Œuvres du R.P. Henri-Dominique Lacordaire/Tome II/Première conférence

De la nécessité d’une Église enseignante, et de son caractère distinctif
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PREMIÈRE CONFÉRENCE
DE LA NÉCESSITÉ D’UNE ÉGLISE ENSEIGNANTE,
ET DE SON CARACTÈRE DISTINCTIF

Monseigneur[1],

Messieurs,

Le christianisme est aussi ancien que le monde ; car il consiste essentiellement dans la notion d’un Dieu créateur, législateur et sauveur, et dans une vie conforme à cette notion. Or Dieu se manifesta au genre humain, dès l’origine, sous ce triple rapport de créateur, de législateur et de sauveur, et dès l’origine, d’Adam à Noé, de Noé à Abraham, d’Abraham à Moïse, de Moïse à Jésus-Christ, il y eut des hommes qui vécurent conformément à cette notion de Dieu. Trois fois avant Jésus-Christ, Dieu se manifesta aux hommes avec ce triple caractère, par Adam, premier père du genre humain, par Noé, second père du genre humain, et par Moïse, instituteur d’un peuple mêlé par son action et sa présence à toutes les destinées de l’humanité.

Cependant il est un fait non moins remarquable, c’est que le christianisme n’a dominé le monde que depuis dix-huit cents ans, par Jésus-Christ. C’est Jésus-Christ qui semble le premier avoir donné la lumière au monde ; avant lui, comme l’a dit saint Jean, elle luisait dans les ténèbres[2]. Mais d’où vient cela ? D’où vient que le christianisme, vaincu dans le monde avant Jésus-Christ, y a été victorieux depuis Jésus-Christ ? D’où vient que le christianisme, avant Jésus-Christ, n’empêcha pas les nations de suivre leurs voies[3], et que Jésus-Christ, au contraire, a pu dire cette parole d’éternelle victoire : In mundo pressuram habebitis, sed confidite, ego vici mundum[4].

Qu’est-ce donc que Jésus-Christ a fait de nouveau ? Est-ce le sacrifice du Calvaire ? Mais l’Agneau qui efface les péchés des hommes était tué dès l’origine du monde[5] ; c’est saint Jean qui nous l’atteste dans le livre de ses visions. Est-ce l’Évangile ? Mais l’Évangile, après tout, n’est que la parole de Dieu, et cette parole, à diverses reprises, n’avait pas changé le monde. Sont-ce les Sacrements ? Mais les Sacrements ne sont que les canaux de la grâce, et la grâce de Dieu, quoique moins abondante sans doute avant Jésus-Christ, n’a pas cessé néanmoins de couler toujours sur les hommes. Qu’est-ce donc que Jésus-Christ a fait de nouveau ? Par quoi a-t-il assuré la perpétuité de la victoire remportée au Calvaire ? Écoutez-le lui-même, il va vous le dire : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle[6]. Voilà l’œuvre qui devait vaincre à jamais l’enfer et le monde, qui devait chaque jour renouveler le sacrifice du Sauveur, conserver et répandre sa parole, distribuer sa grâce. Nous venons, Messieurs, vous parler de cette œuvre, de cette Église qui est la colonne et le firmament de la vérité[7], et dès aujourd’hui nous entrerons dans les entrailles de ce vaste sujet de méditation, en essayant de vous montrer la nécessité d’une Église destinée à l’enseignement universel et perpétuel du genre humain.

Appelé à élever la voix au milieu de vous, non par ma volonté propre, mais par celle du pontife vénérable qui tient pour moi la place de Dieu, n’attendez pas, Messieurs, que je vous parle avec art. Si vous êtes venus chercher ici ces vains jeux de la parole, vous vous êtes trompés. Ah ! périsse l’éloquence du temps, je ne demande au Ciel que l’éloquence de l’éternité. Je ne lui demande que la vérité et la charité de Jésus-Christ, et si le succès de la grâce accompagne ces discours, il prouvera qu’aujourd’hui comme autrefois Dieu se sert de ce qui est petit pour confondre ce qui est fort. Seigneur, il y a onze ans, prosterné sur le pavé de cette basilique, je dépouillai les ornements du monde pour revêtir l’habit de vos prêtres ; je venais chercher les biens que vous avez promis à ceux qui vous servent, en attendant que je fusse moi-même envoyé aux autres. Vous m’avez donné ces biens, faites maintenant que je les communique à mes frères. Venez en aide à votre serviteur ; mettez une garde sur mes lèvres, afin qu’elles soient fidèles à mon cœur, comme mon cœur est fidèle à votre loi.

