qui résulte d’un examen minutieux, comme il convient de le faire pour un pareil homme, de tout ce qui a été publié sur ses premières années de jeunesse. Napoléon n’eut donc pas, ainsi que ses adversaires l’ont répété tant de fois, une enfance et une adolescence faites d’ombre et de silence. À la rigueur, l’extrême facilité avec laquelle sa mise en lumière fut acceptée de tous ceux qui l’avaient connu indiquerait bien que, jeune officier et même général, Bonaparte aimait à rêver tout haut, comme certain personnage des Mille et une Nuits.

On sait trop qu’il fut l’homme d’action le plus surprenant des temps modernes. Infatigable, nerveux, aimant le travail jusqu’au délire, d’un tempérament physique admirablement équilibré, incapable d’une défaillance quand il entrait dans la période d’exécution du moindre projet, il a tenu, dans l’activité humaine, une place unique. Alexandre, César, Charlemagne, Frédéric ii, tous les grands travailleurs, sont hors d’état d’entrer en lutte avec lui. La récente attaque de M. Taine contre Napoléon a ceci de vraiment curieux qu’elle contient le plus grand éloge qu’on ait jamais fait de l’intelligence et de l’activité des hommes ; et cet éloge, M. Taine ne le retire pas un instant de la personne du seul Napoléon. De telle sorte que les conclusions du brillant académicien sont inexplicables. L’étude, si remarquablement écrite, d’ailleurs, que l’auteur des Origines de la France contemporaine a consacrée à Bonaparte, se trouve, par cela même, frappée d’une radicale caducité. Elle va contre le propre but de l’écrivain ou, si l’on veut, du critique. Dans sa plus brillante partie, elle fait un éloge fougueux du personnage en cause ; aux endroits où elle impatiente le lecteur par sa bizarrerie et son parti pris, elle se transforme en une sorte de réquisitoire tellement inhumain, qu’il déconcerterait le plus implacable de nos procureurs généraux. Qu’en conclure sinon que la perspicacité prêtée à M. Taine a été mise en défaut ? Ce n’est pas un crime, après tout. Homère, qui ne faisait pas de psychologie comparée, mais se contentait simplement d’être le plus grand des poètes, Homère sommeille quelquefois. On trouvera donc légitime que je retienne, dans l’étude de M. Taine, les seuls passages où il semble avoir bien compris Napoléon. Or, ces passages s’appliquent exclusivement à la prodigieuse activité et à la maîtresse intelligence du vainqueur d’Iéna. On voit, sans qu’il soit besoin d’insister, grâce au dépouillement de son volumineux dossier critique, que Napoléon Bonaparte a agi et pensé de la façon la plus large, la plus magistrale, en tant que dons de nature. Je n’ai pas à rechercher ici si l’emploi qu’il fit de ses admirables facultés fut ou non abusif ; je ne fais point de politique, je le répète. Mais je veux simplement dégager la physionomie du remarquable homme de lettres, de l’écrivain si richement doué, qui demeura toujours en lui. C’est donc en vue d’appréciations purement artistiques que j’ai été amené à dire quelques mots de la caractéristique de son tempérament. Toutefois, dans le domaine de l’intellect pur, il convient de rappeler quelle place Napoléon accorda toujours à l’énorme, — au gigantesque, dit Sainte-Beuve. Il avait, pour les choses hors de toutes proportions usuelles, une tendresse très marquée. Puisque je me propose de montrer au lecteur un Napoléon complet, en tant qu’écrivain bien entendu, je demande encore à placer ici quelques observations rapides sur ce côté fatal du caractère de mon personnage.

Lorsque Bonaparte eut été mis hors de pair, comme général en chef, par son admirable campagne d’Italie de 1796 et 1797, et que les négociations de Campo-Formio l’eurent révélé diplomate de taille à mater la cour de Vienne, il s’opéra en lui comme un déchaînement subit d’idées politiques et militaires. Le succès, bien loin de le griser, détermina chez ce jeune homme de vingt-huit ans, nourri de la lecture de Quinte-Curce et de Plutarque, un redoublement d’ardeur, un bouillonnement intellectuel, qui le menèrent droit à la préparation de la campagne d’Égypte.Ce fut la première apparition bien caractérisée de ce goût de l’énorme et du colossal auquel il demeura fidèle jusqu’à Waterloo. Et pourtant, à la fin de 1797, il avait conquis de quoi durer éternellement dans la mémoire des hommes ! Mais l’Orient était là, lui brûlant les yeux, l’incitant à quelque aventure prodigieuse. On eut donc la campagne d’Égypte, et après la campagne d’Égypte celle de Syrie, l’assaut furieux de Saint-Jean-d’Acre ; finalement le rêve avorta. On sait avec quelle rapidité notre homme conduisit les événements. Devenu Premier Consul, glorieux d’une nouvelle campagne en Italie, il semblait que son singulier penchant à mettre toujours le marché aux mains de la Fortune devait s’arrêter. Il n’en fut rien. Son infirmité grandiose le guettait.

Sainte-Beuve a très heureusement défini, dans ses Causeries du Lundi, les prodiges enfantés par Napoléon, entre les années 1800 et 1804. « Rien n’égale en beauté, dit-il, comme création de génie majestueuse et bienfaisante, l’œuvre pacifique du Consulat, le Code civil, le Concordat, l’administration intérieure organisée dans toutes les branches, la restauration du pouvoir dans tous les ordres ; c’est un monde qui renaît après le chaos. » Bonaparte, cependant, ne put s’en tenir à ce système de gouvernement. Disons à sa décharge que la fatalité s’en mêla. La mort de Fox, en jetant le deuil au cœur des libéraux anglais, réveilla la sourde colère que les héritiers et les élèves de Pitt nourrissaient contre la France. Dans le cerveau de Napoléon, le goût de l’énorme, l’amour des aventures, se montrèrent de nouveau. Il prépara sa fameuse descente eu Angleterre. Fort heureusement, les imprudences de l’Autriche vinrent le tirer de ce mauvais pas. On frémit en songeant aux conséquences désastreuses qu’aurait eues l’expédition projetée au camp de Boulogne, car notre marine ne pouvait encore avoir raison des flottes britanniques. Le désastre de Trafalgar se fut immanquablement produit un an plus tôt.

Je passe rapidement sur les premières années de l’Empire. La noblesse, une noblesse toute neuve, sortie des entrailles du peuple, mais qui ramassait ses parchemins sur les champs de bataille, la noblesse impériale est créée ; Napoléon est l’arbitre du monde, le maître de la paix et de la guerre. Il distribue principautés, duchés et royaumes, s’étend à l’aise dans une France qui compte cent dix-neuf départements, continue dans une certaine mesure l’œuvre du Consulat ; mais il a mis le pied dans le déplorable système des royautés de famille. Cambacérès, qui l’aimait beaucoup et l’admirait éperdûment, eut assez de sang-froid pour voir, de ce côté, de nouveaux orages se former. Les royautés vassales conduisirent doucement l’empereur jusqu’au Blocus Continental, entreprise gigantesque, machine de guerre formidable, qui devait avoir raison de son auteur. Puis viennent l’aventure d’Espagne, Wagram, les conférences d’Erfurt, la monarchie du roi Joseph, la brouille avec le roi Louis de Hollande, c’est-à-dire du bien et du mal. À ce moment, la France absorbe lentement l’Europe. Une gloire incomparable, la première armée du monde, des travaux publics audacieux, un éclat scientifique sans précédent, des finances en bon ordre, une administration d’une capacité dévorante, rien de tout cela ne peut refréner les ardeurs de Napoléon. « Après Wagram, dit Cambacérès dans ses Mémoires, il avait l’air de marcher au milieu de sa gloire. » Sans doute ; mais il fallait à cet homme étrange de nouvelles collisions avec le colossal, le fabuleux, le prodigieux. Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi… Horace semblait avoir prédit cette étonnante destinée. Et pourtant Napoléon avait reçu un premier avertissement de la fortune, le 3 février 1807, devant le cimetière d’Eylau !

L’expédition de Russie est la fille légitime du Blocus Continental ; ce sont là les deux erreurs capitales du vainqueur d’Austerlitz. Mais avant de passer le Niémen, Napoléon s’était remis en bonnes relations avec son démon familier. La France impériale, devenue une nation démesurée, débordait bien loin par delà ses frontières naturelles, craquait dans toutes ses coutures. Qu’importe ! On annexe la Hollande, — neuf départements, — puis, en passant, pour s’entretenir la main, comme on s’est brouillé avec le pape, on prend les États romains, — deux départements. Aux environs de 1811, le ministre de l’intérieur, M. de Montalivet, avait cent trente préfets sous ses ordres ! Je ne parle pas des gouvernements généraux, bien qu’ils fissent partie intégrante de l’Empire, notamment celui des provinces Illyriennes. Quel homme, plus que celui-là, sut sacrifier à l’énormité !

Peut-être l’Orient, ce champ de bataille des colosses, a-t-il perdu Napoléon. Il est certain qu’il regardait trop de ce côté-là. Lui-même nous a laissé l’aveu de son amour pour cette terre du soleil, et cela dans une de ces extraordinaires conversations dont il avait le secret. Rien de frappant, rien de concluant, comme cette confidence intime. On est au 1er décembre 1805, la veille même d’Austerlitz, dans une chaumière de paysans. Napoléon est à table en compagnie de Marat, de Junot, de Caulaincourt, de Ségur et de Rapp, le toujours blessé Rapp, celui-là même qui aimait tant les artichauts, au dire de Paul-Louis Courier. Napoléon, ordinairement si calme, si impassible, est presque gai, en tous cas d’excellente humeur. Au dehors, on entend encore galoper des escadrons et des batteries qui vont occuper leur poste de combat en vue du lendemain. Tout à coup, l’empereur prend la parole. Chacun des généraux qui sont là récapitule mentalement les dispositions qu’il a données à ses troupes, dresse le bordereau des moyens militaires dont il dispose, s’attendant à être interrogé, pris à partie, par Napoléon. Ô surprise ! l’empereur, de sa voix claire, nette, rarement exempte d’une pointe de solennité, demande tout simplement à Junot les titres des tragédies qu’on joue à ce moment à Paris. Puis, il parle de Racine, de Corneille, même de Raynouard, l’auteur des Templiers, et en arrive à disserter sur la fatalité antique, la destinée, les trahisons de la Fortune. D’un bond, il est en Orient, en pleine campagne d’Égypte. On sent qu’il a toujours sur le cœur son échec de Saint-Jean d’Acre ; et l’on sait que, par amour de l’Orient, il élève lui-même, dans son parc de Saint-Cloud, des gazelles ramenées de l’Égypte. Le baron de Méneval raconte même que, plusieurs années durant, le premier Consul ne se nourrit que de pilaw et de dattes. Ségur nous a conservé le texte de cette brillante échappée en plein bleu. « Si je m’étais emparé d’Acre, dit ce soir-là Napoléon, je faisais mettre de grandes culottes à mon armée, je ne l’exposais plus qu’à la dernière extrémité, j’en faisais mon bataillon sacré, mes immortels. C’est par des Arabes, des Grecs, des Arméniens, que j’eusse achevé la guerre contre les Turcs. Au lieu d’une bataille en Moravie, je gagnais une bataille d’Issus, je me faisais empereur d’Occident, et je revenais à Paris par Constantinople. »

Rien n’est plus significatif. L’action, le rêve, Napoléon Bonaparte a connu cela mieux que personne. Mais, chose étonnante, il n’a point porté les travers de son intellect dans les nombreux écrits qu’il nous a laissés. À ce point de vue, le législateur, le capitaine, l’homme d’État, l’administrateur, qui sont en Napoléon, différent essentiellement de l’artiste, de l’écrivain, de l’homme de lettres, qu’il fut aussi. Au contraire, tout dans sa belle œuvre écrite et parlée porte la marque d’un équilibre parfait. Napoléon Bonaparte est le moins connu de tous nos grands prosateurs. C’est un tort, c’est là une situation qui doit cesser. Rendre à cet écrivain étonnant, d’espèce unique, la place légitime qu’il doit occuper dans notre histoire littéraire, mettre de nouveau en relief cette physionomie imposante de pamphlétaire, d’épistolier, d’orateur et d’historien de génie, c’est accomplir un acte de justice. Je vais essayer de le faire, n’ayant d’autre but que le respect de ce que je place au-dessus de tout, dans tous les temps et toutes les sociétés humaines : l’art d’écrire.

II

Et d’abord était-il écrivain ?