Je veux commencer par un fait incontestable, c’est que l’homme est un être enseigné.

Pourquoi ai-je pris la parole dans cette enceinte ? Si je jette les yeux autour de moi, je découvre des fronts de tous les âges, des cheveux qui ont blanchi dans les veilles de la science, des visages qui portent la trace de la fatigue des combats, d’autres qu’animent les douces émotions des études littéraires, de jeunes hommes enfin qui viennent de cueillir à peine la troisième fleur de la vie. Assemblée, assemblée, dites-moi : Que me demandez-vous ? Que voulez-vous de moi ? La vérité ? Vous ne l’avez donc pas en vous, vous la cherchez donc, vous voulez la recevoir, vous êtes venus ici pour être enseignés.

Lorsque vous étiez enfant, vous aviez une mère, ce fut sur son sein que vous reçûtes votre première éducation. Elle vous éclaira d’abord dans l’ordre des sensations, en vous dirigeant continuellement dans vos rapports avec les objets extérieurs. De plus, par la transmission longue et laborieuse de la parole, elle-ouvrit en vous la source de l’intelligence. Puis elle déposa au fond de votre âme un trésor plus précieux, celui de la conscience ; elle vous punit et vous récompensa selon vos actions, vous donna la mesure du juste et de l’injuste, et fit de vous un être moral. Elle vous initia encore aux mystères de la foi, et vous apprit à croire aux choses invisibles dont les choses visibles ne sont que le reflet ; elle fit de vous un être religieux. C’est ainsi que, dès l’aurore de votre vie, vous fûtes enseigné dans les quatre ordres qui constituent tout votre être : dans l’ordre des sensations, des idées, de la conscience et de la foi.

Quand l’homme a passé l’âge du premier enseignement, il se range dès lors dans une des deux classes qui se partagent l’humanité : les hommes éclairés, et ceux qui ne le sont pas. Les hommes qui ne sont pas éclairés forment ce qu’on appelle le peuple, et le peuple, absorbé dans sa pauvreté et son travail incessant, reste à jamais incapable de revenir sur son éducation première par ses études personnelles et ses réflexions propres. Il ne saurait discuter à fond ses sensations, ses idées, sa conscience, science, sa foi. Il ne peut s’affranchir de l’enseignement qui lui a été donné, qu’en acceptant de nouveaux enseignements, dont il se croira peut-être le juge, mais dont il ne sera au fond que le serviteur. Aussi, quand vint au monde Jésus-Christ, le libérateur des intelligences, il disait de la mission que son Père lui avait confiée : Le Seigneur m’a envoyé pour évangéliser les pauvres[8]. Pourquoi les pauvres ? Sans doute parce qu’ils sont le plus grand nombre, et que toutes les âmes étant égales devant Dieu, quand il les pèse dans la balance de l’éternelle justice, l’âme du peuple doit l’emporter ; mais aussi et bien davantage encore, parce que le peuple, dans son impuissance d’apprendre et de savoir, a besoin d’un maître qui le mette en possession de la vérité par un enseignement sans frais et sans péril.

S’il en est ainsi du peuple, c’est-à-dire de la presque totalité du genre humain, n’y aura-t-il pas du moins une exception pour ceux que nous avons appelés les hommes éclairés ? Ne pourront-ils briser avec l’enseignement qui les a faits ce qu’ils sont, et se reconstruire eux-mêmes, par leurs propres forces, une intelligence qui vienne d’eux ? C’est, il est vrai, leur prétention. Vous vous en souvenez, Messieurs, lorsque vint l’époque où vous sortîtes de la famille pour entrer dans la société, il vous sembla qu’il s’était éveillé en vous une puissance nouvelle que vous appelâtes raison. Vous vous prîtes à adorer cette puissance, et vous agenouillant devant elle, vous disiez : Voici mon seul maître et mon seul roi ! C’est la raison qui m’enseignera désormais s’il existe des sensations, des idées, une conscience, des choses qui ne se voient pas et qui soutiennent ce monde que nous voyons. Vous le disiez, Messieurs, mais c’était en vain, vous ne pûtes pas vous dépouiller de l’homme primitif ; votre raison était un don de votre éducation; vous étiez les fils de l’enseignement, les fils du préjugé, les fils de l’homme : vous l’êtes encore. En effet, la classe éclairée se divise elle-même en deux autres : l’une, des hommes qui sont libres de leur temps, et que l’on peut nommer hommes de loisir ; l’autre, de ceux qui sont forcés au travail par la nécessité de leur position. Celle-ci est incomparablement la plus considérable. Le partage des propriétés fait que chacun a besoin de son labeur pour conserver la position sociale que lui ont transmise ses pères, et, dans une semblable servitude, on ne saurait s’occuper activement des grandes questions qui agitent l’humanité, et se livrer à des études philosophiques qui, à elles seules, suffiraient pour absorber toute une existence. Cette classe est donc à peu près dans la même impuissance que le peuple : elle est, avec l’orgueil de plus, parmi ces pauvres de l’intelligence que Jésus-Christ est venu évangéliser. Car prenez garde, Messieurs, de prendre dans un sens trop matériel et restreint les termes de l’Évangile. La première indigence est l’indigence de la vérité, comme la première richesse est la richesse de l’âme par la vérité. Et quand l’homme a reconnu son bien, quand il est riche de la vérité, il n’échangerait pas le sort qu’elle lui a fait contre toute la fortune des rois.

Mais, les parts ainsi faites, que reste-t-il donc flottant superbement à la surface de l’humanité, et capable d’user de sa raison pour se reconstruire soi-même ? Quelques hommes privilégiés, qui ont reçu du Ciel le génie, chose rare, la fortune, chose moins rare, mais qui pourtant l’est aussi, et enfin des dispositions innées à un travail soutenu. Génie, fortune, travail, trois conditions nécessaires pour devenir une intelligence supérieure. Voilà ceux qui pourraient rejeter les idées venues par l’enseignement, pareils à l’aigle qui, prenant son aiglon dans ses serres, s’il voit qu’il ne peut fixer le soleil, le rejette à terre comme un vil fardeau. Mais ceux-là ont beau faire, la captivité pèse aussi sur leur tête. Ce n’est pas chaque homme seulement qui se trouve enseigné, ce sont encore les nations et les siècles. Après avoir vaincu sa nourrice et ses maîtres, il reste à l’homme de génie une autre tâche, celle de vaincre sa nation et son siècle.

Le peut-il ? Cela s’est-il vu ? Regardez autour de vous : quel homme, si grand qu’il soit, ne porte pas sur son front le signe de son peuple et le signe de son siècle ? Je vous le demande à tous, qui que vous soyez, seriez-vous ce que vous êtes si vous étiez nés il y a six cents ans ? Il y a six cents ans, cette même cathédrale où vous venez entendre la parole divine avec un cœur enflé et comme des juges, cette même cathédrale vous eût vus apporter des pierres dans ses fondements. Si même, sans changer de siècle, vous étiez né dans telle partie du globe que je pourrais nommer, seriez-vous ce que vous êtes ? Pourquoi la France est-elle catholique, la Prusse protestante, l’Asie musulmane ? D’où vient cette énorme différence entre des peuples si voisins pourtant ? Une parole diverse a prévalu chez eux, un enseignement divers a produit des âmes, des croyances, des mœurs différentes. Oui, les nations et les siècles subissent le joug de l’autorité, et l’imposent à leur tour ; ils héritent des préjugés et des passions antérieurs, les modifient par des préjugés et des passions nés de ceux-là, et cette mobilité des temps, qui semble accuser l’indépendance de l’homme, n’est que l’effet d’une soumission à des tyrannies qui s’engendrent l’une de l’autre. Les tyrans changent, la tyrannie ne change pas. Et, chose singulière, on se glorifie d’être de son siècle, c’est-à-dire de subir avec conviction les préjugés du temps où l’on vit.