« Tout l’esprit d’un auteur, dit La Bruyère, consiste à bien définir et à bien peindre. » Ne nous méprenons pas trop sur la signification du mot esprit. Il ne s’agit point ici de cette disposition toute particulière, de cette qualité naturelle, en vertu de laquelle nos contemporains relèvent par un mot piquant, par une remarque ingénieuse, originale, la trame trop banale d’une dissertation, qu’elle soit écrite ou parlée. Il y a, d’ailleurs, plusieurs sortes d’esprits. Celui de Rabelais, par exemple, fait de malice bouffonne, d’ironie large et profonde, a peu de ressemblance avec la manière sautillante, et pour ainsi dire ailée, d’un Beaumarchais ou d’un Chamfort. Entre ces deux termes de comparaison, il y a place, dans la littérature française, pour une autre sorte d’esprit non moins aiguisé, non moins vif, mais qui accorde une plus réelle hospitalité au bon sens, à la simple raison, — le tout sous une forme ingénue et presque détachée de son sujet tant elle est légère. Cet esprit-là, d’excellente qualité, Molière et La Fontaine l’ont possédé à un degré inimitable. Quand La Bruyère indique les deux grandes vertus propres à un écrivain, il n’a en tête qu’une seule intention : celle de résumer par une formule caractéristique ou, si l’on veut, de mettre une étiquette correcte sur ces œuvres de l’intelligence et de la pensée humaines que nous nommons ordinairement des « livres. » Le mot talent, au sens où nous l’employons aujourd’hui, est incontestablement celui qu’un nouveau La Bruyère adopterait comme le plus propre à rendre son idée. Si l’auteur des Caractères reconnaît pour écrivain de race tout homme capable de transmettre, dans leur intégrité, à d’autres hommes, les impressions qu’il a lui-même vivement ressenties, il est hors de conteste que Napoléon mérite le nom de littérateur et d’auteur. Il a bien défini et il a su peindre ; ses œuvres sont là pour l’attester. D’autre part, il est non moins incontestable que, par la tournure spéciale de son esprit, l’animation, le choc de ses idées, la façon dont il a exprimé ses sentiments personnels, les qualités de concision, de clarté, de brièveté, prodiguées dans son style, il a réellement conquis le titre de grand écrivain. Pour ne parler que des portions marquantes de son œuvre, ses deux Pamphlets, un grand nombre de Lettres, presque toutes ses Proclamations et son admirable Histoire des campagnes d’Égypte et de Syrie, lui assignent un rang élevé parmi les prosateurs du dix-neuvième siècle. Je dirai plus loin comment il convient d’envisager les procédés de ce merveilleux écrivain. Avant tout, je tiens à le mettre au nombre des grands artistes de lettres, des plus vigoureux représentants de la prose française, la première de toutes par la clarté, le pittoresque, la précision autant que la force et la profondeur. Seulement, entre les deux courants que paraît avoir suivi notre littérature depuis le quatorzième siècle, et dont l’un représente plus particulièrement les qualités propres à notre race, l’autre l’indépendance de la pensée et la recherche d’effets nouveaux, Napoléon appartient à la lignée purement française, au courant national. Il est bien de la grande famille gauloise, née avec Joinville et Jehan de Meung, célèbre avec Montaigne et Pascal, librement épanouie avec Voltaire et Diderot. Malgré lui, contre lui, à son insu peut-être, il était ce qu’on a le devoir de nommer un prosateur-né ; et cela grâce à la puissante volonté de cette nature qui lui prodigua tant de dons. Quoiqu’il ait souvent donné carrière à son imagination, en dépit de ses faiblesses pour la rêverie, de son amour pour les choses immatérielles, Napoléon ne pouvait être écrivain qu’en prose. Les quelques vers qui nous restent de lui disent péremptoirement que son initiation au rythme de la poésie était chose impossible. Jamais ce fougueux esprit n’eût pu s’astreindre au culte de la rime, à la condensation, si délicate dans la pensée et dans la forme, qu’exige l’art d’écrire en vers. Avec cela, la manie des bouquets à Chloris le hantait, — témoin le madrigal pour la Saint-Huberty, — ce qui achève de le peindre en tant que poète manqué. Il aimait à déclamer des vers, surtout des vers tragiques, il lisait assidûment les poètes ; mais il devait les lire avec un secret dépit de ne pouvoir, — je ne dirai pas les égaler, — mais tout au moins singer leur métrique, capter ce qu’il y a de plus apparent dans leurs œuvres. Dans le vaste recueil du Mémorial et dans ses lettres de jeunesse, on ne trouve point la preuve visible de cette préoccupation ; mais elle existe bien de fait dans toute sa vie. Il voulait conquérir l’Orient, et il admirait la tragédie. Peut-être est-il permis de supposer que son inaptitude poétique l’attrista plus que son échec à Saint-Jean-d’Acre.

Comment aurait-il pu en être autrement ! Cet esprit, d’un si large et si vigoureux essor, n’avait-il pas toutes les curiosités, toutes les ambitions ? Victor Hugo, qui lui a décoché en passant, dans le « Waterloo » des Misérables, quelques vérités dures à entendre, ne peut s’empêcher d’être sous le charme quand il examine les diverses et puissantes qualités intellectuelles de Napoléon. Personne, il faut le dire, ne devine un conquérant mieux que ne le fait un grand poète. La foule n’entre point dans les menus détails, les traits de caractère, des hommes supérieurs ; elle se contente de les regarder d’un peu loin, dans l’impossibilité où elle est de les comprendre à la lettre. Or, de tous les grands hommes, Napoléon Bonaparte est à coup sûr celui qui a le mieux arrêté sur lui les regards des écrivains et des artistes. Châteaubriand ne l’aimait pas, mais lui a rendu maintes fois justice ; et cette particularité contribue à la grandeur de l’écrivain et de l’empereur. Pour Victor Hugo, seul, il a su trouver des expressions capables de fixer à jamais l’envergure du tempérament littéraire de Napoléon. Il n’est pas mauvais, par le temps qui court, de remettre sous les yeux du lecteur des passages du genre de celui-ci. « Il avait tout, » dit le grand poète en parlant de Napoléon. « Il était complet. Il avait dans son cerveau le cube des facultés humaines. Il faisait des codes comme Justinien, il dictait comme César, sa causerie mêlait l’éclair de Pascal au coup de foudre de Tacite, il faisait l’histoire et il l’écrivait, ses bulletins sont des Iliades, il combinait le chiffre de Newton avec la métaphore de Mahomet, il laissait derrière lui dans l’Orient des paroles grandes comme les Pyramides, à Tilsitt il enseignait la majesté aux empereurs, à l’académie des sciences il donnait la réplique à Laplace, au conseil d’État il tenait tête à Merlin, il donnait une âme à la géométrie des uns et à la chicane des autres, il était légiste avec les procureurs et sidéral avec les astronomes… » Ce tableau est éloquent. À une époque où je ne sais quels barbares se mettent à faire la guerre à l’intelligence, à la pensée française, afin de la transformer en un objet de risée, le tout pour la plus grande gloire de la monstrueuse démocratie de leurs rêves, une démocratie basée sur la stupidité et le mépris de tout idéal, il faut courageusement montrer l’affinité qui réunit Napoléon à Victor Hugo, tous deux issus du peuple. Béranger, vilain et « bien vilain » comme il le dit lui-même, Béranger voit en Napoléon le « plus grand poète des temps modernes. » Henri Heine, le hautain Byron, Lamartine, ont parlé de Napoléon avec une éloquence, une richesse de langage admirables, une poésie puisée aux réservoirs les plus secrets de l’émotion. Que penser d’un homme ainsi escorté devant les siècles ? N’a-t-on pas le droit de le considérer lui-même comme un grand écrivain, en présence de tous ces hommages émanant, la plupart du temps, d’adversaires politiques ?

Les quelques hommes de lettres qui ont écrit sur Napoléon orateur et historien, c’est-à-dire Sainte-Beuve, Thiers, Léonce de Lavergne, Paul Lacroix, Villemain et Armand Carrel, ont négligé de donner à cette imposante silhouette de Napoléon écrivain tout le développement qu’elle comporte réellement. Il convient de dire, à leur décharge, que le temps où ils vivaient était moins riche en enseignements que le nôtre. Chose étrange, Napoléon, auteur absolument classique et capable d’offrir en ce genre d’aussi beaux modèles que les grands artistes en prose du dix-septième siècle, Napoléon se présente aux yeux du critique et de l’historien littéraire comme un des trois ou quatre précurseurs de l’évolution accomplie par les lettres et l’art français entre 1820 et 1848. On dirait une sorte d’aïeul, de grand-père du Romantisme. Et de fait, quand il disparut de ce monde, tout plein de son nom, tout retentissant de ses exploits, la jeune génération ne vivait, ne pensait que par lui. Alfred de Musset a raconté en maître, au début de la Confession d’un enfant du siècle, les phases douloureuses de la maladie étrange qu’amena la disparition subite de Napoléon. Ces jeunes gens, dont les pères s’étaient promenés du Caire à Smolensk, de Cadix à Moscou, de Messoudiah à Dantzick, laissant chaque fois un peu de leur sang aux ronces et aux glaces du chemin, ces jeunes gens affolés craignirent que, désormais, le monde ne connût plus rien de grand. Le colosse tombé, la statue prodigieuse écroulée, on regarda le sol ; et la pensée universelle frémit en voyant la place énorme que ses débris occupaient encore. Napoléon devint le mot d’ordre du libéralisme, le cri de ralliement de toutes les générosités, de tous les grands enthousiasmes. Le nom du capitaine heureux qui, à vingt-sept ans, avait déjà fait le tour des choses humaines, et qui sut monopoliser pendant un quart de siècle toutes les espèces de gloires terrestres, le nom de ce titan servit de cocarde à toutes les saintes ambitions. L’année même où les uns renversaient enfin les Bourbons, ces octroyeurs et désoctroyeurs de chartes, d’autres, plus délicats dans le choix de leur triomphe, avaient résolûment emporté d’assaut toutes les bastilles surannées, branlantes, des partisans du Poncif et du Convenu dans les lettres et les arts. Victor Hugo, Alexandre Dumas, Musset, Frédéric Soulié, Gérard de Nerval, Théodore de Banville, sont fils de généraux ou d’officiers de l’empereur Napoléon. Le plus grand peintre du romantisme, Delacroix, eut pour père un ministre des relations extérieures devenu l’un des premiers préfets du Consulat. On voit que le glorieux soldat de Rivoli et de Lobau avait aussi, par contre-coup, donné le jour à une génération littéraire, lui qui s’entendait si bien à former des générations de guerriers, de diplomates, d’administrateurs. Les pères avaient parcouru l’univers, montrant partout les trois couleurs de la Révolution française ; les fils eurent aussi le bonheur de réaliser leur rêve : ils délivrèrent l’Art !

Le caractère intime de Napoléon est trop connu pour que je m’y arrête. On l’a nettement défini en des livres laborieux, les uns pleins de respect et d’admiration, les autres simplement impartiaux. De Norvins, Abel Hugo, Laurent de l’Ardèche, Thiers, Lanfrey, Imbert de Saint-Amand, sans parler d’une foule de mémoires, dont les plus sincères, les plus vivants, sont les Souvenirs de Méneval, de la générale Durand, et surtout les très pittoresques et inimitables Cahiers du capitaine Jean-Roch Coignet, ce Quinte-Curce de caserne d’un Alexandre insulaire et montagnard, — au total soixante auteurs, ont fixé, pour la postérité, les traits d’un Napoléon auquel il est malaisé de s’attaquer. Madame de Rémusat, avec ses Mémoires taquins et bavards, l’a essayé. À part une réputation de femme de chambre chassée pour avoir trop écouté aux portes, je ne vois pas bien ce qu’elle y a gagné. Le livre de M. le général Th. Iung, Bonaparte et son temps, est un ouvrage inspiré par un ardent patriotisme, j’en conviens, mais aussi par une singulière passion politique. Il est sans intérêt pour l’histoire de l’art ; et même, patriotiquement parlant, on doit regretter l’application, les soins raffinés, à l’aide desquels l’auteur a tenté de rabaisser l’homme dont le nom seul faisait trembler l’Allemagne, notre implacable ennemie. Quand je vois attaquer Napoléon, — précisément de la manière dont s’y est pris l’honorable auteur de Bonaparte et son temps, — je crains toujours un peu qu’on ne diminue la France. Sans compter qu’il faut être bien sûr de son infaillibilité, — récemment les évêques du monde entier la refusaient au Pape, — pour faire ainsi le procès aux millions d’humbles électeurs qui votèrent le Consulat à vie et l’Empire et aux généraux, savants, fonctionnaires, parlementaires, financiers, diplomates et autres personnages, tous très distingués, qui hissèrent Napoléon sur le pavois, et le servirent longtemps avec autant d’intelligence que de dévouement. On assure même que les fonctionnaires et les généraux de ce temps-là valaient bien ceux du nôtre. Quant aux deux longs articles que M. Taine a fraîchement fulminés contre Bonaparte, dans les colonnes de la Revue des Deux Mondes, ils ne paraissent avoir causé aucun tort à l’admirable style des Proclamations, des Lettres et des Mémoires, aucune dégradation à la statue du général français qui commandait aux Pyramides et à Iéna. On s’accorde même communément à croire, de concert avec une princesse des plus lettrées de ce temps-ci, que le seul personnage qui ait souffert de ces articles est Napoléon-Taine.