Pour nous, chrétiens délivrés par l’Église, nous ne sommes ni du siècle présent, ni du siècle passé, ni du siècle à venir, nous sommes de l’éternité. Nous ne voulons nous soumettre à l’enseignement ni d’un siècle, ni d’une nation, ni d’un homme ; car ces enseignements sont faux, puisqu’ils sont variables et contradictoires. Sauf, en effet, un certain nombre de phénomènes constatés par l’expérience, sauf quelques axiomes qui sont le fondement de la raison humaine, et la distinction du juste et de l’injuste, qu’y a-t-il sur quoi l’enseignement humain soit d’accord ? Qu’y a-t-il que cet enseignement ne corrompe ? Je parcours avec effroi les lieux où l’homme enseigne l’homme : où trouver une bouche qui n’en contredise une autre, et ne la convainque d’erreur ? Je nomme Londres, Paris, Berlin, Constantinople, Pékin, villes célèbres qui gouvernent le monde et qui l’instruisent : y en a-t-il une seule qui n’ait ses opinions, ses systèmes, ses mœurs, ses lois, ses docteurs d’un jour ? Ne sortons pas de cette capitale ; elle est, dit-on, le chef-lieu de la civilisation humaine : eh bien, depuis quatre-vingts ans, comptez les doctrines qui y ont eu cours, et qui de là se sont répandues sur l’Europe. L’idolâtrie avait des dieux sans nombre et un Panthéon unique élevé à leur gloire ; mais qui dénombrera les opinions humaines, et bâtira un Panthéon assez vaste pour leur donner à toutes un autel et un tombeau ? Et pourtant l’homme est un être enseigné ; il subit nécessairement les pensées qui s’agitent autour de son berceau. Si l’homme n’était pas un être enseigné, il communiquerait directement avec la vérité, et ses erreurs seraient purement volontaires et individuelles ; mais il est enseigné, et l’enfance ne peut se défendre contre l’enseignement de l’erreur, et le peuple ne peut se défendre contre l’enseignement de l’erreur, et la plus grande partie des gens éclairés ne peut se défendre contre l’erreur qu’elle a sucée dans l’enfance, ni contre l’ascendant de quelques intelligences supérieures qui dominent les autres. Voilà l’état de l’humanité, état d’oppression qui accuse une dégradation irrémédiable ou la nécessité d’un enseignement divin qui protège l’enfance, le peuple, le vulgaire des gens éclairés, et ceux-là mêmes qu’une intelligence plus forte livre à la domination privée de leur orgueil, et n’affranchit pas de la domination publique de leur siècle et de leur nation.

Oui, la vérité n’est qu’un nom, l’homme n’est qu’un misérable jouet d’opinions qui se succèdent sans fin, ou bien il doit y avoir sur la terre une autorité divine qui enseigne l’homme, cet être nécessairement enseigné, et nécessairement trompé par l’enseignement de l’homme. Les païens eux-mêmes en avaient senti le besoin ; Platon disait qu’il était nécessaire qu’un maître vînt du ciel pour instruire l’humanité, parlant ainsi d’avance comme saint Paul dans sa Lettre aux Éphésiens : Dieu nous a donné des apôtres, des prophètes, des évangélistes, des pasteurs et des docteurs, afin que nous ne soyons pas comme des enfants flottants et emportés à tout vent de doctrine par la malice et l’habileté des hommes qui sèment l’erreur autour de nous[9].