L’éducation première de Bonaparte a donné lieu à quelques erreurs, et cela fort innocemment à mon avis. Les écrivains qui ont précédé ceux de notre époque manquaient à cet égard des moyens d’information dont nous disposons. Il faut le dire : la tourmente révolutionnaire avait tout bouleversé, ce qui rend d’autant plus méritoire l’œuvre des premiers biographes de Bonaparte. L’abbé Nasica donne bien quelques renseignements précieux, ainsi que le baron de Coston ; mais il est des cas où il convient de ne pas les prendre tout à fait au pied de la lettre. L’étrange enfant, né à Ajaccio le 15 août 1769, désigné à l’état civil sous le nom de « Napoléon de Buonaparte, écuyer », possédait, — cela est certain, — un fort maigre bagage littéraire lorsqu’il entra à Brienne. L’année de sa sortie, et même plus tard, au dire de Stendhal, il ne connaissait que les mathématiques, l’artillerie, la science militaire et Plutarque. Il me semble qu’il y a ici une légère omission. Nous avons, par exemple, des notes de Brienne qui nous le montrent ayant fait sa quatrième. À la vérité, il n’est point question du grec dans tout cela ; mais le jeune homme avait avidement parcouru Polybe et Xénophon, grâce aux très satisfaisantes traductions qu’on en possédait déjà. Plus tard, il lut Arrien ; mais, comme Henri IV, Napoléon garda toujours pour Plutarque une prédilection marquée. Empereur, il fit de l’historien de Chéronée et d’Ossian ses deux véritables livres de chevet. Comme Alexandre emportant Homère dans sa cassette, tout en allant conquérir le monde, Bonaparte ne se mettait jamais en route sans ses auteurs favoris. Il était aussi de première force en géographie, comme la plupart des grands militaires ; ce qui revient à démontrer, après tout, qu’en dehors des « exercices d’agrément », pour lesquels il fut assez faible au dire de M. de Kéralio[1], cet esprit curieux et chercheur n’avait rien rejeté de tout ce qu’on peut apprendre pendant la vie de collège. Mais, pour combler les lacunes encore grandes de cette éducation hâtive, plutôt improvisée que régulière, Bonaparte mit à contribution ses loisirs de garnison. À Valence, n’étant encore que lieutenant en second au régiment de la Fère-artillerie, il dévora littéralement la bibliothèque de son voisin, le libraire Aurel, — celui-là même qui habitait la fameuse Maison des Têtes, un véritable bijou de la Renaissance.

On a observé un fait analogue au début de la vie littéraire d’Honoré de Balzac. Comme Bonaparte, l’auteur de la Comédie Humaine digéra des bibliothèques entières, afin de réparer les accrocs nombreux qu’avait subis son éducation classique. Quand on considérera que le futur empereur des Français était doué d’une mémoire prodigieuse, sagace, retenant tout des choses, depuis les grandes lignes jusqu’au moindre détail, on s’expliquera plus facilement l’immense fonds de connaissances que dénote la composition de ses œuvres littéraires, politiques et oratoires. Napoléon, en effet, a touché plus ou moins à deux des genres sur trois dont se prévaut la littérature d’imagination ; et il a cultivé les six ou sept genres que comporte la littérature d’analyse. La poésie, le conte, la morale, l’histoire, l’éloquence, la critique, la polémique, les voyages, ont fourni des aliments à sa plume fébrile et dévorante. De ses nombreux travaux d’homme de lettres, les uns sont d’un simple polygraphe et n’ont qu’une valeur de curiosité ; les autres émanent d’un admirable écrivain, d’un grand artiste en prose, absolument complet, n’ignorant rien des secrets de l’art. Pour donner une conclusion critique à cet égard, je dirai de Napoléon Bonaparte qu’il a été un pamphlétaire et un épistolier de talent ; mais qu’il y a aussi en lui un orateur et un historien de génie. Voilà son bagage artistique devant la postérité. Il n’est pas mince, surtout si l’on réfléchit que notre auteur a été quelque peu distrait par d’autres soins au cours de sa carrière littéraire. Enfin, Napoléon a sa place marquée, en art, parmi les créateurs. Il a enrichi la prose française d’un genre inconnu avant lui ; il a créé chez nous l’une des plus belles branches de l’éloquence : cette chose grave, enthousiaste, entraînante, sonore comme une ode, bruyante comme une sonnerie de clairon, véritable poème en prose, dont la lecture enflammait les cœurs, qu’il a baptisée la proclamation, et qui sert, en quelque sorte, de thème explicatif à l’immense cantate de la guerre.

Ce personnage, qui parcourait le monde à la tête d’armées incessamment renouvelées, qui ne songeait qu’aux âcres satisfactions de la victoire, cet amoureux de la guerre, de l’aventure, toujours en quête d’une diversion propre à étonner l’Europe, savait aussi, quand il le voulait, devenir le plus séduisant des hommes d’esprit, le plus charmant des causeurs. Beaucoup de ses conversations ont la largeur enflammée des conversations de Pascal. Celles qui nous ont été conservées, toutes marquées de mots caractéristiques, de réflexions originales et pittoresques, font regretter ce qu’on a perdu de la parole si stylée de Napoléon. J’ai cité plus haut sa frénétique échappée sur l’Orient, la veille d’Austerlitz. Il en existe d’autres, tout aussi savoureuses. Le Mémorial de Sainte-Hélène, écrit par un homme d’un cœur et d’un tact exquis, est à ce sujet une mine inépuisable. Il contient, en maintes pages, le plus brillant commentaire de Napoléon écrivain. Mais l’empereur possédait encore le don, plus rare qu’on ne croit, de se plier à toutes les formes de causerie, et cela dans quelque milieu que ce fût. Aux armées, aux camps, dans les palais, à la porte des villes, au Conseil d’État, à l’Institut, — dont il faisait partie comme membre de la première classe, section des arts mécaniques, en compagnie de Monge et de Prony, — au Sénat, au Corps législatif, comme aussi en famille, à La Malmaison, à Saint-Cloud, ou encore dans l’admirable parc du château de Mortefontaine, chez son frère Joseph, il donnait à sa parole le caractère particulier qu’exigeaient les auditeurs et le lieu, d’une manière si calme, si disciplinée, si appropriée aux circonstances, qu’on pouvait croire, — disent ses amis, — qu’il s’était exercé de longtemps à composer dix ou douze variétés de discours, chacun de ces discours ayant ses nuances obligées et même ses sous-nuances. Quand il mettait les pieds dans une spécialité quelconque, sur un terrain délimité, il tenait tête brillamment aux hommes du métier. Il était de taille à critiquer le système défensif du plus savant de ses généraux du génie ou de l’artillerie, comme aussi à solidifier la mémoire d’un préfet ou d’un procureur-général hésitant sur quelque texte de loi ; et, volontiers, il eut chicané quelque brave homme d’archevêque sur un point mal défini de la théologie, — protestante ou catholique, la chose lui importait peu. Sa mémoire le sauvait toujours d’un pas difficile, lui permettant de garder la supériorité de l’attaque, même s’il ne faisait que répliquer. À Erfurth, dînant un soir en compagnie d’un empereur, d’une reine et de trois rois, flanqués de plusieurs ducs et princes, parmi lesquels le prince-primat, Napoléon parla sur la fameuse bulle d’or électorale, laquelle avait servi de constitution et de règlement pour l’élévation des empereurs d’Allemagne avant l’établissement de la Confédération du Rhin. On voit d’ici quel étonnement provoqua chez les convives l’intervention de Napoléon en un pareil sujet de conversation, sujet à peine à la portée des plus instruits hommes d’Église. Il y eut un moment où l’empereur et le primat furent littéralement en désaccord, toujours à propos de cette malheureuse bulle d’or. Le primat la faisait remonter à 1409 et, peu distrait par les somptuosités de la table impériale, sans céder au vainqueur d’Iéna, courtoisement, il ne démordait pas de son point de vue. « Je crois que vous vous trompez, » dit Napoléon du ton le plus aimable, « la bulle dont vous parlez a été proclamée en 1336, sous le règne de l’empereur Charles IV. »

Il n’y avait rien à répondre ; c’était l’expression même de la vérité. Le primat dut se résoudre à en convenir, malgré son dépit évident d’être battu par un laïque. L’empereur, jouissant de l’embarras où il venait de plonger son interlocuteur, expliqua alors comme quoi il avait eu l’occasion de se renseigner sur la bulle électorale. Pendant la fin de ce dîner, il tint ses auditeurs sous le charme, leur racontant sa vie militaire à Valence, ses relations avec le libraire Aurel, dont il lisait tous les livres, ses conversations fréquentes avec l’abbé de Saint-Ruf, madame Grégoire du Colombier, les deux premières personnes qui l’eussent façonné aux usages du monde. Il existe d’autres preuves bien concluantes de cette extraordinaire mémoire. Napoléon aimait à dire que la nature l’avait doué, notamment, de la mémoire des chiffres, des physionomies et des lieux ; et de fait, il eut souvent l’occasion d’accomplir des prodiges à ce triple point de vue. Il lui arrivait très souvent de reprendre ses ministres, en leur citant les détails ou l’ensemble numérique de leurs comptes les plus anciens.

Cette esquisse morale de Napoléon Bonaparte serait incomplète si, toujours en vue de bien saisir son tempérament littéraire, on passait sous silence son penchant réel pour la gaîté. Fleury de Chaboulon dit qu’il badinait « volontiers » ; et, le brave Gourgaud l’affirme, le fond de son caractère était « une humeur enjouée. » Le grave Benjamin Constant déclare même que l’empereur abondait en « plaisanteries ». Comme le dit fort bien Victor Hugo, ces gaîtés de géant valent la peine qu’on y insiste. À Sainte-Hélène, aux jours les plus sombres de sa destinée, quand il se plongeait dans la masse confuse de ses souvenirs, que Bertrand et Las Cases buvaient ses paroles, Napoléon trouvait assez de calme pour raconter quelques-unes de ses « plaisanteries » de camp et de caserne, — farces fort anodines faites à des grenadiers de sa garde ou à de jeunes officiers qui avaient mérité la brimade du maître. Ridet Cæsar, disait-on dans les rangs de la légion Fulminatrix. M. Imbert de Saint-Amand s’est particulièrement attaché à mettre en évidence le Napoléon-homme d’esprit ; et je ne puis mieux faire que de renvoyer les lecteurs à cette aimable et impartiale source de renseignements[2]. Même au milieu des tracas de sa quadruple existence de grand capitaine, de souverain, de diplomate et d’homme privé, dans des occasions terribles ou solennelles, Bonaparte trouvait le mot bien français, le mot heureux, typique, qui provoque le sourire ou définit originalement une situation. Parlant des prodigieux efforts des souverains de l’Europe coalisés contre la France, efforts dont son génie avait toujours raison, Napoléon disait à quelqu’un : « Ils se sont tous donné rendez-vous sur ma tombe, mais ils n’osent pas s’y réunir. » Le soir de La Moskowa, après avoir contemplé l’immense étendue des cadavres de la ligne française, au milieu de laquelle les superbes cuirassiers de Caulaincourt et de Nansouty, les plus beaux mâles de l’armée, mettaient par places des lueurs d’acier, César eut l’extraordinaire sang-froid de railler sa capitale. — « Une nuit de Paris réparera cela, » — dit-il en s’éloignant. Mot terrible, où se trouve en germe une sorte de causticité lugubre ; mais erreur capitale, car Paris n’est point une ville prolifique. À tout prendre, la preuve indéniable qu’il y avait en Napoléon un homme de lettres, peut-être même un romancier. On a tout un recueil de joyeusetés authentiques sur Moustache, le caniche du Premier Consul, et sur son cheval blanc Désiré. On y trouverait des traits particuliers, fort éloquents, de l’enjouement habituel à Napoléon et bien dignes de l’homme qui, à Waterloo, frappant brusquement sur l’épaule d’Haxo pour lui montrer les trois batteries de douze destinées à foudroyer Mont-Saint-Jean, murmurait avec un rire mal contenu : « Voilà vingt-quatre belles filles… » Et tout cela vingt siècles après la sublime protestation d’Horace : Bella matribus detestata !

On ne saurait nier que, chez un écrivain, et principalement un écrivain qui se propose une interprétation directe de l’humanité, — c’est bien le cas de Napoléon, orateur et historien avant tout, c’est-à-dire littérateur d’analyse, — cette facilité à se ployer aux petits côtés de la vie, cette tendance à ne rien mépriser de l’existence, même l’élément comique, ne constituent deux importantes qualités. Généralement, les pessimistes ne saisissent point tous les détails du drame humain, et partant, sont de moins bons peintres que les esprits dénués de prévention, exempts d’amertume. Aristophane, Térence, Rabelais, Cervantes, Molière et La Fontaine, donnent de l’homme une idée autrement vivante que Perse, Byron, Lamartine, Musset, Shelley et Léopardi, quoique ce soient là de grands poètes et de glorieux artistes de lettres. J’aime mieux Saint-Amant godaillant au cabaret, tutoyant le vin, apostrophant les brocs, enrichissant le vocabulaire de bonnes expressions bachiques, qu’un Millevoye pleurnichant sur les bois qui jaunissent, qu’un Gilbert insultant la vie parce qu’il est entré à l’hôpital. Le premier me donne de l’humanité une peinture éternelle comme le monde ; il continue la flamboyante tradition du vice sublime de la bonne humeur ; il enrichit son art, l’art du poète lyrique. Les deux autres ne me parlent que d’eux et de leur cas particulier, sans profit d’ailleurs pour la littérature, laquelle ne compte déjà que trop de pleureurs de parti pris. En effet, tout le monde mange et boit comme Saint-Amant ; mais il y a peu de poitrinaires, relativement, et plus de gens dans la rue qu’à l’hôpital. Encore ici, l’auteur du Souper de Beaucaire et des Proclamations était choyé par la nature. Sa façon d’observer, de regarder l’homme, étant en parfaite harmonie avec l’immense registre de ses sensations, on conçoit que son œuvre littéraire, — méprisée à plaisir des pédants et des sots, ou niée systématiquement par certaines églises politiques, — porte la marque d’un tempérament unique, unissant le rêve et l’action, donnant à la phrase écrite la saveur exquise et si rare de la chose vécue. Au lieu d’un Quinte-Curce, s’ingéniant à recueillir des traditions ou assemblant des récits venus de droite et de gauche, voit-on d’ici ce que serait une histoire d’Alexandre écrite par Alexandre lui-même ?

Enfin, détail inattendu chez cet homme extraordinaire, Bonaparte n’a pas dédaigné le calembour ; Cléopâtre, artiste et politicienne, non plus. Ouvrez plutôt la Vie d’Antoine, dans Plutarque. Octave-César, prenant les devants sur son rival, entre en Épire et s’empare de la petite ville de Toryne. À cette nouvelle, Antoine et ses amis se troublent ; mais Cléopâtre joue sur le mot : « Quoi d’étrange, dit-elle, à ce que César soit assis la cuillère en main ? » Toryne, en effet, équivaut en grec à « cuillère à pot. » Pour Napoléon, ce ne sont point les noms des villes, mais bien ceux des individus, qui lui permettaient de descendre jusqu’au jeu de mots, extrémité de laquelle il s’échappait vite. L’année même de son mariage avec l’insignifiante archiduchesse Marie-Louise, la plus effacée des souveraines qu’ait eues la France, Napoléon apprend par Savary que le pape a rendu contre lui une sentence d’excommunication basée sur sa soi-disant polygamie[3], et que l’abbé d’Astros, grand vicaire capitulaire de l’archevêché, l’a secrètement fait afficher à la porte de Notre-Dame. L’empereur était attendu au Conseil d’État ; il y entra, fort en colère. « Quel bigot que ce d’Astros ! Quel bigot ! » furent ses premières paroles ; puis : « J’y mettrai ordre. » Résolument, il marcha droit à l’un des membres de l’assemblée, lequel se tenait debout. - « Bigot, dit Napoléon, je vous fais ministre des cultes ! » — Et de fait, à partir de ce jour, l’excellent, souriant et médiocre Bigot de Préameneu fut ministre des cultes. Ce même penchant à la gaité spéciale du « mot» valut une préfecture à l’un des débris de la Convention, le sceptique Jean-Bon Saint-André. Un soir, le maître l’aperçoit dans le salon des Tuileries et court à lui. — « Comment, vous voilà, Jean-Bon ? Vous devriez être à Mayence ! » L’autre sourit, ce qui enleva l’affaire. Et, comme le ministre de l’intérieur passait : « Je viens, dit gravement Napoléon, de nommer M. le baron de Saint-André préfet du département du Mont-Tonnerre. » Trois jours après, Jean-Bon avait rejoint son poste. Il l’occupait encore en 1813[4]. Il y a je ne sais quelle consolation à voir descendre ainsi les dieux de leur socle pour prendre leur part des faiblesses et des distractions ordinaires de l’humanité. Le grand Armand Duplessis reçoit un matin la visite de Godeau, le nain de Julie ; et, d’abondance, l’abbé se met à réciter des vers. Richelieu s’impatiente ; le prestolet continue. « Grasse… je vous y nomme évêque ! » s’écrie le cardinal. Godeau était vaincu par l’argument ; il fut, d’ailleurs, un excellent prélat doublé d’un poète de talent. Cléopâtre, Richelieu et Napoléon ont donc sacrifié au bas comique. Le cardinal, l’empereur, en sont-ils diminués et la gorge de Cléopâtre moins belle ?

III

Il est de mode aujourd’hui, lorsqu’on étudie l’œuvre d’un prosateur ou d’un poète, de s’attacher à mettre en relief l’influence que la naissance et le pays ont pu avoir sur cette œuvre. En principe, ce procédé peut être d’une réelle utilité ; il sert à diriger plus efficacement la tâche du critique et de l’esthéticien ; cependant, on en est quelquefois sorti pour formuler des conclusions excessives. Des écrivains chagrins, mécontents d’eux-mêmes et des autres, n’ont pas craint de biffer la gloire d’un auteur, faisant remonter la paternité de son œuvre à ses ascendants, voire à son propre pays natal, ce qui revient à transformer le sujet ainsi écorché vif en un simple interprète, un copiste obligé, ayant transcrit ses sensations sous le coup d’une force mystérieuse. Un grand écrivain, érigé en professeur de littérature, a tenté de mettre en péril la gloire de Rabelais et de La Fontaine ; un autre, simple polygraphe il est vrai, s’est ingénié à démontrer l’existence d’un troisième poète du nom de Corneille, criant bien haut que ses frères, Pierre et Thomas, l’avaient tenu sous le boisseau. Le tout au nom de la famille et du pays natal, le pays normand, comme on sait. L’expérience démontre donc qu’il y a quelque danger à prendre au pied de la lettre le système critique basé sur l’influence des milieux. La nature, la seule nature, voilà la grande influence. Bien souvent, trop souvent même, les Césars engendrent des Laridons, — en littérature surtout. Toutefois, on doit reconnaître que le pays et l’hérédité ont joué un grand rôle dans la formation du tempérament littéraire de Bonaparte.

On sait la Corse et sa robuste et bizarre nature, ses paysages puissants, ses bois vierges de pas humains, ses montagnes grandioses, et aussi les mœurs âpres et farouches de ses habitants. Napoléon Bonaparte, encore enfant, perdu dans ses rêveries solitaires, à Milelli, aux Sanguinaires, ou bien encore chez les pâtres rudes et forts des pièves de Bocognano, Napoléon avait reçu l’empreinte profonde de cette singulière contrée, qui confine physiquement et moralement à la Gaule, à l’Italie, à la Grèce et à l’Afrique, mais ne peut montrer aucun des traits essentiels du caractère de ces différents pays. A de certains égards, il demeura Corse toute sa vie ; à Brienne, à l’école militaire de Paris, au régiment de la Fère, il arborait un patriotisme sauvage, étroit, susceptible à l’excès, le patriotisme propre aux habitants de l’antique Cyrnos, la Corsica des Latins. Plus tard, il se défit de ce sentiment trop primitif, trop gênant, pour l’extraordinaire Français qu’il allait être. Il ne garda de son pays aimé que des souvenirs pittoresques, une vision de grandiose nature, quelques sensations de l’ordre le plus délicat, le plus poétique. Je prends dans madame de Rémusat, bon juge quand elle n’est pas directement en cause, comme à Pont-de-Briques par exemple, la page suivante : « … Il aimait fort tout ce qui porte à la rêverie : Ossian, le demi-jour, la musique mélancolique. Je l’ai vu se passionner au murmure du vent, parler avec enthousiasme des mugissements de la mer, être tenté quelquefois de ne pas croire hors de toute vraisemblance les apparitions nocturnes, enfin avoir du penchant pour certaines superstitions. Lorsque, en quittant le cabinet, il rentrait le soir dans le salon de madame Bonaparte, il lui arrivait quelquefois de faire couvrir les bougies d’une gaze blanche ; il nous prescrivait un silence profond, et se plaisait à nous faire ou à nous entendre conter des histoires de revenants, ou bien il écoutait des morceaux de musique lents et doux exécutés par des chanteurs italiens, accompagnés seulement d’un petit nombre d’instruments légèrement ébranlés. On le voyait alors tomber dans une rêverie que chacun respectait, n’osant ni faire un mouvement ni bouger de sa place. Au sortir de cet état, qui semblait lui avoir procuré une sorte de détente, il était ordinairement plus serein et plus communicatif. » Tout cela n’est point banal. On le sent bien : l’homme qui sacrifiait à ces délicieuses bizarreries portait au fond de son cœur l’amour, le respect, l’enthousiasme même de l’art et de la poésie. Il a hautement protégé l’un et l’autre. David, Isabey, Paër, Vivant Denon, Arnault, Gros, Guérin, et d’autres, peintres, musiciens, écrivains, étaient ses amis. Il avait tiré Berthollet de la gêne, fait de Chaptal un ministre et de Lacépède un grand-chancelier de la Légion d’Honneur, ce qui revient à dire que les sciences eurent avec lui leur véritable siècle de Louis XIV. Enfin, en dehors des influences poétiques qui lui venaient de son pays natal, il avait hérité de sa mère, Maria-Lætitia Ramolino, l’énergie, le courage moral et physique.

Madame Charles Bonaparte, ou plutôt madame Lætitia, — comme les amis de la famille se plaisaient à l’appeler, — fut non seulement l’une des plus belles femmes de son temps, mais encore le type admirable du patriotisme local, de la bravoure, de l’amour maternel. C’était une véritable Romaine, de la taille des Cornélie et des Véturie ; et l’on commence à dire la mère de Napoléon, comme on dit depuis longtemps la mère des Gracques, la mère de Saint Louis. Cette maîtresse-femme, cette créature shakespearienne, formait un contraste saisissant avec son époux. Charles-Marie de Bonaparte, doux, aimable, de complexion amoureuse, courant les protections, rimant de jolis sonnets en langue italienne[5], étalant sa noblesse avec complaisance, nous apparaît à la fois comme un poète-amateur et comme un de ces maigres « gentilshommes à lièvre, » dont se moquait spirituellement Pauline de Simiane, la caustique petite-fille de Sévigné. Il était bien de ceux qui avaient « la jambe belle, » au dix-huitième siècle, mais le cerveau superficiellement meublé. Le peu de renommée que Charles conquit dans sa pauvre île de Corse lui vint surtout de ses bonnes relations avec les représentants du roi de France. Napoléon doit peut-être à son père l’excessive inclination qu’il eut toujours pour la rêverie, ce qui est le mal des délicats après tout. Il faut dire, à la décharge du père du futur empereur, que la famille de Buonaparte, après avoir passé par des phases fort brillantes, venait d’être réduite à la gêne par son acte d’adhésion à l’autorité royale, — qui lui valut la haine des vieux Corses, — et par le désordre économique qu’entraîne toujours l’annexion, moitié de gré, moitié de force, d’un petit pays à un grand. On a de Napoléon des lettres à l’intendant de Corse, au sujet de la succession paternelle. Elles témoignent d’une quasi-détresse. Il était temps que la petite ile « étonnât le monde, » selon le mot singulier de J. J. Rousseau. Les ascendants de Napoléon paraissent avoir eu le goût des arts et des lettres, ce qui s’expliquerait un peu par leur alliance avec les Médicis. À Bologne, ils figurent sur le Livre d’Or ; ils sont patriciens à Florence. Abel Hugo prétend même que la famille avait déjà donné des souverains à Trévise[6]. Il ne serait pas difficile de découvrir, au bénéfice de Napoléon homme de lettres, des indications fort concluantes. Tous ces Buonaparte sont, en général, hommes de loi ou hommes d’église, emplois les dénotant ainsi amis des livres. Un seul, Napoléon des Ursins,, témoigne avec éclat de talents militaires. Un Nicolas Buonaparte a fondé la chaire de jurisprudence de Pavie ; un autre, Jacques, a écrit une bonne Chronique du sac de Rome par l’irascible connétable de Bourbon. Le nom de Buonaparte se retrouve encore à la fin d’une des plus vieilles comédies italiennes, la Veuve, et au bas d’un acte diplomatique, le traité d’échange de Livourne contre la ville de Sarzana. Une Buonaparte a mis au monde l’enfant qui devait être un jour le pape Paul V. Ceux de la branche de Sarzana sont notaires à partir du treizième siècle, tels Giovanno, Guelfo, Giacopuccio et Niccolosio ; deux ou trois sont chanoines ; ce ne sont pas les moins lettrés. La branche d’Ajaccio, reconnue noble en 1661, contient une personnalité intellectuelle de premier ordre, l’archidiacre Lucien, grand-oncle de Napoléon. Enfin, les armes de cette famille, sculptées sur la porte de la maison d’Ajaccio, figuraient aussi à Florence, dans le palais des anciens podestats[7]. Elles consistaient, d’après Charles de Buonaparte lui-même, en une couronne de comte surmontant « un écusson fendu par deux barres et deux étoiles avec les lettres B. P. qui signifient Buona Parte, le fond des armes rougeâtre, les barres et les étoiles bleues, les ombrements et la couronne jaunes. » Ce que j’en dis ici, d’ailleurs, n’est que pour démontrer explicitement l’influence de l’hérédité sur l’organisme cérébral de Napoléon, car il n’avait aucune vanité. Il se moquait même avec beaucoup de verve de ses généalogistes. À Dresde, il disait à son beau-père, l’empereur François, très glorieux d’être un Hapsbourg : « Ma noblesse ne date que de Montenotte, » — peut-être sans grande chance d’être compris. Il est vrai que d’aucuns prétendent l’avoir surpris parlant à Marie-Louise de Marie-Antoinette, en appelant cette dernière : « notre pauvre tante. » Mais son alliance avec la fine fleur de la noblesse toscane, gênoise et corse : les Médicis, les Colonna, les Durrazzo, les Bozzi, le laissa toujours froid. Un sûr moyen de le mécontenter c’était d’y faire allusion.