Mais à quel signe reconnaîtra-t-on cette autorité tutélaire ? Comment discernera-t-on la vraie autorité parmi tant de fausses autorités ? A un signe, pour ne parler que d’un seul, à un signe aussi éclatant que le soleil, que nulle fausse autorité ne possède, que nulle fausse autorité ne peut contrefaire, le signe de l’universalité, de la catholicité. S’il y a une chose remarquable en ce monde, c’est assurément ceci, qu’aucune autorité humaine n’ait pu être catholique, c’est-à-dire franchir les bornes d’une certaine classe d’hommes ou de la nationalité. Les autorités humaines sont de trois espèces : les autorités philosophiques, les religions non chrétiennes, les sectes chrétiennes. Quant aux autorités philosophiques, jamais elles n’ont atteint le peuple, et jamais non plus elles n’ont réuni dans une seule école les gens éclairés ; mais, divisées à l’infini, elles ont donné au monde, dans tous les temps, un spectacle où la pitié n’a pu être écartée même par l’estime. Où est aujourd’hui dans l’univers l’autorité philosophique régnante ? Les religions non chrétiennes n’ont jamais été que nationales, et celle qui a le plus approché du christianisme, qui pourrait même jusqu’à un certain point être considérée comme une secte chrétienne, le mahométisme, n’a aspiré vers l’universalité qu’en espérant soumettre l’univers au califat par la force des armes. Dès que l’empire musulman s’est scindé, il y a eu autant de sectes que de royaumes ; témoin la Turquie et la Perse, les adorateurs d’Ali et ceux d’Omar. Où est aujourd’hui dans le monde une religion non chrétienne qui ait un enseignement universel ? Le même phénomène s’est produit pour les sectes chrétiennes, et nous en avons un illustre exemple dans les deux grands schismes vivante, le schisme grec et le schisme protestant. Les Grecs ont été soumis au patriarche de Constantinople tant que Constantinople est demeurée le centre unique de l’Orient ; lorsque l’empire russe a été formé, les Grecs russes ont constitué une Église à part, brisant les derniers liens qui, dans l’enfance de leur empire, les rattachaient encore au siège primitif du schisme. Quant aux Églises protestantes, elles se sont partagées en autant de fractions que de royaumes : Église épiscopale d’Angleterre, Église presbytérienne d’Écosse, Église calviniste de Hollande, Église actuellement évangélique de Prusse ; et les protestants qu’un royaume n’a pas rassemblés dans une unité nationale, tels que ceux des États-Unis, ont formé des milliers de sectes qui n’ont plus de noms, pour en avoir trop.

L’Église véritable, celle qui dès l’origine a pris le titre de catholique, que nul en dix-huit siècles n’a osé lui disputer une seule fois, l’Église véritable, divinement instituée pour enseigner le genre humain, a seule constitué une autorité universelle, malgré l’effroyable difficulté de la chose. Tout l’empire romain s’est ligué contre cette immense autorité qui naissait partout, et malgré la persécution, dès les premiers temps, l’Église catholique dépassait les limites de l’empire romain : elle pénétrait en Perse, en Éthiopie, dans les Indes, en Scythie. Après qu’elle eut subjugué l’empire romain et passé au delà, les barbares vinrent anéantir l’unité temporelle fondée par Rome païenne, et l’Église catholique, pendant que toutes les nations changeaient et se fractionnaient, étendit son unité et son universalité partout où la force rompait les membres de l’ancienne société, et de plus elle alla chercher les barbares jusque dans leurs forêts pour les amener au pied du même autel et de la même chaire. De nouveaux mondes se découvrirent : l’Église y fut aussi vite que les conquérants. Les Indiens de l’Occident et de l’Orient connurent Jésus-Christ, et le soleil ne se coucha plus dans le royaume de la vérité. Le protestantisme, en essayant de briser l’unité et l’universalité catholiques, n’a fait, par le spectacle de ses divisions, que prouver de nouveau l’impossibilité où sont les hommes de fonder avec leur propre vertu une Église universelle.