Nous avons maintenant toute la psychologie de Napoléon et comme le pivot sur lequel devait évoluer son tempérament d’artiste. On comprend qu’un tel homme marquerait dans les lettres d’une façon particulière ; aussi ce tempérament merveilleux, — la critique l’a reconnu, — est-il tiré à un seul exemplaire. L’influence du sol natal existe : elle se traduit par des symptômes poétiques, — nous les avons passés en revue, — et par une sorte de développement anormal, exagéré, de la fierté et de la dignité personnelles. Il convient d’ajouter que l’homme tenait de son île un fatalisme digne des temps païens, de l’Hellas, et que ce fatalisme s’alliait chez lui à une croyance en Dieu très marquée, d’une sincérité profonde. Au moment d’aborder en Égypte, surpris en mer par une voile ennemie, il s’adressait à la Fortune, comme un Romain du temps d’Octave ou de Sylla, suppliant la bonne déesse de ne pas l’abandonner, de lui accorder cinq jours seulement. À Sainte-Hélène, touchant presque à sa mort, il reprenait vivement Antomarchi sur son athéisme. L’influence du sang et de la race s’affirme également : de sa mère, Bonaparte a l’action, la toute-puissante action ; de son père, il tient la rêverie et la faculté de traduire cette rêverie par l’expression littéraire, l’image écrite ou parlée selon le cas ; de tous les Bonaparte, ceux de San-Miniato aussi bien que ceux de Sarzana et d’Ajaccio, il a hérité une sorte de prédisposition instinctive et innée pour les arts et les lettres. Il a, à un degré supérieur, déconcertant, la première des qualités de l’écrivain : l’imagination. Si l’on y ajoute un certain raffinement dans la façon de sentir, une mémoire prodigieuse, le don du groupement et du choix, c’est-à-dire la faculté de bien distribuer les idées et les sujets, on voit que l’apport de la nature est complet. Il ne pouvait faire moins que d’être homme de lettres, même à travers les péripéties complexes d’une existence sans précédent et sans modèle. Physiquement, quand on l’étudie dans son iconographie, on voit qu’il porte beaucoup plus le caractère signalétique de l’écrivain que celui de l’homme de guerre. Consultez les portraits de Greuze, de David, les miniatures d’Isabey, les dessins de Vivant Denon, et surtout les trois admirables types monétaires du graveur Tiollier ; et vous serez frappé de cette anomalie, singulière à coup sûr chez un pareil soldat. Personne n’a su comme lui son métier de général en chef, — ses quinze campagnes l’attestent trop[8]; — et cependant la famille dont il sortait n’est point de race militaire. Son propre cas est isolé, à part celui de Napoléon des Ursins. Trois de ses frères, Joseph, Louis et Jérôme, ont appartenu à l’armée ; ils ont donné des preuves de bravoure personnelle, mais non de talent militaire supérieur. En revanche, tous à peu près ont écrivaillé. Son autre frère, Lucien, seul, a su écrire, sans éclat il est vrai. Toutefois, il réalisait le type tempéré de l’académicien jouant au Mécène, et eût pu rendre à Napoléon de bons services, si on avait fait de lui une manière de sous-secrétaire d’État des beaux-arts. De ses trois sœurs, Élisa et Caroline ont possédé presque toutes les qualités qu’exige la politique ; la dernière, Pauline, un peu effacée (mais combien belle !), savait élégamment tourner une lettre. Son style rappelle un peu madame de Courcelles. N’oublions pas le père, Charles Bonaparte, poète italien et épistolier français. Stendhal le tenait en haute estime. L’aptitude la plus marquée de l’illustre famille corse est donc une aptitude littéraire. Mais, pour en revenir à l’auteur du Souper de Beaucaire, je me propose maintenant de passer en revue ses moyens d’exécution, ses procédés de style et ses diverses œuvres. Quand il s’agit d’un homme comme Napoléon, il n’y a pas de quantité négligeable.

IV

Être homme de lettres, dit Sainte-Beuve, c’est-à-dire dans le vrai sens du mot, « c’est l’être avec amour, dignité, avec bonheur de produire, avec respect des maîtres, accueil pour la jeunesse et liaison avec les égaux ; arriver aux honneurs de sa profession, c’est-à-dire à l’Institut. » Exception faite des impossibilités où le plaçait sa situation de souverain d’un grand pays et d’arbitre du monde, Bonaparte a rempli ces différentes conditions, à son insu du reste. Je trouve cependant, au début de sa vie littéraire, un obstacle presque toujours insurmontable : la langue dont il rêvait de se servir n’était point sa langue maternelle ; il était né, pour ainsi dire, sujet de la littérature italienne. Pendant longtemps, le français ne fut pour lui qu’un idiome de seconde main. À Brienne, où il arriva tout encrassé de patois corse, il se défit rapidement de certains italianismes, grâce au zèle des minimes de Saint-Benoit qui dirigeaient l’école, mais ne put les extirper tous. Quelques-uns, trop profondément enracinés, ne l’avaient pas abandonné à Sainte-Hélène. À trente ans, son orthographe française était parfois encore incorrecte, circonstance dont se sont fort égayés de prétendus hommes d’esprit. Au dire de Méneval, le meilleur et le plus dévoué de ses secrétaires, il écrivait enfanterie pour infanterie, gabinet pour cabinet, Gaffarelli pour Caffarelli. Et cependant il avait déjà produit des chefs-d’œuvre, prononcé d’admirables discours, créé une Constitution, — le tout en excellent français ! À mon avis, le mal n’était pas grand, puisque de remarquables écrivains ont pris de pareilles libertés[9]. Mais il est malaisé de contrecarrer la nature ; or, la nature voulait indubitablement que le jeune Bonaparte devint un grand prosateur français et même quelque chose de plus : un écrivain classique. Ses premiers écrits trahissent l’inexpérience de la langue ; ce sont des lettres de famille, des lettres d’intérêts, où l’énergie de l’expression vient donner la mesure du cerveau qui les pense, le calibre de l’homme, mais qui ne sortent pas du style propre aux écoliers. On y fera toutefois des rencontres inattendues. Tout en écrivant à son père, à son frère Joseph, Bonaparte emploie des mots musqués, des expressions mièvres et câlines qui sentent leur dix-huitième siècle, un siècle dont il avait sucé le mauvais lait littéraire. Plus tard, assez vite, sa manière s’élargit, sa personnalité se dégage. À Valence, le 5 novembre 1785, quand il frappait à la porte de la caserne où logeaient les bombardiers du régiment de La Fère, il n’avait pas en poche que son brevet de lieutenant en second au corps royal de l’artillerie. Il savait déjà beaucoup de choses : Arrien, Polybe, César, Xénophon, lui tenaient compagnie. Deux mois après, le 11 janvier 1786, tout en montant sa première garde au poste de la place des Clercs, il pouvait tourner et retourner dans son cerveau des alexandrins tragiques de Voltaire, des périodes de Rousseau, quelques menues phrases de l’abbé Raynal. Le libraire Aurel, son voisin, venait de lui révéler un monde en lui prêtant des livres. À la pension des officiers de la compagnie d’Autume, en découpant les étiques poulets de l’hôtelier des Trois Pigeons, ou encore dans le salon hospitalier de madame du Colombier, le petit cadet corse parlait littérature sans trop de gaucherie. Le ton français lui venait peu à peu, et l’accent de sa nouvelle, sa véritable patrie, montait à ses lèvres. La Nouvelle Héloïse le plonge dans le ravissement ; il se jette sur les classiques du grand siècle ; il fait une fable, où il renchérit sur la morale de La Fontaine. La fable est grise, piètrement rimée ; mais, venant d’un tel être, il faut qu’elle ait quelque chose. Elle a quelque chose en effet : un trait, le chien qui tombe mort. Le lapin, le chien et le chasseur, ce n’est rien encore. Patience, Bonaparte étudie ; il oublie son italien, entrevoyant enfin le génie de la langue française. En 1787, il accouche d’un conte, le Masque prophète, où il se rencontre avec Lope de Ruéda. L’écrit est bizarre ; on dirait une conception d’Edgar Poë, surprise au vol par un Diderot en herbe. C’en est fait : il est auteur. Sa vie littéraire vient de s’ouvrir par une fantaisie macabre, peu claire, point banale : elle ne se fermera qu’à Sainte-Hélène avec l’admirable Lettre à Las Cases. La nature a parlé ; et, dans les lettres comme ailleurs, Napoléon aura pour devise : Aut Cæsar aut nihil.

Certes, il faut bien le reconnaître, les œuvres de jeunesse de Napoléon n’ont qu’une valeur de curiosité ; mais il ne faut point les rejeter, car elles nous aident à suivre le développement de son style, lequel atteindra bientôt au véritable talent. Je passe sur le règlement de La Calotte ; c’est une plaisanterie de garnison, qui ne manque point de sel, toutefois. Il y a même un secret plaisir à surprendre ainsi le débraillé littéraire d’un adolescent qui sera grave d’aussi bonne heure. Bonaparte s’amuse ; il n’a que dix-neuf ans ; dans cinq ans, il aura pris Toulon, et ses longs cheveux de montagnard caresseront un collet orné des broderies d’or du général de brigade. Il pouffe de rire, tout en essayant d’être grave, tout en cherchant à nous intéresser aux Infaillibles, au Grand-Maître des cérémonies, au Chef de la Calotte. Mais voici qui devient plus sérieux. L’abbé Raynal a fondé un prix à l’Académie de Lyon. Quinze cents livres à gagner ! La bourse plate du lieutenant d’artillerie s’accommoderait fort d’une telle aubaine. Mais là n’est point le mobile qui le fait se mettre au travail, car Bonaparte va concourir. « Déterminer les vérités et les sentiments qu’il importe le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur. » Le sujet est vaste ; mais notre homme est ambitieux. Et puis il aime tant à écrire ! On est en 1790. La Révolution vient d’élargir les idées du quasi-indigent officier ; elle a agrandi son horizon intellectuel et moral ; il admire les discours de Mirabeau ; car lui aussi, comme les autres, comme les généreux, comme les vaillants, il est devenu républicain. N’a-t-il pas reçu, d’ailleurs, le grand coup de soleil du Midi ? Il emploie les mois de novembre et de décembre à rédiger son traité de morale ; puis il l’expédie d’Ajaccio à la commission d’examen. Mais la docte Académie de Lyon, comme toutes les académies de province, n’aime point à brusquer les choses. La distribution des palmes est ajournée. Les années se passent ; Bonaparte est entré comme capitaine au 4e régiment d’artillerie. Enfin, en 1793, la bonne académie sort de son mutisme. Daunou a le prix. Les vieillards n’en font jamais d’autres. Lequel des deux est le plus arrivé de Bonaparte ou du lauréat ?

Le Discours sur le Bonheur, quoi qu’on en ait dit, méritait mieux que d’être dédaigné de ceux qui l’avaient lu et jeté au feu par son auteur. À la vérité, l’œuvre n’a point une grande portée philosophique ; le style est loin d’être parfait ; mais quel progrès ! quelle solidité dans la langue ! Il y a là comme une promesse de talent. Je ne puis faire moins que de citer ce passage, ou plutôt ce cri humain : « Pontavéri est arraché à Taïti : conduit en Europe, il est accablé de soins ; l’on n’oublie rien pour le distraire. Un seul objet le frappe, lui arrache les larmes de la douleur : c’est le mûrier à papier. Il l’embrasse avec transport en s’écriant : Arbre de mon pays ! Arbre de mon pays ! … » Cela est beau comme du Châteaubriand. Il me semble que Bonaparte a merveilleusement exprimé la joie de ce sauvage, de cette âme inculte et primitive, retrouvant tout à coup quelque chose du sol natal. D’autres endroits seraient à signaler, notamment le passage où l’auteur s’extasie sur le paysage gallo-romain de Saint-Rémy-de-Provence. On voit que le jeune officier avait puisé dans Rousseau le goût du paysage littéraire. Le ton de l’œuvre est classique ; il y règne des duretés, des répétitions de mots, sans parler de certaines expressions qui seraient aujourd’hui absolument insupportables : une jeune beauté, l’attendrissement du sentiment, etc. Mais on y trouve aussi de la chaleur, de la générosité : l’explosion d’une âme toute neuve, ce qui n’est pas désagréable à voir. C’est à coup sûr l’œuvre la plus déclamatoire de Napoléon, la part la plus large qu’il ait faite au mauvais goût classique. Il s’en dépouillera plus tard si prestigieusement qu’on n’ose pas trop le semoncer. Homme d’ordre, amoureux de la clarté, de la lumière, il deviendra l’auteur des Proclamations, de certaines Lettres à Joséphine et surtout l’historien de génie qui racontera, d’un style si simple, si vif, et pourtant éloquent et pittoresque, un style d’artiste enfin, la plus prodigieuse aventure de sa vie, la Campagne d’Égypte. Quant à la philosophie du Discours sur le bonheur, elle est maigre ; et l’on pourrait dire de cet écrit ce que Sainte-Beuve disait, — un peu sévèrement peut-être, — du livre d’Étienne de la Boétie, le Contr’un : « Un des mille forfaits classiques qui se commettent au sortir de Tite-Live et de Plutarque, et avant qu’on ait connu le monde moderne ou même approfondi la société antique. » À treize ans, je crois, Bossuet fit un sermon en plein hôtel de Rambouillet ; avec succès, dit-on. Si nous retrouvions aujourd’hui cette œuvre de début, tout porte à le croire, nous la jugerions plus que médiocre. Le cas de Bonaparte même. Mais allez donc dire à quelqu’un qui a vingt ans, qui ne connaît point encore ces bizarres particuliers appelés les hommes, ni les égoïstes ressorts qui les mettent en mouvement, allez donc dire à cet échappé de collège nourri de son Caton, farci de son Thraséas, rissolé dans Harmodius et Aristogiton, que les choses ne se passent pas comme il se plaît à le croire, et qu’un traité de morale ou de politique n’a pas grande chance de modifier l’humaine folie ! Vous serez bien accueilli. Il m’est, cependant, agréable de constater en passant que Napoléon Bonaparte n’a pas été exempt d’accès de républicanisme et de sensiblerie philanthropique. Il a vibré, tout comme un autre. Son talent littéraire n’existe qu’à partir de la virulente Lettre à Buttafuoco, dont la première édition remonte à 1791. Ce Mattéo Buttafuoco, si bien étrillé par son jeune compatriote, avait été l’agent le plus actif du cabinet de Versailles, lors de la conquête politique et militaire de la Corse. Le fameux traité de cession, du 15 mai 1768, est en grande partie son œuvre, ou du moins passe-t-il pour l’avoir inspiré. Le malheur, c’est que Buttafuoco s’avisa de demander, à la tribune de l’Assemblée nationale, qu’on exceptât la Corse du droit commun, à l’heure solennelle du vote de la Constitution. On sait toute la susceptibilité patriotique du futur héros de Toulon. L’indignation le fit pamphlétaire. Il foudroya le député corse ; et même, la littérature française offre peu de morceaux satiriques plus réussis. Buttafuoco ne s’en releva jamais. Les clubs le baptisèrent l’Infâme. Quant à Bonaparte, il donna là une grande preuve de courage. Militaire, il jouait gros jeu en s’attaquant ainsi à l’un de ses supérieurs, — Buttafuoco était maréchal de camp ; — le désordre général de l’époque le sauva. Cette fois, son style est formé ou presque. Il y a bien encore, dans ce pamphlet, quelques accents déclamatoires, mais c’est peu de chose en comparaison des œuvres précédentes. Quelle énergie ! quels coups de plume ! Jamais homme n’a été aussi cruellement dépecé. « On dirait, s’écrie Stendhal, un pamphlet écrit en 1630 et en Hollande. » J’inclinerais plutôt à croire que la Lettre à Buttafuoco se rapproche de la manière des satiriques anglais du commencement du dix-huitième siècle, tels que John Arbuthnot et Jonathan Swift. Elle vaut quelques-uns des passages les plus endiablés du Conte du Tonneau ; Swift n’a rien dit de plus dur au pape et à Luther que Napoléon à l’homme de Vascovato. C’est de l’excellent journalisme, de la polémique à l’emporte-pièce. Le pittoresque et l’esprit y cheminent de compagnie. Mais le chef-d’œuvre de Napoléon dans le pamphlet est Le Souper de Beaucaire. L’originalité de la forme, la fermeté du style, la nouveauté des idées, l’habileté et la profondeur du plan militaire que l’auteur y développe, en font une composition excessivement remarquable. Avec La France libre de Camille Desmoulins, trois ou quatre numéros du Vieux Cordelier du même auteur, c’est peut-être le plus brillant écrit de la période révolutionnaire.

Je croirais volontiers qu’après Le Souper de Beaucaire, Bonaparte a eu conscience de sa valeur littéraire. Quand il le publia, en août 1793, chez Sabin Tournai, l’imprimeur d’Avignon, il venait de conquérir l’amitié de Robespierre jeune, lequel se trouvait en mission à l’armée du Midi en compagnie du représentant Salicetti, compatriote et vieille connaissance du capitaine Bonaparte. Les deux députés reconnurent à l’ouvrage une telle originalité politique qu’ils imputèrent au trésor public les frais de la publication. Il est vrai que ces quatre personnages, qui discourent politique et art militaire pendant leur souper, le dernier jour de la foire de Beaucaire, sont d’une éloquence singulière. La tirade du militaire : « Vous avez, dites-vous, le drapeau tricolore ? » etc. est, pour le temps, une chose absolument réussie. Le style a beaucoup de cohésion ; la langue est excellente. Bonaparte marche à grands pas vers sa meilleure manière, la manière claire, concise, cadencée, souverainement équilibrée, de la belle prose française. Le goût lui est venu. L’allure de son récit est encore un peu sèche, un peu fluette ; quelques mots sont incorrects ou oiseusement employés ; toutefois, la haute valeur de l’ouvrage n’est point atteinte par ces tares. Le Souper de Beaucaire possède de plus et de mieux que son intérêt historique je ne sais quelle beauté du diable qui me rassure pleinement sur les œuvres à venir. On y sent en germe l’orateur, l’historien et, surtout, le polémiste si empressé à répondre aux attaques perfides de la presse anglaise contre la France consulaire ou impériale. Car Napoléon, quoique entouré de pas mal de gens d’esprit et d’habiles ciseleurs de brûlots politiques, eut cet étrange amour-propre de ne jamais confier à d’autres plumes que la sienne les répliques du Moniteur, répliques fort vives et alertes, quand les reptiles de Pitt ou les élèves de Pitt venaient de parler. Plusieurs de ces articles de journaux sont dignes de nos meilleurs spécialistes d’aujourd’hui, les John Lemoinne et les J.J. Weiss. Par l’à-propos, l’habileté, les soins particuliers, qu’il apporta dans cette campagne d’un nouveau genre, — la guerre à l’écritoire après la guerre au canon, — on n’exagérerait pas en accordant au premier Consul et à l’Empereur le tempérament d’un brillant rédacteur en chef. C’est dire que si sa radiation des cadres de l’armée avait été maintenue en 1792, la première fois qu’il s’attira les rigueurs du ministre, ou en 1795, quand l’incapable Aubry voulait l’envoyer à l’armée de Vendée, le jeune Bonaparte eût demandé au métier d’homme de lettres le plus clair de ses ressources. Qui sait même si le roman, le théâtre et le journalisme politique ne l’auraient pas doucement conduit aux assemblées parlementaires ? Tôt ou tard, avec sa notoriété d’écrivain, son talent de parole, il eût forcé les portes du ministère ; et l’on avait, vers les derniers jours du Directoire, ce spectacle piquant du plus grand capitaine du monde transformé en ministre civil de la guerre !

V

Les proclamations de Napoléon sont le meilleur de ses titres au nom de grand orateur ; et elles ont fait de lui le premier orateur militaire de tous les temps et de toutes les littératures. Léonce de Lavergne[10] l’a bien caractérisé, à ce point de vue. « Nul, dit-il, n’en a fait de pareilles avant lui, nul n’en fera après ; le monde verra encore d’autres spectacles, d’aussi grands, de plus grands peut-être, mais à coup sûr, les mêmes circonstances personnelles ne se reproduiront pas, et Napoléon restera unique comme écrivain. » Il est impossible de ne pas s’associer à cette conclusion. Le style des Proclamations révèle un artiste de génie, sans compter qu’elles sont une création, un genre nouveau, une variété inattendue de l’éloquence française. Ce style est d’une limpidité, d’une harmonie majestueuses ; il a la beauté sereine du marbre. Jamais personne avant Napoléon n’avait parlé aux soldats un langage aussi imagé, aussi vibrant d’enthousiasme et d’ardeur. On conçoit qu’il ait réussi à se faire suivre d’eux. Avant lui, on ne citait que quelques mots heureux d’Henri IV menant ses bandes contre Mayenne : le « panache blanc » d’Ivry est resté comme la formule de cette éloquence familière, gasconne, faite pour plaire, mais d’une haleine trop courte. Bonaparte n’a point cherché son modèle chez l’ami de Sully. C’est encore l’antiquité qui lui a ouvert les voies. Périclès, Alexandre, César, voilà les maîtres de la parole qui l’ont inspiré. Il a retenu d’eux le pittoresque, le souffle et l’image ; et comme il a conscience de ce qu’il veut et qu’il le veut bien, comme il est dominé par une passion impétueuse, prise aux sources les plus délicates de son âme, — l’amour de la gloire, — il atteint du premier coup à la véritable éloquence, par l’intégrité même de la sensation, ce qui est le plus simple des procédés littéraires, tout en étant le plus rare. Le jour où, passant devant les régiments déguenillés de l’armée d’Italie, un matin d’avril 1796, il laissa tomber de ses lèvres ces extraordinaires paroles : « Soldats, vous êtes mal nourris et presque nus ; le gouvernement vous doit beaucoup, mais ne peut rien pour vous… je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde, » — ce jour-là, il se haussa sans effort jusqu’au ton sublime de l’antiquité. Sa phrase sonore, ensoleillée, traînant d’invisibles panaches, possède alors la majestueuse simplicité du latin, l’étonnante concision des véritables maîtres, imperatoria brevitas. De ces proclamations entraînantes, la plupart sont de réels chefs-d’œuvre ; toutes sont remarquables par l’harmonieuse proportion de l’ensemble et l’art avec lequel l’orateur a assemblé les parties. Il y règne une énergie lapidaire, un bonheur d’expressions, un choc de pensées tels qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher ce nouveau genre littéraire des productions consacrées par les siècles. Napoléon est classique par ses proclamations. Ce genre lui appartient comme les pensées à Pascal, les oraisons funèbres à Bossuet, les fables à La Fontaine, les comédies à Molière. Il défie les copistes et les imitateurs. Toutefois, des circonstances terribles ont voulu qu’un jour, dans cette forme sacrée de la proclamation, l’empereur eût un disciple inespéré… Et quel disciple ! Léon Gambetta, ni plus ni moins. Lorsque, le 30 octobre 1870, le grand patriote annonçait à la France en deuil et en larmes la capitulation de Metz : « Français, élevez vos âmes et vos résolutions à la hauteur des effroyables périls qui fondent sur la Patrie… Il dépend encore de nous de lasser la mauvaise fortune et de montrer à l’univers ce qu’est un grand peuple qui ne veut pas périr, et dont le courage s’exalte au sein même des catastrophes… » — à ce moment terrible, Gambetta se souvenait du langage éloquent du général Bonaparte, dont il avait certainement lu les œuvres. Quelques jours plus tard, quand il remerciait la jeune armée de la Loire de la victoire de Coulmiers : « Avant-garde du pays tout entier, vous êtes aujourd’hui sur le chemin de Paris. N’oublions jamais que Paris nous attend, et qu’il y va de notre honneur de l’arracher aux étreintes des barbares qui le menacent du pillage et de l’incendie, » — sans le vouloir, sans y songer, il paraphrasait encore Napoléon. Le procédé est absolument le même ; la phrase, large, sonore, bien rythmée, rappelle la manière, plus césarienne toutefois, du soldat d’Italie, d’Égypte, d’Autriche et de Prusse. Certes, on eût bien étonné Gambetta en lui rappelant que ses deux magnifiques proclamations de l’année terrible relèvent de l’école de Napoléon Bonaparte, et, probablement, il se fût récrié d’indignation. Mais la critique et l’histoire littéraires n’ont que faire d’arguties et de subtilités politiques ; dans l’intérêt supérieur de l’art, elles ont le devoir de rapprocher même les noms les plus inattendus, les hommes les plus dissemblables. On sait que Napoléon n’aimait guère la facture tragique et la prose de Voltaire. À de certains points de vue n’est-il pas lui-même le disciple direct de l’écrivain qu’il détestait ?

J’ai écrit plus haut le nom de Périclès. Si l’on en juge par les discours que Thucydide nous a conservés comme venant de l’oncle d’Alcibiade, sa manière n’a eu d’influence sur Napoléon que pour quelques discours. Ouvrez le deuxième livre de La Guerre du Péloponèse, et vous ne pourrez vous empêcher de faire cette remarque que certains exposés de la situation de la République, prononcés par le Premier Consul à la tribune du Corps législatif, rappellent fortement, dans leurs grandes lignes, l’admirable harangue du dictateur d’Athènes aux funérailles des victimes de la guerre civile. Ce jour-là, en effet, Périclès, rompant avec une tradition consacrée, prit pour thème l’éloge des institutions politiques de sa patrie au lieu de se borner à l’oraison funèbre des guerriers tombés pour elle. Il en est encore de même des discours qu’Alexandre tenait à son armée ; ils n’échappèrent point à l’œil étincelant du liseur avide de Brienne, de Paris et de Valence. Vous avez sans doute retenu dans Quinte-Curce les longs reproches que le héros adresse à ses phalanges macédoniennes quand, effrayées par les lieux, les climats, les forces de l’ennemi, tremblant d’être broyées par ces troupeaux d’éléphants dont la peur grossit le nombre, elles sont à la veille d’abandonner Alexandre : Non ignoro, milites, multa, quæ terrere vos possent… Ou je me trompe fort, ou ceci pourrait bien être le type classique des premières proclamations. Écoutons Alexandre : « Je n’ignore point, soldats, que ces jours derniers les peuples de l’Inde ont à dessein répandu une foule de bruits propres à vous effrayer ; mais les vaines exagérations du mensonge ne sont point pour vous une nouveauté. C’est ainsi que les gorges de la Cilicie, les plaines de la Mésopotamie, le Tigre et l’Euphrate, que nous avons passés, l’un à gué, l’autre sur un pont, étaient dans les récits des Perses des objets si terribles… Croyez-vous que les troupeaux d’éléphants soient ici plus nombreux que ceux de bœufs en d’autres climats ?… Eh bien, il en est de même du reste des forces ennemies : infanterie, cavalerie, l’exagération en a fait le compte… »

Écoutons maintenant Bonaparte ;il vient de battre Beaulieu et Colli, mais il faut à tout prix conquérir le Milanais. Le 7 floréal an IV, il adresse à son armée, de Chérasco, la proclamation suivante : « Soldats, la patrie a le droit d’attendre de vous de grandes choses. Justifierez-vous son attente ? Les plus grands obstacles sont franchis sans doute, mais vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer. En est-il entre vous dont le courage s’amollisse ? En est-il qui préféreraient retourner sur les sommets de l’Apennin ou des Alpes… Non, il n’en est pas parmi les vainqueurs de Montenotte… » Des deux côtés, on le voit, le général fait appel à l’amour-propre du soldat, le remuant par ses fibres les plus secrètes, l’entraînant par la magie du langage.