Il faut vaincre, en effet, pour cela la jalousie de l’autorité temporelle, la diversité des langues, des mœurs, des préjugés, les inimitiés de nation à nation, et enfin par-dessus tout l’indépendance des esprits, cette indépendance qui n’est pas la soumission à de fausses autorités, mais à des autorités qui flattent l’orgueil et semblent s’appuyer sur la raison de chacun. Jamais, l’erreur ne vaincra ces divers obstacles, parce que l’erreur, étant tout à la fois orgueil de l’entendement et contradiction logique, ne peut unir ni les esprits ni les volontés. L’unité seule de l’Église, cette unité unique dans le monde, est une preuve irrécusable de sa divinité : l’Église est catholique, donc elle est vraie. Mais ce qu’il faut bien remarquer, c’est que la catholicité de l’Église n’embrasse pas seulement les diverses nations du globe : elle embrasse aussi dans les mêmes liens spirituels l’enfance le peuple, les gens éclairés, les forts et les faibles. Tous, sans distinction ont les mêmes symboles et la même foi au lieu que la philosophie n’embrassait que les hommes instruits, et que les religions païennes n’embrassaient que le peuple. Le protestantisme lui-même n’a pu éviter ce vice radical ; car il est autre pour le peuple, et autre pour les hommes éclairés. Il commande au peuple d’autorité, il laisse libres les gens instruits. Le peuple croit son ministre, l’homme habile croit la Bible et lui-même. Sous ce rapport, l’Église catholique est encore toute divine ; non-seulement elle donne protection aux faibles, elle le rend égal au fort.

Vous direz peut-être : Mais si une Église enseignante est nécessaire au genre humain, pourquoi s’est-elle établie si tard ? pourquoi il y a dix-huit siècles, et non pas il y a six mille ans ? Messieurs, tout devait porter l’empreinte de la chute originelle, la nature, le corps, l’âme, la société, la vérité elle-même, afin que l’homme sentît profondément le besoin de la réparation. Cependant Dieu n’abandonna pas les hommes dans les temps antérieurs à la constitution de l’Église ; il leur communiqua la vérité par Adam, par Hénoch, par Noé, par Abraham, par Moïse, par une suite continuelle de prophètes et de révélations. L’Église même, ou la société des hommes, avec Dieu, existait depuis le commencement ; mais elle n’existait pas avec l’organisation et la force qu’elle a reçues de Jésus-Christ. Aussi Jésus-Christ ne dit-il pas qu’il va établir l’Église, mais qu’il va l’établir sur la pierre, sur une pierre destinée à briser ceux qui tomberont dessus et ceux sur qui elle tombera[10]. Jésus-Christ a achevé l’Église, comme il a tout achevé ; mais, avant la consommation, l’homme n’était pas abandonné, il était préparé et soutenu. Sa condition ne valait pas notre condition présente ; mais elle était suffisante et juste, s’il eût voulu la mettre à profit. Il a péri par sa faute, non par la faute de Dieu.

L’Église a constitué la vérité socialement, et si, revenant sur l’espace que nous avons parcouru, nous nous demandons pourquoi l’homme est un être enseigné, nous répondrons que l’homme est un être social comme tous les êtres, qui, tous à leur manière, vivent par la société, mais que l’homme ayant de plus qu’eux l’intelligence, son intelligence aussi doit vivre par la société, et que la nourriture de l’intelligence étant la vérité, la vérité doit lui être transmise socialement, c’est-à-dire par l’enseignement. Si l’homme n’eût pas péché, Dieu seul eût été son précepteur, son maître : l’homme, s’étant séparé de Dieu par le péché, est resté vis-à-vis de l’homme primitivement instruit par Dieu, mais pouvant oublier ce que Dieu lui avait dit et le corrompre.

  1. Mgr de Quélen, archevêque de Paris.
  2. Évangile, chap. I, vers. 5.
  3. Actes des Apôtres, chap. XIV, vers. 15.
  4. Saint Jean, chap. XVI, vers. 33.
  5. Apocalypse, chap. XIII, vers. 8.
  6. Saint Matthieu, chap. XVI, vers. 18.
  7. Saint Paul, Ire Épitre à Timothée, chap. III, vers. 15.
  8. Saint Luc, chap. IV, vers. 18.
  9. Chap. IV, vers. 11 et 14.
  10. Saint Mathieu, chap. XXI, vers. 44.