César est aussi un de ceux que Napoléon a su mettre à profit. Vous souvenez-vous d’un des passages les plus piquants de Suétone, un de ceux qui nous peignent le mieux le monde romain… Les soldats de la dixième légion réclament à grands cris de l’argent et leur congé ; ils vont jusqu’à menacer, si on les refuse, de mettre Rome au pillage. On prévient César qui n’hésite pas à les aborder, malgré l’inquiétude de ses amis, et se décide à licencier cette troupe, quoique la guerre régnât encore en Afrique. « Pour changer les dispositions de ces factieux et les convaincre, dit Suétone, il suffit à César d’un seul mot ; il les traita de quirites (citoyens) ; ils répondirent sur-le-champ qu’ils étaient soldats (milites) et, malgré son refus, ils le suivirent en Afrique. » C’est un magnifique exemple de ce que peut l’intelligence d’un homme supérieur, quel ascendant il arrive à exercer sur les autres hommes par le prestige de la parole, l’art avec lequel il la manie. En plusieurs endroits de ses proclamations, de ses harangues militaires, Bonaparte agit comme César, avec autant de netteté et d’à-propos. Cependant il semble qu’il ait souvent dépassé César. Il existait, dans les discours de ce dernier à la soldatesque, un ton de hauteur personnelle, de brutalité, que repousse toujours la forme plus lyrique, plus majestueuse, de Napoléon.

En dehors d’Alexandre et de César, il y a d’autres exemples de proclamations célèbres avant Bonaparte. Il est vrai que Bonaparte a mis tout le monde d’accord en se plaçant au premier rang. Un Français du moyen-âge, Guillaume le Bâtard, duc de Normandie, puis roi d’Angleterre par la toute-puissance de la conquête, a su parler habilement à ses soldats, avec le véritable ton d’un chef militaire. Nous sommes au 14 octobre 1066, le jour de la bataille de Hastings. Les Saxons du roi Harold, le rival de Guillaume, ont passé leur nuit à chanter des chants nationaux, tout en vidant des cornes remplies de bière et de vin. Les Normands, eux, ont employé cette même nuit à se confesser, à réciter des litanies. Le matin, au milieu des rangs français, l’évêque de Bayeux a jeté, un rochet par dessus son haubert, puis il a dit la messe, béni les troupes ; après quoi, prenant son bâton de commandement, il a fait mettre la cavalerie en ordre. Les Normands forment trois colonnes d’attaque : les gens d’armes et les aventuriers, les auxiliaires bretons et poitevins, la chevalerie. Sur les flancs de chaque division de bataille marchent des fantassins aux casaques matelassées, portant des arcs de bois, des arbalètes d’acier. Les gens à cheval ont des cottes de mailles, des heaumes en fer poli de forme conique ; ils sont armés de fortes lances et de longues épées. Tout ce monde est venu d’un peu partout à la curée : du Nord, du Midi, de l’Anjou, du Poitou, de l’Aquitaine et d’autres lieux. Des noms allemands, communs sur les bords du Rhin, coudoient les sobriquets bourguignons et languedociens dans les listes des hommes de la Conquête. Enfin, Guillaume paraît ; il monte le cheval qu’on est allé prendre pour lui, en pèlerinage, à Saint-Jacques-de-Galice ; à son cou pendent les reliques sur lesquelles le malheureux Harold a juré l’abandon de son royaume. À côté du duc de Normandie, Toustain le Blanc porte l’étendard bénit par le pape ; plus loin, flotte la bannière ducale, la terrible bannière aux trois lions. La scène est belle, il faut en convenir, tant le noble métier des armes poétise les plus rudes physionomies, les plus âpres natures. Qui devinerait, à les voir ainsi, que tous ces guerriers songent au pillage et au butin ? La célèbre Tapisserie de Bayeux nous a conservé la plastique, la mise en scène, du début de cette fameuse journée, juste au moment où Guillaume va prendre la parole : Hic Willelm dux alloquitur suis militibus… En effet, lorsque les trois corps d’attaque commencent leurs dispositions pour la marche, le duc élevant la voix, se met à parler. La Chronique de Normandie et Robert Wace vont nous donner le texte de cette aïeule des proclamations françaises. « Mes vrais et loyaux amis, dit Guillaume, vous avez passé la mer pour l’amour de moi et vous êtes mis en aventure de mort, ce dont je me tiens grandement obligé envers vous. Or, sachez que c’est pour une bonne querelle que nous allons combattre, et que ce n’est pas seulement pour conquérir ce royaume que je suis venu ici d’outre-mer. Les gens de ce pays, vous ne l’ignorez pas, sont faux et doubles, parjures et traîtres… Pensez à bien combattre et mettez tout à mort, car si nous pouvons les vaincre, nous serons tous riches. Ce que je gagnerai, vous le gagnerez ; si je conquiers, vous conquerrez ; si je prends la terre, vous l’aurez… Pensez aussi au grand honneur que vous aurez aujourd’hui, si la victoire est à nous… Pour Dieu ! que chacun fasse bien son devoir, et la journée sera pour nous. » Voilà comme on parle aux soldats. Quelques jours après, Guillaume le Bâtard devenait Guillaume le Conquérant, une dynastie française allait régner sur l’Angleterre ; et des charretiers, des sardiniers, des portefaix, des cabaretiers ruinés, des bouviers, gens sans feu ni lieu, l’excrément même de la France, tous transformés en gentilshommes, se disposaient à fonder, à mettre au monde, cette fière aristocratie britannique dont l’égoïsme et la morgue nous étonnent tant aujourd’hui. Jolie origine !

Mais à la harangue de Guillaume, à la scène du camp de Hastings, combien je préfère une autre scène historique : l’arrivée de Bonaparte à l’armée d’Italie, au printemps de 1796 ! Là, point d’uniformes brillants, point de cuirasses ni de cottes de mailles. Le troupier porte l’habit à la française, en loques il est vrai, le chapeau à cornes fané et défraîchi par la pluie, et ce pantalon rayé de l’infanterie républicaine qui se promène dans les dessins de Charlet et de Raffet. Les figures sont bronzées, les joues sont maigres, les hommes fument des tronçons de pipe ; on ne mange pas tous les jours, car l’armée est pauvre ; et c’est à peine si, le soir de son arrivée, Bonaparte a pu distribuer quatre louis d’or à chacun de ses généraux. « Soldats de l’armée d’Italie, manqueriez-vous de courage ou de constance ? » Combien je préfère encore, à l’allocution du Normand, la proclamation de Bonaparte s’embarquant à Toulon pour l’Égypte, en mai 1798 : « Soldats, vous êtes une des ailes de l’armée d’Angleterre… Les légions romaines, que vous avez imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette même mer et aux plaines de Zama… » Avec de tels accents, on soulèvera toujours le monde.

Il y a encore dans l’œuvre de Napoléon des Lettres, des Discours, une Histoire de la Corse, des Mémoires historiques. Je ne sais rien de plus difficile à analyser que les premières Lettres à Joséphine ; mieux vaut les lire. Elles ont toute la chaleur d’âme d’un amoureux de vingt ans, l’enthousiasme d’un poète. C’est là que l’on trouve cette phrase étonnante : « Wurmser me paiera cher les pleurs qu’il te cause ! » Et c’est vrai : le général autrichien a tristement payé les inquiétudes qu’il donnait à Joséphine. Les Lettres Mahométanes témoignent d’une habileté digne des grands maîtres seuls de la politique : un Philippe de Macédoine, un Machiavel, un Charles-Quint, un Guillaume le Conquérant. Homme fertile en ressources que Bonaparte, ayant réponse à tout ! Au Caire, à l’assemblée des graves ulémas, ne promettait-il pas de reconnaître la loi du Prophète et de faire construire une mosquée « assez grande pour contenir toute l’armée » ? Il y a bien de la finesse et de l’au-delà dans une pareille promesse. « La joie de l’esprit, a dit Ninon de Lenclos, en marque la force. » Mot profond, que ce mot de femme, et qui vaut peut-être l’admirable précepte de Rabelais : « Pour ce que rire est le propre de l’homme. » Mais à ce moment-là, Bonaparte tenait son sérieux avec la plus grande aisance. Les ulémas, à grands turbans et à longues barbes blanches, étaient là ! Kléber, seul, le jovial et brave Kléber, a pu rire, aux derniers rangs, de son large rire alsacien. Ceci me conduit à parler de l’Histoire des Campagnes d’Égypte et de Syrie, livre d’une couleur descriptive et d’un style admirables, le chef-d’œuvre littéraire de Napoléon, et qui pourrait bien être, pour la France, qui n’a, hélas ! ni Tacite, ni Xénophon, celui du genre historique. Ces pages mesurées, colorées, pittoresques, où l’on trouve un paysage oriental à côté d’un plan de bataille, une description de mosquée non loin d’un résumé de l’histoire des mamelucks, « cette belle et brave milice, » comme il l’appelle, ces pages proclament hautement le génie de Napoléon. Aveugle qui s’obstinerait à ne pas le voir !

Et puis, de ces beaux livres militaires, comme les Campagnes d’Égypte et de Syrie, de ces magnifiques histoires qu’emplissent la lueur des coups d’épée, qui mettent à nu l’âme humaine dans une situation tragique, combien en comptons-nous, même en rassemblant les ressources des trois plus riches littératures du monde, la grecque, la latine et la française ? Dix ou douze à peine, ce qui n’est pas beaucoup pour vingt-deux ou vingt-trois siècles de recueillement. Après l’Anabase de Xénophon, je ne vois chez les Grecs que la Guerre du Péloponèse de Thucydide. Les Romains peuvent montrer l’Histoire d’Alexandre de Quinte-Curce, qu’a mutilée le temps, le Jugurtha de cette crapule de Salluste et les sept premiers livres de la Guerre des Gaules de César, le huitième livre étant communément attribué à Hirtius. Nous avons, nous, descendants les plus directs des Grecs et des Latins, la Conqueste de Constantinobles de Geoffroy de la Villehardouin, le livre éloquent de Joinville, les Commentaires de Blaise de Montluc, le Charles XII de Voltaire, l’Égypte et la Syrie de Napoléon. Après lui, il serait injuste de ne pas faire une place aux Souvenirs militaires de M. de Montesquiou-Fezensac et, surtout, au maître plébéien de l’anecdote militaire, le très brave et très bavard capitaine Jean Coignet, dont les Cahiers atteignent par leur sincérité à la manière de l’historien même. Mais ce n’est pas tout : certains chapitres des Mémoires de Napoléon, notamment ceux de Vendémiaire, d’Arcole, de Rivoli, d’Austerlitz, contiennent des beautés de premier ordre. Sa Correspondance, qui touche à tant de sujets : art militaire, politique, religion, diplomatie, travaux publics, justice, administration, finances, beaux-arts et choses de théâtre, et dans laquelle on est forcé de faire un choix, puisqu’elle est si vaste, sa correspondance contient trois ou quatre cents lettres ayant une indéniable valeur de style. C’est beaucoup pour un homme si occupé. La plupart de ses discours, ses harangues, ses messages au Sénat conservateur, ses allocutions purement politiques, représentent comme autant de modèles d’ordre, de clarté, de netteté. Toutes ces différentes œuvres sont dans un état de parfait équilibre. Venu au monde dans une île de langue italienne, ce conquérant de pays et de peuples avait dû conquérir la langue française. Il est vrai qu’il l’a admirablement écrite et parlée, avec toutes les ressources d’un homme du métier. Il est telle phrase, cadencée et bien pleine, telle maxime échappée de sa plume qui révèle un philosophe, un penseur exquis, dans le style pondéré et peint d’un Montaigne et d’un Joubert. On s’émerveille beaucoup des étrangers se débarrassant de leur défroque exotique pour entrer au cœur même de notre langue. Le prince de Ligne, l’abbé Galiani, l’extraordinaire Hamilton, plus près de nous Henri Heine, Tourguéneff, sont chers à nos lettrés ; l’on s’enorgueillit de leur spiritualisation française, et l’on a grandement raison. À de certains égards, Napoléon est de leur race ; mais il est bien leur maître. Sa lettre au prince régent d’Angleterre, si souvent citée, contient toute la beauté d’art des médailles syracusaines. Je voudrais, à l’endroit même où Bonaparte, confiant en la parole donnée, quitta le sol pour monter à bord du brick l’Épervier et de là sur le Bellérophon, le matin du 15 juillet 1815 ; je voudrais voir s’élever, sur l’humble rivage de l’île d’Aix, un monument où serait gravée en caractères d’or cette épître lapidaire, — quelque chose qui crierait aux générations la grandeur d’âme du vaincu de Waterloo et la félonie de l’Angleterre !

VI

Napoléon écrivain, amoureux des genres tranchés, comme il le disait à Goëthe, est un classique. Il est du premier courant, du courant national de notre prose et de nos vers. Joinville, Jean de Meung, Rutebeuf, Eustache Deschamps, Anthoine de la Salle, Philippe de Commynes, Rabelais, Amyot, Montaigne, Mathurin Regnier, Pascal, Molière, Sévigné, La Fontaine, Voltaire, Diderot, Crébillon le fils, Paul-Louis Courier, Béranger, About et Weiss, sont autant de représentants de cette lignée attique ; Musset, Mérimée, Gautier et Flaubert, en descendent aussi. L’autre courant contient de superbes manifestations individuelles : Corneille, Racine, Chateaubriand, Lamartine, Hugo. Il se réclame moins des aïeux de la Grèce et de Rome ; mais il a pour lui les plus grands poètes, à l’exception de Pierre de Ronsard, génie d’ordre composite. Les premiers sont avant tout des prosateurs ; ils sont moins lumineux, mais plus lucides. Pascal est celui de tous qui a le mieux déteint sur Napoléon. « Il y avait, dit Sainte-Beuve, qu’il faut souvent consulter, de la géométrie chez l’un comme chez l’autre. » Leur signe distinctif est une heureuse et parfaite clarté.

Dans la magnifique école de généraux que fit surgir l’éclatante épopée révolutionnaire, les origines étaient humbles. Ainsi le veulent les mystérieuses lois de la nature ; quand les Montmorency ont le nom, les petits ont le génie, ce qui vaut mieux. Sixte-Quint, tout pape qu’il était, n’avait-il pas une sœur blanchisseuse ? Il la fit princesse ; et la statue de Pasquin compta, le lendemain, une épigramme de plus. Personne ne se fût avisé de prendre de pareilles libertés avec les glorieux soldats de la République ; aucun Marforio n’eût osé interroger Pasquin sur le colporteur Jourdan, le perruquier Bessières et le comédien Gouvion-Saint-Cyr. Lannes, qui mourut duc de Montebello, travaillait comme terrassier, payé six ou huit sous par jour, quand la teinture n’allait pas ; et Lectoure l’a connu, jeune homme, donnant des coups de pioche sur le sol de la promenade où s’élève aujourd’hui sa statue. L’histoire a de ces poétiques rapprochements ; ils sont un peu la réparation des injustices sociales. Murat, qui fut roi, Masséna, qui fut prince, auraient pu servir leurs collègues à table. Tous deux avaient été aubergistes. Sans la Révolution et surtout le coup d’œil de Bonaparte, Junot eût plaidaillé dans quelque coin de province au lieu d’être le duc d’Abrantès. Kléber avait manié la truelle avant de se servir du sabre ; et, au besoin, le brave des braves, Ney, se souvenant de l’état paternel, aurait réparé les tonneaux de poudre de la Grande-Armée. Bonaparte, lui, était un homme de lettres. À peine au saillir de l’enfance, comme dit Commynes, il en possédait les allures et les mœurs. Il ne les quitta presque jamais. En 1796, il paye le fermier qui lui a donné l’hospitalité en composant l’inscription du cadran solaire de sa maison. Desaix lui conquiert la Haute-Égypte ; il l’en récompensera par une de ces lettres qui enorgueillissent, et par un sabre d’un magnifique travail, chef-d’œuvre de l’art arabe. Je trouve encore chez Napoléon une qualité commune à bien des gens de lettres : il n’aimait pas les bas-bleus. Avec lui, le rôle d’Égérie était difficile à jouer. Madame de Staël, madame de Rémusat, en savent quelque chose. Je crois bien qu’il eût détesté les écrits déclamatoires de madame Roland. Il avait fait deux campagnes en Orient ; et sans doute qu’il se souvenait de ce précepte musulman « que la véritable place d’une femme est à la maison et au lit. » Nous autres, démocrates modernes, nous avons plus d’indulgence. Il nous reste comme un vieux fond de galanterie, même en politique. Nos Égéries font des préfets, influencent les ministres, et tentent quelquefois de suppléer nos ambassadeurs.

J’ai montré Napoléon pamphlétaire, journaliste, épistolier et orateur. Sainte-Hélène, — cette exagération morale de l’île d’Elbe, — lui permit de devenir historien. Quand il dictait, pour Gourgaud, Montholon, Las Cases ou Marchand, il entrevoyait, sans doute, dans les brumes de l’avenir, sa gloire d’écrivain. D’ailleurs, depuis qu’il a disparu du monde, les poètes l’ont pour ainsi dire adopté comme un des leurs. Il a inspiré à Chateaubriand, à Lamartine, à Lord Byron, à Béranger, aux âmes les plus délicates, des strophes inoubliables. Henri Heine, qui a fait les Deux grenadiers, ne s’en est pas tenu là. Le Tambour-major vaut l’autre pièce : « Laisse là les railleries, ô Fritz ! Il ne sied pas aux fils de la Germanie d’accabler de sottes plaisanteries les grandeurs déchues. Tu dois, il me semble, traiter avec respect de telles gens ; ce vieux tambour-major est peut-être ton père, du côté maternel. » Pas mal, pour un Allemand. Quant à Victor Hugo, on sait combien Bonaparte l’a inspiré :

Napoléon, soleil dont je suis le Memnon…

En cent endroits de ses œuvres, ébloui par son sujet, Hugo a salué cette grande figure. Théophile Gautier, dans les Emaux et Camées, nous a dit la poétique légende des « Vieux de la vieille » :

Ne les raillez pas, camarade ;
Saluez plutôt, chapeau bas,

Ces Achilles d’une Iliade
Qu’Homère n’inventerait pas.

. . . . . . . . . . .

Si leurs mains tremblent, c’est sans doute

Du froid de la Bérésina ;
Et s’ils boitent, c’est que la route
Est longue du Caire à Wilna.

. . . . . . . . . . .

Ils furent le jour dont nous sommes

Le soir et peut-être la nuit.

La prose de Gautier n’est pas moins enthousiaste que ses vers. Dans une préface célèbre, il appelle Napoléon : « un conquérant qui résume, en les grandissant, César, Alexandre et Charlemagne, et présente, au milieu de la civilisation moderne, un de ces types démesurés, confluents de toutes les facultés humaines, qu’on ne croyait possibles que dans le monde antique. » Le poète ajoute encore : « C’est là un nom que la terre ne saurait désapprendre et que prononcera la bouche du dernier homme. » Stendhal, au début du Rouge et Noir, met une note où il se déclare fier d’avoir porté le casque de dragon sous Bonaparte. Plus tard, il l’apostrophait en termes enthousiastes, lui dédiant son Histoire de la Peinture en Italie ; et comme il ne se trouvait pas encore en règle avec l’homme « qui l’avait pris par sa boutonnière à Gœrlitz, » le même Stendhal écrivait une Vie de Napoléon. Pour Gustave Flaubert, au dire de M. Albert Duruy, Napoléon était « un immense bonhomme. » L’éloge n’est pas mince venant de Flaubert.

Notre époque, elle aussi, a vu les écrivains donner un souvenir à Napoléon Bonaparte, en maints passages de leurs œuvres. Théodore de Banville, à propos d’un acteur fameux, a fait justice des sottes manies, des bizarreries de tenue, dont l’affublent les mauvais comédiens, dans les pièces où il est en scène. Le doux poète des Exilés, citant un jour le nom de Coignet, en a pris prétexte pour rappeler combien Napoléon se préoccupait des blessés après une bataille, quelle délicatesse de gentilhomme il apportait dans le sombre pugilat de la guerre. M. Jean Richepin a demandé à Bonaparte une épigraphe pour ses Morts bizarres ; et M. Paul Bourget, dans sa Psychologie contemporaine, a évoqué avec talent les magnifiques visions qu’avaient eues les générations de l’Empire. Musset et Balzac en firent autant jadis, en quels termes, on le sait. La Comédie Humaine compte Napoléon parmi ses personnages ; et Sainte-Beuve se plaît à affirmer l’admiration de Balzac pour Napoléon. Récemment, un autre poète, M. Anatole France, doublé comme Sainte-Beuve d’un critique, répondait, avec beaucoup de chaleur, d’habileté, aux attaques violentes et passionnées de l’auteur de Thomas Graindorge[11]. Lorsque, comme Napoléon, on a pour soi les poètes, on se console aisément d’avoir perdu les bonnes grâces de Moreau, de Bourrienne et de M. Taine.

Un des généraux de Napoléon, homme de tact et de sang-froid, d’une politesse achevée, grand observateur de son naturel, et qui avait reçu l’éducation mondaine de l’ancien régime, a retracé, en quelques lignes, l’espèce d’ivresse que la démocratie militaire éprouva, pendant vingt ans, pour son illustre chef. « Soldats, généraux, » dit M. de Ségur, « nous étions tous jeunes alors. Un tiers d’entre nous commençait. La plupart des plus âgés n’avaient pas huit ans de guerre. Un triple printemps, celui de l’année, celui de la vie, celui de la gloire, l’émulation aussi en nous, autour de nous, tout exaltait. » Ceci date de la seconde campagne d’Italie. À Austerlitz, le général de Ségur éprouvait le même sentiment. « Ma vie, dit-il, aurait la durée de celle du monde que jamais l’impression d’un tel spectacle ne s’effacerait de ma mémoire… Que les temps ont rapidement changé ! Mon Dieu ! qu’alors tout était grand, les hommes forts, les temps glorieux, et que nos destinées semblaient imposantes ! » Il y a du trouble, de l’émotion, dans ces aveux d’un homme que ses aristocratiques instincts prédisposaient au scepticisme. Mais combien fut grand le charme qu’il subit : car Napoléon savait séduire. Le cas du légitimiste Las Cases en est la preuve. Personne ne travailla comme lui à la réconciliation, ou plutôt à l’extinction des partis ; et, dans l’intérêt de la res publica, comme on disait à Rome, l’empereur accomplit des prodiges. Des royalistes de vieille marque sollicitaient de lui des préfectures. D’autres, qui n’avaient pas la même opinion, et se posaient en farouches, des jacobins avérés, trouvaient que « César» était de commerce agréable ; et César se faisait un secret plaisir de les coiffer d’un chapeau à plumes à la Henri IV, pour varier un peu avec le bonnet phrygien de jadis. On a souvent épilogué sur la façon dont l’auraient servi quelques généraux républicains disparus prématurément. Je crois bien que tous ceux qui avaient du talent l’eussent suivi avec joie. Hoche, Marceau, nobles cœurs et glorieux soldats, auraient tenu de lui le bâton des maréchaux ; Desaix, qui l’adorait, semblait être un futur duc de Marengo ; le gros Kléber, dont Napoléon a tracé un portrait qui vaut un Saint-Simon, eût été ravi d’être appelé, dans l’Almanach Impérial, « M. le duc d’Héliopolis » et, plus tard, prince de quelque chose. Sans la balle de Wagram, Lasalle fût devenu maréchal, duc, colonel-général d’une arme quelconque et commandant de la cavalerie à la place de Murat, lequel mordait au métier de monarque. Kléber et Lasalle, Jeans-Barts d’un nouveau Louis XIV, auraient fumé leur pipe dans les allées de La Malmaison. Napoléon savait triompher de toutes les résistances ; et je ne sais rien de plus ridicule que cette réputation d’austérité et de désintéressement spartiates prêtée à des gens qui, au fond, auraient été enchantés d’ajouter un titre ou un grade à ceux qu’ils avaient déjà payés de leur sang. Cette faculté de charmer, d’attirer à lui, se comporte assez bien avec les autres côtés du tempérament de Bonaparte. Elle donne la clé de quelques-uns de ses écrits.

Tel est cet homme de lettres étrange, grâce auquel les Français sont entrés à Berlin, n’en déplaise à M. de Bismarck, et ont pu accomplir quelques actions dignes de la mémoire des hommes. De temps à autre, les Arabes du désert demandent encore des nouvelles de Bounaberdi, ce qui devrait flatter notre amour-propre. Malgré les fautes commises, les tendances égalitaires de notre époque, il est bien peu de Latins qui n’éprouvent un secret penchant pour lui. Ce qui n’empêche pas de le regarder sévèrement au besoin, sauf, je crois, sur le terrain de l’art d’écrire, terrain où il se comporta en maître. Son œuvre le proclame hautement.

TANCRÈDE MARTEL.


Paris, juillet 1887.

  1. Notes de sortie de Brienne.
  2. Voyez notamment La Femme du premier Consul. (Dentu.)
  3. La générale Durand raconte la scène en détail, dans ses Mémoires (C. Lévy, éditeur.)
  4. Voyez l’Almanach Impérial.
  5. Il en fit un, notamment, à l’occasion du mariage de M. de Marbeuf, gouverneur de la Corse, en 1784. On en trouvera la traduction et le texte à notre Appendice.
  6. Histoire de l’empereur Napoléon, page 8 (1833.)
  7. Lettre de Charles de Buonaparte à M. D’Hozier de Sérigny, juge d’armes de la noblesse de France, 15 mars 1779. (Archives nationales.)
  8. 1793, armée du Midi (Avignon, Toulon, Marseille) ; — 1796-1797, Italie ; — 1798, Égypte ; — 1799, Syrie ; — 1800, seconde d’Italie ; — 1805, Autriche ; — 1806, Prusse ; — 1807, Pologne ; — 1808, Espagne ; — 1809, seconde d’Autriche ; — 1812, Russie (que Napoléon appelait la seconde de Pologne) ; — 1813, Allemagne, ou Saxe ; seconde d’Allemagne ; — 1814, France ; — 1815, Belgique. Les hommes du métier désignent quelquefois la première d’Autriche (1805) sous le nom de campagne de Moravie.
  9. Il va sans dire que notre édition est établie sur les bases de l’orthographe ordinaire. Nous avons trouvé plus logique de corriger les fautes de Napoléon que de les signaler aux lecteurs, comme certains l’ont fait.
  10. Sous le pseudonyme d’Auguste Pujol, en tête des Œuvres choisies de Napoléon (1843).
  11. Journal le Temps, 1887. La Vie littéraire, par Anatole France.